Spinoza - par Alain/Des sentiments et des passions

De Spinoza et Nous.
Aller à : Navigation, rechercher



par Alain

III. Des sentiments et des passions


Spinoza par Alain

Préface

La vie et les œuvres de Spinoza

Conclusion

Table analytique des matières et des références

La vie et les œuvres de Spinoza
La philosophie de Spinoza

Mémento bibliographique

La plupart de ceux qui ont traité des Passions les attribuent à on ne sait quel vice de la volonté humaine ; et, par suite, ils sont plus préoccupés de s'en moquer ou de les blâmer que de les expliquer. Pourtant, les passions, comme tout ce qui est, doivent résulter des lois nécessaires de la Nature Divine ; il s'agit donc pour nous de comprendre comment les sentiments et les passions sont liés à notre dépendance par rapport à l'Univers, c'est-à-dire à l'existence de notre corps dans l'étendue. Il s'agit de comprendre comment les sentiments et les passions se rattachent aux vicissitudes de notre existence dans la durée, et aux idées inadéquates que nous avons de ces vicissitudes. Montrer comment l'ignorance et l'erreur sont aussi joie et tristesse, amour et haine, espérance et crainte, tel est l'objet de ce chapitre.

Nous dirons que nous agissons lorsque quelque chose a lieu en nous ou hors de nous, dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire qui est expli­cable par notre seule nature. Ainsi, par exemple, comprendre la nature de la sphère en la construisant par la rotation d'un demi-cercle cela ne dépend pas des événements et des choses qui nous entourent, mais seulement de la nature de notre pensée. Nous dirons donc que c'est là une action.

Au contraire, nous dirons que nous pâtissons, lorsque quelque chose a lieu en nous ou hors de nous dont nous ne sommes pas la cause adéquate, c'est-à-dire qui n'est pas explicable par notre nature seule. On voit par là que nous pâtissons non seulement quand nous subissons simplement l'action d'un objet, mais aussi quand nous agissons, au sens vulgaire du mot, pour éviter cette action ; par exemple, l'acte de fuir parce qu'on voit un lion n'est pas une action, car notre nature seule ne suffit pas à expliquer cette action ; elle dé­pend à la fois de notre nature et d'un événement ; de même si je dresse un paratonnerre pour me mettre à l'abri de la foudre, de même encore si je rends service à quelqu'un en vue de l'attacher à moi par la reconnaissance ; de même lorsque Auguste pardonne à Cinna pour désarmer ses autres ennemis. Il résulte de là qu'il ne faut pas, au sujet de l'action et de la passion, croire ce que disent les hommes et ce qu'ils croient ; car, bien souvent, ils croient qu'ils agissent alors qu'ils ne font que pâtir, et ils font honneur à leur volonté de ce qui, en réalité, n'est pas explicable par leur nature seule. De même que l'ignorant ne désire point la certitude, attendu qu'il ne soupçonne pas ce que c'est, mais dit et croit qu'il l'a, de même l'homme qui est le plus esclave des événements ne désire point la puissance et la liberté, attendu qu'il ne soup­çonne pas ce que c'est, dit et croit qu'il les a.

Le corps humain peut être modifié de beaucoup de façons ; et, par ces modifications, sa puissance d'agir peut être augmentée ou diminuée. Par exemple, le froid peut produire, dans certaines parties du corps, un engor­gement ou une congestion qui est déjà une maladie ; un bon repas, un exercice modéré augmentent les forces du corps et le disposent à l'action. L'idée de chacune de ces modifications est nécessairement donnée en même temps dans l'âme. Nous appellerons sentiment l'idée d'une modification de notre corps, par laquelle sa puissance d'agir est augmentée ou diminuée.

