Traité théologico-politique/Chapitre XX

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Chapitre XX


On établit que dans un Etat libre
chacun a le droit de penser ce qu'il veut
et de dire ce qu'il pense.




Tractatus theologico-politicus

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S’il était aussi facile de commander à l’esprit qu’à la langue, tout pouvoir régnerait en sécurité et nul gouvernement n’appellerait la violence à son secours. Chaque citoyen, en effet, puiserait ses inspirations dans l’esprit du souverain, et ne jugerait que par les décrets du gouvernement du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Mais il n’est pas possible, comme nous l’avons montré au commencement du chapitre XVII, qu’un homme abdique sa pensée et la soumette absolument à celle d’autrui. Personne ne peut faire ainsi l’abandon de ses droits naturels et de la faculté qui est en lui de raisonner librement et de juger librement des choses ; personne n’y peut être contraint. Voilà donc pourquoi on considère comme violent un gouvernement qui étend son autorité jusque sur les esprits ; voilà pourquoi le souverain semble commettre une injustice envers les sujets et usurper leurs droits, lorsqu’il prétend prescrire à chacun ce qu’il doit accepter comme vrai et rejeter comme faux, et les croyances qu’il doit avoir pour satisfaire au culte de Dieu. C’est que toutes ces choses sont le droit propre de chacun, droit qu’aucun citoyen, le voulût-il, ne saurait aliéner. J’en conviens, il y a mille manières de prévenir les jugements des hommes et de faire en sorte que, tout en ne relevant pas directement de la volonté d’autrui, ils s’abandonnent cependant avec tant de confiance aux directions du pouvoir qu’ils semblent jusqu’à un certain point en être devenus la propriété. Mais, quelle que soit l’habileté du gouvernement, il n’en reste pas moins certain que chacun abonde dans son sens, et que les opinions ne diffèrent pas moins que les goûts. Moïse, qui avait si fort prévenu le jugement de son peuple, non par esprit de ruse, mais par la vertu divine qui était en lui, inspiré qu’il était de l’esprit divin dans toutes ses paroles et toutes ses actions, ne put cependant éviter les rumeurs du peuple et de sinistres interprétations de ses actes. Bien moins encore les rois sont-ils à l’abri de ce péril. Et cependant si une puissance sans restriction pouvait se concevoir en quelque façon, ce serait à coup sûr dans un gouvernement monarchique, et non pas dans un gouvernement démocratique, où tous les citoyens, ou du moins la plus grande partie, administrent collectivement les affaires ; c’est un fait dont chacun, je pense, comprend parfaitement la cause.

Quel que soit donc le droit du souverain sur toute chose, quels que soient ses titres à interpréter le droit civil et la religion, jamais cependant il ne pourra faire que les hommes ne jugent pas les choses avec leur esprit et n’en soient pas affectés de telle ou telle manière. Il est bien vrai que le gouvernement peut à bon droit considérer comme ennemis ceux qui ne partagent pas sans restriction ses sentiments ; mais nous n’en sommes plus à discuter des droits du gouvernement, nous cherchons maintenant à déterminer ce qui est le plus utile. J’accorde bien que l’État a le droit de gouverner avec la plus excessive violence, et d’envoyer, pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort ; mais tout le monde niera qu’un gouvernement qui prend conseil de la saine raison puisse accomplir de pareils actes. Il y a plus : comme le souverain ne saurait prendre ces mesures violentes sans mettre l’État tout entier dans le plus grand péril, nous pouvons lui refuser la puissance absolue, et conséquemment le droit absolu de faire ces choses et autres semblables, car nous avons montré que les droits du souverain se mesurent sur sa puissance.


