CHAPITRE PREMIER.
DE LA PROPHÉTIE.
Plan du TTP
La prophétie ou révélation
est la connaissance certaine d’une chose, révélée
aux hommes par Dieu. Le prophète, c’est celui qui interprète
les choses révélées à qui n’en pouvant avoir
une connaissance certaine n’est capable de les embrasser que par la
foi. Chez les Hébreux, en effet, prophète se dit nabi
(1), c'est-à-dire
orateur, interprète dans l'Écriture, il désigne
exclusivement l'interprète de Dieu, comme on peut le voir dans
l'Exode (chap. VII vers. 1), où Dieu dit à Moïse
: Et voici que je te constitue Dieu de Pharaon, et Aharon ton frère
sera ton prophète. Comme s'il disait : Puisque Aharon, en
interprétant à Pharaon les paroles que tu prononceras,
remplira le rôle de prophète, tu seras donc en quelque
façon le Dieu de Pharaon, c'est-à-dire celui qui remplira
à son égard le rôle de Dieu.
Nous traiterons des prophètes dans le chapitre suivant, il ne
s'agit ici que de la prophétie, et déjà on doit
conclure, de la définition qui vient d'être donnée,
que la connaissance naturelle peut être aussi appelée prophétie,
car les choses que nous savons par la lumière naturelle dépendent
entièrement de la connaissance de Dieu et de ses éternels
décrets(2) ; mais comme cette
connaissance naturelle, appuyée sur les communs fondements de
la raison des hommes, leur est commune à tous, le vulgaire en
fait moins de cas ; le vulgaire, en effet, court toujours aux choses
rares et surnaturelles, et il dédaigne les dons que la nature
a faits à tous. C'est pourquoi, dès qu'il est question
de connaissance prophétique, il exclut aussitôt la connaissance
naturelle, bien qu'elle ait le même droit que toute autre, quelle
qu'elle soit, à s'appeler divine. En effet, elle nous est comme
dictée par la nature de Dieu, en tant que la nôtre en participe,
et par les décrets divins ; et elle ne diffère de la connaissance
que tout le monde appelle divine qu'en cet unique point, que celle-ci
dépasse les limites qui arrêtent celle-là et ne
peut avoir sa cause dans la nature humaine considérée
en elle-même. Mais la connaissance naturelle, sous le rapport
de la certitude, qu'elle implique toujours (3),
et de la source d'où elle émane, c'est à savoir
Dieu, ne le cède en rien à la connaissance prophétique.
A moins qu'on ne pense (mais ce serait rêver et non penser) que
les prophètes ont eu un corps humain et n'ont pas eu une âme
humaine(4), et par conséquent
que leur conscience et leurs sensations ont été d'une
autre nature que les nôtres.
Mais quoique la science naturelle soit divine, il ne s'ensuit pas cependant
que ceux qui l'enseignent soient autant de prophètes(5)
; car ils n'ont aucun avantage qui les élève au-dessus
du reste des hommes, et ils n'enseignent rien que tout le monde ne puisse
savoir et comprendre avec autant de certitude qu'ils en ont eux-mêmes;
et cela, sans le secours de la foi.
Ainsi donc, puisque notre âme, par cela seul
qu’elle contient en soi objectivement la nature de Dieu et en participe,
est capable de former certaines notions qui lui expliquent la nature
des choses et lui enseignent l’usage qu’elle doit faire de la vie, nous
pouvons dire que l’âme humaine considérée en elle-même
est la première cause de la révélation divine ;
car, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, tout
ce que nous concevons clairement et distinctement, c’est l’idée
de Dieu, c’est la nature qui nous le révèle et nous le
dicte, non par des paroles, mais d’une façon bien plus excellente
et parfaitement convenable à la nature de notre âme : j’en
appelle sur ce point à l’expérience de tous ceux qui ont
goûté la certitude de l’entendement. Mais comme mon principal
objet est de traiter exclusivement de ce qui concerne l’Écriture,
je ne pousserai pas plus loin le peu que je viens de dire touchant la
lumière naturelle ; et je passe immédiatement à
l’examen des autres causes ou moyens dont Dieu se sert pour révéler
aux hommes ce qui excède les limites de la connaissance naturelle
et aussi ce qui ne les excède pas, car rien n’empêche que
Dieu ne communique aux hommes par d’autres moyens ce qu’ils peuvent
connaître par les lumières de la nature.
Or il faut remarquer avant tout qu’on ne peut rien dire sur cette matière
qui ne soit tiré de la seule Écriture. Que dire en effet
sur des choses qui surpassent notre entendement, si ce n’est ce qui
est sorti de la bouche des prophètes ou ce qui est consigné
dans leurs écrits ? Et comme aujourd’hui nous n’avons plus, que
je sache, de prophètes, il ne nous reste évidemment qu’à
examiner les livres sacrés que les anciens prophètes nous
ont laissés ; avec cette condition de prudence, toutefois, que
nous n’établirons rien en pareille matière et n’attribuerons
rien aux prophètes qui ne résulte avec clarté de
leurs propres déclarations.
Une observation essentielle qu’il faut faire d’abord, c’est que les
Juifs ne font jamais mention des causes moyennes ou particulières.
