Traité théologico-politique/Chapitre III

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Chapitre III

De la vocation des hébreux,
et si le don de prophétie leur a été propre.




Tractatus theologico-politicus

PraefatioCaput IIIIIIIVV
VIVIIVIIIIXX
XIXIIXIIIXIVXV
XVIXVIIXVIIIXIXXX

Autres œuvres

La vraie félicité, la béatitude consiste dans la seule jouissance du bien, et non dans la gloire dont un homme jouit à l'exclusion de tous les autres. Si quelqu'un s'estime plus heureux parce qu'il a des avantages dont ses semblables sont privés, parce qu'il est plus favorisé de la fortune, celui-là ignore la vraie félicité, la béatitude ; et si la joie qu'il éprouve n'est pas une joie puérile, elle ne peut venir que d'un sentiment d'envie et d'un mauvais cœur. Ainsi c'est dans la seule sagesse et dans la connaissance du vrai que réside la félicité véritable et la béatitude de l'homme ; mais elle ne vient nullement de ce qu'un certain homme est plus sage que les autres, et de ce que les autres sont privés de la connaissance du vrai ; car cette ignorance n'augmente point sa sagesse et ne peut ajouter à son bonheur. Celui donc qui se réjouit de sa supériorité sur autrui se réjouit du mal d'autrui ; il est donc envieux, il est méchant ; il ne connaît pas la vraie sagesse, il ne connaît pas la vie véritable et la sérénité qui en est le fruit.

Lors donc que l'Écriture, pour exhorter les Hébreux à la sagesse, dit que Dieu les a choisis entre toutes les nations (Deutér., chap. X, vers. 15), qu'il est leur allié et non celui des autres peuples (Deutér., chap. IV, vers. 4, 7), qu'à eux seuls il a prescrit de justes lois (ibid., vers. 8), qu'à eux seuls il s'est fait connaître de préférence à tout autre peuple (ibid., vers. 32 et suiv.), il faut croire que Dieu se met à la portée des Hébreux, qui, ainsi qu'on l'a expliqué dans le chapitre précédent, et au témoignage de Moïse lui-même (Deutér., chap. IX, vers. 6), ne connaissaient pas la vraie béatitude. Car ils n'en eussent pas été moins heureux, si Dieu avait appelé au salut tous les hommes sans exception. Pour être également favorable aux autres peuples, il ne leur eût pas été moins propice, et les lois qu'il leur donna n'eussent pas été moins justes, ni eux moins sages, ni les miracles de Dieu de plus éclatants témoignages de sa puissance, s'il les avait faits aussi en faveur du reste des nations ; enfin les Hébreux eussent été également obligés d'honorer Dieu, si Dieu avait répandu également tous ces dons parmi tous les hommes. De même, quand Dieu dit à Salomon (Rois, liv. I, chap. III, vers. 11) qu'après lui, nul ne sera aussi sage que lui, ce n'est là qu'une manière de parler pour signifier une haute sagesse. Et quoi qu'il en soit, il ne faut pas croire que Dieu ait promis à Salomon, pour sa plus grande félicité, de ne donner à l'avenir à personne une sagesse égale à la sienne. Car en quoi cette promesse pouvait-elle augmenter l'intelligence de Salomon, et comment ce sage roi eût-il rendu moins d'actions de grâces à Dieu pour un si grand bienfait, parce que Dieu lui aurait dit qu'il l'accorderait à tous les hommes ?

Toutefois, tout en soutenant que Moïse, dans les passages du Pentateuque cités plus haut, a voulu se mettre à la portée des Hébreux, je ne veux point nier que ces lois du Pentateuque n'aient été prescrites par Dieu aux seuls Hébreux, que Dieu n'ait parlé qu'à ce seul peuple, enfin que les Hébreux n'aient été témoins de toutes ces merveilles que les autres nations n'ont pas connues ; je veux seulement dire que Moïse s'y est pris de cette façon et s'est servi de ces raisons pour avertir les Hébreux, suivant la portée enfantine de leur esprit, de s'attacher plus fortement au culte de Dieu ; enfin, j'ai voulu montrer que le peuple juif n'a pas excellé entre tous les autres par sa science ni par sa piété, mais par un tout autre caractère, et (pour mettre comme l'Écriture mon langage d'accord avec les idées des Hébreux) que le peuple juif, malgré les fréquentes révélations que Dieu lui a faites, n'a pas été choisi pour la vie véritable et les sublimes spéculations, mais pour un objet tout différent. Quel est cet objet ? c'est ce que je vais faire voir.

