Traité théologico-politique/Chapitre XII

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Chapitre XII


Du véritable original de la loi divine,
et pour quelle raison l’Écriture
est appelée Sainte et Parole de Dieu.
- On prouve ensuite qu'en tant qu'elle contient la Parole de Dieu,

elle est parvenue sans corruption jusqu'à nous.



Tractatus theologico-politicus

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VIVIIVIIIIXX
XIXIIXIIIXIVXV
XVIXVIIXVIIIXIXXX

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Ceux qui considèrent la Bible, telle que nous l’avons aujourd’hui, comme une sorte de lettre que Dieu, du haut du ciel, a écrite aux hommes, s’écrieront indubitablement que j’ai commis un péché envers l’Esprit-Saint, moi qui ai soutenu que cette parole de Dieu est vicieuse, tronquée, altérée et pleine de discordances, que nous n’en possédons que des fragments, et que l’original du pacte que Dieu a fait avec les Juifs a péri. Mais je ne doute pas qu’ils ne cessent leurs clameurs, pour peu qu’ils veuillent examiner la chose avec soin. La raison elle-même, en effet, aussi bien que les enseignements des prophètes et des apôtres, nous révèle la parole éternelle de Dieu et son alliance, et nous crie que la vraie religion est gravée de la main de Dieu dans le cœur des hommes, c’est-à-dire dans l’esprit humain, et que c’est là le véritable original de la loi de Dieu, loi qu’il a pour ainsi dire scellée de son propre sceau, quand il a mis en nous l’idée de lui-même et comme une image de sa divinité.

Les premiers Juifs reçurent la religion par écrit en forme de loi, parce que sans doute à cette époque on les traitait comme des enfants. Mais plus tard Moïse (Deutéronome, chap. XXX, vers. 6) et Jérémie (chap. XXX, vers. 33) leur prédisent un temps à venir où Dieu gravera sa loi dans leurs cœurs. Il appartenait donc autrefois aux Juifs, et surtout aux saducéens, de combattre pour la loi écrite sur des tables ; mais cela n’est pas du tout une obligation pour ceux qui la portent écrite dans leurs cœurs. Aussi, quiconque voudra bien y réfléchir, loin de trouver dans ce que j’ai dit plus haut rien de contraire à la parole de Dieu, à la vraie religion et à la foi, ou qui puisse l’infirmer, verra au contraire que je ne fais que la raffermir, comme je l’ai prouvé à la fin du chapitre X ; s’il n’en était pas ainsi, j’aurais fermement résolu de garder le silence sur ces questions, et, pour échapper à toutes les difficultés, je me serais empressé de reconnaître que l’Écriture recèle les plus profonds mystères. Mais comme c’est de là que sont sortis avec une déplorable superstition bien d’autres inconvénients pernicieux dont j’ai déjà parlé au chapitre VII, je n’ai pas jugé convenable de garder le silence, et cela surtout parce que la religion n’a nul besoin des vaines parures de la superstition. C’est au contraire lui ravir son pur éclat que de lui donner ces faux ornements.

Mais, dira-t-on, quoique la loi divine soit gravée dans les cœurs, l’Écriture n’en est pas moins la parole de Dieu, et il n’est pas plus permis de dire de l’Écriture qu’elle est tronquée et corrompue qu’il ne le serait de parler ainsi de la parole de Dieu. Pour moi, je crains au contraire que ceux qui insistent si fort n’aspirent à une trop grande sainteté, qu’ils ne changent la religion en superstition, et qu’enfin, au lieu d’adorer la parole de Dieu, ils ne commencent à adorer des simulacres, des images, ou de l’encre et du papier. Ce que je sais, c’est que je n’ai rien avancé qui soit indigne de l’Écriture ou de la parole de Dieu ; il n’y a aucune de mes assertions dont je n’aie démontré la vérité par les raisons les plus évidentes, et je puis conséquemment affirmer avec certitude que je n’ai rien dit qui soit impie ou qui sente l’impiété. J’avoue que quelques hommes profanes, à qui la religion est à charge, peuvent prendre prétexte de ces assertions pour justifier leurs dérèglements ; qu’ils peuvent aussi, sans aucune raison, et dans le seul intérêt de leurs penchants voluptueux, en conclure que l’Écriture est partout mensongère et falsifiée, et partant qu’elle n’a nulle autorité. Mais est-il possible de remédier à un pareil inconvénient ? Le proverbe a raison de dire qu’il n’est pas d’assertion si bonne et si légitime qu’une mauvaise interprétation ne la puisse empoisonner. Les libertins peuvent toujours facilement trouver une excuse à leurs dérèglements ; et ceux qui avaient autrefois les originaux mêmes, l’arche d’alliance, et même les prophètes et les apôtres, n’en ont été ni meilleurs ni plus dociles ; les Juifs, non moins que les gentils, ont toujours été les mêmes, et de tout temps la vertu a été extrêmement rare.

