Lettre 19

De Spinoza et Nous.
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Lettre 19

de Spinoza à Blyenbergh

1665



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Autres œuvres


Au très savant et très sage

Guillaume de Blyenbergh

B. d. S.



Ami inconnu,

J’ai enfin reçu le 26 à Schiedam votre lettre du 12 décembre, incluse dans une autre du 21 du même mois ; j’en ai compris votre intense amour de la vérité, et qu’elle est seule le but de vos études : et elle me force moi, qui ne vise rien d’autre de tout mon cœur, à en conclure de pleinement consentir à votre demande de répondre, selon les forces de mon entendement, aux questions que vous m’avez déjà posées et que vous me poserez encore ; et aussi, pour ma part, à partager toutes les idées futures qui peuvent servir une sincère amitié. En ce qui me concerne, parmi les choses qui ne sont pas en mon pouvoir, je fais grand cas de me lier aux hommes aimant sincèrement la vérité, parce que je crois qu’il n’y a rien de plus apaisant[1] qui soit en notre pouvoir que pouvoir aimer des hommes de cette sorte ; parce qu’il est aussi impossible de dissoudre l’amour qu’ils ont l’un envers l’autre – d’autant plus qu’il s’est établi sur l’amour que chacun a pour la connaissance de la vérité – que de ne pas embrasser la vérité elle-même une fois perçue. C’est par-dessus tout ce qu’il peut y avoir de plus haut et de plus agréable parmi les choses qui ne sont pas de notre choix, puisque rien, sauf la vérité, ne peut unir complètement des sentiments et des esprits différents. Je passe sur les très grandes utilités qui en découlent ; pour ne pas vous retenir plus longtemps sur des choses que vous-même connaissez sans aucun doute, ce que cependant j’ai fait jusqu’ici, d’autant que je vais mieux vous montrer qu’il m’est agréable – et qu’il le sera dans le futur – de saisir l’occasion de vous rendre service.

Pour le moment je vais répondre à votre question qui tourne autour de ce point essentiel : la conséquence claire, semble-t-il[2], tant de la providence[3] de Dieu – qui ne diffère pas de sa volonté – que du concours de Dieu et de la continuelle création des choses est que, ou bien il n’y a aucun péché, ou aucun mal, ou bien Dieu effectue ces péchés et ce mal. Mais vous n’expliquez pas ce que vous entendez par mal et, autant qu’on peut le voir sur l’exemple de la volonté déterminée d’Adam, vous semblez entendre par mal la volonté même ou bien conçue comme déterminée d’une certaine façon ou bien contredisant l’ordre de Dieu, et vous dites donc que c’est une grande absurdité (moi aussi je le dirais si les choses se trouvaient être ainsi) de soutenir l’un et l’autre de ces deux points : ou Dieu lui-même opère les choses qui vont contre sa volonté, ou elles peuvent être bonnes quoique contraires à la volonté de Dieu. Quant à moi, je ne peux accorder que les péchés et le mal soient quelque chose de positif[4], encore moins quelque chose qui soit ou qui devienne contraire à la volonté de Dieu. Je dis au contraire non seulement que les péchés ne sont pas quelque chose de positif[5], mais encore j’affirme que nous ne pouvons dire – si ce n’est improprement, ou de façon humaine – que nous péchons envers Dieu, comme quand nous disons que les hommes offensent Dieu.