Mais avant d'entrer en matière, je veux expliquer en peu de mots ce que j'entendrai dans la suite par gouvernement de Dieu, secours interne et externe de Dieu, élection de Dieu, enfin par ce qu'on nomme fortune. Par gouvernement de Dieu, j'entends l'ordre fixe et immuable de la nature, ou l'enchaînement des choses naturelles. Car nous avons dit plus haut et nous avons montré aussi en un autre endroit[1] que les lois universelles de la nature, par qui tout se fait et tout se détermine, ne sont rien autre chose que les éternels décrets de Dieu, qui sont des vérités éternelles et enveloppent toujours l'absolue nécessité[2]. Par conséquent, dire que tout se fait par les lois de la nature ou par le décret et le gouvernement de Dieu, c'est dire exactement la même chose. De plus, comme la puissance des choses naturelles n'est que la puissance de Dieu par qui tout se fait et tout est déterminé, il s'ensuit que tous les moyens dont se sert l'homme, qui est aussi une partie de la nature, pour conserver son être et tous ceux que lui fournit la nature sans qu'il fasse aucun effort, tout cela n'est qu'un don de la puissance divine, considérée comme agissant par la nature humaine ou par les choses placées hors de la nature humaine[3]. Nous pouvons donc très-bien appeler tout ce que la nature humaine fait par sa seule puissance pour la conservation de son être secours interne de Dieu ; et secours externe de Dieu tout ce qui arrive d'utile à l'homme de la part des causes extérieures. Il est aisé d'expliquer, à l'aide de ces principes, ce qu'il faut entendre par élection divine ; car personne ne faisant rien que suivant l'ordre prédéterminé de la nature, c'est-à-dire suivant le décret et le gouvernement de Dieu, il s'ensuit que personne ne peut se choisir une manière de vivre, ni rien faire en général que par une vocation particulière de Dieu, qui le choisit pour cet objet à l'exclusion des autres. Enfin, par fortune, j'entends tout simplement le gouvernement de Dieu, en tant qu'il dirige les choses par des causes extérieures et inopinées. Après ces éclaircissements, revenons à notre sujet et voyons dans quel sens il est dit que la nation hébraïque a été élue de Dieu de préférence à toutes les autres.

Pour cela, je pose en principe que les objets que nous pouvons désirer honnêtement se rapportent à ces trois fondamentaux : connaître les choses par leurs causes premières, dompter nos passions ou acquérir l'habitude de la vertu, vivre en sécurité et en bonne santé. Les moyens qui servent directement à obtenir les deux premiers biens, et qui en peuvent être considérés comme les causes prochaines et efficientes, sont contenus dans la nature humaine, de telle sorte que l'acquisition de ces biens dépend principalement de notre seule puissance, je veux dire des seules lois de la nature humaine ; et par cette raison il est clair que ces biens ne sont propres à aucune nation, mais qu'ils sont communs à tout le genre humain, à moins qu'on ne s'imagine que la nature a produit autrefois différentes espèces d'hommes. Mais pour ce qui est des moyens de vivre avec sécurité et de conserver la santé du corps, ils sont surtout dans la nature extérieure, parce qu'ils dépendent surtout de la direction des causes secondes, que nous ignorons ; de façon que par cet endroit l'homme sage et l'insensé sont également heureux ou malheureux. Toutefois la conduite de l'homme et sa vigilance peuvent aider beaucoup à la sécurité de la vie, et préserver l'homme des atteintes de ses semblables et aussi de celles des bêtes. Or, le moyen le plus certain que nous indiquent la raison et l'expérience, c'est de former une société fondée sur des lois, et de s'établir dans une région déterminée où toutes les forces individuelles se réunissent comme en un seul corps. Et certes il ne faut pas peu de génie et de vigilance pour former et maintenir une société. C'est pourquoi elle offrira d'autant plus de sécurité et sera d'autant plus durable et d'autant moins sujette aux coups de la fortune qu'elle sera fondée et dirigée par des hommes plus sages et plus vigilants, tandis qu'une société établie par des hommes d'un grossier génie dépend de la fortune par tous les endroits et n'a aucune solidité. Si elle dure longtemps, elle le doit, non à elle-même mais à une autre puissance ; si elle surmonte de grands périls et si tout lui réussit heureusement, il lui est impossible de ne pas admirer, de ne pas adorer la puissance de Dieu (je parle ici de Dieu, en tant qu'il agit par des causes extérieures cachées, et non par la nature humaine et par l'âme), puisque enfin ce qui lui arrive est inattendu et va au delà de ses espérances, et par conséquent peut fort bien passer pour un miracle.

