Lettre 12

De Spinoza et Nous.
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Lettres 12 et 12bis

de Spinoza à Meyer

1663



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Autres œuvres
Traduction de J.F. Hamel


Lettre 12 (« sur l'Infini »)

Au très savant et très compétent

Louis Meyer PMDQ

B. de S.

Très cher ami,

J’ai reçu de toi deux lettres, l’une datée du 11 janvier et transmise par notre ami NN ; et une autre du 26 mars, envoyée de Leyde par un ami, je ne sais qui. Les deux m’ont fait très plaisir, surtout quand j’en ai compris que tout allait très bien pour toi et que tu pensais souvent à moi. Et je dois te remercier grandement pour ta gentillesse et l’estime que tu ne cesses de me porter ; je te prie aussi de ne pas me croire moins dévoué à toi, ce que je m’efforcerai de montrer à l’occasion, autant que le pourra ma fragilité. Et je commence en prenant soin de répondre à ce que tu me demandes dans tes lettres : te communiquer mes réflexions sur l’infini, ce que je fais bien volontiers.

La question de l’infini a toujours paru à tous très difficile, sinon inextricable [inexplicable] du fait qu’ils n’ont pas distingué entre cela qui est infini par une conséquence de sa nature, autrement dit par la force de sa définition ; et ce qui n’a pas de limites, non certes par la force de son essence mais par la force de sa cause. Et aussi parce qu’ils n’ont pas distingué entre cela qui est dit infini parce que n’ayant pas de limites, et cela, bien qu’ayant un maximum et un minimum, dont nous ne pouvons atteindre et développer [expliquer] les parties par aucun nombre. Ensuite parce qu’ils n’ont pas distingué entre ce que nous pouvons seulement comprendre mais non imaginer, et ce que nous pouvons aussi imaginer. Et s’ils y avaient prêté attention, dis-je, jamais ils n’auraient été submergés d’une aussi grande foule de difficultés. Car ils auraient clairement compris quel infini ne peut être divisé en aucunes parties, autrement dit n’a aucunes parties, et lequel à l’inverse le peut, et cela sans contradiction. Ensuite ils auraient compris quel infini peut être conçu plus grand qu’un autre infini sans aucun embarras, et lequel non. Ce qui apparaîtra clairement de ce que je vais dire. Mais d’abord je vais exposer brièvement les quatre points suivants : la substance, le mode, l’éternité et la durée.

En ce qui concerne la substance, voici ce que je voudrais qu’on considère :
1°) à son essence appartient l’existence, c’est-à-dire sa seule essence et définition a pour conséquence qu’elle existe, ce que, si j’ai bonne mémoire, je t’ai auparavant démontré de vive voix sans le secours d’autres propositions ;
2°) ce premier point a pour conséquence que la substance n’est pas multiple, mais qu’il n’en existe qu’une de même nature ;
3°) toute substance ne peut être comprise si ce n’est infinie.

Les affections de la substance, je les appelle modes, dont la définition, puisqu’elle n’est pas définition de substance, ne peut impliquer aucune existence. C’est pourquoi, même si elles existent, nous pouvons les concevoir comme non existantes ; d’où la seconde conséquence que nous, quand nous prêtons attention à la seule essence des modes, mais non à l’ordre de toute la nature [matière], nous ne pouvons en conclure que, de ce qu’ils existent maintenant, ils existeront plus tard ou pas, ou ont existé auparavant ou pas ; d’où il apparaît clairement que nous concevons l’existence de la substance comme complètement différente de l’existence des modes.

De cela naît la différence entre éternité et durée. Par la durée en effet nous pouvons expliquer seulement l’existence des modes ; mais celle de la substance par l’éternité, c’est-à-dire la fruitio [jouissance, fruition] infinie d’exister, autrement dit, en dépit du latin, d’être.

Il en ressort clairement que, quand c’est à la seule essence des modes mais non à l’ordre de la nature que nous prêtons attention, nous pouvons à notre gré, sans détruire le concept que nous en avons, en déterminer (délimiter) l’existence et la durée, en concevoir un plus grand et un plus petit et les diviser en parties ; mais que l’éternité et la substance, puisqu’elles ne peuvent être conçues qu’infinies, ne peuvent en rien pâtir de ces choses sans que nous en détruisions en même temps le concept.

C’est pourquoi ils jacassent complètement, pour ne pas dire déraisonnent (délirent), ceux qui pensent que la substance étendue est une combinaison de parties, ou corps, réellement distinctes les unes des autres. C’est comme si quelqu’un, de la seule addition ou réunion de cercles, cherchait à combiner un carré ou un triangle ou autre chose de différent par toute son essence. C’est pourquoi tout ce fatras d’arguments par lesquels ils [des philosophes] s’occupent [communément] à montrer que la substance étendue est finie s’effondre de lui-même : car tous ces arguments supposent la substance corporelle combinée de parties. De même, d’autres, après s’être persuadés que la ligne est composée de points, ont pu trouver de nombreux arguments par lesquels ils ont montré que la ligne [n’]était [pas] divisible à l’infini.