Car, en ce qui regarde le premier point, nous savons bien que tout ce qui est, considéré en soi sans égard à autre chose, inclut[6] une perfection qui toujours s’étend[7], dans n’importe quelle chose, aussi loin que son essence[8] : car, non, elle n’est rien d’autre. Je prends l’exemple de la décision[9], ou volonté déterminée, d’Adam de manger du fruit défendu : cette décision, ou cette volonté déterminée, inclut, considérée à elle seule, autant de perfection qu’elle exprime[10] de réalité[11] ; et cela peut se comprendre de ce nous ne pouvons concevoir aucune imperfection dans les choses, sauf quand nous prêtons attention à celles qui ont plus de réalité[12] ; et donc, la décision d’Adam, quand nous la regardons en soi, sans la comparer à d’autres plus parfaites, ou montrant un état plus parfait, nous ne pourrons y trouver aucune imperfection ; au contraire, on peut la comparer à une infinité d’autres choses à cet égard de loin plus imparfaites , comme des pierres, des troncs, etc. Et, en fait, tout le monde concède aussi le point suivant : que n’importe quelle chose que l’on déteste et regarde avec répugnance chez les hommes, on la regarde avec étonnement et amusement[13] chez les animaux, comme les guerres des abeilles et la jalousie des pigeons, etc. que nous méprisons chez les hommes et jugeons plus parfaites chez ces animaux. Cela étant, la conséquence est claire : les péchés, puisqu’ils n’indiquent que de l’imperfection, ne peuvent consister[14] en rien qui exprime une réalité[15], comme la décision[16] d’Adam et son exécution.

Par suite, il ne vaut rien de dire que la volonté d’Adam combattrait la volonté de Dieu et qu’elle serait un mal parce qu’elle déplairait à Dieu ; car, outre que ce serait poser une grande imperfection en Dieu qu’une chose arrive contre sa volonté, qu’il ne puisse satisfaire ce qu’il désire[17], et que sa nature soit déterminée de telle façon que, tout comme les créatures, il ait envers les unes sympathie, envers les autres antipathie, cela contredirait[18] également complètement sa volonté : parce que celle-ci, en effet, ne se distingue pas de son entendement, il est aussi impossible que quelque chose se fasse contre sa volonté que contre son entendement, c’est-à-dire que ce qui se ferait contre sa volonté ne pourrait que contredire complètement son entendement, comme un cercle carré. Donc la volonté, ou décision, d’Adam, regardée en soi, puisqu’elle n’était ni mauvaise, ni non plus, à proprement parler, contre la volonté de Dieu, a pour conséquence que Dieu peut – que dis-je ? pour la raison que vous avez remarquée, ne peut que – en être la cause, mais pas en tant que cette volonté est mauvaise : car le mal qui était en elle n’était autre qu’une privation d’un état plus parfait[19] que, à cause de son œuvre, Adam ne pouvait que perdre, et il est certain que la privation n’est pas quelque chose de positif[20], et c’est à l’égard de notre entendement, mais pas à celui de Dieu, qu’on la nomme ainsi. Et en voici l’origine : parce que nous exprimons par une seule et même définition tous les singuliers d’un même genre, par exemple tous ceux qui ont la forme extérieure des hommes, et qu’ainsi nous jugeons que tous sont également aptes à la plus grande perfection que nous pouvons déduire de cette définition ; et quand nous en trouvons un dont les œuvres contredisent à cette perfection, alors nous l’en jugeons privé et qu’il s’écarte de sa nature, ce que nous ne ferions pas si nous ne l’avions pas rattaché à sa définition et ne lui avions pas fixé telle ou telle nature. Mais parce que Dieu ne connaît pas les choses abstraitement, et ne forme pas de définitions générales de ce genre, et ne demande pas aux choses plus de réalité que l’entendement divin ne leur a effectivement attribuée, et que la puissance divine y a mise, la conséquence claire en est qu’on ne peut parler de cette privation qu’à l’égard de notre entendement, mais pas à celui de Dieu.

Par ce que je viens de dire, me semble-t-il, la question est complètement résolue. Mais pour vous rendre la route plus aisée et en dégager le moindre obstacle, je me dois de répondre à deux autres questions : 1) pourquoi l’Écriture dit-elle que Dieu réclame[21] la conversion des méchants[22], et pourquoi a-t-il interdit à Adam de manger du fruit, tout en ayant conclu le contraire ; 2) ce que j’ai dit semble avoir pour conséquence que les méchants honorent Dieu par leur orgueil, leur avarice, leur désespoir, etc., tout autant que les bons[23] par leur générosité, leur patience, leur amour, etc., parce qu’ils exécutent la volonté de Dieu.

