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DÉFINITIONS
I. J'entendrai par bien ce que nous savons certainement
nous être utile.
II. Par mal, j'entendrai ce que nous savons certainement
faire obstacle à ce que nous possédions un certain bien.
Sur ces deux points, voyez la fin de la préface qui précède.
III. J'appelle les choses particulières contingentes,
en tant que nous ne trouvons rien en elles, à ne considérer
que leur essence, qui pose nécessairement leur existence ou qui
nécessairement l'exclue.
IV. Ces mêmes choses particulières, je
les appelle possibles, en tant que nous ignorons, à ne regarder
que les causes qui les doivent produire, si ces causes sont déterminées
à les produire.
Dans le Schol. 1 de la Propos. 33, part. 1, je n'ai
fait aucune différence entre le possible et le contingent, parce
qu'il n'était pas nécessaire en cet endroit de les distinguer
soigneusement.
V. J'entendrai, dans ce qui va suivre, par passions
contraires, celles qui poussent l'homme en divers sens, quoiqu'elles soient
du même genre ; par exemple, la prodigalité et l'avarice,
qui sont deux espèces d'amour, et ne digèrent point par
leur nature, mais seulement par accident.
VI. J'ai expliqué, dans les Scholies 1 et
2 de la Propos. 18, part. 3, auxquels je renvoie, ce que j'entendrais
par une passion pour une chose future, présente ou passée.
Mais il convient de remarquer, en outre, que nous sommes aussi incapables
de nous représenter distinctement les distances de temps que celles
de lieu, passé une certaine limite : en d'autres termes, de
même que des objets éloignés de nous de plus de deux
cents pieds, c'est-à-dire dont la distance, par rapport au lieu
où nous sommes, excède celle que nous nous représentons
distinctement, nous semblent également éloignés,
de façon que nous les imaginons d'ordinaire comme situés
à la même place, ainsi, quand nous venons à nous représenter
des objets dont l'existence dans le temps est séparée du
moment présent par un intervalle plus long que ceux que nous sommes
habitués à imaginer, nous nous représentons tous
ces objets comme également éloignés du présent
et nous les rapportons en quelque sorte à un seul moment du temps.
VII. La fin pour laquelle nous faisons une action, c'est
pour moi l'appétit.
VIII. Vertu et puissance, à mes yeux, c'est tout
un ; en d'autres termes (par la Propos. 7, part. 3), la
vertu, c'est l'essence même ou la nature de l'homme, en tant qu'il
a la puissance de faire certaines choses qui se peuvent concevoir par
les seules lois de sa nature elle-même.
AXIOME
Il n'existe dans la nature aucune chose particulière qui n'ait
au-dessus d'elle une autre chose plus puissante et plus forte. De sorte
que, une chose particulière étant donnée, une autre
plus puissante est également donnée, laquelle peut détruire
la première.
PROPOSITION I
Rien de ce qu'une idée fausse contient de positif n'est détruit
par la présence du vrai, en tant que vrai.
Démonstration : L'erreur consiste dans la seule privation
de connaissance qu'enveloppent les idées inadéquates (par
la Propos. 35, part. 2), et il n'y a rien de positif dans ces
idées qui les fasse appeler fausses (par la Propos. 33, part. 2).
Tout au contraire, en tant qu'elles se rapportent à Dieu, elles
sont vraies (par la Propos. 32, part. 2). Si donc ce qu'une
idée fausse a de positif était détruit par la présence
du vrai, en tant que vrai, il faudrait donc qu'une idée vraie se
détruisit elle-même, ce qui est absurde (par la Propos. 4,
part. 3). Donc, rien de ce qu'une idée fausse, etc., C. Q. F. D.
Scholie : Cette proposition se conçoit plus clairement
encore par le Coroll. 2 de la Propos. 16, part. 2. Car
une image, c'est une idée qui marque la constitution présente
du corps humain bien plus que la nature des corps extérieurs ;
et cela, non pas d'une manière distincte, mais avec confusion.
Voilà l'origine de l'erreur. Lorsque, par exemple, nous regardons
le soleil, notre imagination nous dit qu'il est éloigné
de nous de deux cents pieds environ ; et cette erreur persiste en
nous tant que nous ignorons la véritable distance de la terre au
soleil. Cette distance connue détruit l'erreur, mais elle ne détruit
pas l'image que se forment nos sens, c'est-à-dire cette idée
du soleil qui n'en exprime la nature que relativement à l'affection
de notre corps ; de telle sorte que tout en connaissant fort bien
la vraie distance qui nous sépare du soleil, nous continuons à
l'imaginer près de nous. Ce n'est pas, en effet, ainsi que nous
l'avons dit dans le Schol. de la Propos. 35, part. 2, parce
que nous ignorons la vraie distance où nous sommes du soleil, que
nous l'imaginons près de nous ; c'est parce que l'âme
ne conçoit la grandeur du soleil qu'en tant que le corps en est
affecté. Ainsi, quand les rayons du soleil, tombant sur la surface
de l'eau, se réfléchissent vers nos yeux, nous nous représentons
le soleil comme s'il était dans l'eau, bien que nous sachions le
lieu véritable qu'il occupe. Et de même, toutes les autres
images qui trompent notre âme, soit qu'elles marquent la constitution
naturelle de notre corps, soit qu'elles indiquent l'augmentation ou la
diminution de sa puissance d'agir, ne sont jamais contraires à
la vérité, et ne S'évanouissent pas à sa présence.
Du reste, s'il arrive, quand nous sommes sous l'empire d'une fausse crainte,
que des nouvelles vraies que nous recevons la fassent évanouir,
il arrive aussi, quand nous redoutons un mal qui doit certainement arriver,
que de fausses nouvelles dissipent nos appréhensions. Et, par conséquent,
ce n'est pas la présence du vrai, en tant que vrai, qui détruit
les impressions de l'imagination ; ce sont des impressions plus fortes,
qui, de leur nature, excluent l'existence des choses que l'imagination
nous représentait, comme nous l'avons montré dans la Propos. 17,
part. 2.
PROPOSITION II
Nous pâtissons en tant seulement que nous sommes une partie
de la nature, laquelle partie ne se peut concevoir indépendamment
des autres.
Démonstration : On dit que nous pâtissons, quand
il survient en nous quelque chose dont nous ne sommes la cause que partiellement
(par la Déf. 2, part. 3), en d'autres termes (par la
Déf. 1, part. 3), quelque chose qui ne se peut déduire
des seules lois de notre nature. Nous pâtissons donc en tant que
nous sommes une partie de la nature, laquelle ne peut se concevoir indépendamment
des autres.
PROPOSITION III
La force, par laquelle l'homme persévère dans l'existence,
est limitée, et la puissance des causes extérieures la surpasse
infiniment.
Démonstration : Cela résulte évidemment de
l'axiome qui précède. Car l'homme étant donné,
quelque chose de plus puissant est aussi donné ; appelons-le
A : A lui-même étant donné, quelque chose de
plus puissant, B, est aussi donné, et de même à l'infini ;
conséquemment, la puissance de l'homme est limitée par la
puissance d'une autre chose, et elle est infiniment surpassée par
la puissance des causes extérieures. C. Q. F. D.
PROPOSITION IV
Il est impossible que l'homme ne soit pas une partie de la
nature, et qu'il ne puisse souffrir d'autres changements que ceux qui
se peuvent concevoir par sa seule nature et dont il est la cause adéquate.
Démonstration : La puissance par laquelle les choses particulières,
et partant l'homme, conservent leur être, c'est la puissance même
de Dieu ou de la nature (par le Coroll. de la Propos. 24, part. 2),
non pas en tant qu'infinie, mais en tant qu'elle se peut expliquer par
l'essence actuelle de l'homme (en vertu de la Propos. 7, part. 3).
Ainsi donc, la puissance de l'homme, en tant qu'on l'explique par son
essence actuelle, est une partie de la puissance infinie, c'est-à-dire
(par la Propos. 34, part. 1) de l'essence de Dieu ou de la nature.