Les nations ne se distinguent donc les unes des autres que par le genre de société qui unit les citoyens et par les lois sous lesquelles ils vivent. Si donc la nation hébraïque a été élue par Dieu, ce n'est pas qu'elle se soit distinguée des autres par l'intelligence ou par la tranquillité de l'âme, mais bien par une certaine forme de société et par la fortune qu'elle a eue de faire de nombreuses conquêtes et de les conserver pendant une longue suite d'années. C'est ce qui résulte très-clairement de l'Écriture elle-même. Il suffit d'y jeter les yeux pour voir que les Hébreux n'ont surpassé les autres nations que par l'heureux succès de leurs affaires en tout ce qui touche la vie, les grands dangers qu'ils ont surmontés, tout cela par le secours extérieur de Dieu ; mais pour tout le reste, ils ont été égaux à tous les peuples de l'univers, et Dieu s'est montré pour tous également propice. Il est certain, en effet, que sous le rapport de l'entendement, ils n'ont eu, comme on l'a fait voir dans le chapitre précédent, que des idées très-vulgaires sur Dieu et la nature ; ce n'est donc point par cet endroit qu'ils ont été le peuple élu. Ce n'a pas été non plus par la vertu et la pratique de la vie véritable ; car ils n'ont pas surpassé de ce côté, sauf un très-petit nombre d'élus, le reste des peuples.

