Traité théologico-politique/Chapitre VIII

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Chapitre VIII

On fait voir que le pentateuque et les livres de Josué, des Juges, de Samuel et des Rois ne sont point authentiques.

- On examine s'ils sont l'ouvrage de plusieurs ou d'un seul,

et quel est cet unique écrivain.




Tractatus theologico-politicus

PraefatioCaput IIIIIIIVV
VIVIIVIIIIXX
XIXIIXIIIXIVXV
XVIXVIIXVIIIXIXXX

Autres œuvres

Nous avons traité dans le précédent chapitre des principes sur lesquels repose la connaissance de l’Écriture, et il a été établi qu’une histoire fidèle des livres saints est la base de tout le reste. Or cette histoire si nécessaire, les anciens l’ont entièrement négligée, ou du moins les témoignages et les écrits qu’ils ont pu nous transmettre à cet égard ont péri par l’injure du temps, laissant dans la connaissance de l’Écriture une lacune à jamais déplorable. On pourrait toutefois réparer jusqu’à un certain point cette perte, si les hommes qui ont recueilli l’héritage des anciens avaient su garder une juste mesure et transmettre à leurs successeurs, en toute sécurité, le peu qu’ils avaient entre les mains, sans l’altérer par des additions indiscrètes ; mais ils ont si bien fait que l’histoire de l’Écriture est restée imparfaite, et bien plus elle contient d’assez graves erreurs pour qu’il soit également impossible ou de s’y confier ou de la refaire. J’ai dessein cependant de reprendre la connaissance de l’Écriture sainte par les fondements, et mieux encore, de dissiper les préjugés des théologiens sur cette matière. Certes, j’ai lieu de craindre que cette entreprise ne soit tardive ; car les choses en sont venues au point que les hommes ne veulent plus qu’on les redresse ; et ils s’attachent d’une façon si opiniâtre aux opinions qu’une apparence trompeuse de religion leur a fait embrasser, que la raison ne peut plus faire valoir ses droits qu’auprès d’un très-petit nombre ; tant les préjugés ont étendu leur empire sur la masse des hommes. Voilà de grands obstacles au dessein que je me propose ; mais je persiste à tenter l’épreuve, convaincu qu’il ne faut point désespérer d’un heureux succès.

