Traité théologico-politique/Chapitre I

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Chapitre I

De la prophétie



Tractatus theologico-politicus

PraefatioCaput IIIIIIIVV
VIVIIVIIIIXX
XIXIIXIIIXIVXV
XVIXVIIXVIIIXIXXX

Autres œuvres

Sommaire

I. Lumière naturelle et prophétie

[1] La prophétie ou révélation est la connaissance certaine d’une chose, révélée aux hommes par Dieu. Le prophète, c’est celui qui interprète les choses révélées à qui n’en pouvant avoir une connaissance certaine n’est capable de les embrasser que par la foi. Chez les Hébreux, en effet, prophète se dit nabi[1], c'est-à-dire orateur, interprète dans l'Écriture, il désigne exclusivement l'interprète de Dieu, comme on peut le voir dans l'Exode (chap. VII vers. 1), où Dieu dit à Moïse : Et voici que je te constitue Dieu de Pharaon, et Aharon ton frère sera ton prophète. Comme s'il disait : Puisque Aharon, en interprétant à Pharaon les paroles que tu prononceras, remplira le rôle de prophète, tu seras donc en quelque façon le Dieu de Pharaon, c'est-à-dire celui qui remplira à son égard le rôle de Dieu.

[2] Nous traiterons des prophètes dans le chapitre suivant, il ne s'agit ici que de la prophétie, et déjà on doit conclure, de la définition qui vient d'être donnée, que la connaissance naturelle peut être aussi appelée prophétie, car les choses que nous savons par la lumière naturelle dépendent entièrement de la connaissance de Dieu et de ses éternels décrets[2] mais comme cette connaissance naturelle, appuyée sur les communs fondements de la raison des hommes, leur est commune à tous, le vulgaire en fait moins de cas ; le vulgaire, en effet, court toujours aux choses rares et surnaturelles, et il dédaigne les dons que la nature a faits à tous. C'est pourquoi, dès qu'il est question de connaissance prophétique, il exclut aussitôt la connaissance naturelle, bien qu'elle ait le même droit que toute autre, quelle qu'elle soit, à s'appeler divine. En effet, elle nous est comme dictée par la nature de Dieu, en tant que la nôtre en participe, et par les décrets divins ; et elle ne diffère de la connaissance que tout le monde appelle divine qu'en cet unique point, que celle-ci dépasse les limites qui arrêtent celle-là et ne peut avoir sa cause dans la nature humaine considérée en elle-même. Mais la connaissance naturelle, sous le rapport de la certitude, qu'elle implique toujours[3], et de la source d'où elle émane, c'est à savoir Dieu, ne le cède en rien à la connaissance prophétique. A moins qu'on ne pense (mais ce serait rêver et non penser) que les prophètes ont eu un corps humain et n'ont pas eu une âme humaine[4], et par conséquent que leur conscience et leurs sensations ont été d'une autre nature que les nôtres.

[3] Mais quoique la science naturelle soit divine, il ne s'ensuit pas cependant que ceux qui l'enseignent soient autant de prophètes[5] ; car ils n'ont aucun avantage qui les élève au-dessus du reste des hommes, et ils n'enseignent rien que tout le monde ne puisse savoir et comprendre avec autant de certitude qu'ils en ont eux-mêmes; et cela, sans le secours de la foi.

[4] Ainsi donc, puisque notre âme, par cela seul qu’elle contient en soi objectivement la nature de Dieu et en participe, est capable de former certaines notions qui lui expliquent la nature des choses et lui enseignent l’usage qu’elle doit faire de la vie, nous pouvons dire que l’âme humaine considérée en elle-même est la première cause de la révélation divine ; car, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, tout ce que nous concevons clairement et distinctement, c’est l’idée de Dieu, c’est la nature qui nous le révèle et nous le dicte, non par des paroles, mais d’une façon bien plus excellente et parfaitement convenable à la nature de notre âme : j’en appelle sur ce point à l’expérience de tous ceux qui ont goûté la certitude de l’entendement.


[5] Mais comme mon principal objet est de traiter exclusivement de ce qui concerne l’Écriture, je ne pousserai pas plus loin le peu que je viens de dire touchant la lumière naturelle ; et je passe immédiatement à l’examen des autres causes ou moyens dont Dieu se sert pour révéler aux hommes ce qui excède les limites de la connaissance naturelle et aussi ce qui ne les excède pas, car rien n’empêche que Dieu ne communique aux hommes par d’autres moyens ce qu’ils peuvent connaître par les lumières de la nature.

II. Comment Dieu s'est révélé aux prophètes

[6] Or il faut remarquer avant tout qu’on ne peut rien dire sur cette matière qui ne soit tiré de la seule Écriture. Que dire en effet sur des choses qui surpassent notre entendement, si ce n’est ce qui est sorti de la bouche des prophètes ou ce qui est consigné dans leurs écrits ? Et comme aujourd’hui nous n’avons plus, que je sache, de prophètes, il ne nous reste évidemment qu’à examiner les livres sacrés que les anciens prophètes nous ont laissés ; avec cette condition de prudence, toutefois, que nous n’établirons rien en pareille matière et n’attribuerons rien aux prophètes qui ne résulte avec clarté de leurs propres déclarations. Une observation essentielle qu’il faut faire d’abord, c’est que les Juifs ne font jamais mention des causes moyennes ou particulières. Par religion, par piété, ou, comme on dit, par dévotion, ils recourent toujours à Dieu. Le gain qu’ils font dans leur commerce est un présent de Dieu ; s’ils éprouvent un désir, c’est Dieu qui y dispose leur cœur ; s’ils conçoivent une idée, c’est Dieu qui leur a parlé. Par conséquent, il ne faut point croire qu’il y ait prophétie ou connaissance surnaturelle toutes les fois que l’Écriture dit que Dieu a parlé ; il faut que le fait de la révélation divine y soit marqué expressément, ou qu’il résulte des circonstances du récit.

