Traité théologico-politique/Chapitre XI

De Spinoza et Nous.
(Redirigé depuis TTP11)
Aller à : Navigation, rechercher



Baruch Spinoza

Chapitre XI


On recherche si les apôtres ont écrit leurs épîtres
à titre d'apôtres et de prophètes, ou à titre de docteurs.

- On cherche ensuite quelle a été la fonction des apôtres.



Tractatus theologico-politicus

PraefatioCaput IIIIIIIVV
VIVIIVIIIIXX
XIXIIXIIIXIVXV
XVIXVIIXVIIIXIXXX

Autres œuvres

Quiconque a lu le Nouveau Testament ne peut douter que les apôtres n’aient été prophètes. Mais comme les prophètes ne parlaient pas toujours d’après une révélation, et que cela n’arrivait même que fort rarement, ainsi que nous l’avons montré à la fin du chapitre I, nous pouvons nous demander si les apôtres ont écrit leurs épîtres à titre de prophètes, d’après une révélation et un mandat exprès, comme Moïse, Jérémie et les autres, ou s’ils les ont écrites à titre de docteurs et de simples particuliers. Ce doute est d’autant plus fondé que dans l’Épître I aux Corinthiens (chap. XIV, vers. 6), Paul indique deux genres de prédication : l’un fondé sur la révélation, l’autre sur la science. De là vient la difficulté de savoir si les apôtres parlent dans leurs épîtres comme prophètes ou comme docteurs. Or, si nous voulons faire attention au style des Épîtres, nous trouverons qu’il est fort éloigné du style de la prophétie. C’était en effet une chose familière aux prophètes que de déclarer partout qu’ils parlaient au nom de Dieu ; et de là ces expressions : Dieu dit, le Dieu des armées dit, la parole de Dieu, etc. ; et ce langage ne semble pas seulement avoir été usité dans les discours publics des prophètes, mais encore dans celles de leurs épîtres qui contenaient des révélations : comme on le voit dans l’épître d’Élie à Joram (voyez liv. II des Paral., chap. XXI, vers. 12) qui commence aussi par ces mots : Dieu dit. Mais dans les Épîtres des apôtres nous ne lisons rien de semblable ; au contraire, dans la Ire aux Corinthiens (chap. VII, vers. 40), Paul dit expressément qu’il parle selon l’inspiration personnelle de ses sentiments. On trouve même en un très-grand nombre de passages des locutions qui témoignent d’un esprit de doute et d’irrésolution, comme (Épître aux Romains, chap. III, vers. 28) ces expressions : nous pensons donc[1] ; et (au chap. VIII, vers. 18) c’est que je pense, et plusieurs autres semblables. Outre cela, on trouve d’autres locutions bien éloignées de l’autorité prophétique, telles que celles-ci : Je dis ceci en homme faible, et non pas par commandement (voyez Épît. I aux Corinthiens, chap. VII, vers. 6) ; et encore : Je donne mon avis comme un homme qui est fidèle par la grâce de Dieu (même chap., vers. 25) ; on pourrait citer encore beaucoup d’autres expressions.

Il faut remarquer que, lorsqu’il dit dans ce chapitre qu’il n’a pas de commandement de Dieu, il n’entend par là ni précepte ni commandement que Dieu lui aurait révélés ; il parle seulement des enseignements donnés par le Christ sur la montagne à ses disciples. D’ailleurs, si nous prenons garde à la manière dont les apôtres nous transmettent dans leurs Épîtres la doctrine évangélique, nous verrons qu’elle est bien différente de celle qu’ont employée les prophètes pour nous transmettre leurs prophéties. Car les apôtres raisonnent sans cesse de telle sorte qu’ils ne semblent pas prophétiser, mais discuter. Les prophéties ne contiennent que de purs dogmes et des décrets, parce que Dieu est représenté comme prenant lui-même la parole, non pas pour raisonner, mais pour imposer des ordres, selon le pouvoir absolu qui appartient à sa nature. L’autorité du prophète ne doit pas en effet souffrir la discussion ; car quiconque veut confirmer ses dogmes par la raison les soumet par cela même au libre jugement de chacun. C’est bien ainsi que Paul paraît l’entendre, lui qui a l’habitude de raisonner, lorsque dans l’Épître I aux Corinthiens (chap. X, vers. 15) il s’exprime en ces termes : Je vous parle comme à des personnes sages ; jugez vous-mêmes la vérité de ce que je vous dis. Il faut dire ensuite que les prophètes percevaient les choses révélées sans les secours de la lumière naturelle, c’est-à-dire sans le raisonnement, comme nous l’avons vu au chapitre I.