Voilà le premier point. En second lieu, si l'homme ne pouvait souffrir
d'autres changements que ceux qui se peuvent concevoir par la nature même
de l'homme, il s'ensuivrait (par les Propos. 4 et 6, part. 3)
qu'il ne pourrait périr et qu'il devrait exister toujours ;
et cela devrait résulter d'une cause soit finie, soit infinie,
c'est à savoir, ou bien de la seule puissance de l'homme qui serait
capable d'écarter de soi tous les changements dont le principe
est dans les causes extérieures, ou bien de la puissance infinie
de la nature, qui dirigerait de telle façon toutes les choses particulières
que l'homme ne pourrait souffrir d'autres changements que ceux qui servent
à sa conservation. Or, la première supposition est absurde
(par la Propos. précéd., dont la démonstration est
universelle et se peut appliquer à toutes les choses particulières) ;
si donc l'homme ne pouvait souffrir d'autres changements que ceux qui
se peuvent concevoir par sa seule nature, et s'il était conséquemment
nécessaire (comme on vient de le faire voir) qu'il existât
toujours, cela devrait résulter de la puissance infinie de Dieu ;
et par suite (en vertu de la Propos. 16, part. 1), de la nécessité
de la nature divine, en tant qu'elle est affectée de l'idée
d'un certain homme, devrait se déduire l'ordre de toute la nature,
en tant qu'elle est conçue sous les attributs de l'étendue
et de la pensée ; d'où il s'ensuivrait (par la Propos. 21,
part. 2) que l'homme serait infini, ce qui est absurde (par la
première partie de cette Démonstration). Il est donc
impossible que l'homme n'éprouve d'autres changements que ceux
dont il est la cause adéquate. C. Q. F. D.
Corollaire : Il suit de là que l'homme est nécessairement
toujours soumis aux passions, qu'il suit l'ordre commun de la nature et
y obéit et s'y accommode, autant que la nature des choses l'exige.
PROPOSITION V
La force et l'accroissement de telle ou telle passion et le degré
où elle persévère dans l'existence ne se mesurent
point par la puissance avec laquelle nous faisons effort pour persévérer
dans l'existence, mais par le rapport de la puissance de telle ou telle
cause extérieure avec notre puissance propre.
Démonstration : L'essence de telle ou telle passion ne
se peut expliquer par notre essence seule (en vertu des Déf. 1
et 2, part. 3) ; en d'autres termes (en vertu de la Propos. 7,
part. 3), la puissance de cette passion ne se peut mesurer par la
puissance avec laquelle nous faisons effort pour persévérer
dans notre être ; mais (comme on le montre dans la Propos. 16,
part. 2) elle se doit nécessairement mesurer par le
rapport de la puissance de telle ou telle cause extérieure avec
notre puissance propre. C. Q. F. D.
PROPOSITION VI
La force d'une passion ou d'une affection peut surpasser les autres
actions ou la puissance de l'homme, de façon que cette affection
s'attache obstinément à lui.
Démonstration : La force et l'accroissement des passions
et le degré où elles persévèrent dans l'existence
se mesurent par le rapport de la puissance des causes extérieures
avec la nôtre (par la Propos. précéd.), et par conséquent
(en vertu de la Propos. 3, part 4) elles peuvent surpasser la puissance
de l'homme, etc. C. Q. F. D.
PROPOSITION VII
Une passion ne peut être empêchée ou détruite
que par une passion contraire et plus forte.
Démonstration : Une passion, en tant qu'elle se rapporte
à l'âme, c'est une idée par laquelle l'âme affirme
la force d'existence plus grande ou plus petite de son corps (en vertu
de la Déf. gén. des passions qui se trouve à la fin
de la partie 3). Lors donc que l'âme est agitée par
quelque passion, le corps éprouve en même temps une affection
qui augmente ou diminue sa puissance d'agir. Or cette affection du corps
reçoit de sa cause (par la Propos. 5, part. 4) la force
de persévérer dans son être et cette force ne peut
donc (par la Propos. 6, part. 2) être empêchée
ou détruite que par une cause corporelle, qui fasse éprouver
au corps une affection contraire à la première (par la Propos.
5, part. 3), et plus forte (Par l'Ax. l, part. 4) ;
et par conséquent l'âme est affectée (par la Propos. 12,
part. 2) de l'idée d'une affection contraire à la première,
et plus forte ; en d'autres termes (par la Déf. gén.
des passions), elle éprouve une passion contraire à
la première et plus forte, qui exclut par conséquent ou
détruit la première ; d'où il résulte
finalement qu'une passion ne peut être empêchée ou
détruite que par une passion contraire et plus forte. C. Q. F. D.
Corollaire : Une passion, en tant qu'elle se rapporte à
l'âme, ne peut être empêchée ou détruite
que par l'idée d'une affection du corps contraire à celle
que nous éprouvons et plus forte. En effet, la passion que nous
éprouvons ne peut être empêchée ou détruite
que par une passion plus forte et contraire (en vertu de la Propos. précéd.) ;
en d'autres termes (par la Déf. gén. des passions),
que par l'idée d'une affection du corps plus forte que celle
que nous éprouvons et contraire.
PROPOSITION VIII
La connaissance du bien ou du mal n'est rien autre chose que la passion
de la joie ou de la tristesse, en tant que nous en avons conscience.
Démonstration : Nous appelons bien ou mal ce qui est utile
ou contraire à la conservation de notre être (par les Déf. 1
et 2, part. 4) ; en d'autres termes (par la Propos. 7,
part. 3), ce qui augmente ou diminue, empêche ou favorise notre
puissance d'agir. Ainsi donc (par les Défin. de la joie et de la
tristesse qu'on trouve dans le Schol. de la Propos. 11, part. 3),
en tant que nous pensons qu'une certaine chose nous cause de la joie ou
de la tristesse, nous l'appelons bonne ou mauvaise ; et conséquemment
la connaissance du bien et du mal n'est rien autre chose que l'idée
de la joie ou de la tristesse, laquelle suit nécessairement (par
la Propos. 22, part. 2) de ces deux mêmes passions. Or
cet idée est unie à la passion qu'elle représente
de la même façon que l'âme est unie au corps (part
la Propos. 21, part. 2) ; en d'autres termes (comme
on l'a montré dans le Schol. de cette même Propos.), cette
idée ne se distingue véritablement de cette passion, c'est-à-dire
(par la Défin. génér. des pass.) de l'idée
de l'affection du corps qui lui correspond, que par le seul concept. Donc
la connaissance du bien et du mal n'est rien autre chose que la passion
elle-même, en tant que nous en avons conscience. C. Q. F. D.
PROPOSITION IX
La passion dont on imagine la cause comme présente est plus
forte que si on imaginait cette même cause comme absente.
Démonstration : Imaginer, c'est avoir une idée par
laquelle l'âme aperçoit une chose comme présente (voyez
la Défin. de l'imagination dans le Schol. de la Propos. 17,
part. 2) ; et cette idée cependant marque plutôt
la constitution du corps humain que la nature de la chose extérieure
(par le Coroll. 2 de la Propos. 16, part. 2). Une passion,
c'est donc (par la Définition générale des passions.)
un acte d'imagination, en tant qu'il marque la constitution du corps.
Or (par la Propos. 17, part. 2), l'imagination a plus de force,
tant qu'on n'imagine rien qui exclue l'existence présente de la
chose extérieure. Donc aussi la passion dont on imagine la cause
comme présente devra être plus forte que si on imaginait
cette même cause comme absente. C. Q. F. D.
Scholie : Quand j'ai dit plus haut, dans la Propos. 18, part. 3,
que l'image d'une chose future ou passée nous affectait de la même
manière que si cette chose était présente, j'ai expressément
averti que cela n'était vrai qu'en tant que nous considérons
seulement l'image de la chose ; car cette image est de même
nature, soit que nous ayons déjà imaginé la chose,
soit que nous ne l'ayons pas encore imaginée. Mais je n'ai point
nié que cette image ne devînt plus faible quand nous venons
à contempler des choses présentes qui excluent l'existence
présente de la chose future ; et si j'ai négligé
de faire alors cette remarque, c'est que j'avais dessein de traiter dans
une autre partie de la force des passions.
Corollaire : L'image d'une chose future ou passée, c'est-à-dire
d'une chose qui est considérée par nous dans un certain
rapport avec l'avenir ou le passé, à l'exclusion du présent,
est plus faible, toutes choses égales d'ailleurs, que l'image d'une
chose présente ; et par conséquent toute passion qui
a pour objet une chose présente ou passée est plus faible
qu'une passion dont l'objet existe présentement.
PROPOSITION X
Nous sommes plus fortement affectés à l'égard
d'une chose future que nous imaginons comme prochaine que si nous imaginions
son existence comme éloignée du temps présent, et
le souvenir d'une chose dont l'existence est récente nous affecte
aussi avec plus de force que si nous imaginions qu'elle est disparue depuis
longtemps.
