Pensées métaphysiques/Première partie/chapitre I

De Spinoza et Nous.
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Pensées métaphysiques


Baruch Spinoza


Première partie, chapitre premier :
De l'être réel, de l'être forgé et de l'être de raison




Je ne dis rien de la définition de cette science ni même de l'objet auquel elle a trait ; mon intention est seulement d'expliquer ici brièvement les points qui sont plus obscurs et qui sont traités par les auteurs dans leurs écrits métaphysiques.


Sommaire

Définition de l'Être

Commençons donc par l'Être par où j'entends : Tout ce que, quand nous en avons une perception claire et distincte, nous trouvons qui existe nécessairement ou au moins peut exister.

Une Chimère, un Être forgé et un Être de Raison ne sont pas des Êtres.

De cette définition ou, si l'on préfère, de cette description, il suit qu’une Chimère, un Être de Raison ne peuvent du tout être rangés parmi les êtres, car une Chimère[1] de sa nature ne peut exister. Pour un Être forgé, il exclut la perception claire et distincte, attendu que l'homme usant simplement de sa liberté, et non, comme dans l'erreur, sans le savoir, mais le sachant et à dessein, conjoint les choses qu'il lui plaît de conjoindre et disjoint celles qu'il lui plaît de disjoindre. Un Être de Raison enfin n'est rien d'autre qu'un mode de penser qui sert à retenir, expliquer et imaginer plus facilement les choses connues. Et il faut noter ici que par mode de penser, nous entendons ce que nous avons expliqué déjà dans le Scolie de la Proposition 4, partie I, à savoir toutes les affections de la pensée, telles que l'entendement, la joie, l'imagination, etc.

Par quels modes de penser nous retenons les choses.

Que, d'ailleurs, il existe certains modes de penser nous servant à retenir les choses plus fermement et facilement et à nous les rappeler à l'esprit, quand nous voulons, ou à les maintenir dans l'esprit, c'est ce qui est assez certain pour ceux qui usent de cette règle bien connue de la Mémoire : pour retenir une choses tout à fait nouvelle et l'imprimer dans la mémoire, nous avons recours à une autre chose qui nous est familière et qui s'accorde avec la première soit seulement par le nom, soit en réalité. C'est de semblable façon que les Philosophes ont ramené toutes les choses naturelles à de certaines classes auxquelles ils ont recours quand quelque chose de nouveau s'offre à eux et qu'ils appellent genre, espèce, etc.

Par quels modes de penser nous expliquons les choses.

Pour expliquer une chose, nous avons aussi des mode de penser ; nous la déterminons par comparaison avec une autre. Les modes de penser dont nous usons à cet effet s'appellent temps, nombre, mesure, et peut-être y en a-t-il d'autres.

De ceux que j'indique l'un, le temps, sert à l'explication de la durée ; le nombre, à celle de la quantité discrète ; la mesure, à celle de la quantité continue.

Par quels modes de penser nous imaginons les choses.

Comme enfin nous avons accoutumé, toutes les fois que nous connaissons une chose, de la figurer aussi par quelque image dans notre imagination, il arrive que nous imaginons positivement, comme des êtres, des non-êtres. L'âme humaine, en effet, considérée en elle seule, en tant que chose pensante, n'a pas un pouvoir plus grand d'affirmer que de nier ; mais comme imaginer n'est rien d'autre que sentir les traces laissées dans le cerveau par le mouvement des esprits, excité lui-même dans les sens par les objets, une telle sensation ne peut être qu'une affirmation confuse. Et ainsi advient-il que nous imaginons comme des êtres tous ces modes dont l'esprit use pour nier, tels par exemple que la cécité, l'extrémité ou la fin, le terme, les ténèbres etc.

Pourquoi les Êtres de Raison ne sont pas des Idées de choses et sont cependant tenues pour telles.

Il est clair par ce qui précède que ces modes de penser ne sont pas des idées de choses et ne peuvent être du tout rangés parmi les idées ; aussi n'ont-ils aucun objet qui existe nécessairement ou puisse exister. Mais la cause qui fait que ces modes de penser sont pris pour des idées de choses est qu'ils proviennent et naissent des idées de choses assez immédiatement pour être très aisément confondus avec elles à moins de l'attention la plus diligente ; c'est pourquoi on leur a appliqué des noms comme pour désigner des êtres situés en dehors de notre esprit et on a appelé ces Êtres ou plutôt ces Non-Êtres, Êtres de Raison.

Fausseté de la division de l'Être en Être réel et Être de Raison.

Il est facile de voir par ce qui précède combien déraisonnable est cette division par où l'Être est divisé entre Être réel et Être de Raison : on divise ainsi l'Être en Être et non-Être ou en Être et mode de Penser. Je ne m'étonne pas cependant que les Philosophes attachés aux mots ou à la grammaire soient tombés dans des erreurs semblables ; car ils jugent des choses par les noms, et non des noms par les choses.

Comment un Être de Raison peut être dit un pur Néant et comment il peut être dit un Être réel.