Par religion, par piété, ou, comme on dit, par dévotion,
ils recourent toujours à Dieu. Le gain qu’ils font dans leur
commerce est un présent de Dieu ; s’ils éprouvent un désir,
c’est Dieu qui y dispose leur cœur ; s’ils conçoivent une idée,
c’est Dieu qui leur a parlé. Par conséquent, il ne faut
point croire qu’il y ait prophétie ou connaissance surnaturelle
toutes les fois que l’Écriture dit que Dieu a parlé ;
il faut que le fait de la révélation divine y soit marqué
expressément, ou qu’il résulte des circonstances du récit.
Il suffit de parcourir les livres sacrés pour reconnaître
que toutes les révélations de Dieu aux prophètes
se sont accomplies ou par paroles ou par figures, ou par ces deux moyens
à la fois ; et ces moyens étaient, ou réels et
placés hors de l’imagination du prophète, qui voyait les
figures ou entendait les paroles, ou bien imaginaires, l’imagination
du prophète étant disposée de telle sorte qu’il
lui semblât entendre des paroles articulées ou voir des
signes.
La voix dont Dieu se servit pour révéler à Moïse,
les lois qu'il voulait donner aux Hébreux était une voix
véritable ; cela résulte des paroles de l'Exode
(chap. XXV, vers. 22) : Et tu me trouveras là, et je te parlerai
de l'endroit qui est antre les deux chérubins. Ce qui prouve
bien que Dieu parlait à Moïse d'une voix véritable
; puisque Moïse(6) trouvait Dieu
prêt à lui parler, partout où il voulait l'entendre.
Du reste, je prouverai tout à l'heure que cette voix, par qui
la loi fut révélée, est la seule qui ait été
une voix réelle.
Je serais porté à croire que la voix dont Dieu se servit
pour appeler Samuel était véritable, par ces paroles (chap.
III, dernier verset) : Dieu apparut encore à Samuel en Shilo,
s’étant manifesté à Samuel en Shilo par sa parole.
Ce qui semble dire que l’apparition de Dieu à Samuel ne fut autre
chose que la manifestation de Dieu par la parole, en d’autres termes,
que Samuel entendit Dieu qui lui parlait. Mais comme il faut de toute
nécessité mettre une différence entre la prophétie
de Moïse et celle des autres prophètes, il faut nécessairement
aussi admettre que la voix qu’entendit Samuel était une voix
imaginaire, surtout si l’on considère qu’elle ressemblait à
la voix d’Héli que Samuel entendait tous les jours, et qui était
par conséquent plus propre à frapper son imagination ;
car Dieu l’ayant appelé par trois fois, il crut toujours que
c’était Héli. Abimelech entendit aussi une voix, mais
qui n’était qu’imaginaire, selon ce qui est marqué dans
la Genèse (chap. XX, vers. 6) : Et Dieu lui dit en
songe, etc. Ce ne fut donc pas pendant la veille qu’il put se représenter
la volonté de Dieu, mais pendant le sommeil ; c’est-à-dire
à ce moment où notre imagination est plus disposée
que jamais à se représenter comme réel ce qui ne
l’est point.
Quant aux paroles du Décalogue, c’est le sentiment
de quelques juifs que Dieu ne les prononça pas effectivement,
mais que ce fut pendant un bruit confus où aucune parole n’était
articulée que les Israélites conçurent ces lois
par la seule force de leur esprit. À voir la différence
du Décalogue de l’Exode et de celui du Deutéronome,
Dieu n’ayant parlé qu’une fois, j’ai cru quelque temps avec eux
que le Décalogue ne contient pas les propres paroles de Dieu,
mais seulement un ensemble de préceptes. Mais, à moins
de violenter le sens de l’Écriture, il faut tomber d’accord que
les Israélites entendirent une voix articulée et véritable
; car il est dit expressément (Deutéron., chap.
V, vers. 4) : Dieu vous a parlé face à face, etc.
; comme deux hommes se communiquent leurs pensées par l’intermédiaire
de leurs corps. Il semble donc bien plus conforme au sens de l’Écriture
de penser que Dieu créa une voix corporelle par l’entremise de
laquelle il révéla le Décalogue. On fera voir,
du reste, au chap. VIII de ce Traité pourquoi les paroles et
les pensées de l’un de ces Décalogues et celles de l’autre
diffèrent entre elles. Mais la difficulté ne disparaît
pas tout entière ; car, enfin, il n’est pas médiocrement
contraire à la raison de penser qu’une chose créée,
et qui a avec Dieu le même rapport que toute autre chose, puisse
exprimer, ou en réalité ou par des paroles, l’essence
ou l’existence de Dieu, et représenter Dieu en personne en disant
: je suis Jéhovah ton Dieu, etc. Sans doute, quand la bouche
de quelqu’un prononce ces paroles : J’ai compris, nul ne
s’imagine que c’est la bouche de celui qui parle qui a compris, mais
bien son âme. Mais comme la bouche de celui qui parle est rapportée
à sa nature, dont elle fait partie, et que la personne à
qui il s’adresse avait auparavant compris la nature de l’entendement,
il lui est facile de comprendre la pensée de celui qui parle,
en songeant que c’est un homme comme lui. Mais je ne comprends pas que
des hommes qui ne connaissaient absolument rien de Dieu que son nom,
et désiraient lui parler afin d’être certains de son existence,
aient pu trouver la satisfaction de leur vœu dans une créature
qui prononça ces mots : je suis Dieu ; puisque cette créature
n’avait pas avec Dieu un plus intime rapport que toutes les autres,
et ne représentait point sa nature. En vérité,
je le demande, si Dieu avait disposé les lèvres de Moïse,
que dis-je de Moïse, d’un animal quelconque, de façon qu’il
eût prononcé ces mots : je suis Dieu, cela aurait-il fait
comprendre aux Israélites l’existence de Dieu ?