Cependant, pour écarter tout scrupule, il faut montrer ici par quelle raison l’Écriture, comme toute chose muette, doit être appelée sainte et divine ; ensuite, ce que c’est en effet que la parole de Dieu, qu’elle n’est pas contenue dans un certain nombre de livres, et comment enfin l’Écriture, en tant qu’elle enseigne ce qui est nécessaire à l’obéissance et au salut, n’a pu être corrompue. Car on pourra juger facilement par là que nous n’avons rien dit contre la parole de Dieu, et que nous n’avons aucunement ouvert la porte à l’impiété.

Cela est sacré et divin qui est destiné à la piété et aux exercices de religion ; et tout objet semblable restera sacré aussi longtemps que les hommes s’en serviront avec une pieuse intention. Que si leur piété cesse, ces objets cesseront aussi d’être sacrés ; que s’ils les font servir à des œuvres d’impiété, alors cela même qui était sacré deviendra immonde et profane. Il est, par exemple, un lieu que Jacob le patriarche appela la Maison du Seigneur, parce que c’est là que Dieu s’était révélé à lui et qu’il l’avait adoré ; mais ce même lieu fut appelé par les prophètes une maison d’iniquité (voyez Hamos, chap. V, vers. 5, et Osée, chap. X, vers. 5), parce que les Israélites avaient coutume d’y sacrifier aux idoles par l’ordre de Jéroboham. Voici un autre exemple qui met cette vérité dans tout son jour. Les mots ne doivent qu’à l’usage une signification déterminée ; et s’ils sont tellement disposés selon cet usage que leur lecture excite des sentiments de dévotion, alors les mots et le livre où les mots sont ainsi ordonnés doivent être réputés saints. Mais si plus tard l’usage s’efface tellement que les mots ne gardent plus aucune signification, soit parce que le livre est tout à fait négligé, soit par des altérations criminelles, soit parce qu’on n’en a plus besoin, alors les mots et les livres, n’étant d’aucun usage, n’auront aucune sainteté ; ensuite, si ces mêmes mots sont disposés autrement, ou si l’usage a prévalu de leur donner une signification contraire, alors ces mots et ces livres, de saints qu’ils étaient auparavant, deviendront impurs et profanes. Il résulte de là qu’aucun objet, considéré hors de l’âme, ne peut être appelé absolument sacré ou profane et impur ; ce n’est que par leur rapport à l’âme que les objets prennent tel ou tel de ces caractères.