Démonstration : En effet, en tant que nous imaginons une
chose comme prochaine ou comme récemment disparue, il est de soi
évident que l'acte de notre imagination exclut moins l'existence
de cette chose que si nous imaginions son existence future comme éloignée
ou son existence passée comme récente ; et, en conséquence
(par la précéd. Propos.), nous serons affectés plus
fortement à son égard. C. Q. F. D.
Scholie : Il suit de ce qu'on a remarqué après la
Défin. 6, part. 4, que quand des objets sont éloignés
de nous par un intervalle de temps trop grand pour que notre imagination
le puisse déterminer, bien que nous comprenions qu'ils sont séparés
les un des autres par un long intervalle de temps, les passions que nous
éprouvons à leur égard sont également faibles.
PROPOSITION XI
Notre passion pour un objet que nous imaginons comme nécessaire
est plus forte, toutes choses égales d'ailleurs, qu'elle ne serait
pour un objet possible ou contingent, en d'autres termes, non nécessaire.
Démonstration : En tant que nous imaginons une chose comme
nécessaire, nous affirmons son existence, et au contraire, nous
nions l'existence d'une chose en tant que nous l'imaginons comme non nécessaire
(par le Schol. 1 de la Propos. 33, part. 1) ; d'où
il suit (par la propos. 9, part. 4) que notre passion est plus
forte, toutes choses égales d'ailleurs, pour un objet que nous
imaginons comme nécessaire que pour un objet qui ne l'est pas.
C. Q. F. D.
PROPOSITION XII
Notre passion est plus forte, toutes choses égales d'ailleurs,
pour un objet que nous savons ne pas exister présentement et que
nous imaginons comme possible que pour un objet contingent.
Démonstration : En tant que nous imaginons un objet comme
contingent, nous ne sommes affectés de l'image d'aucune chose qui
pose l'existence de cet objet (par la Déf. 3, part. 4),
et au contraire (suivant l'hypothèse), nous imaginons certaines
choses qui excluent son existence présente ; d'un autre côté,
en tant que nous imaginons ce même objet comme possible dans l'avenir,
nous imaginons certaines choses qui posent son existence (par la Déf. 4,
part. 4), c'est-à-dire (par la Propos. 18, part. 3)
qui alimentent dans notre âme l'espérance ou la crainte ;
d'où il suit que notre passion pour un objet possible est plus
forte. C. Q. F. D.
Corollaire : Notre passion pour une chose que nous savons ne pas
exister présentement et que nous imaginons comme contingente est
beaucoup plus faible que si nous imaginions la chose comme nous étant
présentes.
Démonstration : Notre passion pour un objet que nous imaginons
comme présent est plus forte que si nous l'imaginions comme futur
(par le Coroll. de la Propos. 9, part. 4), et elle est d'autant
plus énergique que nous imaginons l'intervalle qui la sépare
du présent comme plus petit (par la Propos. 10, part. 4).
Par conséquent, notre passion pour une chose que nous imaginons
dans un avenir lointain est beaucoup plus faible que si nous l'imaginions
dans le présent, et cependant (par la Propos. précéd.)
elle est plus forte que si nous l'imaginions comme contingente ;
de telle façon que notre passion pour une chose contingente est
beaucoup plus faible que si nous l'imaginions comme nous étant
présente. C. Q. F. D.
PROPOSITION XIII
Notre passion pour un objet contingent que nous savons ne pas exister
présentement est plus faible, toutes choses égales d'ailleurs,
que notre passion pour un objet passé.
Démonstration : En tant que nous imaginons une chose comme
contingente, nous ne sommes affectés de l'image d'aucune autre
chose qui pose l'existence de celle-là (par la Déf. 3,
part. 4) ; au contraire (par hypothèse), nous
imaginons certaines choses qui excluent l'existence de la chose contingente
dont il s'agit. Mais en tant que nous imaginons un objet en relation avec
le passé, par là même nous devons imaginer quelque
chose qui rappelle cet objet à notre mémoire, c'est-à-dire
qui suscite l'image de cet objet (voyez la Propos. 18, part. 2,
et son Schol.) et nous le fasse contempler comme présent
(par le Coroll. de la Propos. 17, part. 2). Ainsi donc (par
la Propos. 9, part. 4), notre passion pour un objet contingent
que nous savons ne pas exister présentement est plus faible, toutes
choses égales d'ailleurs, que notre passion pour un objet passé.
C. Q. F. D.
PROPOSITION XIV
La vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie,
ne peut empêcher aucune passion ; elle ne le peut qu'en tant
qu'on la considère comme une passion.
Démonstration : Une passion, c'est (d'après la Déf.
gén. des pass.) une idée par laquelle l'âme affirme
que son corps a une force d'exister plus grande ou plus petite qu'auparavant,
et conséquemment (par la Propos. 1, part. 4) rien de
positif ne peut être détruit en elle par la présence
du vrai ; d'où il suit que la vraie connaissance du bien et
du mal, en tant que vraie, ne peut empêcher aucune passion. Mais
en tant que cette connaissance est une passion (voyez la Propos. 8,
part. 4), si elle est plus forte qu'une passion contraire, elle pourra
l'empêcher, et ne le pourra d'ailleurs qu'à ce seul titre
(par la Propos. 7, part. 4.). C. Q. F. D.
PROPOSITION XV
Le désir qui naît de la connaissance vraie du bien et
du mal peut être détruit ou empêché par beaucoup
d'autres désirs qui naissent des passions dont notre
âme est agitée en sens divers.
Démonstration : De la connaissance vraie du bien et du
mal, en tant qu'elle est une passion (par la Propos. 8, part. 4),
provient nécessairement un désir (par la Déf. 1
des passions), lequel est d'autant plus fort que la passion d'où
il provient est elle-même plus forte (par la Propos. 37, part. 3) ;
mais comme ce désir (par hypothèse) naît
de ce que nous avons une connaissance vraie, il s'ensuit qu'il est en
nous, en tant que nous agissons (par la Propos. 3, part. 3),
et partant qu'il doit être conçu par notre seule essence
(en vertu de la Déf. 2, part. 3), et que sa force
et son accroissement doivent se mesurer par la seule puissance de l'homme
(Propos. 7, part. 3). Or, les désirs qui naissent
des passions qui agitent notre âme en sens divers sont d'autant
plus forts que ces passions ont plus d'énergie, et par conséquent
leur force et leur accroissement (en vertu de la Propos. 5, part. 4)doivent
se mesurer par la puissance des causes extérieures, laquelle, si
on la compare à la nôtre, la surpasse indéfiniment
(par la Propos. 3, part. 4) ; et ainsi donc les désirs
qui naissent de passions semblables peuvent être plus forts que
celui qui naît de la connaissance vraie du bien et du mal, et partant
(par la Propos. 7, part. 4) ils peuvent étouffer ou empêcher
ce désir. C. Q. F. D.
PROPOSITION XVI
Le désir qui provient de la connaissance du bien et du mal,
en tant que cette connaissance regarde l'avenir, peut facilement être
étouffé ou empêché par le désir des
choses présentes qui ont pour nous de la douceur.
Démonstration : Notre passion pour une chose que nous imaginons
comme future est plus faible que pour une chose présente (par le
Coroll. de la Propos. 9, part. 4). Or, le désir
qui provient de la connaissance vraie du bien et du mal, quoique cette
connaissance porte sur des choses présentes qui nous sont agréables,
peut être chassé ou empêché par quelque désir
téméraire (en vertu de la Propos. précéd.,
dont la démonstration est universelle). Donc, le désir
qui naît de cette même connaissance, en tant qu'elle regarde
l'avenir, peut aisément être étouffé ou empêché,
etc. C. Q. F. D.
PROPOSITION XVII
Le désir qui provient de la connaissance vraie du bien et du
mal, en tant qu'elle porte sur des choses contingentes, peut plus facilement
encore être empêché par le désir des choses
présentes.
Démonstration : Cette proposition se démontre de
la même manière que la Propos. précédente,
par le Coroll. de la Propos. 12, part. 4.