D’un autre côté, l’Écriture paraît bien affirmer
d’une manière expresse que Dieu lui-même parla aux Hébreux,
puisqu’il ne descendit du ciel sur le Sinaï que pour cela, et que
non-seulement les Hébreux l’entendirent parler, mais les principaux
de la nation purent le voir (Exode, chap. 24). Car il faut remarquer
que la loi qui fut révélée à Moïse,
cette loi à laquelle on ne pouvait rien ajouter, ni rien ôter,
et qui était comme le droit de la patrie, n’enseigne en aucun
endroit que Dieu soit incorporel, sans figure, et qu’on ne puisse le
représenter par une image, mais seulement qu’il y a un Dieu,
qu’il faut y croire, et n’adorer que lui ; et c’est seulement pour que
le culte de Dieu ne fût point abandonné que la loi défendit
de s’en former et d’en façonner aucune image. Car les Juifs,
n’ayant jamais vu d’image de Dieu, n’en pouvaient façonner aucune
qui fût ressemblante ; elle aurait été nécessairement
copiée sur quelque créature, et tandis qu’ils auraient
adoré Dieu sous cette fausse image, leur pensée aurait
été occupée de cette créature et non pas
de Dieu, de sorte que c’est à elle qu’ils auraient rendu les
hommages et le culte qui ne sont dus qu’à Dieu. Mais, en réalité,
l’Écriture dit clairement que Dieu a une figure, puisqu’elle
dit que Moïse, au moment où il entendait parler Dieu, regarda
sa figure, et sans être assez heureux pour la voir, en aperçut
toutefois les parties postérieures. Je suis donc convaincu que
ce récit cache quelque mystère, et je me réserve
d’en parler plus bas avec étendue, quand j’exposerai les passages
de l’Écriture qui marquent les moyens dont Dieu s’est servi pour
révéler aux hommes ses décrets.
Que la révélation ne se soit faite que par des images,
c’est ce qui est évident par le premier livre des Paralipomènes,
chap. 22, où Dieu manifeste sa colère à David par
un ange qui tient une épée à la main. Il en arrive
autant à Balaam. Et bien que Maimonides se soit imaginé
avec quelques autres que cette histoire, et toutes celles où
il est parlé de l’apparition des anges, comme celle de Manoa,
d’Abraham, qui croyait immoler son fils, etc., sont des récits
de songes, parce qu’il est impossible de voir un ange les yeux ouverts,
cette explication n’est qu’un bavardage de gens qui veulent trouver
bon gré mal gré dans l’Écriture les billevesées
d’Aristote et leurs propres rêveries ; ce qui est bien, selon
moi, la chose du monde la plus ridicule.
C’est par des images sans réalité et
qui ne dépendaient que de l’imagination du prophète, que
Dieu révéla à Joseph sa future grandeur.
C’est par des images et par des paroles que Dieu révéla
à Josué qu’il combattrait pour les Hébreux, en
lui montrant un ange l’épée à la main, et comme
à la tête de son armée : ce qu’il lui avait déjà
fait connaître par des paroles que Josué avait entendues
de la bouche de l’ange. Ce fut aussi par des figures qu’Isaïe connut
(ainsi qu’on en trouve le récit au chap. VI) que la providence
de Dieu abandonnait le peuple ; savoir : en se représentant le
Dieu trois fois saint sur un trône fort élevé, et
les Israélites noyés à une grande profondeur dans
un déluge d’iniquités, et souillés de la fange
de leurs crimes. Voilà ce qui lui fit comprendre le misérable
état où se trouvait alors le peuple, et ses calamités
futures lui furent révélées de la sorte, comme
si Dieu avait parlé. Je pourrais citer beaucoup d’exemples de
cette nature, si je ne pensais qu’ils sont suffisamment connus de tout
le monde.
Mais la confirmation la plus claire de ce que j’ai avancé se
trouve dans un texte des Nombres (chap. XII, vers. 6, 7 et 8)
qui porte : S’il est parmi vous quelque prophète de Dieu,
je me révélerai à lui en vision (c’est-à-dire
par des figures et des hiéroglyphes, puisqu’il est dit de la
prophétie de Moïse que c’est une vision sans hiéroglyphes),
je lui parlerai en songe (c’est-à-dire sans paroles réelles,
sans voix véritable). Mais je n’agis point ainsi avec Moïse
; je lui parle bouche à bouche, et non par énigmes ; et
il voit la face de Dieu. En d’autres termes, Moïse me voit
et s’entretient avec moi sans épouvante, et comme avec un égal,
ainsi qu’on peut voir dans l’Exode (chap. XXXIII, vers. 17).
Il n’y a donc pas le moindre doute que les autres prophètes n’ont
jamais entendu de véritable voix, ce qui est confirmé
encore par le Deutéronome (chap. XXXIV, vers. 10) : Jamais
prophète ne s’est rencontré (littéralement,
levé) en Israël, que Dieu ait connu face à
face, comme Moïse ; ce qui doit s’entendre non de la face,
mais seulement de la voix, puisque Moïse lui-même ne vit
jamais la face de Dieu (Exode, chap. XXXIII).