L'âme, en tant qu'elle a des idées adéquates, agit ou fait des actions. En effet, ces idées ne dépendent de rien d'extérieur à elle ; elle les conçoit et les enchaîne conformément à sa nature et sans être liée à aucun événement ; en d'autres termes, ces idées, par exemple l'idée de la ligne droite comme résul­tant du mouvement d'un point, ou l'idée de la sphère comme résultant de la rotation d'un demi-cercle, s'expliquent par la nature de l'âme seule ; nous n'obéissons, en les construisant, qu'aux exigences de notre pensée ; c'est ce qu'on exprime en disant que l'âme agit. L'âme pâtit ou a des passions, au contraire, en tant qu'elle a des idées inadéquates. Car les idées inadéquates dépendent de corps extérieurs, c'est-à-dire d'événements qui dépendent eux-mêmes d'autres événements, et enfin de l'univers tout entier ; et ces idées ne sont pas, par suite, explicables par la seule nature de l'âme ; elles ne seraient explicables que par l'univers tout entier ou si l'on veut, par Dieu en tant qu'il constitue l'être non seulement de l'âme humaine, mais encore de toutes les autres choses. En d'autres termes, l'âme est d'autant plus esclave qu'elle se détermine plus d'après des faits, et d'autant plus libre qu'elle se préoccupe moins des faits.

Par exemple, si je veux du bien à mon voisin parce qu'en fait il a agi de telle manière, parce qu'il a été bon, mon voisin, comme événement, fait partie de la cause de mon action, et mon âme pâtit. Mais si, au contraire, je lui veux du bien conformément aux lois nécessaires de toute société, déduites de l'idée de Dieu et de la nature humaine, l'existence de mon voisin n'est alors pour rien dans la formation de cette idée : mon âme agit, car elle veut en vertu d'une idée nécessaire, indépendante de tout événement, supérieure à tout événement, et dont elle est la cause suffisante ; notre voisin n'y peut rien, et il n'existerait pas, que nous lui voudrions encore du bien.

Les actions de l'âme ne peuvent résulter que des idées adéquates ; les passions de l'âme ne peuvent résulter que des idées inadéquates ; car il n'y a point autre chose dans l'âme que des idées. On voit par là que tout ce qui, dans l'âme, résulte de l'âme, est action, et que ses passions ne sont point siennes : elles sont des répercussions de tout l'univers en elle ; l'âme n'en est que la cause partielle ; c'est en tant que l'on dépend des événements que l'on a des passions. C'est pourquoi nous réserverons le nom de passions aux sentiments qui résultent dans l'âme des idées inadéquates, c'est-à-dire des idées qui enferment la présence d'objets extérieurs à son corps.

Aucune chose ne peut être détruite que par une cause extérieure à elle, c'est-à-dire par une cause qui ne fait point partie de sa définition ou de son essence. En effet, supposons que son essence contienne une cause qui la détruise ; cette essence serait en elle-même impossible, et l'impossible n'est pas. Lors donc qu'une chose est détruite par quelque cause, on peut affirmer que cette cause n'est pas comprise dans la nature éternelle de la chose, dans l'essence de la chose ; et cela veut dire simplement que toute chose a une essence éternelle. C'est donc l'éternité de l'essence qui rend impossible la destruction de la chose par elle-même ; toute chose, parce qu’elle a une essence éternelle, durera indéfiniment, si elle existe, jusqu'à ce qu'une cause extérieure à elle la détruise. C'est ce qu'on exprime en disant que toute chose, par nature, dure et se conserve tant que des causes extérieures ne la chassent pas de l'existence : “ Toute chose s'efforce, autant qu'il en est en elle, de persévérer dans son être. ” Seulement il faut se garder de voir dans cet effort pour persévérer dans l'être quelque abstraction analogue à la volonté, quelque tendance distincte de la nature même de l'être. Toute nature est une manifes­tation de la puissance de Dieu et c'est seulement en ce sens que cette chose a la puissance de durer. À cela se ramène l'idée commune de l'instinct de conservation ou de l'attachement à l'être. Et cela n'est pas vrai seulement de l'homme et des animaux ; cela est vrai de tout. L'existence ne se réduit pas à des conditions externes, car si tout est condition externe, c'est-à-dire condition négative, rien n'existera. Ce n'est pas l'existence, c’est la destruction qui est une résultante de conditions externes. Pour qu'il y ait exclusion des modes les uns par les autres, et lutte pour l'existence entre les modes ou êtres particu­liers, il faut d'abord que ces modes existent positivement par la puissance de Dieu. L'effort pour persévérer dans l'être n'est donc autre chose que la puissance de Dieu manifestée par un mode ; c'est l'être qui est d'abord, et la destruction est un phénomène extrinsèque ; voilà ce qu'il y a de vrai dans l'amour de soi.