[7] Il suffit de parcourir les livres sacrés pour reconnaître que toutes les révélations de Dieu aux prophètes se sont accomplies ou par paroles ou par figures, ou par ces deux moyens à la fois ; et ces moyens étaient, ou réels et placés hors de l’imagination du prophète, qui voyait les figures ou entendait les paroles, ou bien imaginaires, l’imagination du prophète étant disposée de telle sorte qu’il lui semblât entendre des paroles articulées ou voir des signes.

A. La révélation par paroles

[8] La voix dont Dieu se servit pour révéler à Moïse, les lois qu'il voulait donner aux Hébreux était une voix véritable ; cela résulte des paroles de l'Exode (chap. XXV, vers. 22) : Et tu me trouveras là, et je te parlerai de l'endroit qui est antre les deux chérubins. Ce qui prouve bien que Dieu parlait à Moïse d'une voix véritable ; puisque Moïse[6] trouvait Dieu prêt à lui parler, partout où il voulait l'entendre. Du reste, je prouverai tout à l'heure que cette voix, par qui la loi fut révélée, est la seule qui ait été une voix réelle.

[9] Je serais porté à croire que la voix dont Dieu se servit pour appeler Samuel était véritable, par ces paroles (chap. III, dernier verset) : Dieu apparut encore à Samuel en Shilo, s’étant manifesté à Samuel en Shilo par sa parole. Ce qui semble dire que l’apparition de Dieu à Samuel ne fut autre chose que la manifestation de Dieu par la parole, en d’autres termes, que Samuel entendit Dieu qui lui parlait. Mais comme il faut de toute nécessité mettre une différence entre la prophétie de Moïse et celle des autres prophètes, il faut nécessairement aussi admettre que la voix qu’entendit Samuel était une voix imaginaire, surtout si l’on considère qu’elle ressemblait à la voix d’Héli que Samuel entendait tous les jours, et qui était par conséquent plus propre à frapper son imagination ; car Dieu l’ayant appelé par trois fois, il crut toujours que c’était Héli. Abimelech entendit aussi une voix, mais qui n’était qu’imaginaire, selon ce qui est marqué dans la Genèse (chap. XX, vers. 6) : Et Dieu lui dit en songe, etc. Ce ne fut donc pas pendant la veille qu’il put se représenter la volonté de Dieu, mais pendant le sommeil ; c’est-à-dire à ce moment où notre imagination est plus disposée que jamais à se représenter comme réel ce qui ne l’est point.

[10] Quant aux paroles du Décalogue, c’est le sentiment de quelques juifs que Dieu ne les prononça pas effectivement, mais que ce fut pendant un bruit confus où aucune parole n’était articulée que les Israélites conçurent ces lois par la seule force de leur esprit. À voir la différence du Décalogue de l’Exode et de celui du Deutéronome, Dieu n’ayant parlé qu’une fois, j’ai cru quelque temps avec eux que le Décalogue ne contient pas les propres paroles de Dieu, mais seulement un ensemble de préceptes. Mais, à moins de violenter le sens de l’Écriture, il faut tomber d’accord que les Israélites entendirent une voix articulée et véritable ; car il est dit expressément (Deutéron., chap. V, vers. 4) : Dieu vous a parlé face à face, etc. ; comme deux hommes se communiquent leurs pensées par l’intermédiaire de leurs corps. Il semble donc bien plus conforme au sens de l’Écriture de penser que Dieu créa une voix corporelle par l’entremise de laquelle il révéla le Décalogue. On fera voir, du reste, au chap. VIII de ce Traité pourquoi les paroles et les pensées de l’un de ces Décalogues et celles de l’autre diffèrent entre elles.


[11] Mais la difficulté ne disparaît pas tout entière ; car, enfin, il n’est pas médiocrement contraire à la raison de penser qu’une chose créée, et qui a avec Dieu le même rapport que toute autre chose, puisse exprimer, ou en réalité ou par des paroles, l’essence ou l’existence de Dieu, et représenter Dieu en personne en disant : je suis Jéhovah ton Dieu, etc. Sans doute, quand la bouche de quelqu’un prononce ces paroles : J’ai compris, nul ne s’imagine que c’est la bouche de celui qui parle qui a compris, mais bien son âme. Mais comme la bouche de celui qui parle est rapportée à sa nature, dont elle fait partie, et que la personne à qui il s’adresse avait auparavant compris la nature de l’entendement, il lui est facile de comprendre la pensée de celui qui parle, en songeant que c’est un homme comme lui. Mais je ne comprends pas que des hommes qui ne connaissaient absolument rien de Dieu que son nom, et désiraient lui parler afin d’être certains de son existence, aient pu trouver la satisfaction de leur vœu dans une créature qui prononça ces mots : je suis Dieu ; puisque cette créature n’avait pas avec Dieu un plus intime rapport que toutes les autres, et ne représentait point sa nature. En vérité, je le demande, si Dieu avait disposé les lèvres de Moïse, que dis-je de Moïse, d’un animal quelconque, de façon qu’il eût prononcé ces mots : je suis Dieu, cela aurait-il fait comprendre aux Israélites l’existence de Dieu ?