Pour procéder avec ordre, j’examinerai d’abord les préjugés établis touchant les écrivains qui ont composé les livres saints ; je commencerai par l’auteur du Pentateuque. On a cru généralement que cet auteur est Moïse. Les pharisiens défendaient si fermement cette opinion qu’on n’y pouvait contredire sans être à leurs yeux hérétique, et c’est pourquoi Aben-Hezra, homme d’un libre génie et d’une érudition peu commune, qui a découvert le premier, à ma connaissance, le préjugé que je vais combattre, n’a pas osé dire ouvertement sa pensée, se bornant à l’indiquer en termes très-obscurs. Pour moi, je vais dire nettement le fond de ma pensée et montrer clairement ce qui en est. Voici d’abord les paroles d’Aben-Hezra que je trouve dans son commentaire du Deutéronome : " Au delà du Jourdain... pourvu que tu entendes le mystère des douze... Moïse a écrit aussi la loi … et alors le Chananéen était en ce pays ... ce qui sera manifesté sur la montagne de Dieu ... et voici son lit, son lit de fer... alors tu connaîtras la vérité. " Par ce peu de paroles, Aben-Hezra donne à entendre et en même temps il fait voir que ce n’est point Moïse qui a écrit le Pentateuque, mais un écrivain très-postérieur, et que le livre écrit par Moïse est tout autre que celui que nous avons. Pour établir ce point, il observe premièrement : que la préface même du Deutéronome, ne peut avoir été écrite par Moïse, puisqu’il ne passa pas le Jourdain. En second lieu, que le livre entier de Moïse fut écrit sur le circuit d’un seul autel (voyez le Deutéronome chap. XXVII, et Josué, chap. VIII, vers. 37, etc.), qui, d’après la tradition des rabbins, n’était formé que de douze pierres, ce qui prouve clairement que ce livre avait bien moins d’étendue que le Pentateuque. C’est ainsi du moins que j’entends le mystère des douze, dont parle Aben-Hezra, à moins qu’il n’ait voulu faire allusion aux douze malédictions dont il est question au chapitre déjà cité du Deutéronome, et peut-être nous donner à penser qu’elles ne se trouvaient pas dans le livre de la loi, par la raison que Moïse ordonne aux lévites de lire au peuple, outre l’exposition de la loi, ces douze malédictions, pour les contraindre par la force du serment à l’obéissance. Peut-être aussi notre auteur avait-il dans l’esprit le dernier chapitre du Deutéronome où se trouve la mort de Moïse racontée en douze versets. Mais il est inutile d’insister plus longuement sur ce passage particulier d’Aben-Hezra et sur les rêveries des autres commentateurs. Je viens à la troisième remarque de notre savant auteur, qui cite cet endroit du Deutéronome (chap. XXXI, vers. 6) : " Et Moïse écrivit la loi ; " et en conclut que ces paroles ne peuvent être de Moïse, mais d’un autre écrivain qui raconte la vie et les écrits de Moïse. En quatrième lieu, il s’appuie du passage de la Genèse (chap. XII, vers. 6), où l’historien, racontant le passage d’Abraham à travers le pays de Chanaan, ajoute que " le Chananéen était alors en ce pays, " paroles qui marquent évidemment un autre état de choses pour le temps où écrit l’historien. D’où il suit que ce récit ne peut avoir été fait qu’après la mort de Moïse, à l’époque où les Chananéens, chassés de leur pays, ne possédaient plus ces contrées. Aben-Hezra insiste encore sur ce point : " Et le Chananéen, dit-il, était alors en ce pays. Il y a apparence que Chanaan (neveu de Noé) s’empara du pays des Chananéens, possédé par un autre maître ; que si les choses ne sont pas ainsi, il y a là quelque mystère, et celui qui l’entend doit s’abstenir. " Ce qui veut dire que si Chanaan s’empara de ces contrées, le sens du passage est alors que " le Chananéen avait autrefois occupé le pays, " ce qui marque un autre état de choses, non pour le temps présent, mais pour le temps antérieur où le pays de Chanaan était au pouvoir d’une autre nation. Mais si Chanaan est le premier qui ait habité cette contrée (comme on peut le conclure de la Genèse, chap. X), il est clair en ce cas que le passage en question se rapporte en effet au temps présent, c’est-à-dire à celui où parle l’écrivain ; et il s’ensuit alors que ce temps n’est pas celui de Moïse, puisqu’au temps de Moïse, les Chananéens possédaient encore leur pays. Voilà le mystère sur lequel Aben-Hezra recommande de ne point s’expliquer. La cinquième remarque de notre auteur, c’est que la montagne de Moïse est appelée dans la Genèse (chap. XXII, vers. 14) montagne de Dieu[1], nom qu’elle n’a porté qu’après avoir été choisie pour la construction du temple ; or il est clair que ce choix n’était pas encore fait du temps de Moïse, puisqu’au lieu de marquer un lieu pour cet usage au nom du Seigneur, il prédit qu’un jour le Seigneur le désignera lui-même et lui fera porter son nom. Aben-Hezra fait remarquer encore les paroles qui, dans le chapitre III du Deutéronome, accompagnent l’histoire d’Og, roi de Basan : " De la défaite des géants[2], il ne resta que le seul Og, roi de Basan. Or son lit était un lit de fer, le même sans doute qui est dans Rabat, ville des enfants d’Ammon, et qui a neuf coudées de long, " etc. Cette parenthèse indique évidemment que l’auteur du livre a vécu longtemps après Moïse ; car on ne s’exprime de la sorte que lorsqu’on raconte des événements d’une date très-ancienne, et qu’on cite en témoignage de la vérité de son récit les monuments du passé. Et sans aucun doute, le lit dont il est ici question ne fut trouvé qu’au temps de David, qui s’empara le premier de Rabat, ainsi qu’on le raconte au livre de Shamuel (chap. XII, vers. 30). Mais ce n’est pas en cet endroit seulement que l’auteur du Deutéronome ajoute aux paroles de Moïse. Voici, un peu plus bas, un passage du même genre : " Jair, fils de Manassé, a occupé toute la contrée d’Argob, jusqu’à la frontière des Géhurites et des Mahachatites ; et il a donné son nom à tout le pays et aux bourgs de Basan, qu’on appelle encore aujourd’hui bourgs de Jaïr. " Ces paroles sont certainement une addition de l’auteur du livre, destiné à éclaircir ce passage de Moïse qui précède immédiatement : " J’ai donné l’autre moitié de Gilliad et tout le pays de Basan, qui était le royaume d’Og, à la moitié de la tribu de Manassé, ainsi que la juridiction d’Argob sur tout Basan, qui s’appelle terre des Géants. " Il est hors de doute que les Hébreux, au temps où ce passage a été écrit, connaissaient très-bien les bourgs de Jaïr, tribu de Juda ; mais ils ne comprenaient pas ces mots : " juridiction d’Argob terre des Géants, " et voilà ce qui force l’historien à expliquer quels sont ces pays et les noms antiques qu’ils ont portés, et à expliquer en même temps pourquoi on les appelle présentement du nom de Jaïr, qui était de la tribu de Juda, et non de celle de Manassé (voyez Paralipomènes, chap. II, vers. 21 et 22).