Si donc personne ne peut abdiquer le libre droit qu’il a de juger et de sentir par lui-même, si chacun par un droit imprescriptible de la nature est le maître de ses pensées, n’en résulte-t-il pas qu’on ne pourra jamais dans un État essayer, sans les suites les plus déplorables, d’obliger les hommes, dont les pensées et les sentiments sont si divers et même si opposés, à ne parler que conformément aux prescriptions du pouvoir suprême ? Les hommes les plus habiles, pour ne rien dire du peuple, savent-ils donc se taire ? N’est-ce pas un défaut commun à tous les hommes de confier à autrui les desseins qu’ils devraient tenir secrets ? Ce sera donc un gouvernement violent que celui qui refusera aux citoyens la liberté d’exprimer et d’enseigner leurs opinions ; ce sera au contraire un gouvernement modéré que celui qui leur accordera cette liberté. Nous ne pouvons nier toutefois que le pouvoir ne puisse être blessé aussi bien par des paroles que par des actions, de sorte que s’il est impossible d’enlever aux citoyens toute liberté de parole, il y aurait un danger extrême à leur laisser cette liberté entière et sans réserve. Nous devons donc déterminer maintenant dans quelles limites cette liberté, sans compromettre ni la tranquillité de l’État ni le droit du souverain, peut et doit être accordée à chaque citoyen ; ce qui était, comme je l’ai annoncé au commencement du chapitre XVI, le principal objet de nos recherches.

