Pensées métaphysiques/Deuxième partie/chapitre X

De Spinoza et Nous.
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Pensées métaphysiques


Baruch Spinoza


Deuxième partie, chapitre X :
De la création



Nous avons établi précédemment déjà que Dieu était créateur de toutes choses ; nous nous efforcerons d’expliquer ici ce qu’il faut entendre par création ; ensuite nous éclaircirons selon nos forces les choses communément affirmées au sujet de la création. Commençons par le premier point.


Sommaire

Ce qu’est la création.

Nous disons donc que la création est une opération à laquelle ne concourent d’autres causes que l’efficiente, c’est-à-dire qu’une chose créée est une chose qui pour exister ne suppose avant elle rien que Dieu.

De la définition vulgaire de la création.

Il faut noter ici : 1° que nous laissons de côté les mots du néant communément employés par les philosophes, comme si le néant était une matière de laquelle les choses fussent tirées. Si, d’ailleurs, ils s’expriment ainsi, c’est parce qu’ayant coutume, quand il s’agit de la génération des choses, de supposer avant elles quelque chose de quoi elles sont faites, ils n’ont pu dans la création laisser de côté ce petit mot de. Le même accident leur est arrivé au sujet de la matière ; voyant en effet que tous les corps sont dans un lieu et entourés d’autres corps, ils se sont demandé où était contenue la totalité de la matière et ont répondu : dans quelque espace imaginaire. Il n’est donc pas douteux que, loin de considérer ce néant comme la négation de toute réalité, ils ne se le soient forgé ou imaginé comme quelque chose de réel.

Explication de la définition adoptée.

2° Que je dis : nulles causes en dehors de la cause efficiente ne concourent à la création. Je pouvais dire que la création nie ou exclut toutes causes sauf l’efficiente. J’ai mieux aimé dire : nulles causes ne concourent afin de n’avoir pas à répondre à ceux qui demandent si Dieu ne s’est proposé dans la création aucune fin, en vue de laquelle il ait créé les choses. De plus, pour mieux expliquer la chose, j’ai ajouté une deuxième définition, savoir : qu’une chose créée ne suppose rien avant elle sauf Dieu ; car si Dieu, en effet, s’est proposé quelque fin, cette fin n’est certainement pas extérieure à Dieu ; car il n’existe rien hors de Dieu par quoi il soit poussé à agir.

Les accidents et les modes ne sont pas créés.

3° De cette définition il découle assez qu’il n’y a point de création des accidents et des modes ; car ils supposent outre Dieu une substance créée.


Il n’a point existé de temps ou de durée avant la création.

4° Enfin, avant la création nous ne pouvons imaginer aucun temps et aucune durée, mais le temps et la durée ont commencé avec les choses. Car le temps est la mesure de la durée ou plutôt il n’est rien qu’un mode de penser. Il ne présuppose donc pas seulement une chose créée quelconque, mais avant tout les hommes pensants. Quant à la durée, elle cesse où les choses créées cessent d’être et commence où les choses créées commencent d’être ; je dis les choses créées, car nulle durée n’appartient à Dieu mais seulement l’éternité, nous l’avons montré plus haut avec une suffisante évidence. La durée suppose donc avant elle ou au moins implique les choses créées. Pour ceux qui imaginent la durée et le temps avant les choses créées, ils sont victimes du même préjugé que ceux qui forgent un espace par-delà la matière, comme il est assez évident de soi. Voilà pour la définition de la création.

L’opération de créer et celle de conserver sont une même opération de Dieu.

Il n’est pas nécessaire ici de répéter encore une fois ce que nous avons démontré Axiome 10, partie I ; savoir, que tout autant il est requis de forces pour créer une chose, tout autant il en est requis pour la conserver, c’est-à-dire que l’opération de créer le monde et celle de le conserver sont la même opération de Dieu.

Après ces observations, passons maintenant à ce que nous avons promis en second lieu. Il nous faut donc chercher :
1° Ce qui est créé et ce qui est incréé ;
2° Si ce qui est créé a pu être créé de toute éternité.

Quelles choses sont créées.

À la première question nous répondons brièvement : est créée toute chose dont l’essence est conçue clairement sans aucune existence bien qu’elle se conçoive par elle-même ; comme par exemple la matière, dont nous avons un concept clair et distinct, quand nous la concevons sous l’attribut de l’étendue et que nous concevons avec une clarté et une distinction égales qu’elle existe ou n’existe pas.