Nous venons d’exposer les sentiments d’Aben-Hezra et de produire les passages du Pentateuque sur lesquels il fait reposer sa doctrine ; mais il s’en faut infiniment qu’il ait épuisé le sujet, et il n’a pas même cité les endroits les plus importants. C’est une lacune que nous allons remplir.

1° L’auteur des livres du Pentateuque, outre qu’il parle de Moïse à la troisième personne, rend sur son compte un grand nombre de témoignages comme ceux-ci : " Dieu a parlé à Moïse ; Dieu s’entretenait face à face avec Moïse ; Moïse était le plus humble des hommes (Nombres, chap. XII, vers. 3) ; Moïse fut saisi de colère contre les chefs ennemis. (ibid. chap. XXXI, vers. 14) ; Moïse était un homme divin (Deutéronome, chap. XXXIII, vers. 1) ; Moïse, le serviteur de Dieu, est mort ; aucun prophète ne s’est rencontré en Israël qui fût semblable à Moïse, " etc. Au contraire, dans le Deutéronome, où est exposée la loi que Moïse avait donnée au peuple et mise par écrit, Moïse parle de soi-même et raconte ses actes à la première personne : " Dieu m’a parlé " (Deutéronome, chap. II, vers. 1, 17. etc.) ; " j’ai prié Dieu, " etc. Ce n’est qu’à la fin du livre que l’auteur, après avoir rapporté les paroles de Moïse, recommence son récit à la troisième personne, et nous raconte que Moïse écrivit cette loi qu’il avait d’abord expliquée de vive voix au peuple, donna aux Hébreux ses dernières instructions et cessa de vivre. Or il est clair que cette manière de parler, ces témoignages et toute la contexture de cette histoire, tout nous invite à penser que les livres du Pentateuque ne sont pas de la main de Moïse, mais de celle d’un autre écrivain.

2° Il est encore à remarquer qu’on ne trouve pas seulement dans cette histoire de Moïse sa mort, son ensevelissement et le deuil des Hébreux durant trente jours, mais qu’il y est dit expressément : " Il ne s’est jamais vu en Israël aucun prophète comparable à Moïse, et que Dieu ait connu comme lui face à face. " Or ce témoignage, Moïse n’a pu se le donner à lui-même, et il n’a pu lui être donné par aucun écrivain venu immédiatement après lui, mais seulement par un écrivain postérieur de plusieurs siècles. Qu’on y regarde, en effet : l’auteur du livre parle d’un temps très-éloigné : " Il ne s’est jamais rencontré aucun prophète. " Et de même, quand il est question de la sépulture de Moïse, le texte porte que " nul ne l’a connue jusqu’à ce jour. "

3° On remarquera aussi qu’il y a de certains lieux qui ne sont pas désignés dans le Pentateuque par les noms qu’ils portaient au temps de Moïse, mais par des noms qu’ils ont reçus longtemps après. Ainsi, dans la Genèse (chap. XIV, vers. 1), il est dit : " Abraham poursuivit les ennemis jusqu’à Dan. " Or ce nom ne fût donné à la ville dont il s’agit que longtemps après la mort de Josué (voyez Juges, chap. XVIII, vers. 29).

4° Les récits historiques du Pentateuque s’étendent quelquefois au delà du temps où vivait Moïse. Car il est dit dans l’Exode que les enfants d’Israël mangèrent la manne durant l’espace de quarante années, jusqu’au moment où ils parvinrent dans des régions habitées, aux confins de Chanaan, c’est-à-dire jusqu’au temps dont il est parlé dans Josué (chap. V, vers. 12). On trouve aussi dans la Genèse (chap. XXXVI, vers. 31) : " Ce sont les rois qui ont régné au pays d’Édom, avant qu’aucun roi ait régné sur les enfants d’Israël. " Or il n’est point douteux que l’historien ne parle en cet endroit des rois qu’avaient eus les Iduméens avant que David les eût subjugués[3] et qu’il eût établi des gouverneurs dans l’Idumée. Il est plus clair que le jour, d’après tous ces passages, que ce n’est point Moïse qui a écrit le Pentateuque, mais bien un autre écrivain postérieur à Moïse de plusieurs siècles.