On peut encore démontrer ce point avec une extrême évidence par plusieurs passages de l’Écriture. Citons-en un ou deux. Jérémie (chap. VII, vers. 4) dit que c’est à tort que les Juifs de son temps donnaient le nom de temple de Dieu au temple de Salomon ; car le nom de Dieu, comme il le déclare ensuite dans le même chapitre, ne pouvait être attribué à ce temple que pendant le temps où il était fréquenté par des hommes qui adoraient Dieu et qui défendaient la justice ; que s’il n’y entrait que des homicides, des voleurs, des idolâtres et d’autres scélérats, alors on devait le regarder plutôt comme un repaire de brigands. Je demanderai aussi ce qu’est devenue l’arche d’alliance. L’Écriture n’en dit rien, et je me suis souvent étonné de ce silence ; il est certain cependant qu’elle a péri ou qu’elle a été brûlée avec le temple, quoiqu’elle fût ce qu’il y avait de plus sacré et de plus respecté chez les Hébreux. Il est donc évident, par la même raison, que l’Écriture ne demeure sacrée et que ses discours ne sont divins que pendant qu’elle inspire aux hommes des sentiments de piété ; mais si ces mêmes hommes la délaissent tout à fait, comme l’ont fait autrefois les Juifs, elle n’est plus que de l’encre et du papier, elle est profanée et abandonnée à la corruption, et partant on a tort de dire, si elle périt ou se corrompt, que c’est la parole même de Dieu qui a péri ou qui s’est corrompue, de même qu’au temps de Jérémie on aurait eu tort de dire que le temple qui fut consumé dans les flammes était le temple de Dieu. Jérémie rend le même témoignage au sujet de la loi ; car il apostrophe ainsi les impies de son temps : Pourquoi dites-vous : Nous sommes maîtres et la loi de Dieu est avec nous ? Certes c’est en vain qu’elle a été donnée, c’est en vain que la plume des scribes (a été faite) ; c’est-à-dire, parce que vous avez l’Écriture en votre pouvoir, vous avez tort de croire que vous avez aussi la loi de Dieu, après que vous l’avez anéantie. Ainsi encore, lorsque Moïse brisa les premières tables, il fut loin, dans sa colère, de rejeter de ses mains et de briser la parole de Dieu (qui pourrait en effet s’imaginer pareille chose et de Moïse et de la parole de Dieu ?) ; Moïse ne brisa donc que les pierres qui, pour être saintes auparavant parce qu’elles portaient les caractères de l’alliance par laquelle les Juifs avaient promis obéissance à Dieu, perdirent toute autorité du jour où le peuple renonça à ce pacte en offrant ses hommages à un veau ; et c’est aussi pour la même raison que les secondes tables ont pu périr avec l’arche. Il ne faut donc pas s’étonner que les premiers originaux des livres de Moïse n’existent plus, ni que les accidents dont nous avons parlé aient frappé les livres que nous possédons, puisque le véritable original de l’alliance divine, la chose du monde la plus sainte, a bien pu disparaître complètement. Que l’on cesse donc de nous accuser d’impiété, nous qui n’avons rien dit contre la parole de Dieu, et qui ne l’avons pas souillée, et que la juste colère qu’on pourrait avoir retombe sur les anciens, dont la malice a profané et corrompu l’arche de Dieu, le temple, la loi et toutes les choses saintes. D’ailleurs si, comme le dit l’Apôtre (Epît. II aux Corinthiens, chap. III, vers. 3), les hommes portent en eux l’Épître divine écrite, non avec de l’encre, mais avec l’Esprit de Dieu, si elle est gravée, non sur des tables de pierre, mais sur les tables vivantes de leur cœur, qu’ils cessent d’adorer la lettre et d’en prendre un si grand souci.

- Je pense avoir suffisamment établi par ces explications le sens dans lequel l’Écriture doit être réputée sainte et divine. Maintenant il faut voir ce qu’il faut proprement entendre par debar Jehovah (la parole de Dieu) : ce mot debar signifie verbe, discours, édit et chose. Quant aux raisons pour lesquelles on dit en hébreu qu’une chose est à Dieu et qu’elle se rapporte à Dieu, nous les avons exposées au chapitre I, et on en infère facilement ce que l’Écriture veut faire entendre par parole de Dieu, discours, édit et chose. Il n’est donc pas nécessaire de rappeler ici toute cette discussion, ni même ce que nous avons exposé en troisième lieu dans le chapitre VI, au sujet des miracles. Une simple indication de ces passages suffit pour faire mieux entendre ce que nous voulons dire ici sur ce sujet, à savoir : que la parole de Dieu, appliquée à un sujet qui n’est pas Dieu lui-même, marque proprement cette loi divine dont nous avons parlé au chapitre IV, c’est-à-dire la religion universelle du genre humain, ou la religion catholique : voyez sur cette matière le chapitre I, verset 10, d’Isaïe, où ce prophète enseigne la vraie manière de vivre, qui, loin de consister dans les cérémonies, est fondée sur l’esprit de charité et de vérité ; et c’est là ce qu’il appelle indistinctement loi de Dieu, verbe de Dieu. Ensuite ce mot est pris métaphoriquement pour l’ordre de la nature et pour le fatum (qui dépend réellement et résulte d’un décret éternel de la nature divine), et principalement pour ce que les prophètes avaient prévu au sujet de cet ordre ; car ils ne concevaient point les choses à venir comme devant se produire par des causes naturelles, mais comme des volontés ou des décrets de Dieu. Enfin ce mot est pris aussi pour toute prédiction des prophètes, en tant que chacun d’eux l’avait perçue par une vertu singulière qui lui était propre, ou par un don prophétique, et non par les voies ordinaires de la lumière naturelle ; et surtout parce que les prophètes, comme nous l’avons démontré au chapitre IV, avaient coutume de se représenter Dieu comme un législateur.