Scholie : Je crois avoir expliqué par ce qui précède
pourquoi les hommes sont plus touchés par l'opinion que par la
raison, pourquoi la connaissance vraie du bien et du mal ébranle
notre âme, et pourquoi enfin elle cède souvent à toute
espèce de passion mauvaise. C'est ce qui fait dire au poète :
Je vois le meilleur, je l'approuve, et je fais le pire. Et la même
pensée semble animer l'Ecclésiaste, quand il dit :
Qui augmente sa science augmente ses douleurs. Je ne prétends
point conclure de là qu'il soit préférable d'ignorer
que de savoir, ni que l'homme intelligent et l'homme stupide soient également
capables de modérer leurs passions. Je veux seulement faire comprendre
qu'il est nécessaire de connaître l'impuissance de notre
nature aussi bien que sa puissance, de savoir ce que la raison peut faire
pour modérer les passions, et ce qu'elle ne peut pas faire. Or,
dans cette quatrième partie, je ne traite que de l'impuissance
de l'homme, voulant traiter ailleurs de la puissance de l'homme sur ses
passions.
PROPOSITION XVIII
Le désir qui provient de la joie est plus fort, toutes choses
égales d'ailleurs, que le désir qui provient de la tristesse.
DÉMONSTRATION Le désir est l'essence même de l'homme
(par la Déf. 1 des pass.), c'est-à-dire (en
vertu de la Propos. 7, part. 3) l'effort par lequel l'homme
tend à persévérer dans son être. C'est pourquoi
le désir qui provient de la joie est favorisé ou augmenté
par cette passion même (en vertu de la Déf. de la joie, qu'on
peut voir dans le Schol. de la Propos. 11, part. 3). Au contraire,
le désir qui naît de la tristesse est diminué ou empêché
par cette passion même (en vertu du même Schol.) ;
et par conséquent la force du désir qui naît de
la joie doit être mesurée tout ensemble par la puissance
de l'homme et par celle de la cause extérieure dont il est affecté,
au lieu que la force du désir qui naît de la tristesse doit
l'être seulement par la puissance de l'homme ; d'où
il suit que celui-là est plus fort que celui-ci. C. Q. F. D.
Scholie : Par ce petit nombre de propositions qu'on vient de lire,
j'ai expliqué les causes de l'impuissance et de l'inconstance humaines,
et je crois avoir fait comprendre pourquoi les hommes n'observent pas
les préceptes de la raison. Il me reste à montrer la nature
de ces préceptes, et à exposer quelles sont les passions
qui sont conformes aux règles de la raison, et celles qui leur
sont contraires. Mais avant de faire cette exposition avec la prolixité
de la méthode géométrique, je dirai d'abord très
brièvement en quoi consistent les commandements de la raison ;
de cette façon, chacun comprendra ensuite plus aisément
quelle est ma doctrine. La raison ne demande rien de contraire à
la nature ; elle aussi demande à chaque homme de s'aimer soi-même,
de chercher ce qui lui est utile véritablement, de désirer
tout ce qui le conduit réellement à une perfection plus
grande, enfin, de faire effort pour conserver son être autant qu'il
est en lui. Et ce que je dis là est aussi nécessairement
vrai qu'il est vrai que le tout est plus grand que sa partie (voyez Propos. 4.
part. 3).
Maintenant, la vertu ne consistant pour chacun en autre chose
(par la Déf. 8, part. 4) qu'à vivre selon les
lois de sa nature propre, et personne ne s'efforçant de se conserver
(par la Propos. 7, part. 3) que d'après les lois de sa
nature, il suit de là : premièrement, que le fondement
de la vertu, c'est cet effort même que fait l'homme pour conserver
son être, et que le bonheur consiste à pouvoir le conserver
en effet ; secondement, que la vertu doit être désirée
pour elle-même, et non pour autre chose, car il n'en est pas de
préférable pour nous, ou de plus utile ; troisièmement,
enfin, que ceux qui se donnent à eux-mêmes la mort sont des
impuissants, vaincus par des causes extérieures en désaccord
avec leur nature. Il résulte, en outre, du Postulat 4 de la part. 2,
qu'il nous est à jamais impossible de faire que nous n'ayons besoin
d'aucune chose extérieure pour conserver notre être, et que
nous puissions vivre sans aucun commerce avec les objets étrangers.
Si même nous regardons attentivement notre âme nous verrons
que notre entendement serait moins parfait si l'âme était
isolée et ne comprenait rien que soi-même. Il y a donc hors
de nous beaucoup de choses qui nous sont utiles, et par conséquent
désirables. Entre ces choses, on n'en peut concevoir de meilleures
que celles qui ont de la convenance avec notre nature. Car si deux individus
de même nature viennent à se joindre, ils composent par leur
union un individu deux fois plus puissant que chacun d'eux en particulier :
c'est pourquoi rien n'est plus utile à l'homme que l'homme lui-même.
Les hommes ne peuvent rien souhaiter de mieux, pour la conservation de
leur être, que cet amour de tous en toutes choses, qui fait que
toutes les âmes et tous les corps ne forment, pour ainsi dire, qu'une
seule âme et un seul corps ; de telle façon que tous
s'efforcent, autant qu'il est en eux, de conserver leur propre être
et, en même temps, de chercher ce qui peut être utile à
tous ; d'où il suit que les hommes que la raison gouverne,
c'est-à-dire les hommes qui cherchent ce qui leur est utile, selon
les conseils de la raison, ne désirent rien pour eux-mêmes
qu'ils ne désirent également pour tous les autres, et sont,
par conséquent, des hommes justes, probes et honnêtes.
Voilà les commandements de la raison, que je m'étais proposé
de faire connaître ici en peu de mots, avant de les exposer d'une
manière plus étendue. Mon dessein était en cela de
me concilier l'attention de ceux qui pensent que ce principe : chacun
est tenu de chercher ce qui lui est utile, est un principe d'impiété,
et non la base de la piété et de la vertu. Maintenant que
j'ai rapidement montré que la chose n'est point comme ces personnes
le supposent, je vais exposer ma doctrine suivant la même méthode
que j'ai pratiquée jusqu'à ce moment.
PROPOSITION XIX
Chacun désire ou repousse nécessairement, d'après
les lois de sa nature, ce qu'il juge bon ou mauvais.
Démonstration : La connaissance de ce qui est bon ou mauvais,
c'est la passion même de la joie ou de la tristesse, en tant que
nous en avons conscience (par la Propos. 8, part. 4), et conséquemment
(par la Propos. 28, part. 3) ; chacun désire
nécessairement ce qu'il juge bon, et repousse au contraire ce qu'il
juge mauvais. Or, ce désir ou appétit, ce n'est autre chose
que l'essence même de l'homme ou sa nature (par la Déf. de
l'appétit, qu'on trouvera dans le Schol. de la Propos. 9,
part. 3, et dans la Déf. 1 des pass.). Donc chacun,
par les seules lois de sa nature, désire ou repousse, etc. C. Q. F. D.
PROPOSITION XX
Plus chacun s'efforce et plus il est capable de chercher ce qui lui
est utile, c'est-à-dire de conserver son être, plus il a
de vertu ; au contraire, en tant qu'il néglige de conserver
ce qui lui est utile, c'est-à-dire son être, il marque son
impuissance.
Démonstration : La vertu, c'est la puissance de l'homme
elle-même, laquelle (en vertu de la Déf. 8, part. 4)
se définit par la seule essence de l'homme, c'est-à-dire
(en vertu de la Propos. 7, part. 3) par ce seul effort que fait
l'homme pour persévérer dans son être. Plus par conséquent
chacun s'efforce, et plus il est capable de conserver son être,
plus il a de vertu, et par une suite nécessaire (voyez les propos. 4
et 6. part. 3), en tant qu'il néglige de conserver son être,
il marque son impuissance. C. Q. F. D.
Scholie : Personne ne cesse donc de désirer ce qui lui
est utile et ne néglige la conservation de son être que vaincu
par les causes extérieures qui sont contraires à sa nature.
Personne n'est donc déterminé par la nécessite de
sa nature, mais seulement par les causes extérieures, à
se priver d'aliments, ou à se donner lui-même la mort. Ainsi,
celui qui tire par hasard son épée et à qui un autre
saisit la main en le forçant de se frapper lui-même au coeur,
celui-là se tue parce qu'il y est contraint par une cause étrangère.
Il en est de même d'un homme que l'ordre d'un tyran force à
s'ouvrir les veines, comme Sénèque, afin d'éviter
un mal plus grand. Enfin, il peut arriver que des causes extérieures
cachées disposent l'imagination d'une personne et affectent son
corps de telle façon que ce corps revête une autre nature
contraire à celle qu'il avait d'abord, et dont l'idée ne
peut exister dans l'âme (par la Propos. 10, part. 3).
Mais que l'homme fasse effort par la nécessité de sa nature
pour ne pas exister ou pour changer d'essence, cela est aussi impossible
que la formation d'une chose qui viendrait de rien ; et il suffit
d'une médiocre attention pour s'en convaincre
PROPOSITION XXI
Nul ne peut désirer d'être heureux, de bien agir et de
bien vivre, qui ne désire en même temps d'être, d'agir
et de vivre, c'est-à-dire d'exister actuellement.