[12] D’un autre côté, l’Écriture paraît bien affirmer d’une manière expresse que Dieu lui-même parla aux Hébreux, puisqu’il ne descendit du ciel sur le Sinaï que pour cela, et que non-seulement les Hébreux l’entendirent parler, mais les principaux de la nation purent le voir (Exode, chap. 24). Car il faut remarquer que la loi qui fut révélée à Moïse, cette loi à laquelle on ne pouvait rien ajouter, ni rien ôter, et qui était comme le droit de la patrie, n’enseigne en aucun endroit que Dieu soit incorporel, sans figure, et qu’on ne puisse le représenter par une image, mais seulement qu’il y a un Dieu, qu’il faut y croire, et n’adorer que lui ; et c’est seulement pour que le culte de Dieu ne fût point abandonné que la loi défendit de s’en former et d’en façonner aucune image. Car les Juifs, n’ayant jamais vu d’image de Dieu, n’en pouvaient façonner aucune qui fût ressemblante ; elle aurait été nécessairement copiée sur quelque créature, et tandis qu’ils auraient adoré Dieu sous cette fausse image, leur pensée aurait été occupée de cette créature et non pas de Dieu, de sorte que c’est à elle qu’ils auraient rendu les hommages et le culte qui ne sont dus qu’à Dieu.


[13] Mais, en réalité, l’Écriture dit clairement que Dieu a une figure, puisqu’elle dit que Moïse, au moment où il entendait parler Dieu, regarda sa figure, et sans être assez heureux pour la voir, en aperçut toutefois les parties postérieures. Je suis donc convaincu que ce récit cache quelque mystère, et je me réserve d’en parler plus bas avec étendue, quand j’exposerai les passages de l’Écriture qui marquent les moyens dont Dieu s’est servi pour révéler aux hommes ses décrets.

B. La révélation par images seules

[14] Que la révélation ne se soit faite que par des images, c’est ce qui est évident par le premier livre des Paralipomènes, chap. 22, où Dieu manifeste sa colère à David par un ange qui tient une épée à la main. Il en arrive autant à Balaam. Et bien que Maimonides se soit imaginé avec quelques autres que cette histoire, et toutes celles où il est parlé de l’apparition des anges, comme celle de Manoa, d’Abraham, qui croyait immoler son fils, etc., sont des récits de songes, parce qu’il est impossible de voir un ange les yeux ouverts, cette explication n’est qu’un bavardage de gens qui veulent trouver bon gré mal gré dans l’Écriture les billevesées d’Aristote et leurs propres rêveries ; ce qui est bien, selon moi, la chose du monde la plus ridicule.

[15] C’est par des images sans réalité et qui ne dépendaient que de l’imagination du prophète, que Dieu révéla à Joseph sa future grandeur.

C. La révélation par paroles et par images

[16] C’est par des images et par des paroles que Dieu révéla à Josué qu’il combattrait pour les Hébreux, en lui montrant un ange l’épée à la main, et comme à la tête de son armée : ce qu’il lui avait déjà fait connaître par des paroles que Josué avait entendues de la bouche de l’ange. Ce fut aussi par des figures qu’Isaïe connut (ainsi qu’on en trouve le récit au chap. VI) que la providence de Dieu abandonnait le peuple ; savoir : en se représentant le Dieu trois fois saint sur un trône fort élevé, et les Israélites noyés à une grande profondeur dans un déluge d’iniquités, et souillés de la fange de leurs crimes. Voilà ce qui lui fit comprendre le misérable état où se trouvait alors le peuple, et ses calamités futures lui furent révélées de la sorte, comme si Dieu avait parlé. Je pourrais citer beaucoup d’exemples de cette nature, si je ne pensais qu’ils sont suffisamment connus de tout le monde.

[17] Mais la confirmation la plus claire de ce que j’ai avancé se trouve dans un texte des Nombres (chap. XII, vers. 6, 7 et 8) qui porte : S’il est parmi vous quelque prophète de Dieu, je me révélerai à lui en vision (c’est-à-dire par des figures et des hiéroglyphes, puisqu’il est dit de la prophétie de Moïse que c’est une vision sans hiéroglyphes), je lui parlerai en songe (c’est-à-dire sans paroles réelles, sans voix véritable). Mais je n’agis point ainsi avec Moïse ; je lui parle bouche à bouche, et non par énigmes ; et il voit la face de Dieu. En d’autres termes, Moïse me voit et s’entretient avec moi sans épouvante, et comme avec un égal, ainsi qu’on peut voir dans l’Exode (chap. XXXIII, vers. 17). Il n’y a donc pas le moindre doute que les autres prophètes n’ont jamais entendu de véritable voix, ce qui est confirmé encore par le Deutéronome (chap. XXXIV, vers. 10) : Jamais prophète ne s’est rencontré (littéralement, levé) en Israël, que Dieu ait connu face à face, comme Moïse ; ce qui doit s’entendre non de la face, mais seulement de la voix, puisque Moïse lui-même ne vit jamais la face de Dieu (Exode, chap. XXXIII).

D. La voix de Dieu

[18] Je ne vois point dans l’Écriture que Dieu se soit servi d’autres moyens que de ceux-là pour se communiquer aux hommes, et par conséquent il n’en faut imaginer ni admettre aucun autre. Et bien qu’il soit aisé de comprendre que Dieu se puisse communiquer immédiatement aux hommes, puisque sans aucun intermédiaire corporel il communique son essence à notre âme, il est vrai néanmoins qu’un homme, pour comprendre par la seule force de son âme des vérités qui ne sont point contenues dans les premiers principes de la connaissance humaine et n’en peuvent être déduites, devrait posséder une âme bien supérieure à la nôtre et bien plus excellente. Aussi je ne crois pas que personne ait jamais atteint ce degré éminent de perfection, hormis Jésus-Christ, à qui furent révélés immédiatement, sans paroles et sans visions, ces décrets de Dieu qui mènent l’homme au salut. Dieu se manifesta donc aux apôtres par l’âme de Jésus-Christ, comme il avait fait à Moïse par une voix aérienne ; et c’est pourquoi l’on peut dire que la voix du Christ, comme la voix qu’entendait Moïse, était la voix de Dieu. On peut dire aussi dans ce même sens que la sagesse de Dieu, j’entends une sagesse plus qu’humaine, s’est revêtue de notre nature dans la personne de Jésus-Christ, et que Jésus-Christ a été la voie du salut.