Je ne vois point dans l’Écriture que Dieu se
soit servi d’autres moyens que de ceux-là pour se communiquer
aux hommes, et par conséquent il n’en faut imaginer ni admettre
aucun autre. Et bien qu’il soit aisé de comprendre que Dieu se
puisse communiquer immédiatement aux hommes, puisque sans aucun
intermédiaire corporel il communique son essence à notre
âme, il est vrai néanmoins qu’un homme, pour comprendre
par la seule force de son âme des vérités qui ne
sont point contenues dans les premiers principes de la connaissance
humaine et n’en peuvent être déduites, devrait posséder
une âme bien supérieure à la nôtre et bien
plus excellente. Aussi je ne crois pas que personne ait jamais atteint
ce degré éminent de perfection, hormis Jésus-Christ,
à qui furent révélés immédiatement,
sans paroles et sans visions, ces décrets de Dieu qui mènent
l’homme au salut. Dieu se manifesta donc aux apôtres par l’âme
de Jésus-Christ, comme il avait fait à Moïse par
une voix aérienne ; et c’est pourquoi l’on peut dire que la voix
du Christ, comme la voix qu’entendait Moïse, était la voix
de Dieu. On peut dire aussi dans ce même sens que la sagesse de
Dieu, j’entends une sagesse plus qu’humaine, s’est revêtue de
notre nature dans la personne de Jésus-Christ, et que Jésus-Christ
a été la voie du salut.
Je dois avertir ici que je ne prétends ni soutenir ni rejeter
les sentiments de certaines Églises touchant Jésus-Christ
; car j'avoue franchement que je ne les comprends pas(7).
Tout ce que j'ai soutenu jusqu'à ce moment, je l'ai tiré
de l'Écriture elle-même; car je n'ai lu en aucun endroit
que Dieu ait apparu à Jésus-Christ ou qu'il lui ait parlé,
mais bien que Dieu s'est manifesté par Jésus-Christ aux
apôtres et qu'il est la voie du salut, et enfin que Dieu ne donna
pas l'ancienne loi immédiatement, mais par le ministère
d'un ange, etc. De sorte que si Moïse s'entretenait avec Dieu face
à face, comme un homme avec son égal (c'est-à-dire
par l'intermédiaire de deux corps), c'est d'âme à
âme que Jésus-Christ communiquait avec Dieu.
Je dis donc que personne, hormis Jésus-Christ, n'a reçu
des révélations divines que par le secours de l'imagination,
c'est-à-dire par le moyen de paroles ou d'images, et qu'ainsi,
pour prophétiser, il n'était pas besoin de posséder
une âme plus parfaite que celle des autres hommes, mais seulement
une imagination plus vive, ainsi que je le montrerai plus clairement
encore dans le chapitre suivant. Il s'agit maintenant d'examiner ce
que les saintes lettres entendent par ces mots : l'esprit de Dieu descendu
dans les prophètes, les prophètes parleront selon l'esprit
de Dieu. Pour cela, nous devons premièrement rechercher ce que
signifie le mot hébreu ruagh, que le vulgaire interprète
par le mot esprit.
Dans le sens naturel, le mot ruagh signifie, comme on sait,
vent, et bien qu'il ait plusieurs autres significations, toutes
se ramènent à celle-là ; car il se prend pour signifier
:
1° le souffle, comme dans le psaume CXXXI, vers. 17: Aussi il
n' a point d'esprit dans leur bouche ;
2° la respiration, comme, dans Samuel (I, chap. XXX, vers.
12) : Et l'esprit lui revint, c'est-à-dire il respira
;
3° le courage et les forces, comme dans Josué (chap.
II, vers. 2): Et aucun homme ne conserva l'esprit ; de même
dans Ezéchiel (chap.II, vers. 2) : Et l'esprit me revint
(c'est-à-dire la force), et me fit tenir ferme sur mes pieds
;
4° la vertu et l'aptitude, comme dans Job (chap. XXXII, vers.
9) : "Et certes l'esprit est dans tous les hommes"
c'est-à-dire il ne faut pas chercher exclusivement la science
dans les vieillards, car je trouve qu'elle dépend de la vertu
et de la capacité particulière de chaque homme ; de même
dans les Nombres (chap. XXVIII, vers. 18) : "Cet homme
en qui est l'esprit ;"
5° l'intention de l'âme comme dans les Nombres (chap. XIV,
vers. 34) : "Parce qu'il a eu un autre esprit," c'est-à-dire
une autre pensée, une autre intention. De même dans les
Proverbes (chap. I, vers. 23) : "Je vous dirai mon esprit,"
c'est-à-dire mon intention. Il se prend encore dans ce même
sens pour signifier la volonté, le dessein, l'appétit,
le mouvement de 1'âme, comme dans Ézéchiel
(chap. I, vers. 12): "Ils allaient ou ils avaient l'esprit (c'est-à-dire
la volonté) d'aller." De même dans Isaie
(chap. XXX, vers. 1): "Et vos entreprises ne viennent point
de mon esprit." Et plus haut (chap, XXIX, vers. 10) : "Parce
que Dieu a répendu sur eux l'esprit(c'est-à-dire le
désir) de dormir." Et dans les Juges (chap.
VIII, vers, 3) : "Et alors leur esprit (c'est-à-dire
le mouvement de leur âme) fut adouci," De même
dans les Proverbes (chap. XVI, vers. 32); "Celui qui
dompte son esprit (c'est-à-dire son appétit) vaut
mieux que celui qui prend une ville." Et plus haut (chap. XXV,
ver 27) : "Homme qui ne réprime point son esprit."
