Pensées métaphysiques/Deuxième partie/chapitre XII

De Spinoza et Nous.
Aller à : Navigation, rechercher


Pensées métaphysiques


Baruch Spinoza


Deuxième partie, chapitre XII :
De l'âme humaine



Il nous faut passer maintenant à la substance créée que nous avons divisée en substance étendue et substance pensante. Par substance étendue nous entendions la matière ou la substance corporelle. Par substance pensante, seulement les âmes humaines.


Sommaire

Les Anges ne sont pas du domaine de la Métaphysique mais de celui de la Théologie.

– Quoique les Anges soient aussi créés, n’étant point connus par la Lumière Naturelle, ils ne regardent pas la Métaphysique. Leur essence et leur existence ne sont connues que par Révélation et n’appartiennent donc qu’à la seule Théologie ; et la connaissance de cette dernière, étant tout autre que la connaissance naturelle et en différant totalement, ne doit nullement lui être mêlée. Que personne n’attende donc que nous disions ici quoi que ce soit des anges.


L’âme humaine ne vient point d’un intermédiaire mais est créée par Dieu, nous ne savons à quel instant.

– Revenons donc aux âmes humaines desquelles nous avons maintenant peu de chose à dire ; nous devons avertir seulement que nous n’avons rien dit du temps de la création de l’âme humaine, parce qu’on ne peut établir en quel temps Dieu la crée, puisqu’elle peut exister sans le corps. Ce qui est certain c’est qu’elle ne provient pas d’un intermédiaire, car cela a lieu seulement dans les choses qui sont engendrées, tels les modes d’une substance ; tandis que la substance même ne peut être engendrée mais seulement créée par le seul Être Omnipotent, comme nous l’avons démontré précédemment.


En quel sens l’âme humaine est mortelle.

– Pour ajouter quelque chose sur son immortalité, il est assez certain que nous ne pouvons dire d’aucune chose créée qu’il répugne à sa nature qu’elle soit détruite par la puissance de Dieu. Qui a, en effet, le pouvoir de créer une chose a aussi celui de la détruire. Il faut ajouter, ce que nous avons suffisamment démontré, qu’aucune chose créée ne peut exister de sa nature, même un seul instant, mais est continûment produite par Dieu. En quel sens elle est immortelle. – Bien qu’il en soit ainsi, nous voyons cependant clairement et distinctement que nous n’avons aucune idée par laquelle nous concevions la destruction d’une substance comme nous avons les idées de la corruption et de la génération des modes. Nous concevons clairement en effet, sitôt que nous considérons l’édifice du corps humain, qu’un tel édifice puisse être détruit ; mais nous ne concevons pas de même, quand nous considérons la substance corporelle, qu’elle puisse être anéantie. Enfin, un philosophe ne cherche pas ce que la souveraine puissance de Dieu peut faire ; il juge de la Nature des choses par les lois que Dieu a établies en elles ; il juge donc que cela est fixe et constant, dont la fixité et la constance se concluent de ces lois ; sans nier que Dieu puisse changer ces lois et tout le reste. Pour cette raison, quand nous parlons de l’âme, nous ne cherchons pas ce que Dieu peut faire, mais seulement ce qui suit des lois de la Nature.


Démonstration de l’immortalité de l’âme.

– Puis donc qu’il suit de ces lois qu’une substance ne peut être détruite ni par elle-même ni par aucune autre substance créée, ainsi que nous l’avons, si je ne m’abuse, abondamment démontré précédemment, nous devons d’après les lois de la Nature tenir l’âme pour immortelle. Et, si nous voulons pénétrer plus avant dans ce sujet, nous pourrons démontrer avec la plus grande évidence qu’elle est immortelle. Comme nous venons de le voir en effet, l’immortalité de l’âme suit clairement les lois de la Nature. Or les lois de la Nature sont des décrets de Dieu révélés par la Lumière Naturelle, comme il est très évidemment certain par ce qui a été dit antérieurement. De plus nous avons démontré déjà que les décrets de Dieu sont immuables. De tout cela nous concluons clairement que Dieu a fait connaître aux hommes sa volonté immuable concernant la durée des âmes, non seulement par révélation, mais aussi par la Lumière Naturelle.