Pour répondre à la première, je dis que l’Écriture, parce qu’elle s’adapte surtout au peuple, et s’y plie, parle continuellement de manière humaine : le peuple est en effet incapable de percevoir les choses les plus hautes ; et c’est la raison pour laquelle je me suis convaincu que tout ce que Dieu a révélé aux prophètes être nécessaire au salut a été écrit sous forme de lois ; et de la même manière les prophètes ont fabriqué[24] des paraboles entières : premièrement, ils ont présenté succinctement Dieu, parce qu’il avait révélé les moyens du salut et de la perdition, moyens dont il était cause, comme un roi et un législateur ; ces moyens, qui ne sont rien d’autre que des causes, ils les ont appelés lois et les ont rédigés à la manière de lois ; ils ont posé le salut et la perdition, qui ne sont rien d’autre que des effets découlant nécessairement de ces moyens, comme récompense et punition ; ils ont réglé leurs paroles d’après cette parabole plus que d’après la vérité, et ont représenté très souvent Dieu à l’instar de l’homme, parfois irrité, parfois miséricordieux, parfois désirant l’avenir, parfois jaloux et soupçonneux, et même trompé par le diable ; et ainsi les philosophes et tous ceux qui sont au-dessus de la loi, c’est-à-dire qui suivent la vertu, non selon la loi, mais par amour, parce qu’elle est ce qu’il y a de meilleur, ne doivent pas être offensés par des expressions de ce genre.

L’interdiction à[25] Adam consistait seulement en ceci : Dieu a révélé à Adam que manger du fruit de cet arbre causerait sa mort, tout comme il nous révèle par l’entendement naturel que le poison est mortel. Et si vous demandez à quelle fin il lui a révélé cela, voici ma réponse : pour que ce savoir le rende plus parfait. Donc demander pour quelle raison Dieu ne lui a pas donné une volonté plus parfaite est aussi absurde que demander pourquoi il n’a pas accordé au cercle toutes les propriétés de la sphère, conséquence évidente de ce qui a été dit plus haut, et que j’ai démontré dans le scolie de la proposition 15 de la première partie des Principes de la philosophie de Descartes démontrés géométriquement.

En ce qui touche à la seconde difficulté, il est vrai que les impies[26] expriment la volonté de Dieu à leur façon, mais pourtant on ne doit pas du tout les comparer aux bons[27] : en effet, plus une chose a de perfection, d’autant plus également elle participe de la Divinité et plus elle exprime la perfection de Dieu. Donc comme les bons ont incomparablement plus de perfection que les méchants[28], leur vertu ne peut se comparer à la vertu des méchants, parce que les méchants manquent de l’amour divin qui s’écoule de la connaissance de Dieu et par quoi seul, pour notre entendement humain, nous sommes dits serviteurs de Dieu. Bien plus, parce qu’ils ne connaissent pas Dieu, ils ne sont dans la main de l’Artisan qu’un instrument qui sert sans le savoir et est détruit en servant ; les vertueux au contraire servent en le sachant et deviennent plus parfaits en servant. […]

Votre affectionné ami et serviteur,

B. de Spinoza.

le 5 janvier 1665



  1. Terme traduisant le latin choisi par Spinoza : tranquilliùs pour traduire sa réponse originale en néerlandais : gerustigh.
  2. dat schynt klaarlyk te volgen
  3. voorsienighyt
  4. iet stelligs
  5. iet stelligs
  6. insluyt
  7. strekt
  8. weesen, essentia
  9. besluyt, consilium
  10. uytdrukt
  11. weese, realitatis
  12. weese, realitatis
  13. Spinoza omet ce terme dans sa traduction latine.
  14. bestaan
  15. weesen, realitatem
  16. besluyt, decreto
  17. wenschen, desideraret
  18. streidig syn, pugnaret
  19. een berooving van een volmaakter stant was
  20. stelligs
  21. flagitare
  22. improbi
  23. probos
  24. finxerunt
  25. verbot aan
  26. godeloose, impios
  27. vroomen, probos
  28. improbi


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