L'âme, comme tout ce qui est, s'efforce de persévérer dans son être seule­ment elle a conscience de cet effort en d'autres termes, l'âme a conscience des idées dont elle est faite, et qui sont les idées des modifications du corps, et elle ne trouve jamais rien dans ses idées qui implique sa des­truction ; l'âme ne trouve jamais en elle-même l'idée de sa propre destruction ; l'âme ne peut pas penser qu'elle ne pense plus ; telle est l'idée claire de notre attachement à l'être. Cet attachement à l'être, lorsqu'il est rapporté à l'âme seule, c'est-à-dire à l'âme en tant qu'elle a des idées adéquates, s'appelle volonté ; en tant qu'il est rapporté en même temps à l'âme et au corps, c'est-à-dire à l'âme en tant qu'elle a des idées inadéquates, il s'appelle l'appétit.

L'effort de l'âme pour persévérer dans l'être n'est, on le voit, rien autre chose que l'essence même de l'homme, de laquelle résultent nécessairement les actes nécessaires à sa conservation. Et ce n'est pas parce que de tels actes ont lieu que l’homme persévère dans l'être, c'est au contraire parce qu'il persévère dans l'être que ces actes ont lieu ; ils ne font qu'exprimer l'essence dans l'existence, et ils ne sont pas autre chose que la présence en fait de notre corps dans le monde des corps. La résistance d'un corps aux corps qui le pressent ne peut venir des corps qui le pressent ; il faut bien qu'elle résulte de sa nature ; mais elle n'est point faite pour conserver sa nature ; tout ce qu'on peut dire, c'est qu'elle le conserve et qu'elle vient de lui, et non des autres. Tout être qui est, est, par ce seul fait qu'il est attaché à l'être, sans quoi il ne serait même pas un moment. L'essence du corps humain, c'est une certaine formule de mouvement ; cette formule de mouvement ne peut être dite exister que tant que des mouvements se font conformément à cette formule : c'est pourquoi de tels mouvements sont dits propres à conserver le corps ; mais ils ne sont point faits en vue de conserver le corps : le corps n'est rien de plus que l'ensemble des mouvements par lesquels il se conserve. Quand nous disons que l'être s'efforce de persévérer dans l'être, nous ne voulons donc dire rien de plus que ceci, à savoir qu'il a une essence éternelle, c'est-à-dire qu'il consiste en une formule de mouvement déterminée, qui dure indéfiniment jusqu'à ce que des causes extérieures l'empêchent de se manifester.

Le désir, c'est l'appétit conscient de lui-même. L'on voit, d'après ce qui précède, que le désir n'est que le fait de l'existence, lorsque nous avons con­science des conditions sans lesquelles cette existence ne serait pas possible. Il ne faut donc point s'en rapporter là-dessus au jugement du plus grand nombre, et croire que c'est parce que nous jugeons une chose bonne que nous la désirons ; le désir est premier ; le désir est un fait naturel, inséparable de l'existence, il est l'existence même, en tant qu'elle ne contient jamais en elle sa propre négation ; c'est donc parce que nous désirons une chose que nous la jugeons bonne.