Dieu n’agit pas contre la Nature mais au-dessus d’elle ; en quoi cette action consiste selon l’Auteur.

– Nous ne sommes point arrêtés par cette objection possible que Dieu peut à un moment quelconque détruire ces lois naturelles pour produire des miracles ; car la plupart des théologiens les plus sages accordent que Dieu ne fait rien contre la Nature, mais agit au-dessus d’elle, c’est-à-dire, comme je l’explique, que Dieu a pour agir beaucoup de lois qu’il n’a pas communiquées à l’entendement humain et qui, si elles lui avaient été communiquées, paraîtraient aussi naturelles que les autres.

Il est parfaitement clair par là que les âmes sont immortelles et je ne vois pas ce qui me reste à dire de l’âme humaine en général en cet endroit. Et il ne resterait rien à dire non plus spécialement de ses fonctions si les raisonnements, par lesquels certains auteurs semblent prendre à tâche de ne pas voir et de ne pas sentir ce qu’ils voient et sentent, ne me sollicitaient à une réponse.


Pourquoi quelques-uns pensent que la volonté n’est pas libre.

– Quelques-uns croient pouvoir montrer que la volonté n’est pas libre, mais toujours déterminée par une autre chose. Et ils pensent cela parce qu’ils entendent par volonté quelque chose de distinct de l’âme, quelque chose qu’ils considèrent comme une substance dont la nature consiste en cela seul qu’elle est indifférente. Pour nous, afin d’écarter toute confusion, nous expliquerons d’abord la chose, après quoi nous découvrirons très facilement l’erreur de leurs raisonnements.


Ce qu’est la volonté.

– Nous avons dit que l’âme humaine était une chose pensante, d’où suit que, par sa seule nature et considérée en elle-même, elle peut faire quelque action, à savoir penser, c’est-à-dire affirmer et nier. Mais ces pensées, ou bien sont déterminées par des choses placées hors de l’âme humaine, ou bien le sont par l’âme elle-même ; puisqu’elle est elle-même une substance de l’essence pensante de laquelle beaucoup d’actes de pensée peuvent et doivent suivre. Ce sont ces actes de pensée qui n’ont aucune autre cause que l’âme humaine que nous appelons des volitions. Pour l’âme humaine, en tant qu’elle est conçue comme cause suffisant à produire de tels actes, elle s’appelle volonté.

Qu’il existe une volonté.

– Que d’ailleurs l’âme a une telle puissance, bien que n’étant déterminée par aucune chose extérieure, cela se peut très commodément expliquer par l’exemple de l’âne de Buridan. Si en effet l’on suppose un homme au lieu d’un âne dans cette position d’équilibre, cet homme devra être tenu non pour une chose pensante, mais pour l’âne le plus stupide, s’il périt de faim et de soif. Cela suit clairement aussi de ce que nous avons voulu, comme nous l’avons dit antérieurement, douter de toutes choses et non seulement juger douteuses les choses qui peuvent être révoquées en doute mais les rejeter comme fausses. (Voir Descartes, Principes, partie I, article 39.)


Que cette volonté est libre.

– Il faut noter en outre que, même quand l’âme est déterminée à affirmer ou nier quelque chose par les choses extérieures, elle n’est pas déterminée de telle sorte qu’elle soit contrainte par ces choses extérieures, mais demeure toujours libre. Car aucune chose n’a le pouvoir de détruire l’essence de l’âme ; donc, ce qu’elle affirme ou nie, elle l’affirme et le nie toujours librement, comme il est assez expliqué dans la quatrième Méditation. Par suite, si l’on demande pourquoi l’âme veut ceci ou cela, ou ne veut pas ceci ou cela, nous répondrons : parce que l’âme est une chose pensante, c’est-à-dire une chose qui a de sa nature le pouvoir de vouloir et de ne pas vouloir, d’affirmer et de nier ; car c’est en cela que consiste une chose pensante.