Bien que certaines conclusions dans le Pentateuque semblent le résultat du raisonnement, on verra, si on y prend garde, qu’on ne peut nullement les prendre pour des arguments rigoureux : par exemple, lorsque Moïse, dans le Deutéronome (chap. XXXI, vers. 27), dit aux Israélites : Si vous avez été rebelles contre Dieu, tandis que j’ai vécu parmi vous, vous le serez bien plus après ma mort, il faut bien se garder de croire que Moïse veuille prouver aux Israélites par le raisonnement qu’ils abandonneront nécessairement après sa mort le vrai culte de Dieu ; car cet argument serait faux, comme on peut le prouver par l’Écriture elle-même. Les Hébreux ont en effet persévéré constamment dans leur foi, du vivant de Josué et des anciens, et depuis sous Samuel, David, Salomon, etc. Ainsi ces paroles de Moïse ne sont qu’un enseignement moral, une espèce de mouvement oratoire qui lui fait prédire la rébellion du peuple, que son imagination se représente vivement dans l’avenir. Ce qui m’empêche de dire que Moïse ait prononcé ces paroles par une inspiration personnelle et afin de montrer au peuple la vraisemblance de sa prédiction, ce qui me porte à croire, au contraire, qu’elles lui ont été suggérées par révélation et en tant que prophète, c’est qu’au verset 21 de ce même chapitre on lit que Dieu révéla cette même chose à Moïse en d’autres termes, quoiqu’il ne fût évidemment pas nécessaire de confirmer cette prédiction et ce décret par des raisons vraisemblables, et qu’il suffît de les représenter vivement à son imagination (ainsi que nous l’avons montré au chapitre I) ; ce qui ne pouvait mieux se faire pour Moïse qu’en lui faisant imaginer comme future une rébellion qu’il avait si souvent éprouvée. C’est ainsi qu’il faut entendre tous les arguments de Moïse qui se trouvent dans les cinq livres qu’on lui attribue ; ce ne sont pas des déductions de la raison, mais seulement des façons de parler par lesquelles il exprimait avec plus de force les décrets de Dieu qu’il se représentait vivement.

Je ne veux pas cependant nier d’une manière absolue que les prophètes n’aient pu raisonner d’après les révélations qu’ils recevaient ; j’affirme seulement que plus les prophètes raisonnent juste, plus la connaissance qu’ils ont des choses révélées approche des connaissances naturelles, et que rien ne prouve plus évidemment le caractère surnaturel de leur science que de voir que leurs paroles sont ou de purs dogmes, ou des décrets, ou des sentences ; et de tout cela je conclus que ce grand prophète, Moïse, n’a fait aucun argument en forme, tandis qu’au contraire les longues déductions et argumentations de Paul, telles qu’on les lit dans l’Épître aux Romains, n’ont nullement été écrites sous l’inspiration d’une révélation divine. Ainsi les locutions, tout aussi bien que les raisonnements des apôtres dans leurs Épîtres, démontrent très-clairement que ces ouvrages ne furent point composés d’après des révélations et des ordres de Dieu, mais qu’ils furent simplement le fruit du jugement naturel des apôtres, qu’ils ne contiennent d’ailleurs que des avis fraternels pleins d’une douceur bien contraire à la rudesse de l’autorité prophétique : je citerai, par exemple, cette expression respectueuse de Paul dans son Épître aux Romains, chapitre XV, verset 15 : Je vous ai écrit, mes frères, un peu trop librement. Nous pouvons en outre arriver à cette même conclusion au sujet des apôtres, en voyant que nulle part il n’est dit qu’ils aient reçu l’ordre d’écrire, mais seulement celui de prêcher partout où ils iraient et de confirmer leurs prédications par des signes. Car il fallait absolument la présence des apôtres, et il fallait aussi des signes qui témoignassent de leur mission pour convertir les gentils à la religion et les y confirmer, ainsi que Paul l’énonce expressément dans son Épître aux Romains (chap. I, vers. 11) : Parce que j’ai, dit-il, grand désir de vous voir et de vous distribuer le don de l’Esprit, pour que vous soyez confirmés dans la foi.