Leur caractère de peuple choisi de Dieu et leur vocation viennent donc seulement de l'heureux succès temporel de leur empire et des avantages matériels dont ils ont joui, et nous ne voyons pas que Dieu ait promis autre chose aux patriarches ou à leurs successeurs[4]. Dans la loi elle-même on ne trouve d'autre prix promis à l'obéissance que la continuation de la prospérité de l'empire et les autres avantages de ce genre ; et toute la punition de leur entêtement, de leur désobéissance au pacte fondamental, c'est la ruine de l'empire et les plus grands malheurs, mais temporels. Il ne faut point en être surpris ; car la fin de toute société, de tout gouvernement, c'est la sécurité et la commodité de la vie (je crois l'avoir déjà fait comprendre, mais je le prouverai plus clairement encore dans la suite de ce traité). Or l'État ne peut se maintenir que par des lois auxquelles tout citoyen soit tenu d'obéir ; et si vous supposez que les membres d'une société se dégagent des liens de la loi, la société est dissoute, et l'ordre détruit. Tout ce qui a pu être promis aux Hébreux comme prix de leur constante obéissance aux lois, c'est donc la sécurité[5] et les autres avantages de la vie ; et comme punition de leur endurcissement au mal, c'est la ruine de leur empire et les maux qui en sont les suites, sans parler des fléaux particuliers dont ils devaient être accablés par suite de leur dispersion ; mais ce n'est pas encore le moment de traiter à fond cette matière. Je me bornerai donc à ajouter que les lois du Vieux Testament n'ont été révélées ni établies que pour les Juifs ; car Dieu ne les ayant élus que pour former une société particulière et un empire, il fallait nécessairement qu'ils eussent des lois particulières. Quant aux autres nations, je ne suis pas bien certain que Dieu leur ait aussi donné des lois particulières, ni qu'il se soit manifesté à leurs législateurs comme aux prophètes des Hébreux, je veux dire sous les mêmes attributs avec lesquels ceux-ci se le représentaient ; mais je sais que l'Écriture enseigne que ces nations avaient aussi un empire et des lois qu'elles avaient reçues du secours externe de Dieu ; qu'il me suffise, pour le prouver, de citer deux passages des livres saints. On lit dans la Genèse (chap. XIV, vers. 18, 19, 20) que Malkitsedek fut roi de Jérusalem et pontife du Dieu très-haut, qu'il bénit Abraham par le droit que lui donnait le pontificat (Nombres, chap. VI, vers. 23), et enfin qu'Abraham, chéri de Dieu, paya à ce pontife de Dieu la dîme de tout son butin ; par où l'on voit que Dieu, avant la fondation du peuple d'Israël, avait établi des rois et des pontifes dans la ville de Jérusalem, auxquels il avait donné des rites et des lois. Les donna-t-il d'une façon prophétique, c'est, je le répète, ce dont je ne suis pas certain. Je suis porté à croire cependant qu'Abraham, tant qu'il vécut dans cette contrée, observa religieusement les lois ; car, bien qu'il ne paraisse pas que Dieu lui en ait donné de particulières, il est dit (Genèse, chap. XXVI, vers. 5) qu'il garda les préceptes, le culte, les institutions et les lois de Dieu ; ce qui doit sans doute s'entendre des préceptes, du culte, des institutions et des lois du roi Malkitsedek. Pour le second passage, qu'on lise les reproches que Malachias adresse aux Juifs (ch. I, vers. 10, 11) : "Qui d'entre vous ferme les portes (du temple) de peur que l'on ne mette en vain le feu sur mon autel ? Je ne me complais pas en vous, etc. ; car depuis le soleil levant jusqu'au couchant, mon nom est grand parmi les nations, et l'on m'offre partout des parfums et de pures oblations ; car mon nom est grand parmi les nations ; dit le Dieu des armées." Or, ces paroles ne pouvant s'expliquer qu'au présent, à moins qu'on ne veuille en torturer le sens, il s'ensuit que les Juifs n'étaient pas plus chers à Dieu en ce temps-là que les autres nations, que Dieu se manifestait à celles-ci par plus de miracles qu'aux Juifs, qui avaient déjà conquis une partie de leur royaume avant d'en avoir vu un seul, enfin qu'elles avaient des rites et des cérémonies qui les rendaient agréables à Dieu. Mais je ne veux point m'étendre davantage sur ce sujet ; qu'il me suffise, pour le but que je me propose, d'avoir montré que l'élection des Juifs ne concernait que les avantages temporels du corps et la liberté, c'est-à-dire leur empire, les