Qu’il ne faut pas confondre la volonté avec l’appétit.

– Après cette explication voyons les arguments des adversaires :
1° Le premier argument est le suivant : Si la volonté peut vouloir quelque chose contre le dernier arrêt de l’entendement, si elle peut appéter quelque chose de contraire au bien prescrit par le dernier arrêt de l’entendement, elle pourra appéter le mal en raison du mal. Or, cette conséquence est absurde ; donc aussi le principe. On voit clairement par cet argument qu’ils ne connaissent pas ce qu’est la volonté ; car ils la confondent avec l’appétit existant dans l’âme après qu’elle a affirmé ou nié quelque chose ; et ils ont appris cela de leur Maître qui a défini la volonté un appétit en raison du bien. Mais nous disons que la volonté consiste à affirmer que telle chose est bonne et à le nier, comme nous l’avons abondamment expliqué auparavant, en traitant de la cause de l’erreur, que nous avons démontré qui provient de ce que la volonté se montre plus ample que l’entendement. Par contre, si l’âme n’avait pas affirmé, parce qu’elle est libre, que telle chose est bonne, il n’y aurait pas d’appétit. Nous répondons donc à l’argument en accordant que l’âme ne peut rien vouloir contre le dernier arrêt de l’entendement, c’est-à-dire ne peut vouloir en tant qu’elle est supposée ne pas vouloir ; comme elle l’est ici, puisqu’on dit qu’elle a jugé une chose mauvaise, c’est-à-dire n’a pas voulu quelque chose. Nous nions, toutefois, qu’elle n’ait absolument pas pu vouloir ce qui est mauvais, c’est-à-dire le juger bon : car cela serait contre l’expérience même. Car nous jugeons bonnes beaucoup de choses qui sont mauvaises et au contraire mauvaises beaucoup qui sont bonnes.


Que la volonté n’est rien que l’âme elle-même.

– 2° Le second argument (ou si l’on préfère le premier, attendu que jusqu’ici il n’yen a aucun) est le suivant :
Si la volonté n’est pas déterminée à vouloir par le dernier jugement de l’entendement pratique, elle se déterminera elle-même. Mais la volonté ne se détermine pas, parce qu’elle est de sa nature indéterminée. Et ils continuent à argumenter ainsi : Si la volonté est d’elle-même et de sa nature indifférente au vouloir et au non-vouloir, elle ne peut pas se déterminer d’elle-même à vouloir ; car ce qui détermine doit être aussi déterminé qu’est indéterminé ce qu’il faut déterminer. Or la volonté considérée comme se déterminant elle-même est aussi indéterminée que lorsqu’on la considère comme devant être déterminée, car nos adversaires ne supposent rien dans la volonté déterminante qui ne soit aussi dans la volonté à déterminer ou ayant subi la détermination ; et il est impossible d’y rien supposer. Donc la volonté ne peut pas être déterminée par elle-même à vouloir. Si elle n’est pas déterminée d’elle-même, elle l’est donc d’ailleurs. Telles sont les propres paroles de Heereboord, professeur à Leyde[1], par où il montre assez qu’il entend par volonté non l’âme elle-même, mais quelque chose d’autre, hors de l’âme ou, en elle, quelque chose de tel qu’une table rase privée de toute pensée et capable de recevoir n’importe quel dessin ; ou, encore mieux, que la volonté est pour lui comme un poids en équilibre qui est poussé par un autre poids quelconque dans un sens ou dans l’autre, suivant que ce poids ajouté est déterminé lui-même, ou enfin comme quelque chose que ni lui-même ni aucun mortel ne peut saisir par aucune pensée.