Mais on objectera ici peut-être que nous pourrions de la même manière conclure que les apôtres n’ont pas non plus prêché en tant que prophètes ; car, lorsqu’ils allaient prêcher çà et là, ce n’était pas par ordre exprès qu’ils le faisaient, comme autrefois les prophètes. Par exemple, nous lisons dans l’Ancien Testament que Jonas alla prêcher à Ninive, et en même temps qu’il y fut envoyé exprès et qu’il avait su par révélation ce qu’il devait y prêcher. Il y est dit aussi très-longuement au sujet de Moïse qu’il partit pour l’Égypte comme ambassadeur de Dieu, qui lui avait fixé d’avance et le langage qu’il tiendrait au peuple hébreu et au roi Pharaon, et les signes qu’il produirait en leur présence pour les convaincre de sa mission. C’est par un ordre exprès qu’Isaïe, Jérémie, Ézéchiel prêchent les Israélites. Et enfin l’Écriture atteste que les prophètes n’ont rien prêché que ce qu’ils avaient reçu de Dieu. Mais le Nouveau Testament ne nous dit rien de semblable, ou du moins cela est très-rare, au sujet des apôtres qui allaient prêcher de côté et d’autre. Nous y trouvons au contraire certains passages qui annoncent positivement que les apôtres choisissaient eux-mêmes les lieux où ils voulaient prêcher ; et cela est si vrai qu’à ce sujet un différend qui dégénéra en querelle s’éleva entre Paul et Barnabas (voyez Actes des Apôtres, chap. XV, vers. 17, 18). On voit même que les apôtres ont plusieurs fois tenté vainement d’aller dans quelque lieu, comme le prouvent ces paroles de Paul (Épître aux Romains, ch. I, vers. 13) : Souvent j’ai voulu aller vous trouver et j’en ai été empêché ; et (chap. XV, vers 22) : C’est pour cela que j’ai souvent été empêché d’aller vous trouver ; et enfin dans le dernier chapitre de l’Épître I aux Corinthiens, vers. 12 : J’ai souvent prié mon frère Apollon d’aller vous trouver avec nos frères, mais il n’en avait nullement la volonté ; cependant, lorsqu’il le pourra, etc. C’est pourquoi, me fondant tant sur ces façons de parler et sur les discussions des apôtres que sur ce fait remarquable, que, lorsqu’ils allaient prêcher quelque part, l’Écriture ne témoigne nullement de leur mission divine, comme elle le fait pour les anciens prophètes, je devais conclure qu’ils ont prêché en tant que docteurs et non en tant que prophètes. Mais on résoudra plus facilement encore cette question, si on prend garde à la différence de vocation des apôtres et des prophètes de l’Ancien Testament. Ceux-ci en effet n’ont pas été appelés à prêcher et à prophétiser chez toutes les nations, mais seulement chez quelques-unes en particulier ; ce qui exigeait conséquemment pour chacune d’elles un mandat spécial et particulier. Mais les apôtres étaient appelés à prêcher indistinctement toutes les nations ; leur vocation s’étendait à la conversion religieuse de tous les peuples. Partout donc où ils allaient, ils exécutaient les ordres du Christ ; et ils n’avaient pas besoin, avant de partir, d’une révélation qui leur fît connaître ce qu’ils prêcheraient ; aussi bien ils étaient ces disciples à qui Jésus-Christ avait dit : Quand ils vous livreront, ne vous inquiétez ni de ce que vous direz ni de la manière dont vous le direz ; car à cette heure-là ce que vous aurez à dire vous sera inspiré, etc. (voyez Matthieu, ch. X, vers. 19, 20).