Voici donc les trois causes pour lesquelles l’Écriture est appelée parole de Dieu, savoir : parce qu’elle enseigne la vraie religion, dont Dieu est l’éternel auteur ; ensuite parce qu’elle expose les événements de l’avenir comme des décrets de Dieu ; et enfin parce que ceux qui en furent effectivement les auteurs l’ont enseignée généralement, non par le moyen vulgaire de la lumière naturelle, mais par une lumière qui leur était particulière et de la même façon que si Dieu lui-même eût parlé par leur bouche. Et bien qu’il y ait en outre dans l’Écriture grand nombre de choses purement historiques et perçues par la lumière naturelle, elle reçoit cependant son nom des objets plus relevés qu’elle contient.

On voit facilement par là en quel sens il faut regarder Dieu comme auteur de la Bible : c’est évidemment parce que la vraie religion y est enseignée, et non pas parce que Dieu a voulu communiquer aux hommes un certain nombre de livres. Nous pouvons aussi apprendre de là pourquoi la Bible est divisée en livres de l’Ancien et du Nouveau Testament : c’est indubitablement parce qu’avant la venue du Christ, les prophètes avaient coutume de prêcher la religion comme étant la loi de la patrie et le pacte contracté du temps de Moïse, et que, depuis l’avènement du Christ, les apôtres l’ont prêchée à toutes les nations comme la loi catholique et en se fondant sur la seule vertu de la passion du Christ : non pas que ces livres soient divers en doctrine, ni qu’ils aient été écrits comme s’ils étaient les originaux de l’alliance, ni enfin que la religion catholique, qui est la plus naturelle de toutes, fût quelque chose de nouveau, si ce n’est au regard des hommes qui ne la connaissaient pas : Il était dans le monde, dit Jean l’Évangéliste (chap. I, vers. 10), et le monde ne l’a point connu. Ainsi, lors même qu’il nous resterait un plus petit nombre de livres de l’Ancien que du Nouveau Testament, nous ne serions pas cependant dépourvus de la parole de Dieu (et par cette parole on doit entendre, comme nous l’avons déjà dit, la vraie religion), de même que nous ne pensons pas en être privés quoiqu’il nous manque d’autres écrits d’une haute importance, par exemple le Livre de la Loi, qui était gardé religieusement dans le temple comme l’original de l’alliance, les livres des guerres, des chronologies, et un très-grand nombre d’autres d’où ont été tirés et recueillis ceux de l’Ancien Testament que nous possédons encore.