Démonstration : La démonstration de cette proposition,
ou, pour mieux dire, la chose elle-même est de soi évidente ;
et elle résulte aussi de la Déf. du désir. En
effet (par la Déf. des pass.), le désir de bien vivre
ou de vivre heureux, de bien agir, etc., c'est l'essence même de
l'homme, c'est-à-dire (par la propos. 7, part. 3) l'effort
par lequel chacun tend a conserver son être. Donc nul ne peut désirer,
etc. C. Q. F. D.
PROPOSITION XXII
On ne peut concevoir aucune vertu antérieure à celle
qui vient d'être définie (savoir, l'effort de chacun pour
se conserver soi-même).
Démonstration : L'effort d'un être pour se conserver,
c'est son essence même (par la Prop. 7, part. 3). Si
donc il pouvait y avoir une vertu antérieure à celle-là,
il faudrait concevoir l'essence de cet être comme antérieure
à soi-même (par la Déf. 8, part. 4), ce
qui est évidemment absurde. Donc nulle vertu, etc. C. Q. F. D.
Corollaire : L'effort d'un être pour se conserver est le
premier et unique fondement de la vertu. Car aucun autre principe n'est
antérieur à celui-là (par la Propos. précéd.),
et sans lui (par la Propos. 21, part. 4) aucune vertu ne
se peut concevoir.
PROPOSITION XXIII
Quand l'homme est déterminé à faire quelque action
parce qu'il a des idées inadéquates, on ne peut dire d'une
manière absolue qu'il agisse par vertu. Cela ne se peut dire qu'en
tant que l'homme est déterminé par des idées claires.
Démonstration : En tant qu'il est déterminé
à l'action parce qu'il a des idées inadéquates, l'homme
pâtit (par la Propos. 1, part. 3), c'est-à-dire
(par les Déf. 1 et 2, part. 3) fait quelque chose
qui ne se peut concevoir par sa seule essence, en d'autres termes (par
la Déf. 8, part. 4), qui ne suit pas de sa propre
vertu. Au contraire, en tant qu'il est déterminé à
quelque action parce qu'il a des idées claires, l'homme agit (par
la Propos. 1, part. 3), c'est-à-dire (par la Déf. 2,
part. 3) fait quelque chose qui se conçoit par sa seule essence,
en d'autres termes (par la Déf. 8, part 4), qui résulte
d'une façon adéquate de sa propre vertu. C. Q. F. D.
PROPOSITION XXIV
Agir absolument par vertu, ce n'est autre chose que suivre la raison
dans nos actions, dans notre vie, dans la conservation de notre être
(trois choses qui n'en font qu'une), et tout cela d'après la règle
de l'intérêt propre de chacun.
Démonstration : Agir absolument par vertu, ce n'est autre
chose (par la Déf. 8, part. 4) qu'agir d'après
les propres lois de sa nature. Or nous n'agissons de cette sorte qu'en
tant que nous avons des idées claires (par la Propos. 3, part. 3).
Donc, agir absolument par vertu, ce n'est autre chose pour nous que suivre
la raison dans nos actions, dans notre vie, dans la conservation de notre
être, et tout cela (par le Coroll. de la Propos. 22, part. 4)
d'après la règle de l'intérêt propre de chacun.
C. Q. F. D.
PROPOSITION XXV
Personne ne s'efforce de conserver son être à cause
d'une autre chose que soi-même.
Démonstration : L'effort par lequel chaque chose tend à
persévérer dans son être est déterminé
par la seule essence de cette même chose (en vertu de la Propos. 7,
part. 3), et résulte nécessairement de cette
seule essence une fois donnée, et non de l'essence d'une autre
chose (par la Propos. 6, part. 3).
Cette proposition résulte évidemment aussi du Coroll. de
la Propos. 22, part 4. Car si un homme s'efforçait de conserver
son être à cause d'une autre chose que soi-même, cette
chose serait évidemment le premier fondement de la vertu, ce qui
est absurde (par le précéd. Coroll.). Donc personne
ne s'efforce, etc. C. Q. F. D.
PROPOSITION XXVI
Nous ne tendons par la raison à rien autre chose qu'à
comprendre, et l'âme, en tant qu'elle se sert de la raison, ne juge
utile pour elle que ce qui la conduit à comprendre.
Démonstration : L'effort d'un être pour se conserver
n'est rien autre chose que son essence (par la Propos. 7, part. 3),
cet être, par cela seul qu'il existe de telle façon, étant
conçu comme doué d'une force par laquelle il persévère
dans l'existence (par la Propos. 6, part. 3) et agit suivant
le cours nécessaire de sa nature déterminée (voy.
la Déf. de l'appétit dans le Schol. de la Propos. 9,
part. 3). Or l'essence de la raison n'est autre chose que notre âme,
en tant qu'elle comprend clairement et distinctement (voyez-en
la Déf. dans le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2).
Par conséquent (en vertu de la Propos. 40, part. 2) tout
l'effort de notre raison ne va qu'à un seul but, qui est
de comprendre.
Maintenant, puisque l'effort de l'âme pour conserver son être
ne va, en tant qu'elle exerce sa raison, qu'à comprendre (comme
on vient de le démontrer), cet effort pour comprendre est donc
(par le Coroll. de la Propos. 22, part. 4) le premier
et l'unique fondement de la vertu, et conséquemment ce ne sera
pas en vue de quelque autre fin que nous nous efforcerons de comprendre
les choses (par la Propos. 25, part. 4) ; mais,
au contraire, l'âme, en tant qu'elle use de sa raison, ne pourra
concevoir comme bon pour elle que ce qui sera un moyen de comprendre (par
la Déf. 1, part. 4). C. Q. F. D.
PROPOSITION XXVII
Rien ne nous est connu comme certainement bon ou mauvais que ce qui
nous conduit à comprendre véritablement les choses, ou ce
qui peut nous en éloigner.
Démonstration : L'âme, en tant qu'elle use de la
raison, ne désire rien autre chose que de comprendre, et ne considère
comme utile pour elle que ce qui la conduit à ce but (par la Propos.
précéd.). Or l'âme (par les propos 41 et 43,
part. 2, et le Schol. de la Propos. 43) ne connaît
les choses avec certitude qu'en tant qu'elle a des idées adéquates,
c'est-à-dire en tant qu'elle use de la raison (ce qui est la même
chose par le Schol. de la Propos. 40). Donc rien ne nous est connu
comme certainement bon que ce qui nous conduit à comprendre véritablement
les choses, et au contraire, comme certainement mauvais, que ce qui peut
nous en éloigner. C. Q. F. D.
PROPOSITION XXVIII
Le bien suprême de l'âme, c'est la connaissance de Dieu ;
et la suprême vertu de l'âme, c'est de connaître Dieu.
Démonstration : L'objet suprême de notre intelligence,
c'est Dieu, en d'autres termes (par la Déf. 6, part. 1),
l'être absolument infini et sans lequel (par la Propos. 15,
part. 1) rien ne peut être ni être conçu ;
et par conséquent (en vertu des Propos. 26 et 27. part. 4)
l'intérêt suprême de l'âme ou son suprême
bien (par la Déf. 1, part. 4), c'est la connaissance
de Dieu. Or, l'âme (par les Propos. 1 et 3, part. 3) n'agit
qu'en tant qu'elle comprend ; et ce n'est aussi qu'à ce même
titre qu'on peut dire d'une manière absolue que l'âme agit
par vertu (en vertu de la Propos. 23, part. 4). Comprendre,
voilà donc la vertu absolue de l'âme. Or, le suprême
objet de notre intelligence, c'est Dieu (comme on l'a déjà
démontré). Donc la suprême vertu de l'âme, c'est
de comprendre ou de connaître Dieu. C. Q. F. D.
PROPOSITION XXIX
Toute chose particulière dont la nature est entièrement
différente de la notre ne peut ni favoriser ni empêcher notre
puissance d'agir, et il est absolument impossible qu'une chose nous soit
bonne ou mauvaise si elle n'a avec nous rien de commun.