De la description que nous avons donnée ci-dessus des fondements de l’État, il suit avec une parfaite évidence que la fin dernière de l’État n’est pas de dominer les hommes, de les retenir par la crainte, de les soumettre à la volonté d’autrui, mais tout au contraire de permettre à chacun, autant que possible, de vivre en sécurité, c’est-à-dire de conserver intact le droit naturel qu’il a de vivre, sans dommage ni pour lui ni pour autrui. Non, dis-je, l’État n’a pas pour fin de transformer les hommes d’êtres raisonnables en animaux ou en automates, mais bien de faire en sorte que les citoyens développent en sécurité leur corps et leur esprit, fassent librement usage de leur raison, ne rivalisent point entre eux de haine, de fureur et de ruse, et ne se considèrent point d’un œil jaloux et injuste. La fin de l’État, c’est donc véritablement la liberté. Or nous avons vu que la formation d’un État n’est possible qu’à cette condition, savoir : que le pouvoir de porter des décrets soit remis aux mains du peuple entier, ou de quelques hommes, ou d’un seul homme. Le libre jugement des hommes n’est-il pas infiniment varié ? Chacun ne croit-il pas savoir tout à lui seul ? N’est-il pas impossible que tous les hommes aient les mêmes sentiments sur les mêmes choses, et parlent d’une seule bouche ? Comment donc pourraient-ils vivre en paix si chacun ne faisait librement et volontairement l’abandon du droit qu’il a d’agir à son gré ? Chacun résigne donc librement et volontairement le droit d’agir, mais non le droit qu’il a de raisonner et de juger. Ainsi, quiconque veut respecter les droits du souverain ne doit jamais agir en opposition à ses décrets ; mais chacun peut penser, juger et par conséquent parler avec une liberté entière, pourvu qu’il se borne à parler et à enseigner en ne faisant appel qu’à la raison, et qu’il n’aille pas mettre en usage la ruse, la colère, la haine, ni s’efforcer d’introduire de son autorité privée quelque innovation dans l’État. Par exemple, si quelque citoyen montre qu’une certaine loi répugne à la saine raison et pense qu’elle doit être pour ce motif abrogée, s’il soumet son sentiment au jugement du souverain (auquel seul il appartient d’établir et d’abolir les lois), et si pendant ce temps il n’agit en rien contre la loi, certes il mérite bien de l’État, comme le meilleur citoyen ; mais si, au contraire, il se met à accuser le magistrat d’iniquité, s’il entreprend de le rendre odieux à la multitude, ou bien si, d’un esprit séditieux, il s’efforce d’abroger la loi malgré le magistrat, il n’est plus qu’un perturbateur de l’ordre public et un citoyen rebelle. Nous voyons donc de quelle manière chaque citoyen, sans blesser ni les droits ni l’autorité du pouvoir, c’est-à-dire sans troubler le repos de l’État, peut dire et enseigner les choses qu’il pense : c’est en abandonnant au souverain le droit d’ordonner par décret les choses qui doivent être exécutée, et en ne faisant rien contre ses décrets, quoiqu’il se trouve ainsi contraint plus d’une fois d’agir en opposition avec sa conscience, ce qu’il peut faire d’ailleurs sans outrager ni la justice ni la piété, j’ajoute, ce qu’il doit faire s’il veut se montrer citoyen juste et pieux. En effet, comme nous l’avons déjà établi, la justice tout entière dépend des décrets du souverain, et personne, à moins de conformer sa vie aux décrets qui en émanent, ne saurait être juste. Mais la piété suprême (d’après ce que nous avons exposé dans le chapitre précédent) est celle qui a pour objet la paix et la tranquillité de l’État. Or point de paix, point de sécurité possible pour l’État, si chacun devait vivre à son gré et selon son caprice. Il fait donc une chose impie celui qui, s’abandonnant à sa fantaisie, agit contre les décrets du souverain, puisque, si une telle conduite était tolérée, la ruine de l’État s’ensuivrait nécessairement. Il y a mieux, un citoyen ne saurait agir contre les ordres et les inspirations de sa propre raison, en agissant conformément aux ordres du souverain ; car c’est d’après les conseils de la raison qu’il a pris la résolution de transférer au souverain le droit qu’il avait de vivre selon son propre jugement. C’est ce qui est encore confirmé par l’expérience. Dans les conseils du souverain ou de quelque pouvoir inférieur, n’est-il pas bien rare qu’une mesure quelconque réunisse les suffrages unanimes de tous les membres, et n’est-elle pas cependant décrétée par tous les membres à l’unanimité, aussi bien par ceux qui ont voté contre que par ceux qui ont voté pour ? Mais je reviens à ma proposition. Que chacun puisse user raisonnablement de son libre jugement sur toutes choses sans blesser les droits du souverain, c’est ce qui ressort de l’examen des fondements de l’État. Or ce même examen nous permet de déterminer facilement quelles sortes d’opinions sont séditieuses dans l’État : ce sont celles qui, en s’énonçant, détruisent le pacte par lequel chaque citoyen a abandonné le droit d’agir selon sa seule volonté. Par exemple, quelqu’un pense-t-il que le pouvoir du souverain n’est pas fondé en droit, ou que personne n’est obligé de tenir ses promesses, ou que chacun doit vivre selon sa seule volonté, et autres choses du même genre qui sont en contradiction flagrante avec le pacte dont nous parlions tout à l’heure, celui-là est un citoyen séditieux, non pas tant à cause de son opinion, qu’à cause de l’acte enveloppé dans de tels jugements. Par là en effet, par cette manière de voir, ne rompt-il pas la foi donnée, tacitement ou expressément, au souverain pouvoir ? Mais quant aux autres opinions qui n’enveloppent pas quelque acte en elles-mêmes, qui ne poussent pas à la rupture du pacte social, à la vengeance, à la colère, etc., elles ne sont pas séditieuses, si ce n’est pourtant dans un État corrompu, où des hommes séditieux et ambitieux, ennemis de la liberté, se sont fait une renommée telle que leur autorité prévaut dans l’esprit du peuple sur celle du souverain. Nous ne nions cependant pas qu’il n’y ait encore quelques opinions qui, tout en ne concernant que le vrai et le faux, sont émises et divulguées avec des intentions malveillantes et injustes. Quelles sont-elles ? c’est ce que nous avons déterminé au chapitre XV, sans porter aucune atteinte à la liberté de la raison. Que si nous remarquons enfin que la fidélité de chaque citoyen à l’égard de l’État, comme à l’égard de Dieu, ne se juge que par les œuvres, à savoir, par la charité pour le prochain, nous ne douterons plus qu’un État excellent n’accorde à chacun autant de liberté pour philosopher que la foi, nous l’avons vu, peut lui en accorder. J’en conviens volontiers, cette liberté pourra être l’origine de quelques inconvénients ; mais où est l’institution si sagement conçue qui ne soit l’origine de quelque inconvénient ? Vouloir tout soumettre à l’action des lois, c’est irriter le vice plutôt que le corriger. Ce qu’on ne saurait empêcher, il faut le permettre, malgré les abus qui en sont souvent la suite. Que de maux ont leur origine dans le luxe, la jalousie, l’avarice, l’ivrognerie et autres mauvaises passions ! On les supporte, cependant, parce que les lois n’ont pas de moyen de les réprimer, bien que ce soient des vices réels ; à plus forte raison faut-il permettre la liberté de la pensée qui est une vertu et qu’on ne saurait étouffer. Ajoutez qu’elle ne donne lieu à aucun inconvénient que les magistrats, avec l’autorité dont ils sont revêtus, ne puissent facilement éviter, comme je le montrerai tout à l’heure. Je ne ferai pas même remarquer que cette liberté de la pensée est absolument nécessaire au développement des sciences et des arts, lesquels ne sont cultivés avec succès et bonheur que par les hommes qui jouissent de toute la liberté et de toute la plénitude de leur esprit.