Mais pour confirmer toutes ces preuves, examinons quels sont les livres que Moïse lui-même a écrits et qui sont cités dans le Pentateuque ; nous verrons que ces livres ne sont point ceux du Pentateuque. Premièrement, nous savons certainement par l’Exode (chap. XVII, vers. 14) que Moïse écrivit par l’ordre de Dieu la guerre contre Hamalek ; mais le nom du livre n’est pas indiqué dans ce chapitre. Or, dans les Nombres (chap. XXI, vers. 12), il est question d’un livre intitulé : Guerres de Dieu, et sans aucun doute, c’est dans ce livre qu’était le récit de la guerre contre Hamalek, ainsi que de tous les campements que nous savons que Moïse (Nombres, chap. XXXIII, vers. 2) exposa par écrit. Nous trouvons dans l’Exode (chap. XXIV, vers. 47) l’indication d’un autre livre qui porte pour titre : Livre de l’Alliance[4], et que Moïse lut en présence des Israélites, quand, pour la première fois, ils firent alliance avec Dieu. Mais ce livre, ou plutôt cette épître, ne pouvait contenir que fort peu de chose, savoir, les lois ou commandements de Dieu qui sont exposés depuis le vers. 22 du chap. XX de l’Exode jusqu’au chap. XXIV ; et personne ne contestera ceci, pourvu qu’il lise, d’un esprit libre et impartial, le chapitre cité plus haut. On y voit, en effet, qu’aussitôt que Moïse reconnut que le peuple était convenablement disposé pour faire alliance avec Dieu, il s’empressa d’écrire les lois que Dieu lui avait inspirées ; et dès le commencement du jour, après avoir accompli quelques cérémonies, il lut les conditions du pacte sacré devant tout le peuple réuni, qui dut sans doute les comprendre, puisqu’il donna son plein consentement. Il est donc bien établi par ces deux raisons, savoir, le peu de temps employé par Moïse pour écrire ses lois, et l’intention qu’il avait en les écrivant de les faire servir à une alliance entre son peuple et Dieu, il est, dis-je, bien établi que le livre dont nous parlons ne contenait rien de plus que ce que nous avons marqué tout à l’heure. Enfin c’est une chose très-certaine que dans la quarantième année après la sortie d’Égypte, Moïse expliqua de nouveau toutes les lois qu’il avait établies (voyez Deutéron., chap. I, vers. 5) et fit contracter au peuple, pour la seconde fois, l’obligation d’y être fidèle (ibid., chap. XXIX, vers. 14) ; puis il écrivit un livre où étaient consignées avec l’explication de la Loi le renouvellement de l’alliance (Deutéron., chap. XXI, vers. 9), et ce livre fut appelé Livre de la Loi de Dieu. Plus tard, Josué y joignit le récit du nouvel engagement qu’il fit contracter au peuple hébreu et qui fut la troisième alliance des Juifs avec Dieu (Josué, chap. XXIV, vers. 25, 26). Or, comme nous ne possédons aucun livre qui contienne le second pacte de Moïse, ni celui de Josué, il s’ensuit nécessairement que le Livre de la Loi de Dieu a péri ; à moins qu’on ne veuille donner dans les folles conjectures du paraphraste chaldéen Jonatan, et torturer avec lui les saintes Écritures. Ce commentateur téméraire a très-bien vu la difficulté ; mais il a mieux aimé altérer la Bible qu’avouer son ignorance. Ce passage du livre de Josué (voyez chap. XXIV, vers. 26) : " Et Josué écrivit ces paroles dans le Livre de la Loi de Dieu, " voici comment il les traduit en chaldéen : " Et Josué écrivit ces paroles, et les garda avec le Livre de la Loi de Dieu. " Que dire à des interprètes de cette sorte, qui ne voient dans le texte de l’Écriture que ce qu’il leur plaît d’y trouver ? N’est-ce point comme s’ils supprimaient la Bible pour en fabriquer une autre de leur façon ? Concluons donc, sans nous arrêter à de semblables conjectures, que le Livre de la Loi de Dieu, qu’il est certain que Moïse a écrit, n’est point le Pentateuque, mais un livre tout différent que l’auteur du Pentateuque a inséré plus tard dans son ouvrage. Et cette conséquence, que nous déduisons rigoureusement de ce qui précède, va être confirmée d’une manière éclatante par tout ce qui suit. Au passage déjà cité du Deutéronome, quand il est dit que Moïse écrivit le Livre de la Loi, l’historien ajoute que Moïse le déposa entre les mains des prêtres, avec l’ordre de le lire au peuple à des époques déterminées ; ce qui prouve bien que ce livre avait une étendue beaucoup moindre que le Pentateuque, puisqu’il pouvait être lu tout entier dans le temps d’une seule assemblée, et compris de tout le monde. Il ne faut point aussi perdre de vue cette circonstance, que de tous les livres écrits par Moïse, celui de la Loi de Dieu est le seul, avec le Cantique (composé un peu plus tard pour être également appris par tout le peuple), que Moïse ait ordonné de conserver religieusement. Par la première alliance, en effet, Moïse n’avait fait prendre d’engagement aux Hébreux que pour eux-mêmes ; mais par la seconde, les Hébreux engageaient aussi leurs descendants (Deutéron., chap. XXIX, vers. 14, 15) ; et c’est pourquoi Moïse ordonna que le livre où était déposé ce pacte nouveau fût religieusement transmis aux enfants des Hébreux, avec le Cantique, qui aussi regarde principalement l’avenir. Ainsi donc, d’une part, il n’est pas prouvé que Moïse ait écrit d’autres livres que ceux dont on vient de parler ; de l’autre, il est certain qu’il n’a ordonné de transmettre à la postérité que le petit Livre de la Loi de Dieu et le Cantique : or, comme on rencontre en outre dans le Pentateuque un grand nombre de passages qui n’ont pu être écrits par Moïse, il suit de toutes ces preuves combinées que personne n’est en droit de dire que Moïse soit l’auteur du Pentateuque, et même que cette opinion est contraire à la raison.