Démonstration : La puissance d'exister et d'agir de toute
chose particulière, et partant (en vertu du Coroll. de la Propos. 10,
part. 2) celle de l'homme, ne peut être déterminée
que par une autre chose particulière (en vertu de la Propos. 28,
part. 1) dont la nature se comprenne par son rapport à
ce même attribut auquel se rapporte la nature humaine (par la Propos. 6,
part. 2). Par conséquent notre puissance d'agir, de quelque
façon qu'on la conçoive, ne peut être déterminée
et partant favorisée ou empêchée que par la puissance
d'une autre chose particulière qui ait avec nous quelque point
commun, et elle ne peut pas l'être par la puissance d'une chose
dont la nature serait entièrement différente de la nôtre.
Or, comme nous appelons bien ou mal ce qui est pour nous une cause de
joie ou de tristesse (par la Propos. 8, part. 4), c'est-à-dire
(par le Schol. de la Propos. 11, part. 3), ce qui
augmente ou diminue, favorise ou empêche notre puissance d'agir,
il s'ensuit qu'une chose dont la nature est entièrement différente
de la nôtre ne peut nous être ni bonne ni mauvaise. C. Q. F. D.
PROPOSITION XXX
Aucune chose ne peut nous être mauvaise par ce qu'elle a de
commun avec notre nature ; mais en tant qu'elle nous est mauvaise,
elle est contraire à notre nature.
Démonstration : Nous appelons mal ce qui est pour nous
une cause de tristesse (par la Propos. 8, part. 4), c'est-à-dire
(par la Défin. que vous trouverez au Schol. de la Propos. 11,
part. 3) ce qui diminue ou empêche notre puissance d'agir.
Si donc une chose nous était mauvaise par ce qu'elle a de commun
avec nous, elle pourrait donc détruire ou empêcher cela même
qui lui est commun avec nous, conséquence absurde (par la Prop. 4,
part. 3). Aucune chose ne peut donc nous être mauvaise par
ce qu'elle a de commun avec nous ; mais, en tant qu'elle nous est
mauvaise, c'est-à-dire (comme on l'a déjà montré)
en tant qu'elle peut diminuer ou empêcher notre puissance d'agir,
elle est contraire à notre nature (par la Propos. 5, part. 3).
C. Q. F. D.
PROPOSITION XXXI
En tant qu'une chose a de la conformité avec notre nature,
elle nous est nécessairement bonne.
Démonstration : En effet, en tant qu'une chose a de la
conformité avec notre nature, elle ne peut nous être mauvaise
(par la Propos. précéd.). Elle nous sera donc bonne
ou indifférente. Mais supposer qu'elle ne nous est ni bonne ni
mauvaise, c'est supposer (par les Déf. 2 et 3, part. 4)
qu'il ne résulte rien de sa nature qui serve à la conservation
de la nôtre, c'est-à-dire (par hypothèse) à
la conservation de la sienne propre, conséquence absurde (par la
Propos. 6, part. 3). Ainsi donc, en tant qu'une chose a de la
conformité avec notre nature, elle nous est nécessairement
bonne. C. Q. F. D.
Corollaire : Il suit de là qu'à mesure qu'une chose
a plus de conformité avec notre nature, elle nous est d'autant
plus utile, c'est-à-dire d'autant meilleure ; et réciproquement,
à mesure qu'une chose nous est plus utile, elle a plus de conformité
avec notre nature. Car, en tant qu'elle n'a pas de conformité avec
notre nature, elle en diffère nécessairement ou elle lui
est contraire. Si elle en diffère, elle ne pourra nous être
ni bonne, ni mauvaise (par la Propos. 29, part. 4). Si elle
lui est contraire, elle sera donc contraire à ce qui a de la conformité
avec notre nature ; en d'autres termes (par la Propos. précéd.),
contraire à notre bien, ou mauvaise. Aucune chose ne peut donc
nous être bonne qu'à condition d'avoir de la conformité
avec notre nature ; et par conséquent, à mesure que
cette conformité est plus grande, la chose en question nous est
d'autant plus utile, et réciproquement. C. Q. F. D.
PROPOSITION XXXII
En tant que les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu'il
y ait entre eux conformité de nature
Démonstration : C'est par la puissance qu'il y a entre
deux êtres conformité de nature (en vertu de la Propos. 7,
part. 3), et non par l'impuissance et la négation, ni conséquemment
(en vertu du Schol. de la Propos. 3, part. 2) par la passion.
Donc, entre les hommes qui sont soumis aux passions, il n'y a point conformité
de nature.
Scholie : La chose est évidente d'elle-même ;
car celui qui dit que le blanc et le noir n'ont d'autre conformité
que de n'être ni l'un ni l'autre le rouge, affirme d'une manière
absolue que le blanc et le noir n'ont aucune conformité. De même,
si quelqu'un dit qu'une pierre et un homme conviennent en ce seul point
que tous deux sont finis, impuissants, ou qu'aucun d'eux n'existe par
la nécessité de sa nature, ou que tous deux sont indéfiniment
surpassés par la puissance des causes extérieures, c'est
absolument comme s'il disait que la pierre et l'homme n'ont aucune conformité ;
car les êtres qui n'ont de conformité que d'une manière
négative et par les propriétés qu'ils n'ont pas n'ont
vraiment aucune conformité.
PROPOSITION XXXIII
Les hommes peuvent différer de nature, en tant qu'ils sont
livrés au conflit des affections passives, et sous ce point de
vue, un seul et même homme varie et diffère de soi-même.
Démonstration : La nature ou essence des passions ne peut
s'expliquer par notre seule essence ou nature (par les Déf. 1
et 2, part. 3) ; mais elle doit être déterminée
par le rapport de la puissance, c'est-à-dire (en vertu de la Propos. 7,
part. 3) de la nature des causes extérieures, avec la nôtre.
Et c'est ce qui fait qu'il y a pour chaque passion autant d'espèces
différentes qu'on peut assigner d'objets différents capables
de nous affecter (voyez la Propos. 56, part. 3). De là
vient aussi que les hommes sont affectés très diversement
par un seul et même objet (voyez la Propos. 51, part. 3),
et par suite qu'ils diffèrent de nature, et enfin qu'un seul et
même homme, étant affecté (en vertu de cette même
Propos. 51, part. 3) diversement par le même objet, diffère
de soi-même, etc. C. Q. F. D.
PROPOSITION XXXIV
Les hommes, en tant qu'ils sont livrés au conflit des affections
passives, peuvent être contraires les uns aux autres.
Démonstration : Un homme, Pierre, par exemple, peut être
une cause de tristesse pour Paul, parce qu'il a en lui-même quelque
chose de semblable à l'objet de la haine de Paul (par la Propos. 16,
part. 3), ou bien parce que Pierre possède seul un
objet pour lequel Paul a aussi de l'amour (voyez la Propos. 32, part. 3,
avec son Schol.), ou enfin pour d'autres causes (on en a marqué
les principales dans le Schol. de la Propos. 55, part. 3).
Il résultera de là (par la Déf. 7 des passions)
que Paul haïra Pierre, et partant (en vertu de la propos. 40,
part. 3, avec son Schol.), que Pierre sera aisément
disposé à haïr Paul à son tour, de telle façon
que tous deux feront effort (par la Propos. 39, part. 3)
pour se causer du mal l'un à l'autre, et seront ainsi contraires
l'un à l'autre (par la Propos. 30, part. 4). Or,
la tristesse est toujours une affection passive (par la Propos. 59,
part. 3). Donc les hommes, en tant qu'ils sont livrés au conflit
des affections passives, peuvent être contraires les uns aux autres.
C. Q. F. D.
Scholie : J'ai dit que Paul prenait Pierre en haine, parce qu'il
se représentait Pierre comme possesseur de l'objet pour lequel
lui, Paul, a de l'amour. Il semble, au premier abord, résulter
de là que deux hommes, de cela seul qu'ils aiment le même
objet, c'est-à-dire qu'ils ont une certaine conformité de
nature, sont l'un pour l'autre une source de mal ; or, s'il en est
ainsi, les Propos. 30 et 31, part. 4, sont fausses. Mais si
on veut examiner la chose d'une manière impartiale, on verra qu'il
y a parfait accord dans toutes les parties de notre doctrine ; car
ces deux personnes dont nous avons parlé ne cherchent pas à
se nuire réciproquement, en tant qu'elles ont une certaine conformité
de nature, en tant qu'elles aiment un même objet, mais bien en tant
qu'elles diffèrent l'une de l'autre. En effet, en tant qu'elles
aiment toutes deux le même objet, l'amour de chacune d'elles se
trouve augmenté (par la Propos. 31, part. 3), et partant
leur joie (par la Déf. 6 des Passions). Ainsi donc,
il s'en faut bien qu'elles soient l'une à l'autre une cause d'ennui
en tant qu'elles aiment le même objet et ont une certaine conformité
de nature. La vraie cause de leur inimitié, comme je l'ai dit,
c'est qu'on suppose entre elles une opposition de nature. On suppose en
effet que Pierre a l'idée d'un objet aimé qu'il possède,
et Paul, l'idée d'un objet aimé qu'il a perdu. D'où
il suit que Paul est plein de tristesse et Pierre plein de joie ;
or sous ce point de vue, Pierre et Paul sont de nature contraire. Il me
serait aisé de montrer de la même manière que toutes
les autre causes de haine dépendent non point de la conformité,
mais de l'opposition qui se rencontre dans la nature des hommes.
