Conatus

De Spinoza et Nous.
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Le conatus est un terme latin habituellement rendu par "effort", que nous pouvons comprendre comme exercice de la force d'exister d'un être (d'une essence singulière, possédant une nature propre). C'est chez Spinoza l'affect fondamental : "l'effort" d'exister, autrement dit de persévérer dans l'être constitue l'essence intime de chaque chose : E3P7. Voir aussi le désir.

Précisions philologiques

Une autre traduction possible serait "élan" mais ce mot suggère la présence d'une finalité externe, ce qui n'est pas le cas chez Spinoza. Le mot "effort" en français suggère quant à lui l'idée d'une peine à surmonter une difficulté qui n'est pas forcément présente dans le concept de conatus. Mais en étant attentif à l'étymologie ex-fortis, on trouve un sens proche de ce que Spinoza désigne : une force qui se tire de soi, l'exercice de la puissance d'exister (vim existendi) comme expression modale de la puissance d'exister de la substance : E3P6.

Dans ses Principes de la philosophie (3, 56), Descartes écrit : "Lorsque je dis que ces petites boules qui composent le second élément [du monde visible] font quelque effort, ou bien qu'elles ont de l'inclination à s'éloigner des centres autour desquels elles tournent, il ne faut pas penser que pour autant je leur prête une pensée d'où procède ce conatus ; mais seulement qu'elles sont situées de telle sorte et tellement incitées au mouvement, qu'effectivement elles iraient dans cette direction, si elles n'en étaient empêchées par aucune autre cause." Le conatus dans ce sens est la tendance d'un corps à persévérer dans son état, qu'il s'agisse de mouvement ou de repos, tant qu'aucune cause extérieure ne l'en empêche.

Signification et extension

Une première erreur d'interprétation serait ici de comprendre "toute chose s'efforce de persévérer dans son être" (E3P6) au sens de "toute chose cherche à persévérer dans son être". Persévérer dans son être, autrement dit continuer d'exister, d'affirmer son essence parmi les autres essences, n'est pas en effet une fin, un objet idéal qu'on chercherait à atteindre dans un avenir indéterminé, c'est au contraire l'exercice d'une force présente, d'où le terme d'effort pour traduire conatus, c'est une puissance et non un devoir ou un objectif.

Cette idée est valable pour l'homme mais comme l'indique aussi cette citation, toute autre chose : un chat, une araignée, un brin d'herbe, un grain de sable. Toutes, nous dit Spinoza sont "animées à des degrés divers" (scolie de E2P13). La vie étant justement la force par laquelle les choses persévèrent dans leur être (PMII,6).

Et pour cause, chaque chose singulière est mode de la substance unique, ce qui revient à dire que chaque chose est Dieu d'un point de vue déterminé ou encore une expression de la puissance d'un de ses attributs, comme l'extension (en longueur, largeur, profondeur...) ou la cogitation (intelligence, raisonnement, affectivité...). Comme Dieu est puissance infinie d'exister, chaque chose est donc puissance d'exister d'un point de vue déterminé. Puissance d'exister est alors à comprendre autant comme effort de conservation de son essence que comme augmentation, extension indéfinie de cette essence.

Ainsi, une pierre s'efforce de persévérer dans son être dans le sens où elle se maintient autant qu'elle le peut dans sa forme, sa configuration, en un mot sont extension propre. En effet, on ne la verra jamais se désagréger instantanément et encore moins disparaître d'un coup sans laisser de trace. On peut voir ici une application de l'indéfectible principe d'Anaxagore : rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. La pierre est ainsi vibrante de vie à sa manière au sens où si elle cessait de persévérer dans son être - si par hypothèse fictive elle le pouvait - elle cesserait aussitôt de résister à la pression de tous les autres corps qui l'environnent et disparaîtrait alors comme par magie.

Mais une pierre n'étendra pas sa puissance d'exister du fait que les autres corps qui l'environnent s'efforcent aussi de persévérer dans leur être. Elle s'efforce de le faire pourtant autant qu'il est en elle. Mais lorsque par hasard, la nature agence des corps de telle sorte qu'ils peuvent constituer un organisme[1], c'est-à-dire un corps dont les parties interagissent de façon organique, ce corps complexe parviendra à s'étendre dans la nature, malgré la résistance opposée par les autres corps, à augmenter sa puissance d'exister. On peut alors parler ici d'épanouissement, quoique Spinoza n'emploie pas ce terme, dans le sens où on dit d'une fleur dont les pétales s'ouvrent et s'étalent qu'elle s'épanouit.

Conséquences anthropologiques et éthiques

L'homme est un être dont la complexité lui permet de s'étendre beaucoup plus que tous les autres organismes connus. La joie ou augmentation de notre puissance d'exister, c'est-à-dire pour un corps de s'étendre malgré la résistance des autres corps, est épanouissement de notre puissance d'exister.

Seulement, nous sommes en permanence soumis à des corps qui s'efforcent aussi de s'épanouir et qui tendent ainsi, qu'ils le veuillent ou non, à réduire notre puissance d'exister. L'Éthique de Spinoza se présente comme un cheminement pour favoriser autant que possible la joie par rapport à la tristesse, ce notamment au moyen d'une compréhension rationnelle de soi et des autres corps/mentaux, c'est-à-dire les données du problème dont toute vie est un essai de solution. Mais c'est aussi et surtout un cheminement pour parvenir à comprendre la nécessité de tout cela et ainsi une acceptation générale de l'ordre naturel par lequel il ne peut y avoir de vivants sans destruction de vivants, ce qui permet alors de dépasser radicalement le balancement inévitable de l'augmentation et de la diminution de la puissance d'exister, la cyclothymie foncière de la vie ordinaire (voir aussi le concept d'acquiescement intérieur).

L'amour intellectuel de Dieu ou connaissance intuitive de cette nécessité de la vie comme expansion permanente de soi et de tout corps est béatitude plutôt que joie, c'est-à-dire état de perfection, connaissance de la perfection de toute existence, plutôt qu'augmentation ou diminution de la perfection d'un être.

A cet égard, l’Éthique n'est pas un livre qui nous explique qu'il faudrait rechercher et cultiver la joie plutôt que la tristesse, la béatitude plutôt que l'ignorance ou la haine de la vie. La question ne se pose pas puisque chaque vivant s'efforce de le faire à sa façon : même celui qui se suicide, en disant non à la souffrance devenue insupportable ne fait encore que chercher à s'affirmer par cet acte ultime contre tout ce qui tend à le nier : "Nul ne peut avoir Dieu en haine" (ce qui revient à personne ne peut haïr la vie : E5P18).

La question dont l’Éthique se veut la réponse, et ce encore aujourd'hui de la façon la plus complète qui soit, c'est comment cultiver la joie plutôt que la tristesse, sachant que nous pouvons confondre ce qui conduit à la joie et ce qui conduit plutôt à la tristesse, prenant à cause de l'imagination le nuisible pour l'utile, comment connaître notre perfection, c'est-à-dire jouir de notre béatitude.

Une telle connaissance, on le voit, n'est pas un horizon qu'il faudrait tenter d'atteindre pour donner sens à une vie, elle est, si nous nous y ouvrons, connaissance de la vie même, bien comprise, c'est-à-dire jouissance de la vie éternelle.

Notes


  1. Voir à ce sujet la physique des corps simples développée après la proposition 13 d’Éthique II, notamment le Lemme 7
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