[19] Je dois avertir ici que je ne prétends ni soutenir ni rejeter les sentiments de certaines Églises touchant Jésus-Christ ; car j'avoue franchement que je ne les comprends pas[7]. Tout ce que j'ai soutenu jusqu'à ce moment, je l'ai tiré de l'Écriture elle-même; car je n'ai lu en aucun endroit que Dieu ait apparu à Jésus-Christ ou qu'il lui ait parlé, mais bien que Dieu s'est manifesté par Jésus-Christ aux apôtres et qu'il est la voie du salut, et enfin que Dieu ne donna pas l'ancienne loi immédiatement, mais par le ministère d'un ange, etc. De sorte que si Moïse s'entretenait avec Dieu face à face, comme un homme avec son égal (c'est-à-dire par l'intermédiaire de deux corps), c'est d'âme à âme que Jésus-Christ communiquait avec Dieu.

[20] Je dis donc que personne, hormis Jésus-Christ, n'a reçu des révélations divines que par le secours de l'imagination, c'est-à-dire par le moyen de paroles ou d'images, et qu'ainsi, pour prophétiser, il n'était pas besoin de posséder une âme plus parfaite que celle des autres hommes, mais seulement une imagination plus vive, ainsi que je le montrerai plus clairement encore dans le chapitre suivant.

III. Ce dont "esprit de Dieu" est le nom

[21] Il s'agit maintenant d'examiner ce que les saintes lettres entendent par ces mots : l'esprit de Dieu descendu dans les prophètes, les prophètes parleront selon l'esprit de Dieu. Pour cela, nous devons premièrement rechercher ce que signifie le mot hébreu ruagh, que le vulgaire interprète par le mot esprit.

A. Les sens du mot esprit

[22] Dans le sens naturel, le mot ruagh signifie, comme on sait, vent, et bien qu'il ait plusieurs autres significations, toutes se ramènent à celle-là ; car il se prend pour signifier :
1° le souffle, comme dans le psaume CXXXV, vers. 17 : Aussi il n' a point d'esprit dans leur bouche ;
2° la respiration, comme, dans Samuel (I, chap. XXX, vers. 12) : Et l'esprit lui revint, c'est-à-dire il respira ;
3° le courage et les forces, comme dans Josué (chap. II, vers. 2): Et aucun homme ne conserva l'esprit ; de même dans Ezéchiel (chap.II, vers. 2) : Et l'esprit me revint (c'est-à-dire la force), et me fit tenir ferme sur mes pieds ;
4° la vertu et l'aptitude, comme dans Job (chap. XXXII, vers. 9) : "Et certes l'esprit est dans tous les hommes" c'est-à-dire il ne faut pas chercher exclusivement la science dans les vieillards, car je trouve qu'elle dépend de la vertu et de la capacité particulière de chaque homme ; de même dans lesNombres (chap. XXVIII, vers. 18) : "Cet homme en qui est l'esprit ;"
5° l'intention de l'âme comme dans les Nombres (chap. XIV, vers. 34) : "Parce qu'il a eu un autre esprit," c'est-à-dire une autre pensée, une autre intention. De même dans les Proverbes (chap. I, vers. 23) : "Je vous dirai mon esprit," c'est-à-dire mon intention. Il se prend encore dans ce même sens pour signifier la volonté, le dessein, l'appétit, le mouvement de 1'âme, comme dans Ézéchiel (chap. I, vers. 12) : "Ils allaient ou ils avaient l'esprit (c'est-à-dire la volonté) d'aller." De même dans Isaie (chap. XXX, vers. 1) : "Et vos entreprises ne viennent point de mon esprit." Et plus haut (chap, XXIX, vers. 10) : "Parce que Dieu a répandu sur eux l'esprit(c'est-à-dire le désir) de dormir." Et dans les Juges (chap. VIII, vers, 3) : "Et alors leur esprit (c'est-à-dire le mouvement de leur âme) fut adouci," De même dans les Proverbes (chap. XVI, vers. 32) ; "Celui qui dompte son esprit (c'est-à-dire son appétit) vaut mieux que celui qui prend une ville." Et plus haut (chap. XXV, ver 27) : "Homme qui ne réprime point son esprit." Et dans Isaïe (chap. XXXIII, vers. 11): "Votre esprit est un feu qui vous consume." Enfin, ce mot ruagh, en tant qu'il signifie l'âme, sert à exprimer toutes les passions de l'âme et aussi toutes ses qualités, comme : esprit haut pour signifier l'orgueil, esprit bas pour l'humilité, esprit mauvais pour la haine et la mélancolie, esprit bon la douceur. On dit encore : un esprit de jalousie, un esprit (c'est-à dire un appétit) de fornication, un esprit de sagesse, de conseil, de force, c'est-à-dire un esprit sage, prudent, fort (car nous nous servons en hébreu de substantifs plutôt que d'adjectifs), une vertu de sagesse, de conseil de force. On dit encore : un esprit de bienveillance.
6° Ce mot signifie encore l'âme, comme dans l’Ecclésiaste (III, vers. 19) : "L'esprit (c'est-à-dire l'âme) est le même en tous les hommes, et l'esprit retourne à Dieu ;"
7° enfin, les parties du monde (à cause des vents qui soufflent de divers côtés), et aussi les parties d'une chose quelconque relatives à ces différentes régions, ( Voy. Ezechiel , chap, XXXVII, vers, 9 ; chap, XLII, Vers.16, 17,18,19, etc.)