Et dans Isaïe (chap. XXXIII, vers. 11): "Votre esprit
est un feu qui vous consume." Enfin, ce mot ruagh, en
tant qu'il signifie l'âme, sert à exprimer toutes les passions
de l'âme et aussi toutes ses qualités, comme : esprit
haut pour signifier l'orgueil, esprit bas pour l'humilité,
esprit mauvais pour la haine et la mélancolie, esprit
bon la douceur. On dit encore : un esprit de jalousie, un
esprit (c'est-à dire un appétit) de fornication,
un esprit de sagesse, de conseil, de force, c'est-à-dire
un esprit sage, prudent, fort (car nous nous servons en hébreu
de substantifs plutôt que d'adjectifs), une vertu de sagesse,
de conseil de force. On dit encore : un esprit de bienveillance.
6° Ce mot signifie encore l'âme, comme dans l'Ecclésiaste
(III, vers. 19): "L'esprit (c'est-à-dire l'âme)
est le même en tous les hommes, et l'esprit retourne â Dieu
;"
7° enfin, les parties du monde (à cause des vents qui soufflent
de divers côtés), et aussi les parties d'une chose quelconque
relatives à ces différentes régions, ( Voy. Ezechiel
, chap, XXXVII, vers, 9; chap, XLII, Vers.16, 17,18,19, etc.)
Remarquons maintenant qu'une chose se rapporte à Dieu est dite
chose de Dieu :
- 1° quand elle appartient à la nature de Dieu et en est
comme une partie, comme la puissance de Dieu, les yeux de
Dieu ;
- 2° quand elle est en la puissance de Dieu et agit suivant ses
volontés c'est ainsi que les cieux sont appelés les cieux
de Dieu, parce qu'ils sont le char et la demeure de Dieu ; dans
le même sens, l'Assyrie est appelée fléau de
Dieu, et Nabuchodonosor le serviteur de Dieu, etc.;
- 3° quand elle est consacrée à Dieu, comme le temple
de Dieu, le Nazaréen de Dieu, le pain de Dieu,
etc.;
- 4° quand elle nous est révélée par les prophètes
; et non par la lumière naturelle ; c'est ainsi que la loi de
Moïse est appelée loi de Dieu ;
- 5° quand on veut exprimer d'une chose le plus haut degré
d'excellence, comme les Montagnes de Dieu, c'est-à-dire
de très-hautes montagnes ; un sommeil de Dieu, c'est-à-dire
très-profond ; et c'est dans ce sens qu'il faut entendre Amos
(chap. IV, vers. 11), quand il met dans la bouche de Dieu ce langage
: "Je vous ai détruits, comme la destruction de Dieu
(a détruit) Sodome et Gomorrhe;" destruction
de Dieu marque ici une mémorable destruction ; car puisque c'est
Dieu qui parle, cela ne peut s'entendre autrement. La science naturelle
de Salomon est aussi appelée science de Dieu, c'est-à-dire
science divine, science extraordinaire. Les Psaumes parlent aussi des
cèdres de Dieu pour en exprimer la prodigieuse hauteur.
Dans Samuel (chap; XI, vers, 7), pour signifier une crainte extrême,
il est dit: "Et une crainte de Dieu tomba sur le peuple.
" C'est ainsi que les Juifs rapportaient à Dieu tout ce
qui passait leur portée, tout ce dont ils ignoraient alors les
causes naturelles. Ils appelaient la tempête un discours menaçant
de Dieu ; les tonnerres, les éclairs étaient les flèches
de Dieu ; car ils s'imaginaient que Dieu tient les vents enfermés
dans des cavernes qu'ils appelaient les trésors de Dieu, ne différant
en cela des païens qu'en ce point qu'au lieu d'Éole, c'est
Dieu qui est le maître des vents. C'est encore pour cette raison
que les miracles, sont appelés ouvrages de Dieu, ce qui
veut dire des choses très-merveilleuses, puisque toutes les choses
naturelles sont des ouvrages de Dieu, et n'existent et ne se développent
que par la seule puissance de Dieu. On doit donc prendre dans ce sens
le Psalmiste quand il appelle les miracles d'Egypte des effets de la
puissance de Dieu ; ce qui veut dire que les Hébreux, qui ne
s'attendaient à rien de semblable, ayant trouvé dans les
plus extrêmes périls un moyen de salut, en furent frappés
d'étonnement.
Ainsi donc, puisque ce sont les ouvrages extraordinaires de la nature
que l'on appelle ouvrages de Dieu et que les arbres d'une hauteur prodigieuse
sont nommés arbres de Dieu, il ne faut point s'étonner
que dans la Genèse les hommes d'une grande force d'une
grande stature soient appelés fils de Dieu, quoique impies du
reste, ravisseurs et libertins. C'est donc une coutume antique, non
seulement des Juifs, mais aussi des païens, de rapporter à
Dieu tout ce qui donne à un objet un caractère d'excellence
et de supériorité. Aussi nous lisons que Pharaon, dès
qu'il eut entendu l'interprétation du songe qu'il avait fait,
dit à Joseph que l'esprit des dieux était en lui. Nabuchodonosor
en dit autant à Daniel. Rien de plus fréquent chez les
Latins, qui disaient d'un ouvrage fait avec art : cela est fait de main
divine ; ce qu'il faudrait traduire ainsi en hébreu (comme tous
les hébraïsants le savent fort bien) : cela est fait
de la main de Dieu.