On comprend, d'après cela, que l'âme peut pâtir de beaucoup de façons et passer tantôt à une plus grande perfection, tantôt à une perfection moindre, et cela parce que l'âme est l'idée d'un corps dont la durée est incertaine, et qui est pressé et menacé de toutes parts par d'autres corps. La puissance d'agir de notre corps est tantôt augmentée, tantôt diminuée, ce qui fait que, l’âme et le corps n'étant qu'un même être considéré à deux points de vue, la puissance de penser de notre âme est en même temps favorisée ou contrariée. Un pur esprit ne serait pas capable de telles vicissitudes ; mais, à vrai dire, un pur esprit, un esprit qui ne dépendrait que de sa propre nature, c'est-à-dire de la nature des idées en tant qu'idées, serait parfait, serait Dieu. Le corps ne signifie pas autre chose que l'imperfection et la limitation de l'âme ; il signifie que l'âme n'est pas tout, puisque, par le corps, l'âme dépend du tout des choses.

Tous les changements que subit l'âme en tant qu’elle est aussi corps se ramènent donc à deux : le passage à une plus grande perfection, et le passage à une moindre perfection. Or les sentiments de l'âme se ramènent aussi à deux grandes espèces : les sentiments agréables, et les sentiments désagréables, c'est-à-dire la Joie et la Tristesse. Dès lors il est évident que la joie est le senti­ment d'un passage à une plus grande perfection, et la tristesse le sentiment d'un passage a une moindre perfection. Il est impossible, en effet, que l'âme reçoive sans résistance l'idée de sa propre destruction ; il est impossible que l'âme n'aime pas son être, et ne se réjouisse pas de ce qu'elle existe plus et mieux. Du moment où l'on comprend que la joie et la tristesse résultent, non pas de notre volonté, mais des modifications du corps et des idées de ces modifications, il faut bien que la joie soit le signe de la perfection et la tristesse le signe de l'imperfection, ou, plus exactement encore, car le senti­ment n'est pas séparable de l'âme qui l'éprouve, et il est l'âme même modifiée, que la joie soit le passage à une perfection plus grande, et la tristesse le passage à une perfection moindre.

Notre joie et notre tristesse sont donc des manières d'être que nous ne faisons pas, que nous subissons, qui nous viennent de notre corps, et, par notre corps, de tout l’Univers. Tantôt l'âme s'explique ou croit s'expliquer claire­ment la cause de sa joie ou de sa tristesse, tantôt, au contraire, elle se borne à subir sa joie ou sa tristesse comme un fait, avec l'idée très confuse que le corps en est la cause ; dans ce dernier cas, on appelle la joie gaieté, si on la rapporte à tout le corps, et plaisir, si on la rapporte à une partie déterminée du corps ; et l'on appelle mélancolie et douleur les deux formes correspondantes de la tristesse.

L'âme s'efforce, autant qu'elle le peut, d'imaginer les choses qui augmen­tent la puissance d'agir de son corps ; et lorsqu'elle imagine des choses qui diminuent la puissance d'agir du corps, elle s'efforce, autant qu'elle le peut, d'imaginer des choses qui excluent l'existence des premières. Il ne faut pas entendre par là que l'âme augmente volontairement la puissance d'agir de son corps, elle ne le saurait, mais seulement que l'imagination de choses qui aug­mentent la puissance d'agir du corps, et, par suite, la puissance de penser de l'âme, est conforme à l'essence de l'âme et ainsi est pour elle joie, et que l'exclusion des images des choses qui diminuent cette même puissance est inséparable de l'existence même de l'âme. Nous n'exprimons rien de plus que cela en disant que l'âme s'efforce de substituer certaines images à d'autres ; l'âme ne veut pas cette substitution d'avance ; mais l'âme n'existe que dans la mesure où elle réussit à opérer cette substitution ; quand elle dit qu'elle la veut, c'est comme si elle disait qu'elle (l’âme) dure et se conserve, car cette pré­tendue volonté n'est pas distincte de la conservation et de l'existence même de l'âme. C'est seulement en ce sens que l'on peut dire que l'âme a de l'aversion pour certaines choses.