Nous concluons donc que les apôtres n’ont eu de révélation spéciale que pour ce qu’ils ont prêché de vive voix et confirmé par des signes (voyez ce que nous avons démontré au commencement du chapitre II), et que, pour ce qu’ils ont enseigné simplement par écrit et de vive voix, sans recourir à aucun signe qui fût comme un témoignage de la vérité de leur parole, ils l’ont dit ou écrit d’après une connaissance toute naturelle (voyez à ce sujet l’Épître I aux Corinthiens, chap. XIV, vers. 6) : et ici nous ne nous embarrassons pas de cette circonstance, que toutes les Épîtres commencent par l’apologie de l’apostolat ; car les apôtres ont reçu, comme je le prouverai tout à l’heure, non-seulement le pouvoir de prophétiser, mais aussi l’autorité d’enseigner. Et c’est pour cette raison que nous estimons qu’ils ont écrit leurs Épîtres en qualité d’apôtres, et que conséquemment chacun d’eux les a commencées par l’apologie de son apostolat ; ou peut-être, pour captiver plus facilement l’esprit du lecteur et exciter plus vivement son attention, ont-ils voulu, avant tout, attester qu’ils étaient les mêmes qui s’étaient fait connaître aux fidèles par leurs prédications, et qui avaient alors prouvé par d’éclatants témoignages qu’ils enseignaient la vraie religion et la voie du salut. Car tout ce que je lis dans ces Épîtres sur la vocation des apôtres et sur l’Esprit saint et divin dont ils étaient animés se rapporte aux prédications qu’ils avaient faites ; excepté cependant ces passages où l’Esprit de Dieu, l’Esprit-Saint, marque simplement une âme saine, heureuse et toute à Dieu, etc. (comme nous l’avons vu dans le Ier chap.). Prenons pour exemple ces paroles de Paul, dans l’Épître I aux Corinthiens (chap. VII, vers 40) : Elle est heureuse, si elle demeure en cet état, ainsi que je lui conseille ; et je pense que l’esprit de Dieu est aussi en moi. Ici, par Esprit de Dieu, il entend son propre esprit, comme le prouve la construction du discours ; car c’est comme s’il disait : La veuve qui ne veut pas faire un second mariage, je l’estime heureuse, moi qui ai résolu de vivre dans le célibat et qui me trouve heureux de cette condition. On trouve d’autres passages de ce genre qu’il est superflu de rapporter ici.