moyens qu'ils employèrent pour l'établir et les lois qui étaient nécessaires à cet établissement, puis d'avoir expliqué comment ces lois leur furent révélées ; enfin d'avoir prouvé que sur tout le reste et en tout ce qui touche à la véritable félicité de l'homme, les Juifs n'ont eu aucun avantage sur les autres peuples. Lors donc qu'il est dit dans l'écriture (Deutéron., chap. IV, vers. 7) qu'aucune nation n'a ses dieux si près de soi que les Juifs, cela ne se doit entendre que de l'empire juif et des miracles si nombreux qui arrivèrent à cette époque, puisque, sous le rapport de l'entendement et de la vertu ou de la béatitude, nous venons de voir que Dieu est également propice à tous les hommes. Nous l'avons prouvé par la raison ; en voici la confirmation par l'Écriture (Psaume CXLV, vers. 18) : " Dieu est près de tous ceux qui l'invoquent, de tous ceux qui l'invoquent en vérité. " Et dans un autre endroit du même psaume (vers. 9) : "Dieu est bon pour tous les hommes, et sa miséricorde éclate dans tous ses ouvrages." Dans un autre psaume (XXXIII, vers. 1) il est dit clairement que Dieu a donné à tous les hommes le même entendement : "Dieu qui forme leur cœur d'une même manière. " Or le cœur était chez les Hébreux, comme tout le monde le sait, le siège de l'âme et de l'entendement. Il est évident, par Job (chap. XXVIII, vers. 28), que Dieu a donné la même loi à tout le genre humain : savoir, la loi d'adorer Dieu et de s'abstenir des actions mauvaises, ou de faire le bien. C'est pourquoi Job, quoique gentil, fut particulièrement agréable à Dieu, parce qu'il surpassa les autres hommes en piété et en religion. L'histoire de Jonas (chap. IV, vers. 2) nous apprend encore fort clairement que ce n'est pas seulement aux Juifs, mais à tous les peuples, que Dieu est propice, et qu'il est miséricordieux, indulgent, plein de bonté pour tous les hommes, et se repent même du mal qu'il leur a fait. "J'avais résolu, dit Jonas, de m'enfuir à Tharse, parce que je savais (par les paroles de Moïse, Exode, chap. XXXIV, vers. 6) que vous êtes un Dieu propice, miséricordieux, etc." et conséquemment que vous pardonneriez aux Ninivites. Concluons donc (puisque Dieu est également propice à tous les hommes et que les Hébreux n'ont été le peuple élu de Dieu que relativement à la société qu'ils ont formée et à leur empire) qu'un Juif, considéré hors de la société et de l'empire juif, n'avait aucun don qui lui fût propre, et qu'il n'y avait entre lui et un gentil aucune sorte de différence. Et puisqu'il est bien établi que Dieu est également bon et miséricordieux pour tous les hommes, et que la mission des prophètes fut moins de donner à leur patrie des lois particulières que d'enseigner aux hommes la véritable vertu, il s'ensuit que toute nation a eu ses prophètes, et que le don de prophétie ne fut point propre à la nation juive. C'est là un point également établi par toutes les histoires, tant sacrées que profanes. Car, bien que le Vieux Testament ne dise pas que les autres nations aient eu autant de prophètes que la nation juive, et qu'il ne parle même expressément nulle part d'aucun prophète gentil envoyé par Dieu aux nations étrangères, peu importe ; car les Hébreux ont seulement voulu écrire leur histoire, et non celle des autres nations. Il suffit donc que nous trouvions dans le Vieux Testament que des hommes incirconcis, des gentils, ont prophétisé, tels que Noah, Chanoch, Abimélech, Bilham, etc., et que des prophètes hébreux ont été envoyés par Dieu, non-seulement à ceux de leur nation, mais aussi à beaucoup de nations étrangères. Ainsi Ézéchiel a prophétisé à toutes les nations alors connues, Hobadias aux seuls Iduméens, et Jonas a été surtout le prophète des Ninivites. Ce n'est pas seulement des Juifs, mais aussi des autres nations qu'Isaïe déplore et prédit les calamités et célèbre le rétablissement. "C'est pourquoi, dit-il (chap. XVI, vers. 9), mes larmes feront voir la douleur que me cause Jahzer." Dans le chap. XIX, le même prophète prédit d'abord les calamités des Égyptiens, puis leur rétablissement (voyez les vers. 19, 20, 21, 25). Il leur fait connaître que Dieu leur enverra un sauveur qui les délivrera et se révélera à eux, qu'ils l'honoreront par des sacrifices et des présents ; enfin il appelle cette nation le peuple d'Égypte béni de Dieu, toutes choses qui nous paraissent très-dignes