Nous sommes maintenant en mesure de nous faire une idée claire de l'amour et de la haine. Lorsque nous joignons à la joie l'idée d'une chose extérieure, nous nous efforçons, au sens de ce mot qui vient d'être expliqué, d'avoir et de conserver présente la chose qui est jointe à notre joie ; nous disons alors que nous aimons cette chose, ce qui ne veut pas dire que nous sortions de notre essence pour nous joindre à elle, mais que, en pensant à elle, nous affirmons notre essence et notre durée, que nous nous aimons nous-mêmes quand nous l'imaginons, ou plus exactement que nous nous réjouissons de notre être en pensant à cette chose. Nous dirons donc que l'amour est la joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure, et que la haine est la tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure.

Du reste, nos joies et nos tristesses sont liées les unes aux autres de mille façons, comme sont les modifications corporelles dont elles dépendent. Nos sentiments supposent toujours des modifications du corps et ils subissent par suite l'effet de la juxtaposition, qui est la loi du monde des corps. Si l'âme a éprouvé à la fois deux sentiments en même temps, elle ne pourra éprouver l'un sans éprouver l'autre. De plus, même les choses indifférentes pourront être pour elle causes de joie ou de tristesse, et par suite de désir ; il suffira pour cela que ces choses soient unies par l'imagination à une chose qui soit pour nous cause de joie ou de tristesse ou objet de désir. Il suffit donc que nous ayons pensé à une chose pendant que nous étions joyeux ou triste pour que nous aimions ou que nous haïssions cette chose.

Bien plus, il suffira qu'une chose ait quelque ressemblance avec l'objet aimé pour que nous l'aimions ; qu'une chose ait quelque ressemblance avec l'objet haï pour que nous la haïssions. En effet, ce que les deux choses qui se ressemblent ont de commun a été imaginé en même temps que nous éprou­vions la joie ou la tristesse. On s'explique ainsi que nous éprouvions, sans savoir pourquoi, de l'amour ou de la haine ; et c'est là ce que l'on doit entendre par sympathie ou antipathie. Il résulte encore de là que si une chose haïe comme cause de tristesse ressemble à une autre chose que nous aimons, nous l'aimerons et nous la haïrons en même temps, ou plutôt nous flotterons entre un sentiment et l'autre.

On voit déjà à combien d'objets divers, et souvent indifférents nous attachons notre joie et notre tristesse, et de combien d'événements nous nous rendons ainsi les esclaves. Mais nous sommes encore capables d'éprouver à l'occasion de choses passées ou futures les mêmes sentiments que nous éprou­vons à l'occasion d'une chose présente. En effet, l'image d'une chose passée ou future est toujours présente pour nous quand nous y pensons ; nous ne la disons passée ou à venir que parce que nous la lions à l'idée d'un temps passé ou à venir ; en elle-même l'image d'une chose est toujours la même, que la chose soit absente ou présente, et l'état de notre corps, au moment où nous pensons à la chose passée ou à venir, est le même que si la chose était pré­sente. Ces sentiments de joie et de tristesse, lorsqu'ils sont accompagnés de l'idée d'une chose à venir, s'appellent l'Espérance et la Crainte. Lorsque la tristesse et la joie sont accompagnées de l'idée d'une chose passée, nous éprou­vons soit le Remords, soit une sorte de contentement auquel ne correspond pas de terme spécial.