Mais admettons qu’il soit possible d’étouffer la liberté des hommes et de leur imposer le joug, à ce point qu’ils n’osent pas même murmurer quelques paroles sans l’approbation du souverain : jamais, à coup sûr, on n’empêchera qu’ils ne pensent selon leur libre volonté. Que suivra-t-il donc de là ? c’est que les hommes penseront d’une façon, parleront d’une autre, que par conséquent la bonne foi, vertu si nécessaire à l’État, se corrompra, que l’adulation, si détestable, et la perfidie seront en honneur, entraînant la fraude avec elles et par suite la décadence de toutes les bonnes et saines habitudes. Mais tant s’en faut qu’il soit possible d’amener les hommes à conformer leurs paroles à une injonction déterminée ; au contraire, plus on fait d’efforts pour leur ravir la liberté de parler, plus ils s’obstinent et résistent. Bien entendu que je ne parle pas des avares, des flatteurs et autres gens sans vertu et sans énergie, qui font consister tout leur bonheur à contempler leur coffre-fort et à remplir leur estomac, mais de ces citoyens qui doivent à une bonne éducation, à l’intégrité et à la pureté de leurs mœurs, un esprit plus libéral et plus élevé. Les hommes sont ainsi faits, la plupart du temps, qu’il n’est rien qu’ils supportent avec plus d’impatience que de se voir reprocher des opinions qu’ils considèrent comme vraies, et imputer à crime ce qui au contraire anime et soutient leur piété envers Dieu et envers leurs semblables. Voilà ce qui fait que les hommes finissent par prendre les lois en horreur et par se révolter contre les magistrats ; voilà ce qui fait qu’ils ne considèrent pas comme une honte, mais comme une chose honorable, d’exciter des séditions et de tenter mille entreprises violentes pour un motif de conscience. Or, puisqu’il est constant que la nature humaine est ainsi faite, ne s’ensuit-il pas que les lois qui concernent les opinions s’adressent, non pas à des coupables, mais à des hommes libres, qu’au lieu de réprimer et de punir des méchants, elles ne font qu’irriter d’honnêtes gens, qu’enfin on ne saurait, sans mettre l’État en danger de ruine, prendre leur défense ? Ajoutez à cela que des lois de cette nature sont parfaitement inutiles. En effet, considère-t-on comme saines et vraies les opinions condamnées par les lois, on n’obéira pas aux lois ; repousse-t-on au contraire comme fausses ces mêmes opinions, on acceptera alors les lois qui les condamnent comme une sorte de privilège, et on en triomphera à ce point que les magistrats, voulussent-ils ensuite les abroger, ne le pourraient pas. Ajoutez encore les considérations que nous avons déduites de l’histoire des Hébreux, chapitre XVIII, remarque II, et enfin tous les sophismes qui se sont élevés dans le sein de l’Église par cette seule raison que les magistrats ont voulu étouffer sous l’action des lois les controverses des docteurs. C’est qu’en effet, si les hommes n’espéraient mettre les lois et les magistrats de leur parti, triompher aux acclamations de la foule et conquérir les honneurs, on ne verrait pas tant d’animosité se mêler à leurs luttes, tant de colère agiter leurs esprits. Et ce n’est pas seulement la raison, c’est aussi l’expérience qui prouve, par des exemples journaliers, que ces lois, qui prescrivent à chacun ce qu’il doit croire et défendent de parler ou d’écrire contre telle ou telle opinion, ont été instituées au profit de quelques citoyens, ou plutôt pour conjurer la colère de ceux qui ne peuvent supporter la liberté de l’intelligence, et qui, grâce à leur funeste autorité, peuvent facilement changer en fureur la dévotion d’une populace séditieuse et diriger sa colère à leur gré. Combien ne serait-il pas plus sage de contenir la colère et la fureur de la foule, au lieu d’instituer ces lois inutiles qui ne sauraient être violées que par ceux qui ont l’amour de la vertu et du bien, et de mettre l’État dans la dure nécessité de ne pouvoir tolérer d’hommes libres dans son sein ! Quoi de plus funeste pour un État que d’envoyer en exil, comme des méchants, d’honnêtes citoyens, parce qu’ils n’ont pas les opinions de la foule et qu’ils ignorent l’art de feindre ? Quoi de plus fatal que de traiter en ennemis et d’envoyer à la mort des hommes qui n’ont commis d’autre crime que celui de penser avec indépendance ? Voilà donc l’échafaud, épouvante des méchants, qui devient le glorieux théâtre où la tolérance et la vertu brillent dans tout leur éclat et couvrent publiquement d’opprobre la majesté souveraine ! Le citoyen qui se sait honnête homme ne redoute point la mort comme le scélérat et ne cherche point à échapper au supplice. C’est que son cœur n’est pas torturé par le remords d’avoir commis une action honteuse : le supplice lui paraît honorable, et il se fait gloire de mourir pour la bonne cause et pour la liberté. Quel exemple et quel bien peut donc produire une telle mort, dont les motifs, ignorés par les gens oisifs et sans énergie, sont détestés par les séditieux et chéris des gens de bien ? À coup sûr on ne saurait apprendre à ce spectacle qu’une chose, à imiter ces nobles martyrs, ou, si l’on craint la mort, à se faire le lâche flatteur du pouvoir.