Ici, on me demandera peut-être si Moïse n’écrivit pas ses lois au moment même où elles lui furent révélées, c’est-à-dire si, durant l’espace de quarante années, de toutes les institutions qu’il avait données au peuple, il n’écrivit rien de plus que ce petit nombre de commandements qui étaient contenus, comme nous l’avons dit plus haut, dans le livre de la première alliance. Voici ma réponse : alors même que j’accorderais qu’il paraît vraisemblable à la raison que Moïse écrivit ses lois au lieu même et au moment où elles lui furent inspirées, il n’en résulte nullement que nous puissions affirmer qu’il les ait effectivement écrites de cette façon ; car il a été établi précédemment qu’il ne faut rien affirmer touchant l’Écriture que ce qui est donné par l’Écriture elle-même, ou ce qui peut en être légitimement déduit ; et quant à la pure raison, elle n’a rien à démêler dans ces matières. Mais ce n’est pas tout, la raison n’est point ici contre nous, puisque rien n’empêche de supposer que le sénat communiquait au peuple, par écrit, les édits de Moïse ; et dès lors l’auteur du Pentateuque aura pu les recueillir et les insérer, chacun en leur rang, dans l’histoire de la vie de Moïse. Voilà ce que j’avais à dire sur les cinq premiers livres de la Bible ; il est temps de m’occuper des autres.

Les mêmes raisons qui viennent d’être exposées contre l’authenticité du Pentateuque s’appliquent au livre de Josué. Il est clair, en effet, que ce ne peut être Josué qui dit de soi-même que sa renommée s’est étendue par toute la terre (voyez Josué, chap. VII, vers. 1), qu’il n’omit rien de ce que Moïse avait ordonné (ibid., chap. VIII, dernier vers. ; chap. XI, vers. 15), qu’étant parvenu à un âge avancé, il assembla tout le peuple hébreu, enfin qu’il rendit le dernier soupir. En second lieu, on trouve dans ce livre le récit de divers événements qui se sont passés après la mort de Josué. Il y est dit, par exemple, que le peuple adora Dieu, après la mort du Josué, tant que vécurent les vieillards qui avaient vu Josué vivant. Au chap. XVI, vers. 10, nous lisons qu’Éphraïm et Manassé ne chassèrent point les Chananéens qui habitaient Gazer, mais que les Chananéens ont habité jusqu’à ce jour avec les enfants d’Éphraïm, et en ont été tributaires. Or ce fait est certainement le même qu’on trouve au chap. I du livre des Juges. Ajoutez que les mots jusqu’à ce jour marquent évidemment que l’historien parle d’un temps très-éloigné du sien. Je citerai encore un passage tout semblable, où il est question des fils de Jéhuda, (chap. XV, dernier verset), ainsi que l’histoire de Kaleb (ibid., vers. 14 et suiv.). Il paraît également que le fait de ces deux tribus, qui s’unirent à la moitié d’une autre tribu pour élever un autel au delà du Jourdain (chap. XXII, vers. 10 et suiv.), s’est passé après la mort de Josué, puisque dans toute la suite du récit il n’est pas dit un mot de lui, et qu’on y voit au contraire le peuple délibérer seul sur les affaires de la guerre, envoyer, de son propre chef, des ambassadeurs, attendre leur réponse et l’approuver. Enfin il résulte clairement du vers. 14 du chap. X que le livre qui porte le nom de Josué a été écrit plusieurs siècles après sa mort. Ce verset porte en effet que ni avant ni après ce jour, aucun autre jour ne s’est rencontré où Dieu ait obéi à la voix d’un homme, etc. Concluons de toutes ces preuves que, si Josué a écrit quelque livre, ce n’est pas le livre que nous avons sous son nom, mais plutôt celui qui est cité dans le cours du même récit, au chap. X, vers. 13.