On voit donc qu'il est aisé de comprendre et d'interpréter
les passages de l'Écriture où il est question de l'esprit
de Dieu. Car l'esprit de Dieu, l'esprit de Jéhovah
ne signifient en certains endroits rien autre chose qu'un vent très-violent,
très-sec, un vent funeste ; ainsi dans Isaïe, (chap,
XL, vers, 7) : "Et un esprit de Jéhovah souffla sur lui,"
c'est-à-dire un vent sec et funeste ; et dans la Genèse
(chap. I, vers. 2) : "Et le vent de Dieu (c'est-à-dire
un vent très-violent) souffla sur les eaux."
— Esprit signifie encore un grand courage. Ainsi le courage de Gédéon,
celui de Samson sont appelés, dans les saintes lettres, esprit
de Dieu, c'est-à-dire cœur intrépide et prêt
à tout. C'est encore dans ce sens qu'une vertu ou une force extraordinaire,
de quelque espèce qu'elle soit, est appelée esprit
ou vertu de Dieu, comme dans l'Exode (chap. XXXI, vers.
3) : "Et je le remplirai (Betzaléel) d'un esprit
de Dieu" c'est-à-dire, ainsi que l'Écriture elle
même l'explique, d'une intelligence et d'une adresse au-dessus
du commun. De même, dans Isaïe (chap. XI, vers, 2)
: "Et l'esprit de Dieu reposera sur lui," c'est-à-dire,
suivant l'usage de l'Écriture et les explications que donne Isaïe
lui-même un peu plus loin, un esprit de sagesse, de conseil, de
force, etc.
— De même, la mélancolie de Saül est appelée
mauvais esprit de Dieu, c'est-à-dire une mélancolie
très-profonde ; car les serviteurs de Saül, qui appelaient
sa mélancolie une mélancolie de Dieu, furent justement
ceux qui lui conseillèrent de faire venir un musicien qui le
pût distraire en jouant de la lyre ; ce qui prouve bien que par
mélancolie de Dieu ils entendaient une mélancolie naturelle.
— Enfin l'esprit de Dieu signifie l'âme ou l'intelligence de l'homme,
comme dans Job (chap. XXXVII, vers. 3) : "Et l'esprit
de Dieu était dans mes narines," faisant allusion à
ce qui est écrit dans la Genèse, savoir: que Dieu
soufra aux narines de l'homme une âme vivante. Ainsi Ézéchiel,
prophétisant aux morts, leur dit (chap. XXXVII, vers. 14): "Je
vous donnerai mon esprit, et vous vivrez," c'est-à-dire
je vous rendrai la vie. C'est dans ce sens qu'il faut entendre Job
(chap. XXXIV, vers. 14) : "Quand il voudra (Dieu), il
retirera à soi son esprit et son soude" (c'est-à-dire
la vie qu'il nous a donnée) ; et la Genèse (chap.
VI, vers, 3): "Mon esprit ne raisonnera plus (ou ne gouvernera
plus) dans l'homme, parce qu'il est chair," c'est-à-dire
l'homme désormais ne se gouvernera plus que par les instincts
de la chair, et non par les décisions de la raison que je lui
ai donnée pour discerner le bien du mal. De même, dans
les Psaumes (ps. LI, vers, 12, 13) : "Créez en
moi un cœur pur, ô Dieu, et renouvelez en moi un esprit droit
(c'est-à-dire une volonté bien réglée);
ne me rejetez as de votre présence, et ne m 'ôtez pas l'esprit
de votre sainteté." On croyait alors que les péchés
avaient pour cause unique la chair, l'esprit ne conseillant jamais que
le bien; c'est pour cela que le Psalmiste invoque le secours de Dieu
contre les appétits de la chair, et prie ce Dieu saint de lui
conserver seulement l'âme qu'il lui a donnée.
On remarquera aussi que l'Écriture représentant d'ordinaire
Dieu à l'image de l'homme, et lui attribuant une âme un
esprit, des passions, et en même temps un corps et un souffle
tout cela pour se proportionner à la grossièreté
du vulgaire, l'esprit de Dieu est souvent pris dans les livres
sacrés pour l'âme de Dieu, pour son esprit, ses passions,
sa force, le souffle de sa bouche. Ainsi nous lisons dans Isaïe
(chap. XL, vers. 13) : "Qui a disposé l'esprit de Dieu?"
c'est-à-dire son âme ; ce qui signifie : Qui a pu déterminer
l'âme de Dieu, si ce n'est Dieu lui-même, à vouloir
ce qu'il veut ? et dans le chap. LXIII, vers. 10 : "Et ils ont
accablé d'amertume et de tristesse l'esprit de sa sainteté".
Voilà pourquoi esprit de Dieu se prend ordinairement pour
loi de Moïse, laquelle en effet exprime la volonté de Dieu.