Veut-on obtenir des citoyens, non une obéissance forcée, mais une fidélité sincère, veut-on que le souverain conserve l’autorité d’une main ferme et ne soit pas obligé de fléchir sous les efforts des séditieux, il faut de toute nécessité permettre la liberté de la pensée, et gouverner les hommes de telle façon que, tout en étant ouvertement divisés de sentiments, ils vivent cependant dans une concorde parfaite. On ne saurait douter que ce mode de gouvernement ne soit excellent et n’ait que de légers inconvénients, attendu qu’il est parfaitement approprié à la nature humaine. N’avons-nous pas montré que dans le gouvernement démocratique (le plus voisin de l’état naturel) tous les citoyens s’obligent par un pacte à conformer à la volonté commune leurs actions, mais non pas leurs jugements et leurs pensées, c’est-à-dire que tous les hommes, ne pouvant pas avoir sur les mêmes choses les mêmes sentiments, ont établi que force de loi serait acquise à toute mesure qui aurait pour elle la majorité des suffrages, en se conservant cependant le pouvoir de remplacer cette mesure par une meilleure, s’il s’en trouvait ? Moins donc on accorde aux hommes la liberté de la pensée, plus on s’écarte de l’état qui leur est le plus naturel, et plus par conséquent le gouvernement devient violent. Faut-il prouver que cette liberté de penser ne donne lieu à aucun inconvénient que l’autorité du souverain pouvoir ne puisse facilement éviter, et qu’elle suffit à retenir des hommes ouvertement divisés de sentiments dans un respect réciproque de leurs droits, les exemples abondent, et il ne faut pas aller les chercher bien loin : citons la ville d’Amsterdam, dont l’accroissement considérable, objet d’admiration pour les autres nations, n’est que le fruit de cette liberté. Au sein de cette florissante république, de cette ville éminente, tous les hommes, de toute nation et de toute secte, vivent entre eux dans la concorde la plus parfaite ; et pour confier ou non leur bien à quelque citoyen, ils ne s’informent que d’une chose : est-il riche ou pauvre, fourbe ou de bonne foi ? Quant aux différentes religions et aux différentes sectes, que leur importe ? Et de même devant les tribunaux, le juge ne tient aucun compte des croyances religieuses pour l’acquittement ou la condamnation d’un accusé, et il n’est point de secte si odieuse dont les adeptes (pourvu qu’ils ne blessent le droit de personne, rendent à chacun ce qui lui est dû, et vivent selon les lois de l’honnêteté) ne trouvent publiquement aide et protection devant les magistrats. Au contraire, lorsque autrefois la querelle religieuse des Remontrants et des Contreremontrants commença à pénétrer dans l’ordre politique et à agiter les États, on vit la religion déchirée par les schismes, et mille exemples prouvèrent sans réplique que les lois qui concernent la religion et qui ont pour but de couper court aux controverses, ne font qu’irriter la colère des hommes au lieu de les corriger, qu’elles sont pour beaucoup l’occasion d’une licence sans limite, qu’en outre les schismes n’ont pas pour origine l’amour de la vérité (lequel est au contraire une source de douceur et de mansuétude), mais un violent désir de domination : ce qui prouve plus clair que le jour que les vrais schismatiques sont bien plutôt ceux qui condamnent les écrits des autres et animent séditieusement contre les écrivains la foule effrénée, que les écrivains eux-mêmes, qui, la plupart du temps, ne s’adressent qu’aux doctes et n’appellent à leur secours que la seule raison ; de plus, que ceux-là sont de vrais perturbateurs de l’ordre public qui, dans un État libre, veulent détruire cette liberté de la pensée que rien ne saurait étouffer.