PROPOSITION XXXV
Les hommes ne sont constamment et nécessairement en conformité
de nature qu'en tant qu'ils vivent selon les conseils de la raison.
Démonstration : Les hommes, en tant qu'ils sont livrés
au conflit des affections passives, peuvent être de nature différente
(par la Propos. 33, part. 4) et même contraire (par
la Propos. précédente). Or, on ne peut dire des hommes
qu'ils agissent qu'en tant qu'ils dirigent leur vie d'après la
raison (par la Propos. 3, part. 3), et par conséquent
tout ce qui résulte de la nature humaine, en tant qu'on la considère
comme raisonnable, doit (en vertu de la Déf. 2, part. 3)
se concevoir par la nature humaine toute seule, comme par sa cause
prochaine. Mais tout homme, par la loi de sa nature, désirant ce
qui lui est bon, et s'efforçant d'écarter ce qu'il croit
mauvais pour lui (par la Propos. 19, part. 4), et d'un
autre côté, tout ce que nous jugeons bon ou mauvais d'après
la décision de la raison étant nécessairement bon
ou mauvais (par la Propos. 41, part. 2), ce n'est donc qu'en
tant que les hommes règlent leur vie d'après la raison qu'ils
accomplissent nécessairement les choses qui sont bonnes pour la
nature humaine, et partant bonnes pour chaque homme en particulier ;
en d'autres termes (par le Coroll. de la Propos. 31, part. 4),
les choses qui sont en conformité avec la nature de tous les hommes.
Donc les hommes en tant qu'ils vivent selon les lois de la raison, sont
toujours et nécessairement en conformité de nature. C. Q. F. D.
Corollaire I : Rien dans la nature des choses n'est plus utile
à l'homme que l'homme lui-même, quand il vit selon la raison.
Car ce qu'il y a de plus utile pour l'homme, c'est ce qui s'accorde le
mieux avec sa nature (par le Coroll. de la Propos. 31, part. 4),
c'est à savoir, l'homme (cela est évident de soi). Or, l'homme
agit absolument selon les lois de sa nature quand il vit suivant la raison
(par la Déf. 2, part. 3), et à cette condition
seulement la nature de chaque homme s'accorde toujours nécessairement
avec celle d'un autre homme (par la Propos. précéd.). Donc
rien n'est plus utile à l'homme entre toutes choses que l'homme
lui-même, etc. C. Q. F. D.
Corollaire II : Plus chaque homme cherche ce qui lui est utile,
plus les hommes sont réciproquement utiles les uns aux autres.
Plus, en effet, chaque homme cherche ce qui lui est utile et s'efforce
de se conserver, plus il a de vertu (par la Propos. 20, part. 4),
ou, ce qui est la même chose (par la Déf. 8, part. 4),
plus il a de puissance pour agir selon les lois de sa nature, c'est-à-dire
(par la Propos. 3, part. 3) suivant les lois de sa raison. Or
les hommes ont la plus grande conformité de nature quand ils vivent
suivant la raison (par la Propos. précéd.). Donc (par le
précéd. Coroll.) les hommes sont d'autant plus utiles les
uns aux autres que chacun cherche davantage ce qui lui est utile. C. Q. F. D.
Scholie : Ce que nous venons de montrer, l'expérience le
confirme par des témoignages si nombreux et si décisifs
que c'est une parole répétée de tout le monde :
L'homme est pour l'homme un Dieu. Il est rare pourtant que les hommes
dirigent leur vie d'après la raison, et la plupart s'envient les
uns les autres et se font du mal. Cependant, ils peuvent à peine
supporter la vie solitaire, et cette définition de l'homme leur
plaît fort : L'homme est un animal sociable. La vérité
est que la société a beaucoup plus d'avantages pour l'homme
qu'elle n'entraîne d'inconvénients. Que les faiseurs de satires
se moquent donc tant qu'il leur plaira des choses humaines ; que
les théologiens les détestent à leur gré,
que les mélancoliques vantent de leur mieux la vie grossière
des champs, qu'ils méprisent les hommes et prennent les bêtes
en admiration ; l'expérience dira toujours aux hommes que
des secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à
se procurer les objets de leurs besoins, et que c'est seulement en réunissant
leurs forces qu'ils éviteront les périls qui les menacent
de toutes parts. Mais je m'abstiens d'insister ici, pour montrer qu'il
est de beaucoup préférable et infiniment plus digne de notre
intelligence de méditer sur les actions des hommes que sur celles
des bêtes. Tout cela sera développé plus tard avec
étendue.
PROPOSITION XXXVI
Le bien suprême de ceux qui pratiquent la vertu leur est commun
à tous, et ainsi tous en peuvent également jouir.
Démonstration : Agir par vertu, c'est agir sous la conduite
de la raison (par la Propos. 24, part. 4), et tout l'effort
des actions que la raison dirige ne va qu'à un seul objet qui est
de comprendre (par la Propos. 26, part. 4), et conséquemment
(par la propos. 28, part. 4), le bien suprême de
ceux qui pratiquent la vertu c'est de connaître Dieu, c'est-à-dire
(par la Propos. 47, part. 2, et son Schol.) un bien qui
est commun à tous les hommes, et que tous, en tant qu'ils ont même
nature, peuvent également posséder.
Scholie : On m'adressera peut-être cette question :
Si le souverain bien de ceux qui suivent la vertu n'était pas commun
à tous, ne s'ensuivrait-il pas, comme plus haut (par la Propos. 25,
part. 4), que les hommes, en tant qu'ils vivent suivant la raison,
c'est-à-dire (par la Propos. 35, part. 4), en tant qu'ils
sont en conformité parfaite de nature, sont contraires les uns
aux autres ? Je réponds à cela que ce n'est point par
accident, mais par la nature même de la raison, que le souverain
bien des hommes leur est commun à tous. Le souverain bien, en effet,
est de l'essence même de l'homme en tant que raisonnable, et l'homme
ne pourrait exister ni être conçu s'il n'avait pas la puissance
de jouir de ce bien souverain, puisqu'il appartient à l'essence
de l'âme humaine (par la Propos. 47, Part. 2) d'avoir
une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie
de Dieu.
PROPOSITION XXXVII
Le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique
la vertu, il le désirera également pour les autres hommes,
et avec d'autant plus de force qu'il aura une plus grande connaissance
de Dieu.
Démonstration : Les hommes, en tant qu'ils vivent sous
la conduite de la raison, sont très utiles l'un à l'autre
(par le Coroll. 1 de la Propos. 35, part. 4), et
conséquemment (par la Propos. 19, part. 4) la raison
nous déterminera nécessairement à faire que les hommes
vivent sous la conduite de la raison. Or le bien que désire pour
lui-même celui qui vit suivant la raison, c'est-à-dire (par
la Propos. 24, part. 4) celui qui pratique la vertu, c'est de
comprendre (par la Propos. 26, part. 4). Donc ce même
bien qu'il désire pour lui-même, il le désirera aussi
pour les autres hommes. En outre, le désir, en tant qu'il se rapporte
à l'âme, est l'essence même de l'âme (par la
Déf. 1 des pass.) ; or, l'essence de l'âme consiste
dans la connaissance (par la Propos. 11, part. 2), laquelle
enveloppe la connaissance de Dieu (par la Propos. 47, part. 2),
et ne peut, sans la connaissance de Dieu, ni exister, ni être conçue
(par la Propos. 15, part. 1). Par conséquent, à
mesure que l'essence de l'âme enveloppe une plus grande connaissance
de Dieu, l'homme vertueux désire avec plus de force pour les autres
le bien qu'il désire pour lui-même. C. Q. F. D.