Ainsi on lit dans Isaïe (même chap., vers. 11): "Où
est celui qui a mis au milieu d'eux l'esprit de la sainteté ?"
c'est-à-dire la loi de Moïse, comme cela résulte
de toute la suite du discours ; et dans Néhémias
(chap. IX vers. 20) : "Et vous leur avez donné votre
bon esprit pour les rendre intelligents." Le prophète
parle ici du temps de la Loi, et fait allusion à ces paroles
de Moïse dans le Deutéronome (chap. IV, vers. 6)
: "Parce qu'elle est (la Loi) votre science, votre prudence,
etc." De même dans le psaume CXLIII, vers. 11: "Votre
bon esprit me conduira dans un pays uni ;" c'est-à-dire,
votre volonté, qui nous a été révélée,
nous conduira dans une voie droite. Esprit de Dieu signifie aussi,
comme on l'a déjà dit, le souffle de Dieu, lequel est
attribué à Dieu dans le même sens grossier qui lui
fait donner dans l'Écriture une âme, une intelligence,
un corps, comme dans le psaume XXXIII, vers. 6. Esprit de Dieu
se prend ensuite pour la puissante, la force, la vertu de Dieu, comme
dans Job (chap, XXXIII, vers. 4): "L'esprit de Dieu m'a
fait," c'est-à-dire sa vertu, sa puissance, ou, si vous
aimez mieux, sa volonté. Car le Psalmiste dit aussi, dans son
langage poétique, que les cieux ont été faits par
l'ordre de Dieu, et que toute l'armée des astres est l'ouvrage
de son esprit ou du souffle de sa bouche (c'est-à-dire de sa
volonté, exprimée en quelque sorte par un souffle). De
même, dans le psaume CXXXIX, vers. 7, il est dit; "Où
fuirai-je (pour être) hors de ton esprit ? Où fuirai-je
(pour être) hors de ta présence ?" c'est-à-dire,
d'après la suite même du discours où le Psalmiste
développe cette pensée, où puis-je aller pour échapper
à ta volonte et à ta présence?
— Enfin, esprit de Dieu s'emploie dans les livres saints pour
exprimer les affections de Dieu, sa bonté, sa miséricorde,
comme dans Michée (chap. II, vers. 7) "L'esprit
de Dieu (c'est-à-dire sa miséricorde) a-t-il diminué,
et ces pensées cruelles sont-elles son ouvrage ?" De
même, dans Zacharie (chap, 4, vers. 7) : "Non par
une armée, non par la force, mais par mon seul esprit,"
c'est-à-dire par la miséricorde de Dieu. C'est aussi dans
ce sens que je crois qu'il faut entendre le même prophète
(chap, VII, vers. 12) : "Et ils ont usé de ruse dans
leur coeur pour ne pas obéir à la loi et aux ordres que
Dieu leur a donnés dans son esprit (c'est-à-dire dans
sa miséricorde) par la bouche des premiers prophètes."
J'entends aussi de la même façon Haggée (chap.
II, vers. 5) : "Et mon esprit (c'est-à-dire ma grâce)
demeure parmi vous. Cessez de craindre." Quant au passage d'Isaïe
(chap, XLVIII, vers. 16): "Et maintenant le Seigneur Dieu et
son esprit m'ont envoyé," on peut entendre l'âme,
la miséricorde de Dieu, ou sa volonté révélée
par la loi ; car il dit : "Dès le commencement (c'est-à-dire
dès que je suis venu vers vous pour vous annoncer la colère
de Dieu et la sentence qu'il à portée contre vous)
je n'ai point parlé en termes obscurs ; aussitôt qu'elle
a été (prononcée), je suis venu (ainsi
qu'il l'a témoigné au chap. VII) ; mais maintenant
je suis un messager de joie, et la miséricorde de Dieu m'envoie
vers vous pour célébrer votre délivrance."
On peut aussi entendre, je le répète, la volonté
de Dieu révélée par la Loi, c'est-à-dire
que le prophète est venu les avertir suivant l'ordre de la Loi,
exprimé dans le Lévitique, au chap, XIX, vers.
17. Il les avertit donc dans les mêmes conditions et de la même
manière que faisait ordinairement Moïse. Et enfin il termine,
comme Moïse, en leur prédisant leur délivrance. Toutefois
la première explication me semble plus d'accord avec l'Écriture.
Pour en revenir enfin à notre objet, on voit par toute la discussion
qui précède ce qu'il faut entendre par ces phrases de
l'Écriture : L'Esprit de Dieu a été donné
aux prophètes ; Dieu a répandu son Esprit sur les hommes
; les hommes sont remplis de l'Esprit de Dieu, du Saint-Esprit.
Elles ne signifient rien autre chose sinon que les prophètes
se distinguaient par une vertu singulière et au-dessus du commun,
qu'ils pratiquaient la vertu avec une constance supérieure, enfin
qu'ils percevaient l'âme ou la volonté ou les desseins
de Dieu. Nous avons montré en effet que cet Esprit, en hébreu,
signifie aussi bien l'âme elle-même que les desseins de
l'âme ; et c'est pour cela que la Loi, qui exprime les desseins
de Dieu, est appelée l'esprit ou l'âme de Dieu. L'imagination
des prophètes , en tant que les décrets de Dieu se révélaient
par elle, pouvait donc être appelée au même titre
l'âme de Dieu ; et les prophètes, dans ce sens, avaient
l'âme de Dieu. Mais quoique l'âme de Dieu et ses éternels
desseins soient gravés aussi dans notre âme, et que nous
percevions en ce sens l'âme de Dieu (pour parler comme l'Écriture),
cependant, comme la connaissance naturelle est commune à tous
les hommes, elle a moins de prix à leurs yeux, ainsi que nous
l'avons déjà expliqué ; surtout aux yeux des Hébreux,
qui se vantaient d'être au-dessus du reste des mortels, et méprisaient,
en conséquence, les autres hommes et la science qui leur était
commune avec eux. Enfin, les prophètes passaient pour avoir l'esprit
de Dieu, parce que les hommes, dans l'ignorance des causes de la connaissance
prophétique, avaient une grande admiration pour elle, et, la
rapportant à Dieu lui-même, comme ils font toutes les choses
extraordinaires, lui donnaient le nom de connaissance divine.