Quant au livre des Juges, je ne crois pas qu’aucun homme de bon sens se puisse persuader qu’il ait été écrit par les juges eux-mêmes, l’épilogue qui termine le récit (chap. XXI) montrant assez que l’ouvrage entier a été composé par un seul historien. On remarquera en outre que l’auteur des Juges avertit en plusieurs endroits qu’aux temps dont il fait l’histoire, il n’y avait pas de roi en Israël ; ce qui prouve que ce livre a été écrit à l’époque où les Hébreux eurent des rois à la tête du gouvernement.

Je ne m’arrêterai pas non plus bien longtemps sur les livres qui portent le nom de Shamuel, puisque le récit qui y est contenu se prolonge fort au delà de la vie de ce prophète. Je prie seulement qu’on fasse attention que ces livres sont postérieurs à Shamuel de plusieurs siècles. Nous trouvons en effet au livre I (chap. IX, vers. 6) une sorte de parenthèse, où l’historien nous avertit qu’autrefois, en Israël, ceux qui se disposaient à aller consulter Dieu disaient : Allons, rendons-nous auprès du Voyant ; car on appelait alors Voyant celui qu’aujourd’hui on nomme Prophète.

Il ne nous reste plus qu’à dire un mot des livres des Rois ; car il résulte de ces livres eux-mêmes qu’ils ont été formés de différentes pièces, savoir les livres des faits de Salomon (voyez Rois, I, chap. XI, vers 5), les chroniques des rois de Juda (voyez ibid., chap. XIV, vers. 19-29), et les chroniques des rois d’Israël.

Concluons donc que tous les livres dont nous venons de parler successivement sont apocryphes, et que les événements dont on y trouve le récit sont racontés comme s’étant passés à une époque très-ancienne. Si l’on considère maintenant la suite et l’objet de tous ces livres, on n’aura pas de peine à reconnaître qu’ils sont l’ouvrage d’un seul historien, qui s’est proposé d’écrire les antiquités juives depuis les temps les plus reculés jusqu’à la première dévastation de Jérusalem. Ces livres, en effet, sont si étroitement liés qu’il est visible, par cet unique point, qu’ils forment un seul et même récit, composé par un seul et même historien. Aussitôt que l’histoire de la vie de Moïse est terminée, on passe immédiatement à celle de la vie de Josué en ces termes : " Et il arriva, quand Moïse, le serviteur de Dieu, fut mort, que Dieu dit à Josué, " etc. Parvenu à la mort de Josué, l’historien se sert de la même transition pour commencer l’histoire des juges. " Et il arriva, quand Josué fut mort, que les enfants d’Israël demandèrent à Dieu, " etc. Le livre de Ruth est rattaché comme une sorte d’appendice à celui des Juges : Et il arriva, au temps que les juges jugeaient, qu’il y eut famine en ce pays. C’est de la même façon que le premier livre de Shamuel est joint à celui de Ruth, et la même transition revient encore pour aller de ce premier livre au second, où l’histoire de David n’est pas terminée ; cette histoire se continue au premier livre des Rois, qui en amène le second livre, comme il avait été amené lui-même par les livres précédents. Enfin l’ordre même et l’enchaînement des récits historiques marquent aussi l’unité de plan et d’historien. On commence en effet par nous exposer la première origine de la nation hébraïque ; puis on arrive, en suivant l’ordre des temps, aux lois de Moïse, aux circonstances où il les donna aux Juifs, aux prédictions qu’il y ajouta ; on raconte ensuite comment le peuple hébreu, ainsi que Moïse l’avait prédit, entra dans la terre promise (Deutéron., chap. VII), et abandonna les lois de Dieu (ibid., ch. XXXI, vers. 16) aussitôt qu’il y fut entré, d’où résultèrent pour lui une foule de maux (ibid., vers. 17) ; comment il voulut par la suite se donner des rois (Deutéron., chap. XVII, verset 14), dont le gouvernement fut malheureux ou prospère, suivant qu’ils s’écartèrent de la loi ou y furent fidèles (ibid., chap. XXVIII, vers. 36 et dernier verset), jusqu’à ce qu’enfin l’empire hébreu fut détruit, comme l’avait également prédit Moïse. Pour tous les autres faits qui n’ont point de rapport à l’observation de la loi, on les passe sous silence, ou bien on renvoie le lecteur à d’autres historiens. Il est donc évident que tous ces livres conspirent à une seule fin, qui est de faire connaître les paroles et les commandements de Moïse, et d’en prouver l’excellence par le récit des événements. Nous arrivons donc, par trois ordres de preuves, savoir : l’unité d’objet de tous ces livres, leur étroite liaison, et leur caractère apocryphe, nous arrivons, dis-je, à cette conclusion qu’ils sont l’ouvrage d’un seul historien.