Ainsi nous avons montré : 1° qu’il est impossible de ravir aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ; 2° que, sans porter atteinte au droit et à l’autorité des souverains, cette liberté peut être accordée à chaque citoyen, pourvu qu’il n’en profite pas pour introduire quelque innovation dans l’État ou pour commettre quelque action contraire aux lois établies ; 3° que chacun peut jouir de cette même liberté sans troubler la tranquillité de l’État et sans qu’il en résulte d’inconvénients dont la répression ne soit facile ; 4° que chacun en peut jouir sans porter atteinte à la piété ; 5° que les lois qui concernent les choses de pure spéculation sont parfaitement inutiles ; 6° enfin que non-seulement cette liberté peut se concilier avec la tranquillité de l’État, avec la piété, avec les droits du souverain, mais encore qu’elle est nécessaire à la conservation de tous ces grands objets. Là en effet où l’on s’efforce de la ravir aux hommes, là où l’on fait le procès aux opinions dissidentes, et non aux individus, qui seuls peuvent faillir, là ce sont les honnêtes gens dont le supplice est donné en exemple, et ces supplices sont considérés comme de vrais martyres qui enflamment la colère des gens de bien et excitent en eux des sentiments de pitié, sinon de vengeance, au lieu de porter la frayeur dans leur âme. Alors les saines pratiques et la bonne foi se corrompent, la flatterie et la perfidie sont encouragées, les ennemis des victimes triomphent en voyant le pouvoir faire de telles concessions à leur fureur et par là se constituer sectateur de la doctrine dont ils se donnent pour interprètes. Qu’arrive-t-il enfin ? que ces hommes usurpent toute autorité, et ne rougissent point de se déclarer immédiatement élus par Dieu, de proclamer divins leurs décrets, et simplement humains ceux qui émanent du gouvernement, afin de les soumettre aux décrets divins, c’est-à-dire à leurs propres décrets. Or qui ne sait combien cet excès est contraire au bien de l’État ? C’est pourquoi je conclus, comme je l’ai déjà fait au chapitre XVIII, qu’il n’y a rien de plus sûr pour l’État que de renfermer la religion et la piété tout entière dans l’exercice de la charité et de l’équité, de restreindre l’autorité du souverain, aussi bien en ce qui concerne les choses sacrées que les choses profanes, aux actes seuls, et de permettre, du reste, à chacun de penser librement et d’exprimer librement sa pensée.

Ici se termine l’exposition de la doctrine que j’avais résolu d’établir dans ce Traité. Il ne me reste plus qu’à déclarer que je n’ai rien écrit dans ce livre que je ne soumette de grand cœur à l’examen des souverains de ma patrie. S’ils jugent que quelqu’une de mes paroles soit contraire aux lois de mon pays et au bien public, je la désavoue. Je sais que je suis homme, et que j’ai pu me tromper ; mais j’ose dire que j’ai fait tous mes efforts pour ne me tromper point et pour conformer avant tout mes écrits aux lois de ma patrie, à la piété et aux bonnes mœurs.


Chapitre XIX Traité théologico-politique Fin
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