Non moins déraisonnable le langage de celui qui dit qu'un Être de Raison n'est pas un pur Néant. Car s'il cherche ce qui est signifié par ces noms, en dehors de l'entendement, il trouvera que c'est un pur Néant ; s'il entend au contraire les modes de penser eux-mêmes, ce sont des Êtres Réels. Quand je demande en effet ce qu'est une espèce, je ne demande rien d'autre que la nature de ce mode de pensée qui est réellement un Être et se distingue de tout autre mode ; mais ces modes de penser ne peuvent être appelés des idées et ne peuvent être dits vrais ou faux, de même que l'amour ne peut être dit vrai ou faux, mais bon ou mauvais. C'est ainsi que Platon, quand il a dit que l'homme était un animal bipède sans plumes, n'a pas commis une erreur plus grande que ceux qui ont dit que l'homme était un animal raisonnable. Car Platon a connu que l'homme était un animal raisonnable, tout autant que les autres ; mais il a rangé l'homme dans une certaine classe afin que, par la suite, quand il voudrait penser l'homme, il rencontrât aussitôt la pensée de l'homme en recourant à cette classe qu'il pouvait se rappeler aisément.

Bien plus, Aristote est tombé dans l'erreur la plus grande s'il a cru avoir expliqué adéquatement l'essence de l'homme par sa propre définition ; quant à savoir si Platon a bien fait, on peut se le demander. Mais ce n'est pas ici le moment.

Dans une recherche relative aux choses, les Êtres Réels ne doivent pas être confondus avec les Être de Raison.

De tout ce qui vient d'être dit suit clairement qu'il n'y a aucune concordance entre l'Être Réel et les objets auxquels se rapporte l'Être de Raison. On voit par là avec quel soin il faut se garder dans l'étude des choses de confondre les Êtres Réels et les Êtres de Raison. Autre chose en effet est de s'appliquer à l'étude des choses, autre chose d'étudier les modes suivant lesquels nous les percevons. En confondant le tout, nous ne pourrons reconnaître ni les modes de percevoir, ni la nature elle-même ; en outre, et c'est le plus grave, nous tomberons dans de grandes erreurs, comme il est advenu à beaucoup jusqu'à présent.

Comment se distinguent l'Être de Raison et l'Être Forgé.

Il faut noter encore que beaucoup confonde l'Être de Raison avec l'Être Forgé ou la Fiction ; ils croient que ce dernier est aussi un Être de Raison parce qu'il n'a point d'existence hors de l'esprit. Mais si l'on prend garde aux définitions ci-dessus données de l'Être de Raison et de l'Être Forgé, on trouvera qu'il y a entre eux une grande différence non seulement par rapport à leur cause, mais en conséquence aussi de leur nature et sans avoir égard a leur cause. Nous avons dit en effet qu'une Fiction n'était rien d'autre que deux termes conjoints simplement par la seule volonté non guidée par la Raison ; d'où suit que l'Être Forgé peut être vrai par accident ; quant à l'Être de Raison, ni il ne dépend de la seule volonté, ni il ne se compose de termes conjoints, comme il est assez évident par sa définition. Donc à qui nous demanderait si l'Être Forgé est un Être Réel ou un Être de Raison, nous répéterions et représenterions seulement ce que nous avons déjà dit : que la division de l'Être en Être Réel et Être de Raison est mauvaise ; et que par suite on demande à tort si un Être Forgé est un Être Réel ou Être de Raison ; car on suppose que tout l'Être est divisé en Être de Raison et en Être Réel.

Division de l'Être

Pour revenir à notre objet dont nous semblons nous être quelque peu écartés, on voit facilement par la définition, ou si l'on préfère, la description donnée de l'Être que l'Être doit être divisé en Être qui existe nécessairement par sa seule nature, c'est-à-dire dont l'essence enveloppe l'existence et en Être dont l'essence n'enveloppe qu'une existence possible.

Ce dernier Être est divisé en Substance et Mode, les définitions de la substance et du mode étant données dans les Articles 51, 52 et 56 de la partie I des Principes de Philosophie, ce pourquoi il est inutile de les répéter ici. Je veux seulement qu'on note au sujet de cette division que nous avons dit expressément : l'Être se divise en Substance et Mode, mais non en Substance et Accident ; car l'Accident n'est rien qu'un mode de penser ; attendu qu'il dénote seulement un aspect. Par exemple, quand je dis qu'un triangle est mû, le mouvement n'est pas un mode du triangle, mais bien du corps qui est mû ; à l'égard du triangle, le mouvement est un accident, mais à l'égard du corps le mouvement est un être réel ou un mode ; on ne peut en effet concevoir ce mouvement sans le corps mais bien sans le triangle.

En outre, pour faire mieux entendre ce qui a déjà été dit et ce qui va suivre, nous nous efforcerons d'expliquer ce qu'il faut entendre par l’Être de l'Essence, l’Être de l'Existence, l’Être de l'Idée, et enfin l’Être de la Puissance. Notre motif est l'ignorance de quelques-uns qui ne connaissent aucune distinction entre l'essence et l'existence, ou, s'ils en reconnaissent une, confondent l’être de l'essence avec l’être de l'idée ou l’être de la puissance. Pour les satisfaire et tirer la question au clair nous expliquerons la chose le plus distinctement que nous pourrons dans le chapitre suivant.


Notes

  1. On observera que, par le mot de Chimère ici et dans ce qui suit, est entendu ce dont la nature enveloppe une contradiction ouverte, ainsi qu'il est plus amplement expliqué au chapitre III


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