B. Ce qui se rapporte à Dieu

[23] Remarquons maintenant qu'une chose se rapporte à Dieu ou est dite chose de Dieu :
1° quand elle appartient à la nature de Dieu et en est comme une partie, comme la puissance de Dieu, les yeux de Dieu ;
2° quand elle est en la puissance de Dieu et agit suivant ses volontés c'est ainsi que les cieux sont appelés les cieux de Dieu, parce qu'ils sont le char et la demeure de Dieu ; dans le même sens, l'Assyrie est appelée fléau de Dieu, et Nabuchodonosor le serviteur de Dieu, etc.;
3° quand elle est consacrée à Dieu, comme le temple de Dieu, le Nazaréen de Dieu, le pain de Dieu, etc.;
4° quand elle nous est révélée par les prophètes ; et non par la lumière naturelle ; c'est ainsi que la loi de Moïse est appelée loi de Dieu ;
5° quand on veut exprimer d'une chose le plus haut degré d'excellence, comme les Montagnes de Dieu, c'est-à-dire de très-hautes montagnes ; un sommeil de Dieu, c'est-à-dire très-profond ; et c'est dans ce sens qu'il faut entendre Amos (chap. IV, vers. 11), quand il met dans la bouche de Dieu ce langage : "Je vous ai détruits, comme la destruction de Dieu (a détruit) Sodome et Gomorrhe;" destruction de Dieu marque ici une mémorable destruction ; car puisque c'est Dieu qui parle, cela ne peut s'entendre autrement. La science naturelle de Salomon est aussi appelée science de Dieu, c'est-à-dire science divine, science extraordinaire. Les Psaumes parlent aussi des cèdres de Dieu pour en exprimer la prodigieuse hauteur. Dans Samuel (chap. XI, vers, 7), pour signifier une crainte extrême, il est dit: "Et une crainte de Dieu tomba sur le peuple." C'est ainsi que les Juifs rapportaient à Dieu tout ce qui passait leur portée, tout ce dont ils ignoraient alors les causes naturelles. Ils appelaient la tempête un discours menaçant de Dieu ; les tonnerres, les éclairs étaient les flèches de Dieu ; car ils s'imaginaient que Dieu tient les vents enfermés dans des cavernes qu'ils appelaient les trésors de Dieu, ne différant en cela des païens qu'en ce point qu'au lieu d'Éole, c'est Dieu qui est le maître des vents. C'est encore pour cette raison que les miracles, sont appelés ouvrages de Dieu, ce qui veut dire des choses très-merveilleuses, puisque toutes les choses naturelles sont des ouvrages de Dieu, et n'existent et ne se développent que par la seule puissance de Dieu. On doit donc prendre dans ce sens le Psalmiste quand il appelle les miracles d’Égypte des effets de la puissance de Dieu ; ce qui veut dire que les Hébreux, qui ne s'attendaient à rien de semblable, ayant trouvé dans les plus extrêmes périls un moyen de salut, en furent frappés d'étonnement.

[24] Ainsi donc, puisque ce sont les ouvrages extraordinaires de la nature que l'on appelle ouvrages de Dieu et que les arbres d'une hauteur prodigieuse sont nommés arbres de Dieu, il ne faut point s'étonner que dans la Genèse les hommes d'une grande force d'une grande stature soient appelés fils de Dieu, quoique impies du reste, ravisseurs et libertins. C'est donc une coutume antique, non seulement des Juifs, mais aussi des païens, de rapporter à Dieu tout ce qui donne à un objet un caractère d'excellence et de supériorité. Aussi nous lisons que Pharaon, dès qu'il eut entendu l'interprétation du songe qu'il avait fait, dit à Joseph que l'esprit des dieux était en lui. Nabuchodonosor en dit autant à Daniel. Rien de plus fréquent chez les Latins, qui disaient d'un ouvrage fait avec art : cela est fait de main divine ; ce qu'il faudrait traduire ainsi en hébreu (comme tous les hébraïsants le savent fort bien) : cela est fait de la main de Dieu.


C. L'esprit de Dieu

[25] On voit donc qu'il est aisé de comprendre et d'interpréter les passages de l'Écriture où il est question de l'esprit de Dieu. Car l’esprit de Dieu, l’esprit de Jéhovah ne signifient en certains endroits rien autre chose qu'un vent très-violent, très-sec, un vent funeste ; ainsi dans Isaïe, (chap, XL, vers, 7) : "Et un esprit de Jéhovah souffla sur lui," c'est-à-dire un vent sec et funeste ; et dans la Genèse (chap. I, vers. 2) : "Et le vent de Dieu (c'est-à-dire un vent très-violent) souffla sur les eaux."

— Esprit signifie encore un grand courage. Ainsi le courage de Gédéon, celui de Samson sont appelés, dans les saintes lettres, esprit de Dieu, c'est-à-dire cœur intrépide et prêt à tout. C'est encore dans ce sens qu'une vertu ou une force extraordinaire, de quelque espèce qu'elle soit, est appelée esprit ou vertu de Dieu, comme dans l’Exode (chap. XXXI, vers. 3) : "Et je le remplirai (Betzaléel) d'un esprit de Dieu" c'est-à-dire, ainsi que l'Écriture elle même l'explique, d'une intelligence et d'une adresse au-dessus du commun. De même, dans Isaïe (chap. XI, vers, 2) : "Et l'esprit de Dieu reposera sur lui," c'est-à-dire, suivant l'usage de l'Écriture et les explications que donne Isaïe lui-même un peu plus loin, un esprit de sagesse, de conseil, de force, etc.

— De même, la mélancolie de Saül est appelée mauvais esprit de Dieu, c'est-à-dire une mélancolie très-profonde ; car les serviteurs de Saül, qui appelaient sa mélancolie une mélancolie de Dieu, furent justement ceux qui lui conseillèrent de faire venir un musicien qui le pût distraire en jouant de la lyre ; ce qui prouve bien que par mélancolie de Dieu ils entendaient une mélancolie naturelle.