Mais puisque nous voulons établir que les Épîtres des apôtres ont été dictées par la seule lumière naturelle, il faut voir maintenant comment ils pouvaient enseigner par la seule science naturelle des choses qui ne tombent pas dans sa sphère. Mais, pour peu que nous prenions garde à ce que nous avons dit sur l’interprétation de l’Écriture au chap. VII de ce Traité, il n’y aura ici pour nous aucune difficulté. Car, bien que les choses que renferme la Bible dépassent de beaucoup notre intelligence, nous pouvons toutefois les discuter en toute sécurité, pourvu que nous n’admettions aucun principe qui ne soit tiré de l’Écriture même ; et c’est ainsi qu’en usaient les apôtres pour tirer des conséquences de ce qu’ils avaient vu, entendu, et aussi de ce qu’ils avaient appris par révélation, afin de l’enseigner aux peuples quand ils le jugeaient à propos. Ensuite, quoique la religion telle que la prêchaient les apôtres, à savoir, en faisant un simple récit de la vie du Christ, ne soit pas accessible à la raison, il n’est personne du moins qui par la lumière naturelle n’en puisse facilement saisir le principal (qui consiste principalement en instructions morales[2], comme la doctrine tout entière du Christ). Enfin les apôtres n’avaient pas besoin d’être éclairés par une lumière surnaturelle pour prêcher une religion qu’ils avaient auparavant confirmée par des signes, et pour la mettre si bien à la portée des intelligences ordinaires que chacun pût facilement l’embrasser ; et c’est le propre but des Épîtres, savoir, d’enseigner et d’apprendre aux hommes les voies que chacun des apôtres a jugées les meilleures pour les confirmer dans la religion. Maintenant il est bon de se rappeler ce que nous avons dit tout à l’heure, que les apôtres avaient reçu non-seulement le pouvoir de prêcher l’histoire du Christ en tant que prophètes, c’est-à-dire de la confirmer par des signes, mais aussi l’autorité de choisir pour leur enseignement les moyens que chacun d’eux estimerait les meilleurs : c’est ce double don que Paul indique clairement dans son Épître I à Timothée (chap. I, vers. 11) : En quoi j’ai été institué héraut, apôtre et docteur des gentils. Et dans la même au même (chap. II, vers. 7) : De qui j’ai été institué héraut et apôtre (je dis la vérité au nom du Christ, je ne mens pas) et docteur des nations dans la foi (N. B.) et dans la vérité. Ces passages, je le répète, montrent clairement la double apologie de l’apostolat et du doctorat ; quant à l’autorité de donner des ordres en toute circonstance et à tous, elle est prouvée en ces termes dans l’Épître à Philémon, verset 8 : Quoique j’aie un grand pouvoir en Jésus-Christ de te prescrire ce qui sera convenable, cependant, etc., où il faut remarquer que, si Paul eût reçu de Dieu en tant que prophète, et dû prescrire à ce titre à Philémon ce qu’il lui fallait prescrire, il ne lui eût certainement pas été permis de changer en simple prière le précepte formel de Dieu. Il faut donc admettre de toute nécessité qu’il parle du pouvoir qui lui était attribué en tant que docteur et non en tant que prophète. Cependant il ne résulte pas de là assez clairement que les apôtres aient pu choisir la manière d’enseigner que chacun d’eux aurait jugée la meilleure, mais seulement qu’en vertu de leur apostolat ils étaient à la fois apôtres et docteurs ; à moins que nous n’ayons ici recours à la raison, qui montre parfaitement que celui qui a l’autorité d’enseigner a aussi celle de choisir à cette fin les moyens les plus convenables. Mais il vaut mieux démontrer tout cela par l’Écriture seule.

Il résulte évidemment en effet de l’Écriture que chaque apôtre choisit ses voies particulières ; on peut s’en assurer par ces paroles de Paul (Épître aux Romains, chap. XV, vers. 20) : M’efforçant de prêcher là où n’avait pas encore été invoqué le nom du Christ, afin de ne pas édifier sur des fondements étrangers. Certes, si les apôtres n’avaient eu qu’une seule et même manière d’enseigner, s’ils avaient tous édifié la religion chrétienne sur le même fondement, il n’y avait pas de raison pour que Paul pût dire que les fondements d’un autre apôtre étaient des fondements étrangers, puisque ç’auraient été les mêmes que les siens. Mais puisqu’il les appelle étrangers, il faut conclure nécessairement que chacun d’eux édifia la religion sur des fondements particuliers, et qu’il arriva aux apôtres dans leur mission de docteurs ce qui arrive aux docteurs ordinaires, qui ont chacun une manière d’enseigner qui leur est propre, de telle sorte qu’ils aiment toujours mieux enseigner ceux qui sont tout à fait ignorants et qui n’ont commencé à apprendre sous aucun maître les langues ou même les sciences mathématiques dont la vérité n’est mise en doute par personne.