Quel est cet historien ? je ne puis plus répondre ici d’une manière certaine ; toutefois, je suis très-porté à croire que c’est Hezras ; et voici quelques raisons d’un certain poids qui autorisent ma conjecture. Premièrement, puisque cet historien, que nous savons être unique, continue son récit jusqu’au temps de la liberté de Joachim, et qu’il ajoute ensuite que lui-même a pris place à la table du roi tout le temps qu’il a vécu (est-ce Joachim, ou le fils de Nébucadnesor ? c’est ce que l’on ne peut dire, le sens du passage étant fort équivoque), il s’ensuit que ces livres n’ont pas été écrits avant Hezras. Or l’Écriture ne dit point qu’il y ait eu à cette époque aucun personnage, hormis Hezras (voyez Hezras, ch. VII, vers. 10), qui se soit appliqué à la recherche de la Loi divine et qui ait été un scribe diligent dans la loi de Moïse (voyez ibid., vers. 6). Je ne vois donc qu’Hezras qui puisse être l’auteur de ces livres. De plus, nous savons, par le témoignage que l’Écriture porte de lui, qu’il s’était appliqué, non-seulement à rechercher la loi de Dieu, mais aussi à la mettre en ordre ; aussi trouvons-nous ces paroles dans Néhémias (chap. VIII, vers. 9) : Ils ont lu le Livre de la Loi de Dieu expliqué, et s’y étant rendus attentifs, ils ont compris l’Écriture. Or, comme nous savons que le Deutéronome contient, non-seulement le livre de la loi de Moïse (ou du moins la plus grande partie de ce livre), mais encore une foule d’insertions ajoutées pour l’explication plus complète des choses, je suis porté à croire que le Deutéronome est justement ce livre de la Loi de Dieu, écrit, disposé et expliqué par Hezras, qui fut lu par les Juifs dont parle Néhémias. Que si on me demande de prouver qu’il se rencontre dans le Deutéronome des passages insérés pour l’éclaircissement du texte, je rappellerai que j’en ai cité deux de cette espèce, quand j’ai discuté plus haut les sentiments d’Aben-Hezra, et j’en pourrais ajouter ici un grand nombre d’autres : par exemple, nous lisons au chap. II vers. 12 : " Quant au pays de Séhir, les Horites l’ont habité autrefois, mais les enfants d’Hésaü les ont chassés et exterminés, et ils se sont établis dans cette contrée, comme a fait le peuple d’Israël dans la terre que Dieu lui a donnée pour héritage. " Ce passage est destiné à éclaircir les versets 3 et 4 du même chapitre, c’est-à-dire à expliquer comment les enfants d’Hésaü, en occupant la montagne de Séhir, qui leur était échue en partage, ne la trouvèrent pas inhabitée, mais la conquirent sur les Horites, qui en étaient avant eux les possesseurs, à l’exemple des Israélites, qui après la mort de Moïse chassèrent et détruisirent le peuple chananéen. De même encore les vers. 6, 7, 8 et 9 du chap. X du Deutéronome sont une parenthèse ajoutée aux paroles de Moïse. Tout le monde reconnaîtra en effet que le vers. 8, qui commence par ces mots : En ce temps-là Dieu sépara la tribu de Lévi, etc., doit être rapporté au verset 5, et non point à la mort d’Aharon, dont Hezras ne parle ici qu’à cause que Moïse, dans le récit de l’adoration du veau, avait dit (voyez chap. IX, vers. 20) qu’il avait prié pour Aharon. L’auteur du Deutéronome explique ensuite le choix que Dieu fit, au temps dont parle ici Moïse, de la tribu de Lévi, et cela pour montrer la cause de cette élection et faire voir pourquoi les Lévites n’eurent point de part à l’héritage de leurs frères ; puis il reprend le fil de son histoire et la suite des paroles de Moïse. Ajoutez à tout cela les preuves qu’on tire de la préface du livre, et de tous les passages où il est parlé de Moïse à la troisième personne ; pour ne rien dire d’une foule d’autres passages qu’il est impossible aujourd’hui de reconnaître, mais qui ont certainement été retouchés par le rédacteur du Deutéronome, ou même ajoutés par lui dans l’intention de rendre plus claires, pour les hommes de son temps, les paroles de Moïse. Et certes si nous possédions aujourd’hui le livre même que Moïse a écrit, je suis convaincu qu’en le comparant à l’Écriture, nous trouverions de grandes différences, non-seulement dans les mots, mais même dans l’ordre et dans l’esprit des préceptes. Quand, en effet, je compare seulement le Décalogue du Deutéronome avec celui de l’Exode (où l’histoire du Décalogue a proprement sa place), je trouve qu’ils diffèrent de tout point : ainsi le quatrième précepte, non-seulement n’est pas donné de la même façon dans les deux livres, mais il est beaucoup plus développé dans le Deutéronome ; et la raison sur laquelle il repose en ce dernier livre est toute différente de celle que donne l’Exode. Enfin l’ordre dans lequel est expliqué le dixième précepte du Décalogue du Deutéronome n’est pas le même ordre que l’Exode a suivi. J’incline donc à penser que toutes ces différences et d’autres semblables sont l’ouvrage d’Hezras, qui les a introduites en voulant expliquer la loi de Dieu aux hommes de son temps ; et par conséquent, j’admets que le Deutéronome n’est autre chose que le Livre de la Loi de Dieu commenté et embelli par Hezras. Je crois aussi que le Deutéronome est le premier livre qu’Hezras ait écrit, et ce qui me porte à cette conjecture, c’est que ce livre contient les lois de la patrie, c’est-à-dire ce dont le peuple a le plus besoin. J’ajoute que le Deutéronome ne fait point suite, comme les autres livres de l’Écriture, à un ouvrage précédent ; il commence en effet en ces termes, dégagés de tout lien avec un discours antérieur : " Voici les paroles que Moïse, " etc. Après avoir terminé ce livre et enseigné au peuple l’antique loi, Hezras s’occupa, si je ne me trompe, de composer une histoire complète de la nation hébraïque, depuis le commencement du monde jusqu’à la destruction de Jérusalem, et il inséra dans cette histoire, au lieu convenable, le livre précédemment écrit du Deutéronome ; et s’il attacha aux cinq premières parties de son histoire le nom de Moïse, c’est probablement parce que la vie de Moïse en fait la partie principale. Par la même raison, il donna au cinquième livre le nom de Josué, au septième, le nom de livre des Juges, au huitième, le nom de Ruth, au neuvième et peut-être aussi au dixième, le nom de Shamuel ; enfin au onzième et au douzième, le nom de livres des Rois. On me demandera maintenant si Hezras mit la dernière main à son œuvre, et l’acheva selon son désir, c’est ce qu’on verra au chapitre suivant.