Autre démonstration : Le bien que l'homme désire
et aime pour lui, il l'aimera d'une façon plus ferme (par la Propos. 31,
part. 3), s'il voit que les autres l'aiment aussi ; et conséquemment
(par le Coroll. de cette même Propos.) il fera effort pour que les
autres l'aiment aussi ; et comme ce bien est commun à tous
(par la Propos. précéd.) et que tous en peuvent jouir, il
s'ensuit qu'il fera effort (par la même raison) pour que tous en
jouissent, et cela avec d'autant plus de force (par la Propos. 37,
part. 3) que lui-même jouira davantage de ce bien.
Scholie I : Celui qui fait effort, uniquement par passion, pour
que les autres aiment ce qu'il aime et pour qu'ils vivent à son
gré, celui-là, n'agissant de la sorte que sous l'empire
d'une aveugle impulsion, devient odieux à tout le monde, surtout
à ceux qui ont d'autres goûts que les siens et s'efforcent
en conséquence à leur tour de les faire partager aux autres.
De plus, comme le bien suprême que la passion fait désirer
aux hommes est souvent de nature à ne pouvoir être possédé
que par un seul, il en résulte que les amants ne sont pas toujours
d'accord avec eux-mêmes, et, tout en prenant plaisir à célébrer
les louanges de l'objet aimés craignent de persuader ceux qui les
écoutent. Au contraire, ceux qui s'efforcent de conduire les autres
par la raison n'agissent point avec impétuosité, mais avec
douceur et bienveillance, et ceux-là sont toujours d'accord avec
eux-mêmes.
Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la
cause en tant que nous avons l'idée de Dieu, je les rapporte à
la religion. J'appelle piété le désir
de faire du bien dans une âme que la raison conduit. Le désir
de s'unir aux autres par les liens de l'amitié, quand il possède
une âme qui se gouverne par la raison, je le nomme honnêteté,
et l'honnête est pour moi ce qui est l'objet des louanges des
hommes que la raison gouverne, comme le déshonnête est ce
qui est contraire à la formation de l'amitié. J'ai expliqué
en outre quels sont les fondements de l'Etat, et il est aisé aussi
de déduire de ce qui précède la différence
qui sépare la vertu véritable de l'impuissance. La vertu
véritable n'est autre chose, en effet, qu'une vie réglée
par la raison ; et par conséquent l'impuissance consiste en
ce seul point que l'homme se laisse gouverner par les objets du dehors
et déterminer par eux à des actions qui sont en harmonie
avec la constitution commune des choses extérieures, mais non avec
sa propre nature, considérée en elle-même. Tels sont
les principes que, dans le Schol. de la Propos 18, part. 4, j'avais
promis d'expliquer. Ils font voir clairement que la loi qui défend
de tuer les animaux est fondée bien plus sur une vaine superstition
et une pitié de femme que sur la saine raison ; la raison
nous enseigne, en effet, que la nécessité de chercher ce
qui nous est utile nous lie aux autres hommes, mais nullement aux animaux
ou aux choses d'une autre nature que la nôtre. Le droit qu'elles
ont contre nous, nous l'avons contre elles. Ajoutez à cela que
le droit de chacun se mesurant par sa vertu ou par sa puissance, le droit
des hommes sur les animaux est bien supérieur à celui des
animaux sur les hommes. Ce n'est pas que je refuse le sentiment aux bêtes.
Ce que je dis, c'est qu'il n'y a pas là de raison pour ne pas chercher
ce qui nous est utile, et par conséquent pour ne pas en user avec
les animaux comme il convient à nos intérêts, leur
nature n'étant pas conforme à la nôtre, et leurs passions
étant radicalement différentes de nos passions (voy. le
Schol. de la Propos. 57, part. 3). Il me reste à expliquer
en quoi consistent le juste, l'injuste, le péché et le mérite.
C'est ce que je vais faire dans le Scholie suivant.
Scholie II : J'ai promis, dans l'appendice de la première
partie, d'expliquer en quoi consistent la louange et le blâme, le
mérite et le péché, le juste et l'injuste. Pour ce
qui est de la louange et du blâme, j'en ai traité dans le
Schol. de la Propos. 29, part. 3. Le moment est venu d'exposer
la nature des autres notions ; mais il faut auparavant que je dise
quelques mots de l'état naturel de l'homme et de son état
social.
Tout homme existe par le droit suprême de la nature, et en conséquence,
tout homme accomplit par ce même droit les actions qui résultent
de la nécessité de sa nature ; d'où il suit
que tout homme, toujours en vertu du même droit, juge de ce qui
est bon et mauvais et veille à son intérêt particulier,
suivant sa constitution particulière (voy. les Propos. 19
et 20, part. 4), se venge du mal qu'on lui fait (voy. le Coroll. 2
de la Propos. 40, part. 3), s'efforce enfin de conserver ce
qu'il aime et de détruire ce qu'il hait (voy. Propos. 28,
part. 3). Si les hommes réglaient leur vie selon la raison,
chacun serait en possession de ce droit sans dommage pour autrui (par
le Coroll. 1 de la Propos. 35, part. 4) ; mais comme
ils sont livrés aux passions (par le Coroll. de la Propos. 4,
part. 4), lesquelles surpassent de beaucoup la puissance ou la vertu
de l'homme (par la Propos. 6, part. 4), ils sont poussés
en des directions diverses (par la Propos. 33, part. 4)
et même contraires (par la Propos. 34, part. 4), tandis
qu'ils auraient besoin de se prêter un mutuel secours (par le Schol.
de la Propos. 35, part. 4). Afin donc que les hommes puissent
vivre en paix et se secourir les uns les autres, il est nécessaire
qu'ils cèdent quelque chose de leur droit naturel, et s'engagent
mutuellement, pour leur commune sécurité, à ne rien
faire qui puisse tourner au détriment d'autrui. Or, comment pourra-t-il
arriver que les hommes, qui sont nécessairement sujets aux passions
(par le Coroll. de la Propos. 4, part. 4), et par suite inconstants
et variables (par la Propos. 33, part. 4), puissent s'inspirer
une mutuelle sécurité, une confiance mutuelles ? C'est
ce qu'on a clairement montré par la Propos. 7, part. 4,
et la Propos. 39, part. 3, qui portent qu'aucune passion ne
peut être empêchée que par une passion contraire et
plus forte, et que chacun s'abstient de faire du mal à autrui par
crainte de recevoir un mal plus grand. La société pourra
donc s'établir à cette condition qu'elle disposera du droit
primitif de chacun de venger ses injures et de juger de ce qui est bien
et de ce qui est mal, et qu'elle aura aussi le pouvoir de prescrire une
manière commune de vivre, et de faire des lois, en leur donnant
pour sanction, non pas la raison, qui est incapable de contenir les appétits
(par le Schol. de la Propos. 17, part. 4), mais la menace d'un
châtiment. Cette société, fondée sur les lois
et sur le pouvoir qu'elle a de se conserver, c'est l'Etat ; et ceux
qu'elle couvre de la protection de son droit, ce sont les citoyens. Nous
voyons clairement par ces principes que dans l'état de nature il
n'y a rien qui soit bon ou mauvais par le consentement universel, puisqu'alors
chacun ne songe qu'à son utilité propre, et suivant qu'il
a telle constitution et telle idée de son intérêt
particulier, décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais,
et n'est tenu d'obéir à nul autre qu'à soi-même ;
de telle sorte que, dans l'état de nature, il est impossible de
concevoir le péché. Mais il en va tout autrement dans l'état
de société, où le consentement universel a déterminé
ce qui est bien et ce qui est mal, et où chacun est tenu d'obéir
à l'Etat. Le péché consiste donc tout simplement
dans la désobéissance, laquelle est punie conséquemment
par le seul droit de l'Etat ; et l'obéissance au contraire
est un mérite pour le citoyen, en ce qu'elle le fait juger digne
de jouir des avantages de la société. De plus, dans l'état
de nature, personne n'est, du consentement commun, le maître d'aucune
chose, et il n'y a rien dans la nature dont on puisse dire qu'elle appartienne
à tel homme et non à tel autre. Toutes choses sont à
tous, et par conséquent il est impossible de concevoir dans l'état
de nature la volonté de rendre à chacun son droit, ou de
dépouiller personne de sa propriété ; en d'autres
termes, il n'y a dans l'état de nature ni juste ni injuste, et
ce n'est que le consentement commun qui détermine dans l'état
de société ce qui appartient à chacun. Par où
l'on voit clairement que le juste et l'injuste, le péché
et le mérite, sont des notions extrinsèques, et non des
attributs qui expriment la nature de l'âme. Mais en voilà
assez sur ce point.
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