Mais si tu demandais pourquoi nous sommes poussés par nature à diviser la substance étendue, je te répondrais que nous concevons la quantité de deux façons : abstraitement, autrement dit superficiellement, telle que, avec l’aide des sens, nous l’avons dans l’imagination ; ou comme substance, ce qui ne se fait que par l’entendement seul. C’est pourquoi (D’où), si nous prêtons attention à la quantité telle qu’elle est dans l’imagination, ce qui se fait le plus souvent et le plus facilement, nous la découvrons divisible, finie et composée de parties. Mais si nous prêtons attention au seul entendement (si nous y prêtons attention telle qu’elle est dans l’entendement) et que la chose est perçue comme elle est en soi, ce qui est très difficile, alors, comme je te l’ai assez démontré auparavant, nous la découvrons infinie, indivisible et unique.

En outre, de ce que nous pouvons déterminer la durée et la quantité à notre gré, quand nous concevons celle-ci abstraite de la substance et que nous séparons celle-là de la façon dont elle découle des choses éternelles, naissent le temps et la mesure ; en fait le temps sert à déterminer la durée et la mesure la quantité pour que nous les imaginions facilement, autant que faire se peut. Ensuite, de ce que nous séparons de la substance même les affections de la substance et les rangeons en classes pour que nous les imaginions facilement autant que faire se peut, naît le nombre, par quoi nous les déterminons. Et cela nous fait clairement voir que la mesure, le temps et le nombre ne sont que des façons de penser ou plutôt d’imaginer. Il n’est donc pas étonnant que tous ceux qui se sont efforcés de comprendre la marche de la nature par des notions semblables, et en plus en fait mal comprises, se soient prodigieusement empêtrés, de sorte qu’ils n’ont pu s’en dépêtrer qu’en brisant tout et en admettant (soutenant) les pires des absurdités.

En effet, comme il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons atteindre par aucune imagination mais par le seul entendement, ainsi la substance, l’éternité, etc., si quelqu’un s’efforce de les expliquer par de semblables notions, qui sont seulement des auxiliaires de l’imagination, il ne fait rien d’autre que s’appliquer à délirer avec son imagination.

En outre, les modes de la substance, si on les confond avec de tels êtres de raison ou d’imagination, ne pourront jamais être compris correctement. Car, ce faisant, nous les séparons de la substance et de la façon dont ils découlent de l’éternité, sans lesquelles pourtant on ne peut les comprendre correctement. Pour voir cela plus clairement, prends cet exemple : si quelqu’un a conçu abstraitement la durée et entrepris, la confondant avec le temps, de la diviser en parties, il ne pourra jamais comprendre par quelle raison une heure, par exemple, peut s’écouler. En effet, pour qu’une heure s’écoule, devra nécessairement s’en écouler d’abord la moitié, puis la moitié du reste, puis la moitié restante de ce reste ; et ainsi de suite indéfiniment [infiniment], il soustraira la moitié du reste et ne pourra jamais parvenir à la fin de l’heure. Car ils sont nombreux ceux qui, ne s’étant pas habitués à distinguer les êtres de raison des réels, ont osé affirmé que la durée se compose de moments. Ils sont ainsi tombés en Scylla, désirant éviter Charybde. En effet, c’est une même chose que la durée se compose de moments et le nombre de l’addition de zéros.

En outre, de ce qui vient d’être dit, il est assez évident que ni le nombre ni la mesure ni le temps, puisqu’ils ne sont que des auxiliaires de l’imagination, ne peuvent être infinis, car sinon le nombre ne serait pas le nombre, ni la mesure la mesure, ni le temps le temps. D’où on voit clairement pourquoi beaucoup, ayant confondu ces trois points avec les choses [mêmes], ont nié l’infini en acte. Mais ils ont raisonné misérablement, en jugent les mathématiciens, que des arguments de cette farine n’ont pas empêché de s’appliquer aux choses perçues par eux clairement et distinctement. Car, outre qu’ils ont trouvé beaucoup de choses qui ne peuvent s’expliquer par aucun nombre, ce qui prouve assez le défaut de nombres pour tout déterminer, il y en a aussi beaucoup qui ne peuvent être atteintes par aucun nombre, mais qui surpassent tout nombre possible, ce qu’ils n’ont pas conclu de la multitude des parties, mais de ce que la nature de la chose ne peut admettre un nombre sans contradiction manifeste. Par exemple, toutes les inégalités de
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l’espace compris entre deux cercles AB et CD et toutes les variations que la matière mue en lui doit admettre, surpassent tout nombre. Et cela ne se conclut pas de l’extrême grandeur de cet espace car, aussi petite que nous en prenions une portion, ses petites portions inégales surpasseront cependant tout nombre. Et, pour la même raison, cela ne se conclut pas non plus, comme il arrive dans d’autres cas, de ce que nous n’avons ni maximum ni minimum, car dans notre exemple, nous avons les deux : un maximum, AB, et un minimum, CD , dont nous pouvons conclure seulement que la nature de l’espace compris entre les deux cercles, à centre différent, ne peut rien admettre de tel. Et par là, si quelqu’un voulait déterminer toutes ces inégalités par un nombre précis, il devrait en même temps faire qu’un cercle ne soit plus un cercle.