— Enfin l'esprit de Dieu signifie l'âme ou l'intelligence de l'homme, comme dans Job (chap. XXXVII, vers. 3) : "Et l'esprit de Dieu était dans mes narines," faisant allusion à ce qui est écrit dans la Genèse, savoir : que Dieu souffla aux narines de l'homme une âme vivante. Ainsi Ézéchiel, prophétisant aux morts, leur dit (chap. XXXVII, vers. 14): "Je vous donnerai mon esprit, et vous vivrez," c'est-à-dire je vous rendrai la vie. C'est dans ce sens qu'il faut entendre Job (chap. XXXIV, vers. 14) : "Quand il voudra (Dieu), il retirera à soi son esprit et son soude" (c'est-à-dire la vie qu'il nous a donnée) ; et la Genèse (chap. VI, vers, 3): "Mon esprit ne raisonnera plus (ou ne gouvernera plus) dans l'homme, parce qu'il est chair," c'est-à-dire l'homme désormais ne se gouvernera plus que par les instincts de la chair, et non par les décisions de la raison que je lui ai donnée pour discerner le bien du mal. De même, dans les Psaumes (ps. LI, vers, 12, 13) : "Créez en moi un cœur pur, ô Dieu, et renouvelez en moi un esprit droit (c'est-à-dire une volonté bien réglée) ; ne me rejetez as de votre présence, et ne m'ôtez pas l'esprit de votre sainteté." On croyait alors que les péchés avaient pour cause unique la chair, l'esprit ne conseillant jamais que le bien; c'est pour cela que le Psalmiste invoque le secours de Dieu contre les appétits de la chair, et prie ce Dieu saint de lui conserver seulement l'âme qu'il lui a donnée.

On remarquera aussi que l'Écriture représentant d'ordinaire Dieu à l'image de l'homme, et lui attribuant une âme un esprit, des passions, et en même temps un corps et un souffle tout cela pour se proportionner à la grossièreté du vulgaire, l’esprit de Dieu est souvent pris dans les livres sacrés pour l'âme de Dieu, pour son esprit, ses passions, sa force, le souffle de sa bouche. Ainsi nous lisons dans Isaïe (chap. XL, vers. 13) : "Qui a disposé l'esprit de Dieu?" c'est-à-dire son âme ; ce qui signifie : Qui a pu déterminer l'âme de Dieu, si ce n'est Dieu lui-même, à vouloir ce qu'il veut ? et dans le chap. LXIII, vers. 10 : "Et ils ont accablé d'amertume et de tristesse l'esprit de sa sainteté". Voilà pourquoi esprit de Dieu se prend ordinairement pour loi de Moïse, laquelle en effet exprime la volonté de Dieu. Ainsi on lit dans Isaïe (même chap., vers. 11) : "Où est celui qui a mis au milieu d'eux l'esprit de la sainteté ?" c'est-à-dire la loi de Moïse, comme cela résulte de toute la suite du discours ; et dans Néhémias (chap. IX vers. 20) : "Et vous leur avez donné votre bon esprit pour les rendre intelligents." Le prophète parle ici du temps de la Loi, et fait allusion à ces paroles de Moïse dans le Deutéronome (chap. IV, vers. 6) : "Parce qu'elle est (la Loi) votre science, votre prudence, etc." De même dans le psaume CXLIII, vers. 10 : "Votre bon esprit me conduira dans un pays uni ;" c'est-à-dire, votre volonté, qui nous a été révélée, nous conduira dans une voie droite. Esprit de Dieu signifie aussi, comme on l'a déjà dit, le souffle de Dieu, lequel est attribué à Dieu dans le même sens grossier qui lui fait donner dans l'Écriture une âme, une intelligence, un corps, comme dans le psaume XXXIII, vers. 6. Esprit de Dieu se prend ensuite pour la puissante, la force, la vertu de Dieu, comme dans Job (chap, XXXIII, vers. 4) : "L'esprit de Dieu m'a fait," c'est-à-dire sa vertu, sa puissance, ou, si vous aimez mieux, sa volonté. Car le Psalmiste dit aussi, dans son langage poétique, que les cieux ont été faits par l'ordre de Dieu, et que toute l'armée des astres est l'ouvrage de son esprit ou du souffle de sa bouche (c'est-à-dire de sa volonté, exprimée en quelque sorte par un souffle). De même, dans le psaume CXXXIX, vers. 7, il est dit; "Où fuirai-je (pour être) hors de ton esprit ? Où fuirai-je (pour être) hors de ta présence ?" c'est-à-dire, d'après la suite même du discours où le Psalmiste développe cette pensée, où puis-je aller pour échapper à ta volonté et à ta présence ?

— Enfin, esprit de Dieu s'emploie dans les livres saints pour exprimer les affections de Dieu, sa bonté, sa miséricorde, comme dans Michée (chap. II, vers. 7) "L'esprit de Dieu (c'est-à-dire sa miséricorde) a-t-il diminué, et ces pensées cruelles sont-elles son ouvrage ?" De même, dans Zacharie (chap, 4, vers. 6) : "Non par une armée, non par la force, mais par mon seul esprit," c'est-à-dire par la miséricorde de Dieu. C'est aussi dans ce sens que je crois qu'il faut entendre le même prophète (chap, VII, vers. 12) : "Et ils ont usé de ruse dans leur cœur pour ne pas obéir à la loi et aux ordres que Dieu leur a donnés dans son esprit (c'est-à-dire dans sa miséricorde) par la bouche des premiers prophètes." J'entends aussi de la même façon Haggée (chap. II, vers. 5) : "Et mon esprit (c'est-à-dire ma grâce) demeure parmi vous. Cessez de craindre." Quant au passage d’Isaïe (chap, XLVIII, vers. 16): "Et maintenant le Seigneur Dieu et son esprit m'ont envoyé," on peut entendre l'âme, la miséricorde de Dieu, ou sa volonté révélée par la loi ; car il dit : "Dès le commencement (c'est-à-dire dès que je suis venu vers vous pour vous annoncer la colère de Dieu et la sentence qu'il à portée contre vous) je n'ai point parlé en termes obscurs ; aussitôt qu'elle a été (prononcée), je suis venu (ainsi qu'il l'a témoigné au chap. VII) ; mais maintenant je suis un messager de joie, et la miséricorde de Dieu m'envoie vers vous pour célébrer votre délivrance." On peut aussi entendre, je le répète, la volonté de Dieu révélée par la Loi, c'est-à-dire que le prophète est venu les avertir suivant l'ordre de la Loi, exprimé dans le Lévitique, au chap, XIX, vers. 17. Il les avertit donc dans les mêmes conditions et de la même manière que faisait ordinairement Moïse. Et enfin il termine, comme Moïse, en leur prédisant leur délivrance. Toutefois la première explication me semble plus d'accord avec l'Écriture.