d'être remarquées. Enfin Jérémie n'est pas seulement le prophète des Hébreux, mais de toutes les nations (chap. V, vers. 5), parce qu'il déplore et prédit les calamités des nations étrangères, et prédit aussi leur délivrance. Il s'exprime ainsi (chap. XLVIII, vers. 31) sur les Moabites : "C'est pourquoi j'élèverai ma voix à cause de Moab, et tout Moab excitera mes clameurs," etc. ; et : "Mon cœur frémit comme un tambour à cause de Moab." Puis il prédit le rétablissement des Moabites et celui des Égyptiens, des Ammonites et des Hélamites. Il est donc hors de doute que les autres nations ont eu comme les Juifs leurs prophètes qui ont prophétisé pour elles et pour les Juifs, quoique l'Écriture ne fasse mention que d'un seul, Bilham, à qui fût révélé l'avenir des juifs et des autres nations. Il ne faudrait pas croire que Bilham n'eût prophétisé qu'en cette occasion que l'Écriture a marquée ; car il résulte du récit même de l'Écriture qu'il s'était distingué bien avant cette époque par le don de prophétie et autres qualités extraordinaires. Quand, en effet, Balak le fit venir, il lui dit (Nombres, chap. XXII, vers. 6) : "Je sais que celui que tu bénis est béni, et que celui que tu maudis est maudit," Bilham avait donc cette même vertu dont parle la Genèse, et que Dieu avait donnée à Abraham (chap. XII, vers. 3). Il répondit, suivant l'usage des prophètes, aux envoyés de Balak, de rester auprès de lui jusqu'à ce que Dieu lui eût révélé sa volonté. Quand il prophétisait, c'est-à-dire quand il interprétait la volonté de Dieu, voici ce qu'il disait ordinairement de lui-même : "La voix de celui qui entend la parole de Dieu, qui connaît la science (c'est-à-dire l'intelligence ou prescience) du Très-Haut, qui voit face à face le Tout-Puissant, qui tombe à terre, mais qui a les yeux ouverts." Après avoir béni les Hébreux selon sa coutume, par l'ordre de Dieu, il commence de prophétiser aux autres nations et de prédire leur avenir. Ce qui prouve bien que Bilham a été prophète toute sa vie, ou du moins qu'il a très-souvent prophétisé ; et il faut remarquer aussi qu'il possédait ces qualités morales où était la source de la certitude qu'avaient les prophètes de la vérité de leurs prédictions, je veux dire une âme uniquement portée à l'équité et au bien ; car il ne bénissait pas et ne maudissait pas selon son caprice, comme Balak se l'imaginait, mais selon les ordres de Dieu. Aussi il répond à Balak en ces termes : "Balak me donnerait assez d'argent et d'or pour remplir son palais, que je ne pourrais transgresser le commandement de Dieu et produire à mon gré du bien ou du mal. Ce que Dieu dira, je le dirai." Que si Dieu s'irrita contre Bilham pendant son voyage, la même chose arriva à Moïse en allant en Égypte par ordre de Dieu (Exode, chap. IV, vers. 24) ; s'il prophétisait pour de l'argent, Shamuel en prenait aussi (Shamuel, liv. I, chap. IX, vers. 2, 8) ; enfin s'il eut quelques faiblesses (voyez sur ce point Épîtres de Pierre, épît. II, chap. II, vers. 15 et 16 ; et Jude, vers. 11), on peut lui appliquer ces paroles de l'Écriture (Ecclés., chap. VII, vers. 20) : "Il n'est point d'homme si juste qu'il agisse toujours bien et ne pèche jamais." Et certes il faut croire que ses discours avaient auprès de Dieu une grande autorité et que sa puissance de malédiction fut très-forte, puisque l'Écriture dit si souvent, en témoignage de la miséricorde de Dieu à l'égard des Israélites, que Dieu refusa d'écouter Bilham et changea sa malédiction en bénédiction (voy. Deutéron., ch. XXIII, vers. 6 ; Jos., chap. XXIV, vers. 10 ; Néh., chap. XIII, vers. 2). D'où il suit que Bilham devait être très-agréable à Dieu, Dieu n'étant nullement touché des discours et des malédictions des impies. Ainsi donc, puisque Bilham a été un vrai prophète et que Josué l'appelle néanmoins (chap. XIII, vers. 20) un devin, un augure, il faut bien que ce nom se prît en bonne part et que les hommes qu'on nommait chez les gentils devins ou augures aient été de vrais prophètes, ceux que l'Écriture accuse et condamne ayant été de faux devins qui trompaient les gentils, exactement comme les faux prophètes trompaient les Juifs. C'est ce qui résulte d'ailleurs de plusieurs passages de l'Écriture. Nous sommes donc finalement amenés à cette conclusion, que le don de la prophétie n'était pas propre aux Juifs, mais commun à toutes les nations.