Ainsi encore, pour revenir à notre propos, si quelqu’un voulait déterminer tous les mouvements de la matière qui ont eu lieu jusqu’à aujourd’hui, en les ramenant eux et leur durée à un nombre et un temps précis, il ne chercherait [s’efforcerait à] rien d’autre que priver la substance corporelle, que nous ne pouvons concevoir qu’existante, de ses affections et faire qu’elle n’ait pas la nature qu’elle a, ce que je pourrais démontrer clairement, ainsi que beaucoup d’autres points que j’ai abordés dans cette lettre, si je ne le jugeais superflu. De tout ce que je viens de dire, on voit clairement :

— que certaines choses sont infinies par leur nature – et elles ne peuvent être conçues finies en aucune façon ;

— que certaines le sont par la force de la cause à laquelle elles sont liées – et pourtant, une fois conçues abstraitement, elles peuvent être divisées en parties et considérées finies ;

— que certaines enfin sont dites infinies ou, si tu préfères, indéfinies, parce qu’elles ne peuvent être atteintes par aucun nombre et cependant se concevoir plus grandes ou plus petites, leur égalité n’étant pas une condition nécessaire pour qu’elles ne puissent être atteintes par aucun nombre, ce qui est assez manifeste de l’exemple ci-dessus et de beaucoup d’autres.

Bref, j’ai mis brièvement sous les yeux les causes des erreurs et des confusions nées autour de la question de l’infini, et je les ai toutes expliquées, si je ne me trompe, de sorte que je pense qu’il ne demeure aucune question touchant l’infini que je n’aurais abordée ou qui ne puisse être très aisément résolue à partir de ce qui a été dit. C’est pourquoi je ne pense pas qu’il vaille la peine de t’entretenir plus longtemps de ces points.

Mais je voudrais encore ajouter en passant que les péripatéticiens plus récents, à ce que je pense, ont mal compris la démonstration des Anciens par laquelle ils ont tenté de montrer l’existence de Dieu. En effet, la voici en gros telle que je la trouve chez un Juif appelé Rab Ghasdaj [Jaçdaj] : s’il y a suite de causes à l’infini, toutes les choses qui sont seront également causées, or à rien de ce qui est causé n’appartient d’exister nécessairement par la force de sa nature, donc il n’y a rien dans la nature à l’essence de quoi appartient d’exister nécessairement. Mais ceci est absurde, donc cela l’est aussi. La force de l’argument ne se situe pas en ce qu’il est impossible qu’il y ait infini en acte ou progression des causes à l’infini, mais surtout en ce qu’on suppose que les choses qui n’existent pas nécessairement par leur nature ne sont pas déterminées à exister par une chose existant nécessairement par sa nature.

Je passerais bien maintenant à ta deuxième lettre car le temps me pousse à me hâter, mais je pourrai répondre à son contenu plus commodément quand tu viendras me voir. Aussi je te demande de venir dès que possible, car je vais bientôt partir. Voilà. Porte-toi bien et souviens-toi de moi, qui suis etc.


A Rijnsburg, 20 avril 1663.



Lettre 12 bis

Très cher ami,

J'ai reçu hier ta lettre très bienvenue où tu demandes si tu as correctement indiqué au chap. 2 partie 1 de l'Appendice toutes les propositions etc. de la partie 1 des Principes qui y sont citées ; ensuite s'il ne faut pas supprimer ce que j'affirme dans la 2e partie, à savoir que le fils de Dieu est le père lui-même ; enfin s'il ne faut pas modifier le passage où je dis ne pas savoir ce que les théologiens entendent par le terme « personnalité ».

A quoi je réponds :
1°) tout ce que tu as indiqué au chap. 2 de l'Appendice, tu l'as indiqué correctement. Mais au chap. 1 dudit Appendice, page 1, tu as indiqué le scolie de la prop. 4 – j'aurais préféré cependant que tu indiques le scolie de la prop. 15, où je traite explicitement de tous les modes de penser. Ensuite, page 2 de ce chapitre, tu as écrit en marge : « pourquoi les négations ne sont pas des idées » – au lieu du terme « négations », il faut mettre « êtres de raison », car je parle des êtres de raison en général, qui n'est pas en fait une idée ;
2°) quand je dis que le fils de Dieu est le père lui-même, je pense que cela suit très clairement de l'axiome suivant : des choses qui conviennent avec une troisième conviennent entre elles. Mais parce que cela n'a pour moi aucune importance, si tu penses que cela peut offenser quelques théologiens, fais ce qui te semblera le mieux.
3°) enfin, ce que les théologiens entendent par le terme « personnalité » m'échappe, mais non les critiques [philologues, lexicographes].

En attendant, puisque l'exemplaire est en ta possession, tu peux mieux voir toi-même ces choses, s'il te semble qu'il faut en changer, fais ce qu'il te plaît. Porte-toi bien, mon très cher ami, et souviens-toi de moi qui suis

ton très dévoué

B. de Spinoza


Voorburg, 26 juillet 1663 [1]


Note

  1. Lettre retrouvée en 1974 et publiée l'année suivante par Offenberg.



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