Nous pouvons donc maintenant dire sans scrupule que les prophètes
ne connaissaient ce qui leur était révélé
par Dieu qu'au moyen de l'imagination, c'est-à-dire par l'intermédiaire
de paroles ou d'images, vraies ou fantastiques. Ne trouvant en effet
dans l'Écriture que ces moyens de révélation, nous
n'avons pas le droit d'en supposer aucun autre. Maintenant, par quelle
loi de la nature ces révélations se sont-elles accomplies
? J'avoue que je l'ignore. Je pourrais dire, comme beaucoup d'autres,
que tout s'est fait par la volonté de Dieu ; mais j'aurais l'air
de parler pour ne rien dire. Car ce serait comme si je voulais expliquer
la nature d'une chose particulière par quelque terme transcendantal.
Tout a été fait par la puissance de Dieu ; et comme la
puissance de la nature n'est rien autre que la puissance même
de Dieu (8), il s'ensuit que nous
ne connaissons point la puissance de Dieu, en tant que nous ignorons
les causes naturelles des choses, il y a donc une grossière absurdité
à recourir à la puissance de Dieu quand nous ignorons
la cause naturelle d'une chose, c'est-à-dire la puissance de
Dieu, elle-même. Mais il n'est pas nécessaire pour notre
dessein d'assigner la cause de la connaissance prophétique ;
car nous avons expressément averti que nous nous bornerions ici
à examiner les principes dans l'Écriture, afin d'en tirer,
comme nous ferions de données naturelles, certaines conséquences,
sans rechercher d'ailleurs d'où sont venus ces principes, ce
qui ne nous intéresse en rien.
Ainsi donc, puisque les prophètes ont perçu par l'imagination
les révélations divines, il en résulte que leur
faculté perceptive s'étendait bien au delà des
limites de l'entendement ; car avec des paroles et des images il est
possible de former un plus grand nombre d'idées qu'avec les principes
et les notions sur lesquels toute notre connaissance naturelle est assise.
On voit en outre clairement pourquoi les prophètes ont toujours
perçu et enseigné toutes choses par paraboles et d'une
manière énigmatique, et exprimé corporellement
les choses spirituelles ; tout cela convenant à merveille à
la nature de l'imagination. Nous ne nous étonnerons plus maintenant
que l'Écriture et les prophètes parlent en termes si impropres
et si obscurs de l'esprit ou de l'âme de Dieu, comme dans les
Nombres, chap. XI, vers. 17, et le premier livre des Rois,
chapitre XXII, vers. 2, etc., que Michée nous représente
Dieu assis, que Daniel nous le peigne comme un vieillard couvert de
blancs vêtements, Ézéchiel comme un feu, enfin que
les personnes qui entouraient le Christ aient vu le Saint-Esprit sous
la forme d'une colombe, les Apôtres comme des langues de feu,
et Paul, au moment de sa conversion, comme une grande flamme ; tout
cela s'accorde en effet parfaitement avec les images vulgaires qu'on
se forme de Dieu et des esprits. D'un autre côté, l'imagination
étant volage et inconstante, le don de prophétie ne restait
pas attaché constamment aux prophètes ; ce don n'était
donc pas commun, mais très-rare, je veux dire accordé
à très-peu d'hommes, et dans ceux-là même
s'exerçant très rarement. Or, puisqu'il en est ainsi,
nous devons rechercher maintenant d'où a pu venir aux prophètes
la certitude qu'ils avaient touchant des choses qu'ils percevaient,
non par des principes certains, mais par l'imagination. Et tout ce qui
peut être dit à ce sujet, il ne faut le demander qu'à
l'Écriture elle-même, puisque nous n'avons de ces objets,
je le répète, aucune science vraie, et ne pouvons les
expliquer par leurs premières causes. Cherchons donc ce qu'apprend
l'Écriture sur la certitude des prophètes ; c'est le sujet
du chapitre suivant.
______________________________
(1). Voyez à la fin du Traité
la première des Notes
marginales de Spinoza que nous avons traduites sur le texte de Théoph.
de Murr, en tenant compte des variantes de l'exemplaire de Koenigsberg
données par Dorow. (De Murr, Adnotat. ad Tract., p. 2. - Wilhem
Dorow, Spinoza's Randglossen, p. 10 sqq.)
(2). Voyez l'Éthique,
Propos. 15 et 16,
part. 1 ; Propos. 5
et 8, part. 2.
- Nous avons pensé qu'il serait intéressant d'indiquer
en cet endroit et dans toute la suite de la traduction du Théologico-politique
les passages de l'Éthique où sont exposés
et démontrés scientifiquement les principes que Spinoza
se borne ici à invoquer, sans les établir.
(3). Voyez l'Éthique, Propos. 43,
part. 2.
(4). Voyez l'Éthique, Propos. 11,
13, part. 4.
(5). Voyez les Notes de Spinoza, note
2.
(6) Voyez les Notes de Spinoza, note
3.
(7)Spinoza s'exprime plus ouvertement encore clans une
lettre à Oldenburg:
"Non minus absurde mihi loqui videntur quam si quis mihi diceret
quod circulus naturam quadrati induerit. "(voyez Lettres de
Spinoza. Lettre V.)
(8)L'Éthique, part. I, schol, de la Propos.
15 ; Propos, 18,
25, 26,
29,etc.
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