Notes

  1. Ce n’est pas Abraham, mais l’historien, qui donne ce nom à la montagne de Morya. Car il est dit dans le passage que le lieu qui s’appelle aujourd’hui Révélation sera faite sur la montagne de Dieu fut nommé par Abraham Dieu avisera. (Note marginale de Spinoza).
  2. On remarquera que le mot hébreu Raphaim signifie Damnés ; mais on peut croire, d'après les Paralipomènes, ch. XX, que c'est aussi un nom propre. Je pense donc qu'en cet endroit il marque le nom d'une famille. (Note de Spinoza.)
  3. Depuis cette époque les Iduméens cessèrent d’avoir des rois jusqu’au règne de Jéroboam, pendant lequel ils se séparèrent de l’empire juif (Rois, liv. II, chap. VIII, vers. 20). Ils furent administrés, durant cette période, par des gouverneurs juifs qui tenaient la place de leurs anciens rois ; c’est pourquoi le gouverneur de l’Idumée est appelé roi dans l’Écriture (Rois, liv. III, chap. III, vers. 9).
    Maintenant le dernier roi de l’Idumée a-t-il commencé de régner avant l’avènement de Saül, ou bien n’est-il question, dans ce chapitre de la Genèse, que des rois Iduméens antérieurs à la défaite de ce peuple ? c’est une question sur laquelle on peut hésiter. Mais quant à ceux qui veulent comprendre Moïse dans le catalogue des rois hébreux, Moïse qui établit un empire tout divin, entièrement éloigné du gouvernement monarchique, je dirai que cette prétention n’est pas sérieuse. (Note marginale de Spinoza)
  4. On observera que sepher, en hébreu, signifie le plus souvent épître ou feuillet. (Note de Spinoza.)


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