IV. L'imagination comme mode de connaissance de Dieu chez les prophètes

[26] Pour en revenir enfin à notre objet, on voit par toute la discussion qui précède ce qu'il faut entendre par ces phrases de l'Écriture : L'Esprit de Dieu a été donné aux prophètes ; Dieu a répandu son Esprit sur les hommes ; les hommes sont remplis de l'Esprit de Dieu, du Saint-Esprit. Elles ne signifient rien autre chose sinon que les prophètes se distinguaient par une vertu singulière et au-dessus du commun[8], qu'ils pratiquaient la vertu avec une constance supérieure, enfin qu'ils percevaient l'âme ou la volonté ou les desseins de Dieu. Nous avons montré en effet que cet Esprit, en hébreu, signifie aussi bien l'âme elle-même que les desseins de l'âme ; et c'est pour cela que la Loi, qui exprime les desseins de Dieu, est appelée l'esprit ou l'âme de Dieu. L'imagination des prophètes , en tant que les décrets de Dieu se révélaient par elle, pouvait donc être appelée au même titre l'âme de Dieu ; et les prophètes, dans ce sens, avaient l'âme de Dieu. Mais quoique l'âme de Dieu et ses éternels desseins soient gravés aussi dans notre âme, et que nous percevions en ce sens l'âme de Dieu (pour parler comme l'Écriture), cependant, comme la connaissance naturelle est commune à tous les hommes, elle a moins de prix à leurs yeux, ainsi que nous l'avons déjà expliqué ; surtout aux yeux des Hébreux, qui se vantaient d'être au-dessus du reste des mortels, et méprisaient, en conséquence, les autres hommes et la science qui leur était commune avec eux. Enfin, les prophètes passaient pour avoir l'esprit de Dieu, parce que les hommes, dans l'ignorance des causes de la connaissance prophétique, avaient une grande admiration pour elle, et, la rapportant à Dieu lui-même, comme ils font toutes les choses extraordinaires, lui donnaient le nom de connaissance divine.

[27] Nous pouvons donc maintenant dire sans scrupule que les prophètes ne connaissaient ce qui leur était révélé par Dieu qu'au moyen de l'imagination, c'est-à-dire par l'intermédiaire de paroles ou d'images, vraies ou fantastiques. Ne trouvant en effet dans l'Écriture que ces moyens de révélation, nous n'avons pas le droit d'en supposer aucun autre. Maintenant, par quelle loi de la nature ces révélations se sont-elles accomplies ? J'avoue que je l'ignore. Je pourrais dire, comme beaucoup d'autres, que tout s'est fait par la volonté de Dieu ; mais j'aurais l'air de parler pour ne rien dire. Car ce serait comme si je voulais expliquer la nature d'une chose particulière par quelque terme transcendantal. Tout a été fait par la puissance de Dieu ; et comme la puissance de la nature n'est rien autre que la puissance même de Dieu[9], il s'ensuit que nous ne connaissons point la puissance de Dieu, en tant que nous ignorons les causes naturelles des choses, il y a donc une grossière absurdité à recourir à la puissance de Dieu quand nous ignorons la cause naturelle d'une chose, c'est-à-dire la puissance de Dieu, elle-même. Mais il n'est pas nécessaire pour notre dessein d'assigner la cause de la connaissance prophétique ; car nous avons expressément averti que nous nous bornerions ici à examiner les principes dans l'Écriture, afin d'en tirer, comme nous ferions de données naturelles, certaines conséquences, sans rechercher d'ailleurs d'où sont venus ces principes, ce qui ne nous intéresse en rien.

[28] Ainsi donc, puisque les prophètes ont perçu par l'imagination les révélations divines, il en résulte que leur faculté perceptive s'étendait bien au delà des limites de l'entendement ; car avec des paroles et des images il est possible de former un plus grand nombre d'idées qu'avec les principes et les notions sur lesquels toute notre connaissance naturelle est assise.

[29] On voit en outre clairement pourquoi les prophètes ont toujours perçu et enseigné toutes choses par paraboles et d'une manière énigmatique, et exprimé corporellement les choses spirituelles ; tout cela convenant à merveille à la nature de l'imagination. Nous ne nous étonnerons plus maintenant que l'Écriture et les prophètes parlent en termes si impropres et si obscurs de l'esprit ou de l'âme de Dieu, comme dans les Nombres, chap. XI, vers. 17, et le premier livre des Rois, chapitre XXII, vers. 22, etc., que Michée nous représente Dieu assis, que Daniel nous le peigne comme un vieillard couvert de blancs vêtements, Ézéchiel comme un feu, enfin que les personnes qui entouraient le Christ aient vu le Saint-Esprit sous la forme d'une colombe, les Apôtres comme des langues de feu, et Paul, au moment de sa conversion, comme une grande flamme ; tout cela s'accorde en effet parfaitement avec les images vulgaires qu'on se forme de Dieu et des esprits.