Comment la pensée de Dieu diffère de la nôtre.

Quelqu’un nous dira peut-être que nous percevons la pensée[1] clairement et distinctement sans l’existence et que nous l’attribuons cependant à Dieu. À quoi nous répondons que nous n’attribuons pas à Dieu une pensée telle qu’est la nôtre, c’est-à-dire pouvant être affectée par des objets et déterminée par la Nature des choses ; mais une pensée qui est acte pur et par suite enveloppe l’existence comme nous l’avons assez longuement démontré plus haut. Car nous avons montré que l’entendement de Dieu et sa volonté ne se distinguent pas de sa puissance et de son essence, laquelle enveloppe l’existence.

Il n’existe hors de Dieu rien qui soit co-éternel à Dieu.

Puis donc que tout ce dont l’essence n’enveloppe pas l’existence doit nécessairement pour exister être créé par Dieu et, comme nous l’avons maintes fois exposé, être continûment conservé par son créateur même, nous ne nous arrêterons pas à réfuter l’opinion de ceux qui ont admis un monde, ou un chaos, ou une matière sans forme aucune, co-éternels à Dieu et ainsi indépendants. Je passerai donc à l’examen de la deuxième question. Ce qui est créé a-t-il pu l’être de toute éternité?

Ce que signifient ici ces mots : de toute éternité.

Pour la bien entendre il faut prendre garde à cette manière de dire de toute éternité, car nous voulons signifier par là tout autre chose que ce que nous avons expliqué auparavant quand nous avons parlé de l’éternité de Dieu. Nous n’entendons rien ici que la durée, sans commencement de la durée, ou une durée telle qu’encore bien que nous la voudrions multiplier par beaucoup d’années ou de myriades d’années et ce produit à son tour par d’autres myriades, nous ne pourrions jamais l’exprimer par aucun nombre, si grand qu’il fût.

Où il est prouvé qu’une chose n’a pas pu être créée de toute éternité.

Or, il se démontre assez clairement qu’une telle durée ne peut exister. Car si le monde rétrogradait depuis l’instant présent, jamais il ne pourrait durer la durée infinie qu’on lui assigne ; donc ce monde n’aurait pu non plus parvenir depuis ce commencement jusqu’à l’instant présent. Peut-être dira-t-on : rien n’est impossible à Dieu ; car il est tout-puissant, et il pourra faire ainsi une durée telle qu’il n’en puisse exister de plus grande. Nous répondons : Dieu, parce qu’il est tout-puissant, ne créera jamais de durée qu’il n’en puisse créer une plus grande. Car telle est la nature de la durée qu’on puisse toujours concevoir une durée plus grande ou plus petite qu’une durée donnée, comme il arrive pour le nombre. On insistera peut-être : Dieu a existé de toute éternité et a ainsi duré jusqu’au moment présent et il y a ainsi une durée telle qu’il ne s’en puisse concevoir de plus grande. Mais de la sorte on attribue à Dieu une durée composée de parties, erreur suffisamment réfutée par nous, quand nous avons démontré que, non la durée, mais l’éternité appartient à Dieu. Et plût à Dieu que les hommes l’eussent considéré attentivement, car ils auraient pu se dépêtrer de beaucoup d’arguments et d’absurdités et, pour leur plus grande délectation, ils fussent demeurés dans la contemplation bienheureuse de cet être. Passons cependant à la discussion des arguments qui sont apportés par quelques-uns, savoir par ceux qui s’efforcent de montrer la possibilité d’une telle durée déjà écoulée.


De ce que Dieu est éternel, il ne suit pas que ses effets puissent être de toute éternité.

1° Ils disent en premier lieu : une chose produite peut exister en même temps que sa cause ; donc, puisque Dieu a été de toute éternité, ses effets ont pu être produits de toute éternité. Et ils confirment cela en outre par l’exemple du fils de Dieu qui a été produit de toute éternité par le père. Mais on peut voir clairement par ce qui précède qu’ils confondent l’éternité avec la durée, et qu’ils attribuent seulement à Dieu la durée, de toute éternité ; ce qui se voit encore par l’exemple qu’ils allèguent. Car cette même éternité qu’ils attribuent au fils de Dieu, ils admettent qu’elle puisse appartenir aux créatures. De plus ils imaginent le temps et la durée avant la création du monde et veulent qu’il existe une durée indépendante des choses créées comme d’autres une éternité hors de Dieu, et il est constant maintenant que l’une et l’autre opinions sont les plus éloignées qu’il se puisse de la vraie. Nous répondons donc qu’il est très faux que Dieu puisse communiquer son éternité aux créatures ; et que le fils de Dieu n’est pas une créature mais est, comme le père, éternel. Quand donc nous disons que le père a engendré le fils de toute éternité, nous voulons dire seulement qu’il a toujours communiqué au fils son éternité.