Et cela peut se confirmer encore par plusieurs raisons, savoir :
1° parce que les livres de l’un et de l’autre Testament n’ont pas été écrits en même temps, par un mandat exprès, pour tous les siècles, mais dans des circonstances accidentelles, pour quelques hommes, selon leur constitution particulière et l’esprit du temps, comme le prouvent clairement les vocations des prophètes (qui furent appelés pour réprimander les impies de leur temps), et aussi les Épîtres des apôtres ;
2° parce qu’autre chose est entendre l’Écriture et la pensée des prophètes, autre chose est comprendre la pensée de Dieu, c’est-à-dire la vérité même de la chose, comme cela résulte de nos démonstrations du chapitre II touchant les prophètes ; et nous avons prouvé au chapitre VI que cela doit encore avoir lieu dans les histoires et dans les miracles ; bien entendu qu’il ne s’agit pas des passages où il est question de la vraie religion et de la vraie vertu ;
3° parce que les livres de l’Ancien Testament ont été choisis entre plusieurs, et ont été enfin recueillis et approuvés par le concile des pharisiens, comme nous l’avons établi au chapitre X. Mais les livres du Nouveau Testament ont été aussi déclarés canoniques par les décrets de certains conciles, qui ont en même temps rejeté comme apocryphes plusieurs autres livres regardés comme sacrés par un grand nombre de personnes. Or les membres de ces conciles (tant des pharisiens que des chrétiens) n’étaient pas composés de prophètes, mais seulement de docteurs et de savants ; et cependant il faut avouer que dans ce choix la parole de Dieu leur a servi de règle ; ainsi donc, avant d’approuver tous ces livres, ils ont dû nécessairement connaître la parole de Dieu ;
4° parce que les apôtres ont écrit, non en tant que prophètes, mais en tant que docteurs (comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent), et que, pour enseigner, ils ont choisi la voie qu’ils jugeaient la plus facile pour les disciples qu’ils voulaient alors éclairer ; d’où il suit (comme nous l’avons aussi conclu à la fin du chapitre précité) que ces livres contiennent bien des choses dont nous pouvons nous passer par rapport à la religion ;
5° enfin, parce que le Nouveau Testament contient quatre évangélistes. Qui croira en effet que Dieu ait voulu raconter quatre fois l’histoire du Christ et la communiquer quatre fois aux hommes par écrit ? et quoique l’on trouve dans l’un ce qui ne se rencontre pas dans l’autre et que l’un serve souvent à l’intelligence de l’autre, il faut cependant se garder d’en conclure que tout ce qui est exposé dans ces quatre évangélistes ait été nécessaire à connaître, et que Dieu les ait élus pour écrire, afin que l’histoire du Christ fût mieux comprise ; car chacun d’eux a prêché son Évangile en différents lieux, chacun a écrit ce qu’il avait prêché, et cela simplement pour exposer nettement l’histoire du Christ, et non pour expliquer les versions des autres apôtres. Que si le rapprochement de leurs textes les fait mieux comprendre chacun en particulier, c’est un effet du hasard ; et cela ne se rencontre que dans un petit nombre de passages, qui pourraient rester ignorés sans que l’histoire y perdît sa clarté et que les hommes fussent moins heureux.

Nous avons montré, par tous ces faits, que l’Écriture n’est, à proprement parler, appelée parole de Dieu que par rapport à la religion ou à la loi divine universelle. Il nous reste maintenant à prouver que, considérée sous cet aspect, elle n’est ni trompeuse, ni corrompue, ni mutilée. Or j’appelle ici mensonger, corrompu et mutilé ce qui a été si mal écrit et si mal construit que le sens du discours ne peut se déduire de l’usage de la langue ou de la seule écriture ; car je ne veux pas prétendre que l’Écriture, en tant qu’elle renferme la loi divine, ait toujours gardé les mêmes accents, les mêmes lettres et enfin les mêmes mots (c’est un point dont je laisse la démonstration aux massorètes, et aux adorateurs superstitieux de la lettre), mais seulement que le sens, en vertu duquel seul un discours peut être appelé divin, est venu jusqu’à nous sans altération, encore que l’on suppose que les mots qui ont d’abord servi à l’exprimer aient été souvent changés. C’est qu’en effet, comme nous l’avons dit, cela n’ôte rien à la divinité de l’Écriture ; car l’Écriture serait également divine, quand on l’aurait écrite en d’autres termes ou en une autre langue. Ainsi, que la loi divine nous soit arrivée à cet égard pure et sans altération, c’est ce dont personne ne peut douter. Car l’Écriture elle-même nous fait percevoir sans difficulté ni ambiguïté que le but qu’elle nous propose, c’est d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, et notre prochain comme nous-mêmes : or cette parole ne peut être apocryphe, elle ne peut résulter d’une erreur de plume ou d’une trop grande précipitation ; car si l’Écriture a jamais enseigné autre chose, elle a dû aussi nécessairement changer tout le reste de son enseignement, puisque cette maxime est le fondement de toute la religion, et que l’enlever c’est ruiner d’un seul coup tout l’édifice. Une telle Écriture ne serait plus alors celle dont nous parlons, mais un tout autre livre. Il reste donc solidement établi que l’Écriture a toujours enseigné ce précepte, et conséquemment qu’il n’a pu s’y glisser aucune erreur capable d’en corrompre l’esprit sans que chacun s’en aperçût aussitôt et que la malice du corrupteur fût reconnue.