Les pharisiens soutiennent au contraire avec force que ce don de prophétie fut exclusivement réservé à leur nation ; et ils expliquent la connaissance de l'avenir qu'ont eue les autres nations par je ne sais quelle vertu diabolique (que n'invente pas l'esprit de superstition !). Leur principale preuve, tirée du Vieux Testament, c'est ce passage de l'Exode (chap. XXXIII, vers. 16) où Moïse dit à Dieu : "Comment connaîtra-t-on que votre peuple et moi nous avons trouvé grâce devant vos yeux ? Ne sera-ce pas quand vous marcherez avec nous, et que nous serons séparés, votre peuple et moi, de tous les autres peuples qui couvrent la surface de la terre ?" C'est de là qu'ils veulent conclure que Moïse demanda à Dieu d'être présent à son peuple, de se manifester à lui par des révélations prophétiques, et de ne faire cette grâce à aucune autre nation. Mais ne serait-il pas étrange que Moïse eût envié aux nations la présence de Dieu et qu'il eût osé adresser à Dieu une semblable prière ? Voici l'explication véritable : Moïse, voyant l'opiniâtreté de son peuple et l'esprit de révolte qui l'animait, jugea que son entreprise ne réussirait pas sans de très-grands miracles et des marques particulières du secours externe de Dieu, et même que les Juifs, privés d'un tel secours, ne pouvaient échapper à une perte certaine. Il implora donc le secours de Dieu, afin que les Juifs ne pussent pas douter que c'est à Dieu qu'ils devaient leur conservation. "Seigneur, dit-il (chap. XXXIV, vers. 9), si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, que le Seigneur marche au milieu de nous ; un esprit d'aveugle obstination anime ce peuple" etc. L'aveugle obstination des Juifs fut donc la raison qui le détermina à invoquer le secours externe de Dieu ; et c'est ce qu'on voit plus clairement encore dans le passage suivant : Dieu répond (vers. 20) : "Voici que je forme avec vous une alliance, et j'accomplirai devant votre peuple des merveilles qui n'ont jamais été faites sur toute la terre ni parmi toutes les nations." Il ne s'agit donc pour Moïse, ainsi que je l'ai déjà expliqué, que de la seule élection des Juifs, et il ne demande pas autre chose à Dieu. Cependant je trouve dans l'épître de Paul aux Romains un autre texte qui fait sur moi quelque impression ; car Paul (chap. III, vers. 2) y semble exprimer une doctrine opposée à la mienne : "Quelle est, dit-il, la supériorité du Juif ? quelle est l'utilité de la circoncision ? elles sont grandes de toutes façons, et avant tout en ce que les paroles de Dieu leur ont été commises." Mais si nous examinons de près le dessein de Paul en ce passage, nous n'y trouverons rien de contraire à notre doctrine ; tout au contraire, il y a parfait accord, puisqu'il dit au même chap. (vers. 29) que Dieu est le Dieu des Juifs et des gentils ; et au chap. II, vers. 25, 26, il s'exprime ainsi : "Si le circoncis transgresse la loi, la circoncision deviendra prépuce ; et si l'incirconcis garde les préceptes de la loi ; son prépuce deviendra circoncision." Plus bas (chap. IV, vers. 9) il dit que tous les hommes, les gentils comme les Juifs, sont dans le péché, et il n'y a pas de péché là où il n'y a pas un commandement et une loi. La conséquence évidente de ce passage, c'est donc que la loi a été révélée à tous les hommes sans exception (comme nous l'avons prouvé déjà par le chap. XXVIII de Job, vers. 28), et qu'ils ont tous vécu sous son empire ; je parle de cette loi qui se rapporte uniquement à la pratique de la vertu, et non de celle qui est établie pour le maintien de chaque empire et appropriée au génie de chaque nation. Voici donc la conclusion où Paul veut aboutir : c'est que Dieu étant le Dieu de toutes les nations, c'est-à-dire également propice à tous les hommes, et tous les hommes ayant également reçu la loi et également péché, Dieu a envoyé son Christ pour tous les hommes, afin de les délivrer tous de la servitude de la loi, et de leur faire pratiquer le bien désormais, non par l'ordre de la loi, mais par une résolution inébranlable de leur âme.