Si Dieu agissait par nécessité, il n’aurait pas une vertu infinie.

2° Leur second argument est que Dieu, quand il agit librement, n’a pas une puissance moindre que quand il agit par nécessité. Or si Dieu agissait par nécessité, comme il a une vertu infinie, il aurait dû créer le monde de toute éternité. Mais il est très facile d’y répondre, si l’on en considère le fondement. Ces bonnes gens supposent en effet qu’ils peuvent avoir plusieurs idées différentes d’un être d’une vertu infinie, car ils peuvent concevoir Dieu comme ayant une vertu infinie et quand il agit par nécessité de nature, et quand il agit librement. Mais nous nions que Dieu eût une vertu infinie s’il agissait par nécessité de nature ; et il nous est permis de le nier ; bien plus cela doit nous être nécessairement accordé par eux après que nous avons démontré qu’un être souverainement parfait agit librement et qu’on n’en peut concevoir qu’un seul. Que s’ils objectent qu’on peut supposer cependant, bien que cela soit impossible, qu’un Dieu agissant par nécessité ait une vertu infinie, nous répondrons qu’il n’est pas plus permis de supposer cela qu’un cercle carré, à l’effet de conclure que toutes les lignes menées du centre à la circonférence ne sont pas égales. Et, pour ne pas répéter des choses dites depuis longtemps, cela est assez certain par ce qui précède. Car nous venons de démontrer qu’il n’y a aucune durée dont on ne puisse concevoir le double, ou telle qu’on n’en puisse concevoir de plus grande et de plus petite ; et par suite une durée plus grande ou plus petite qu’une durée donnée peut toujours être créée par Dieu qui agit librement d’une vertu infinie. Mais si Dieu agissait par une nécessité de nature, cela ne suivrait en aucune façon ; seule en effet la durée qui résulterait de sa nature pourrait être produite et non une infinité d’autres plus grandes que celle qui serait donnée. Nous argumentons donc ainsi brièvement : Si Dieu créait la durée la plus grande, de façon que lui-même n’en pût créer une plus grande, il diminuerait nécessairement sa puissance. Or cette conséquence est fausse car sa puissance ne diffère pas de son essence. Donc, etc. En outre, si Dieu agissait par nécessité de nature, il devrait créer une durée telle que lui-même n’en pût créer de plus grande ; mais un Dieu créant une telle durée n’a pas une vertu infinie ; car nous pouvons toujours concevoir une durée plus grande qu’une durée donnée. Donc si Dieu agissait par nécessité de nature il n’aurait pas une vertu infinie.


D’où nous tirons le concept d’une durée plus grande que n’est celle de ce monde.

Un doute pourrait venir à quelqu’un à cause que, le monde étant créé depuis cinq mille ans et quelque chose en sus, si le calcul des chronologistes est exact, nous pouvons cependant concevoir une durée plus grande, alors que nous avons affirmé que la durée ne se peut entendre sans les choses créées. Il lui est facile de s’en délivrer s’il considère que la durée nous est connue non de la seule contemplation des choses créées, mais aussi de la contemplation de la puissance infinie de créer qui est en Dieu. Car les créatures ne peuvent être conçues comme existant ou durant par elles-mêmes, mais seulement par la puissance infinie de Dieu, de laquelle seule elles tirent toute leur durée. Voir Proposition 12, partie I et son corollaire. Enfin, pour ne pas perdre de temps ici à répondre à de futiles arguments, il suffit de prendre garde d’une part à la distinction établie entre l’éternité et la durée et d’autre part à ce que la durée sans les choses créées et l’Éternité sans Dieu ne sont intelligibles en aucune façon ; cela étant clairement vu, on pourra très facilement répondre à toute argumentation. Il n’est donc pas nécessaire de nous attarder ici davantage.


  1. Je substitue à cognitionem donné par van Vloten et Land cogitationem qui paraît mieux convenir pour le sens. (n.d.t.)


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