[30] D'un autre côté, l'imagination étant volage et inconstante, le don de prophétie ne restait pas attaché constamment aux prophètes ; ce don n'était donc pas commun, mais très-rare, je veux dire accordé à très-peu d'hommes, et dans ceux-là même s'exerçant très rarement. Or, puisqu'il en est ainsi, nous devons rechercher maintenant d'où a pu venir aux prophètes la certitude qu'ils avaient touchant des choses qu'ils percevaient, non par des principes certains, mais par l'imagination. Et tout ce qui peut être dit à ce sujet, il ne faut le demander qu'à l'Écriture elle-même, puisque nous n'avons de ces objets, je le répète, aucune science vraie, et ne pouvons les expliquer par leurs premières causes. Cherchons donc ce qu'apprend l'Écriture sur la certitude des prophètes ; c'est le sujet du chapitre suivant.

Notes


  1. Les mots hébreux qui signifient prophète, prophétie, ont été bien entendus par R. Salomon Jaschi, mais mal traduits par Aben-Hezra, qui était loin d’être aussi versé dans l’intelligence de la langue hébraïque. Il faut remarquer également ici que le mot hébreu qui répond à prophétie a une signification générale, et comprend toute façon quelconque de prophétiser. Les autres mots qui ont à peu près le même sens sont plus particuliers et marquent tel ou tel genre de prophétie. C’est ce que les doctes savent parfaitement. Note marginale 1 de Spinoza. N.B. Ces notes ont été traduites sur le texte de Théoph. de Murr, en tenant compte des variantes de l'exemplaire de Koenigsberg données par Dorow. (De Murr, Adnotat. ad Tract., p. 2. - Wilhem Dorow, Spinoza's Randglossen, p. 10 sqq.)
    Il s'agit là de la première des Notes marginales de Spinoza que nous avons traduites sur le texte de Théoph. de Murr, en tenant compte des variantes de l'exemplaire de Koenigsberg données par Dorow. (De Murr, Adnotat. ad Tract., p. 2. - Wilhem Dorow, Spinoza's Randglossen, p. 10 sqq. Je dois prévenir ici le lecteur qu'il m'a été impossible, ne sachant pas l'hébreu, de traduire complètement et littéralement deux ou trois notes de Spinoza, qui s'adressent surtout aux hébraïsants. En pareil cas j'ai tâché seulement de ne pas m'écarter de sens général de la note, aimant mieux omettre une ligne que de l'entendre mal. (Note du traducteur, E. Saisset.)
  2. Voyez l’Éthique,Propos. 15 et 16, part. 1 ; Propos. 5 et 8, part. 2. - Nous avons pensé qu'il serait intéressant d'indiquer en cet endroit et dans toute la suite de la traduction du Théologico-politique les passages de l’Éthique où sont exposés et démontrés scientifiquement les principes que Spinoza se borne ici à invoquer, sans les établir. n.d.t.
  3. Voyez l’Éthique, Propos. 43, part. 2. n.d.t.
  4. Voyez l'Éthique, Propos. 11, 13, part. 4. n.d.t.
  5. Quoique la science naturelle soit divine, il ne s’ensuit pas cependant que ceux qui l’enseignent soient autant de prophètes, c’est-à-dire autant d’interprètes de Dieu. Celui-là seul, en effet, est interprète de Dieu qui découvre les décrets divins que Dieu même lui a révélés à ceux qui n’ont pas reçu cette révélation et dont la croyance n’a, par conséquent, d’autre appui que l’autorité du prophète et la confiance qu’elle inspire. S’il en était autrement, si les hommes qui entendent les prophètes devenaient prophètes eux-mêmes, comme deviennent philosophes ceux qui entendent les philosophes, le prophète cesserait alors d’être l’interprète des décrets divins, puisque ceux qui entendraient sa parole en connaîtraient la vérité, non sur la foi du prophète, mais par une révélation toute divine, comme la sienne, et par un témoignage intérieur. C’est ainsi que le souverain, dans un État, est l’interprète du droit, parce que son autorité seule le défend, et que son seul témoignage l’établit. (Note marginale 2 de Spinoza)
  6. Partout où il voulait l’entendre ; lisez : Toutes les fois qu’il voulait l’entendre. (note marginale 2 de Spinoza)
  7. Spinoza s'exprime plus ouvertement encore dans une lettre à Oldenburg: "Non minus absurde mihi loqui videntur quam si quis mihi diceret quod circulus naturam quadrati induerit."(voyez Lettres de Spinoza. Lettre V.) n.d.t.
  8. Les prophètes se distinguaient par une vertu singulière et au-dessus du commun. Bien qu’il y ait des hommes doués de certains avantages que la nature a refusés à tous les autres, on ne dit pas que ces hommes soient au-dessus de la nature humaine ; car il faudrait pour cela que les qualités qu’ils ont en propre ne fussent pas comprises dans l’essence ou la définition de l’humanité. Une taille de géant, par exemple, voilà une chose rare, mais tout humaine. De même, c’est un talent peu commun que celui d’improviser des vers ; mais il n’y a rien là qui surpasse l’homme. J’en dirai autant, par conséquent, de cette propriété qu’ont quelques individus de se représenter certains objets par l’imagination, je ne dis pas en dormant, mais les yeux ouverts, d’une manière aussi vive que si ces objets étaient devant eux. Que s’il se rencontrait une personne qui possédât d’autres moyens de percevoir que les nôtres et un autre mode de connaissance, il faudrait dire alors qu’elle est au-dessus des limites imposées à la nature humaine. (Note marginale 4 de Spinoza)
  9. L’Éthique, part. I, schol. de la Propos. 15 ; Propos. 18, 25, 26, 29,etc. n.d.t.


Préface Traité théologico-politique Chapitre II
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