La doctrine de Paul s'accorde donc ici à merveille avec la nôtre ; et lorsqu'il dit que les Juifs seuls ont eu le dépôt des paroles de Dieu, ou bien il faut entendre que ces paroles de Dieu n'avaient été écrites que chez les Juifs, les autres nations ne les ayant connues que mentalement et par une révélation tout intérieure ; ou bien que Paul, qui n'a d'autre objet en cette rencontre que de repousser les objections des Juifs, se met à leur portée et s'accommode aux opinions du temps : fidèle à l'habitude qu'il avait prise, en parlant des choses qu'il avait vues et entendues, d'être Grec avec les Grecs et Juif avec les Juifs.

Il ne nous reste plus qu'à répondre à quelques autres raisons que donnent les pharisiens pour se persuader à eux-mêmes que l'élection des Juifs n'a pas été temporaire et relative à l'établissement de leur empire, mais éternelle. Nous voyons les Juifs, disent-ils, dispersés depuis la ruine de leur empire en mille endroits divers, et pendant tant de siècles rejetés des autres nations, se maintenir et durer encore, ce qui n'est jamais arrivé à aucun peuple ; et de plus, l'Écriture sainte nous apprend en plusieurs endroits que Dieu a fait du peuple juif son peuple élu pour toute l'éternité, d'où il résulte que malgré la destruction de son empire il reste le peuple de Dieu. Voici les passages qui témoignent le plus clairement, à leur sens, de cette élection éternelle : 1° Jérémie (chap. I, vers. 36) déclare que la race d'Israël restera éternellement le peuple de Dieu, et il compare cette élection divine à l'ordre des cieux et de toute la nature ; 2° Ézéchiel (chap. XX, vers. 32) semble assurer qu'alors même que les Juifs renonceraient au culte du Seigneur, Dieu ne laissera pas de les tirer de toutes les régions où ils seront dispersés pour les conduire au désert des peuples, comme il conduisit leurs pères aux déserts d'Égypte ; et que, ensuite, après les avoir séparés des rebelles et des faibles, il les fera monter sur la montagne de sa sainteté, où toute la maison d'Israël le servira. Outre ces deux passages, les pharisiens en produisent encore quelques autres du même genre ; mais je croirai avoir suffisamment répondu à tous si j'explique les deux que je viens de citer, ce qui ne sera pas fort difficile. Il est clair en effet, par l'Écriture elle-même, que Dieu avait élu les Hébreux, non pour toujours, mais aux mêmes conditions qu'il avait fait auparavant les Chananéens, lesquels avaient aussi leurs pontifes, comme nous l'avons montré plus haut, et rendaient à Dieu un hommage religieux ; mais Dieu les rejeta dès qu'ils se furent plongés dans le luxe, les délices et l'idolâtrie. C'est pour cela que Moïse avertit son peuple de ne point se souiller d'incestes, comme avaient fait les Chananéens, de peur que la terre ne les vomît, comme elle avait vomi les nations qui habitaient jadis ces contrées. Dans un autre endroit il les menace dans les termes les plus exprès d'une ruine totale (Deutéron., chap. XVIII, vers. 19, 20) : "Je vous proteste aujourd'hui que vous périrez comme les nations que Dieu fait périr devant vous." On trouve ainsi dans la loi une foule de passages analogues qui marquent évidemment que l'élection des Hébreux n'avait rien d'absolu ni d'éternel. Si donc les prophètes leur ont prédit une alliance nouvelle et éternelle, alliance d'amour, de connaissance et de grâce, il est facile de se convaincre qu'elle ne regarde que les justes ; car nous avons vu dans le chapitre d'Ézéchiel cité plus haut que Dieu séparera d'avec les justes les faibles et les rebelles ; et Tséphonias dit formellement (chap. III, vers. 12 et 13) que Dieu détruira les superbes et sauvera les pauvres ; et comme cette élection des pauvres est le prix de la vertu véritable, il n'y a aucune raison de croire qu'elle soit promise seulement aux justes d'entre les Juifs, à l'exclusion des autres justes. Il faut croire au contraire que les prophètes des gentils (nous avons prouvé que toutes les nations ont eu des prophètes) l'ont également promise aux fidèles de leur pays et les ont consolés par cette espérance. Ainsi donc, puisque cette éternelle alliance de connaissance et d'amour est une alliance universelle, ainsi qu'il suit le plus évidemment du monde du chap. III de Tséphonias (vers. 10 et 11), il ne faut admettre aucune différence à cet égard entre les Juifs et les gentils, ni par conséquent aucune autre élection particulière du peuple hébreu. Que si les prophètes qui ont parlé de cette élection relative à la seule vertu y ont mêlé beaucoup de choses touchant les sacrifices et autres cérémonies, ainsi que sur le rétablissement du temple et de Jérusalem, c'est qu'ils ont parlé en prophètes (dont la coutume était d'envelopper les choses spirituelles sous ces figures), afin d'indiquer par là en même temps aux Juifs, dont ils étaient spécialement les prophètes, que leur temple devait être rebâti sous le règne de Cyrus et leur empire relevé. Il ne faut donc point que les Juifs s'imaginent aujourd'hui avoir eu quelque avantage sur le reste des nations. Quant à leur longue dispersion, il n'est point surprenant qu'ils aient subsisté si longtemps depuis la ruine de leur empire, puisqu'ils se sont séquestrés des autres peuples et se sont attiré leur haine, non-seulement par des coutumes entièrement contraires, mais par le signe de la circoncision qu'ils observent très-religieusement. Or, que la haine des nations soit pour les juifs un principe de conservation, c'est ce que nous avons vu par expérience. Un roi d'Espagne les ayant autrefois contraints ou de quitter son royaume ou d'en embrasser la religion, il y en eut une infinité qui prirent ce dernier parti. Et comme en se faisant chrétiens ils devenaient capables de tous les privilèges des autres citoyens et dignes de tous les honneurs, ils se mêlèrent si étroitement aux Espagnols qu'il ne reste plus d'eux aucune trace ni aucun souvenir. En Portugal il en a été tout autrement : car étant forcés d'embrasser le christianisme sans être admis aux privilèges et aux dignités de l'État, ils ont toujours vécu, quoique convertis, dans un état d'isolement par rapport aux autres Portugais. Le signe de la circoncision me paraît ici d'une telle conséquence que je le crois capable d'être à lui tout seul le principe de la conservation du peuple juif. Je dirai plus : si l'esprit de leur religion n'efféminait leurs âmes, je suis convaincu qu'une occasion favorable venant à se présenter, les Juifs pourraient (tant les choses humaines sont variables) reconstituer leur empire et devenir ainsi l'objet d'une seconde élection de Dieu. Nous avons un exemple frappant de l'influence que peut exercer le signe dont je parle dans les Chinois, qui se font, comme on sait, un point de religion de laisser croître une touffe de cheveux sur leur tête pour se distinguer des autres nations ; et cela leur a réussi depuis tant de milliers d'années qu'il n'y a point de peuple qui les égale en fait d'antiquité. Ce n'est pas qu'ils aient toujours conservé leur empire, mais ils l'ont toujours recouvré après l'avoir perdu, et je ne doute pas qu'ils ne le rétablissent encore, lorsque les richesses et les délices du pays auront commencé d'amollir les Tartares. Au reste, si quelqu'un persiste à soutenir pour telle ou telle raison que l'élection des Juifs est une élection éternelle, je n'y veux pas contredire, pourvu qu'il demeure d'accord que cette élection, de quelque durée qu'elle soit, en tant qu'elle est particulière aux Juifs, ne regarde que les avantages temporels et l'établissement de leur empire (puisqu'il n'y a que ce seul point par où les nations se distinguent les unes des autres), mais qu'à l'égard de l'intelligence et de la vertu véritable, toutes les nations sont égales, Dieu n'ayant sur ce point aucune sorte de préférence ni d'élection pour personne.


Notes


  1. Il semble évident que Spinoza désigne ici la première partie de l’Éthique (propositions 16, 17, 29), et s'en réfère, sinon pour le lecteur, au moins pour lui-même, à la doctrine qu'il y a établie.
  2. Voyez Éthique, part. 1, Propos. 33 et ses deux Schol.
  3. Voy. Éthique, part. 2, Propos. 6, 48, 49, et le Schol. de cette dernière proposition.
  4. Nous ne voyons pas que Dieu ait promis autre chose aux patriarches. Au chapitre XV de la Genèse, Dieu promet à Abraham d’être son défenseur et de lui donner d’amples récompenses. Abraham répond qu’il ne peut plus rien attendre qui ait quelque prix à ses yeux, puisqu’il est sans enfants à un âge très-avancé. Note de Spinoza
  5. Tout ce qui a pu être promis aux Hébreux... c’est donc la sécurité de la vie. Sur ce point : qu’il ne suffit point, pour arriver à la vie éternelle, d’avoir gardé les préceptes de l’Ancien Testament, voyez Marc, chap. X, vers. 21. Note de Spinoza


Chapitre II Traité théologico-politique Chapitre IV
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