Nous avons dit tout à l’heure, nous avons même clairement montré, que la volonté n’est rien que l’âme elle-même, appelée par nous chose pensante, c’est-à-dire affirmante et niante, d’où ressort clairement, ayant égard à la seule nature de l’âme, qu’elle a un égal pouvoir d’affirmer et de nier, car c’est cela même qui est penser. Si donc de ce que l’âme pense, nous concluons qu’elle a le pouvoir d’affirmer et de nier, quel besoin de chercher des causes adventices pour produire ce qui suit de sa seule nature ? Mais, dira-t-on, l’âme même n’est pas plus déterminée à affirmer qu’à nier et donc, conclura-t-on, nous devons nécessairement chercher une cause qui la détermine. Mais je réponds par cette argumentation : si l’âme, par elle-même et de sa nature, était seulement déterminée à affirmer (encore que cela soit impossible à concevoir aussi longtemps que nous pensons l’âme comme une chose pensante), alors par sa seule nature elle pourrait seulement affirmer, mais non jamais nier, quand bien même on y adjoindrait des causes en nombre quelconque. Si, par contre, elle n’est déterminée ni à affirmer ni à nier, elle ne pourra faire ni l’un ni l’autre. Si enfin elle a le pouvoir de faire les deux, et nous venons de montrer qu’elle l’a, elle pourra, par sa seule nature et sans l’aide d’aucune cause, faire l’un et l’autre ; et cela sera clair et certain pour tous ceux qui considèrent la chose pensante comme une chose pensante, c’est-à-dire qui entre l’attribut de la pensée et la chose pensante elle-même n’admettent qu’une distinction de Raison et ne séparent nullement celui-là de celle-ci ; comme font nos adversaires qui dépouillent la chose pensante de toute pensée et se la représentent fictivement comme la matière première des Péripatéticiens. Voilà donc comme je réponds à l’argument et, pour commencer, à la majeure : Si par volonté vous entendez une chose dépouillée de toute pensée, nous accordons que la volonté est indéterminée de sa nature. Mais nous nions que la volonté soit quelque chose qui soit dépouillé de toute pensée et nous affirmons au contraire qu’elle est pensée, c’est-à-dire puissance d’affirmer et de nier ; par quoi l’on ne peut entendre autre chose que cause suffisante pour l’un comme pour l’autre. Nous nions en outre également que, si la volonté était indéterminée, c’est-à-dire dépouillée de toute pensée, une cause adventice quelconque, autre que Dieu par sa puissance de créer, pourrait la déterminer. Concevoir en effet une chose pensante sans aucune pensée, c’est tout de même que si l’on voulait concevoir une chose étendue sans étendue.

Pourquoi les Philosophes ont confondu l’âme avec les choses corporelles.

– Enfin, pour n’avoir pas ici à passer en revue un plus grand nombre d’arguments, j’avertis que nos Adversaires, n’ayant pas connu la volonté, et n’ayant eu de l’âme aucun concept clair et distinct, ont confondu l’âme avec les choses corporelles ; ce qui est venu de l’emploi qu’ils ont fait de mots d’ordinaire appliqués aux choses corporelles pour signifier les choses spirituelles qu’ils ne connaissaient pas. Ils avaient accoutumé en effet d’appeler indéterminés, parce qu’ils sont en équilibre, ces corps qui sont poussés dans des directions opposées par des causes extérieures également fortes et exactement contraires. Admettant donc l’indétermination de la volonté ils semblent qu’ils veuillent la concevoir comme un corps placé en équilibre ; et, parce que ces corps sollicités par des causes extérieures n’ont rien que ce qu’ils ont reçu d’elles (d’où suit qu’ils doivent toujours être déterminés par une cause extérieure), ils ont cru que la même chose devait arriver dans la volonté. Mais nous avons suffisamment expliqué ce qui en est et nous nous arrêterons ici.

Quant à la substance étendue, nous en avons assez parlé antérieurement et outre ces deux substances nous n’en connaissons aucune autre. Pour ce qui concerne les accidents réels et les autres qualités, ce sont choses suffisamment ruinées, et il est inutile de perdre ici du temps à les réfuter ; nous posons donc ici la plume.



  1. Voir ses Exercices de Philosophie (Meleremara Philosophica, 2e édition, Leyde, 1659).


Outils personnels
Espaces de noms
Variantes
Actions
Découvrir
Œuvres
Échanger
Ressources
Boîte à outils