Ensuite, si nous parcourons les Épîtres avec quelque attention, nous verrons que les apôtres sont d’accord sur la religion elle-même, mais qu’ils sont loin de l’être sur ses fondements. Car Paul, voulant confirmer les hommes dans la religion et leur montrer que le salut dépend de la seule grâce de Dieu, a enseigné que personne ne peut se glorifier de ses œuvres, mais de la foi seule, et que personne ne peut se justifier par ses œuvres (voyez Épître aux Romains, chap. III, vers. 27, 28), et a développé toute cette doctrine sur la prédestination. Jacques dit, au contraire, dans son Épître, que l’homme se justifie par ses œuvres et non pas seulement par la foi (voyez son Épître, chap. II, vers. 24) ; et il comprend en très-peu de mots toute la doctrine de la religion, après avoir mis de côté toutes ces discussions spéculatives de Paul.

Ensuite il n’est pas douteux que c’est pour avoir édifié la religion sur divers fondements que les apôtres ont donné lieu à ces nombreuses discordes et à ces schismes qui, depuis eux, ont sans cesse déchiré l’Église, et qui certainement continueront de la déchirer, jusqu’à ce qu’enfin la religion soit dégagée un jour des spéculations philosophiques, et ramenée à ce petit nombre de dogmes très-simples que le Christ a enseignés à ses disciples. Cela fut impossible aux apôtres, parce que l’Évangile était inconnu aux hommes, et que, pour éviter d’offenser leurs oreilles par la nouveauté de ses doctrines, ils approprièrent cet enseignement, autant que cela pouvait se faire, à l’esprit du temps (voyez Épître I aux Corinthiens, chap. IX, vers. 19, 20, etc.), et l’édifièrent ainsi sur les principes les plus connus à cette époque et les plus vulgairement reçus. C’est pourquoi il n’est pas un apôtre qui ait plus philosophé que Paul, appelé particulièrement à prêcher les gentils. Mais les autres qui prêchèrent les Hébreux, c’est-à-dire un peuple contempteur de la philosophie, s’accommodèrent aussi à leur esprit sur ce point (voyez Épître aux Galates, chap. II, vers. 11, etc.), et enseignèrent la religion dégagée des spéculations philosophiques. Et certes notre siècle serait bien heureux, s’il était libre aussi de toute superstition.


Notes

  1. Ces expressions de Paul : " Nous pensons donc. "
    Les interprètes de l’Écriture sainte traduisent λογίζομαι par je conclus et soutiennent que Paul prend ce mot dans le même sens que συλλογίζομαι. Mais λογίζομαι, en grec, a la même signification que les mots hébreux qu’on peut traduire par estimer, penser, juger ; signification qui est en parfait accord avec le texte syriaque. La version syriaque en effet (si c’est une version, ce qui est fort douteux, puisque nous ne connaissons ni le temps où elle parut, ni le traducteur, et puisqu’en outre la langue syriaque était la langue ordinaire de tous les apôtres), la version syriaque, dis-je, traduit ce texte de Paul par un mot que Trémellius explique fort bien dans ce sens : Nous pensons donc. En effet, le mot rahgion, qui est formé de ce verbe, signifie l’opinion, la pensée ; et comme rahgava se prend pour la volonté, il s’ensuit que mitrahginam ne peut signifier autre chose que nous voulons, nous estimons, nous pensons. Note marginale 26 de Spinoza.
  2. A savoir celle que Jésus Christ avait enseignée sur la montagne, et dont saint Matthieu fait mention au chapitre 5 et suivants.


Chapitre X Traité théologico-politique Chapitre XII
Outils personnels
Espaces de noms
Variantes
Actions
Découvrir
Œuvres
Échanger
Ressources
Boîte à outils