Donc, puisqu’il faut établir que ce précepte a été incorruptible, il faut reconnaître nécessairement la même chose de tous les autres qui en découlent indubitablement, et qui sont eux-mêmes fondamentaux, savoir : qu’il existe un Dieu, que sa providence est universelle, qu’il est tout-puissant, qu’il veut que les bons soient récompensés et les méchants punis, et que notre salut ne dépend que de sa grâce. Car l’Écriture répète partout et enseigne clairement ces maximes ; et elle a dû toujours les enseigner, sans quoi tout le reste serait vain et manquerait de fondement. Il ne faut pas tenir pour moins authentiques les autres maximes morales, puisqu’elles s’appuient bien évidemment sur ce même fondement : ainsi défendre la justice, secourir les pauvres, ne tuer personne, ne pas convoiter le bien d’autrui, etc., voilà, dis-je, des enseignements que n’a pu corrompre la malice des hommes, et que le temps n’a pu effacer. Car, quelle que fût celle de ces maximes qui eût été détruite, on s’en fût aussitôt aperçu en se reportant à leur fondement universel, et surtout à ce précepte de charité qui est partout si fortement recommandé dans les deux Testaments. Ajoutez à cela que, bien qu’on ne puisse imaginer d’exécrable forfait dont quelqu’un ne se soit souillé, il n’y a personne cependant qui, pour justifier ses crimes, essaye de détruire les lois ou de faire passer une maxime impie pour un enseignement éternel et salutaire ; telle est en effet la nature humaine que chacun (roi ou sujet), s’il a commis une action honteuse, cherche à l’environner soigneusement de telles circonstances qu’on puisse croire qu’il n’a forfait en rien ni à la justice ni à l’honneur.

Nous concluons donc d’une manière absolue que toute la loi divine universelle, enseignée par l’Écriture, est arrivée sans tache jusque dans nos mains. Il est encore d’autres choses qui, à n’en pouvoir douter, nous ont été transmises de bonne foi, telles que le fond des récits historiques de l’Écriture, parce qu’ils étaient bien connus de tous. Le peuple juif avait coutume autrefois de chanter en psaumes les antiquités de sa race. Outre cela, le gros des actions du Christ et aussi sa passion furent immédiatement divulgués dans tout l’empire romain. Il ne faut donc pas croire (à moins d’admettre, ce qui est incroyable, que la plus grande partie des hommes se soit entendue pour répandre l’erreur) que, pour ce qu’il y a d’important dans ces histoires, les générations postérieures l’aient transmis autrement qu’elles ne l’avaient reçu des premières. Ainsi tout ce qui est défectueux ou altéré ne peut se trouver que dans le reste, par exemple dans une ou deux circonstances d’une histoire ou d’une prophétie, pour exciter plus vivement la dévotion populaire, ou dans un ou deux miracles, pour déconcerter les philosophes, ou enfin, dans les choses spéculatives, depuis que les schismatiques les ont introduites dans la religion pour autoriser leurs fictions, en les appuyant abusivement sur l’autorité divine. Mais il importe peu au salut que de telles choses aient été altérées ou non, comme je vais le démontrer spécialement dans le chapitre qui suit, bien que j’estime que ce point résulte déjà assez clairement de ce qui précède, et surtout du chapitre second.



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