Enfin nos sentiments se compliquent encore lorsque l'objet que nous aimons ou que nous haïssons nous paraît capable d'éprouver les mêmes sentiments que nous. L'idée de la destruction d'un objet aimé nous attriste ; l'idée de la destruction d'un objet haï nous réjouit. Par suite, la joie de l'être aimé nous réjouit ; la joie de l'être que nous haïssons nous attriste ; la tristesse de l'être aimé nous attriste, et la tristesse de l'être haï nous réjouit. En effet, quand nous imaginons qu'un être est triste, c'est comme si nous imaginions qu'il est détruit ; quand nous imaginons qu'un être est joyeux, c'est comme si nous imaginions qu'il dure et se conserve. Et notre haine et notre amour s'étendront même jusqu'aux choses qui nous paraissent être des causes de joie ou de tristesse pour l'être que nous aimons ou que nous haïssons. De là une foule de sentiments parmi lesquels on peut citer la commisération, qui est une tristesse accompagnée de l'idée de la tristesse d'un être que nous aimons, l'indignation qui est une tristesse accompagnée de l'idée d'un être qui est cause de tristesse pour l'être que nous aimons. On voit clairement que des causes qui ont été jusqu'ici examinées résultent une infinité de sentiments dont la plupart ne sont désignés par aucun nom.

Mais d'autres sentiments tout aussi variés, et qui ne sont pas d'une impor­tance moindre que ceux dont il vient d'être traité, résultent de notre ressem­blance avec les autres hommes. “ De cela seul que nous imaginons qu'un être qui nous ressemble éprouve un sentiment, nous l'éprouvons aussi. ” En effet, les images des choses sont des modifications du corps humain qui enferment la présence d'un corps extérieur ; en d'autres termes, lorsque nous connaissons un corps extérieur comme présent, cela veut dire que l'idée de notre corps exprime, en même temps que la nature de notre corps, la nature du corps extérieur ; et nous ne pouvons connaître une modification du corps extérieur que si l'idée de cette modification est comprise dans l'idée que nous avons de notre corps. Or, lorsque nous nous représentons qu'un de nos semblables éprouve un certain sentiment, nous ne pouvons le savoir que si l'idée d'une modification de son corps, qui correspond à ce sentiment, est comprise dans l'idée que nous avons de notre corps ; donc, au moment où nous nous représentons qu'un de nos semblables éprouve un sentiment, l'idée que nous avons de notre corps enferme une modification qui est liée en nous à ce même sentiment, et par suite il est impossible que nous ne l'éprouvions pas. Ainsi, si nous imaginons qu'un être qui nous ressemble éprouve quelque sentiment, par cela seul nous éprouverons ce même sentiment. Cette imitation des sentiments explique la pitié et l'émulation. Et non seulement nous serons joyeux ou tristes avec nos semblables, mais nous aimerons ou nous haïrons tout ce que nous imaginons comme étant cause de joie ou de tristesse pour eux.

Du reste, nos actes suivent nos sentiments, ou plutôt ne sont que ces mê­mes sentiments considérés dans le corps. L'action est identique au désir ; ce qui est désir dans l'âme est action dans le corps. C'est pourquoi nous nous efforçons de réaliser, d'amener à l'existence tout ce que nous imaginons comme favorable à notre joie, et de détruire, au contraire, ce que nous imagi­nons comme défavorable à notre joie. De même nous nous efforçons de réaliser ce que nos semblables, croyons-nous, imaginent avec joie, comme de détruire ce qui est pour eux, croyons-nous, cause de tristesse ; de là la gloire et la honte, et d'autres sentiments du même genre, qui dépendent de l'effet que nous supposons que produisent nos actions sur les sentiments de nos semblables.

Les sentiments de cette espèce semblent de nature à rapprocher les hom­mes les uns des autres, et à les unir. Mais il n'en est rien. En effet, si nous imaginons que quelqu'un jouit d'une chose dont nous ne pouvons pas jouir en même temps que lui, nous nous efforçons de faire en sorte qu'il ne l'ait pas, car l'imitation des sentiments fait que son désir augmente le nôtre. Et l'on voit par là qu'il n'est même pas besoin, pour que les hommes soient rivaux, que les choses qu'ils se disputent leur soient nécessaires ; il suffit qu'un homme désire une chose pour qu'un autre la désire aussi, et pour qu'ils se haïssent et luttent l'un contre l'autre. On voit comment, de la nature humaine, l'envie et la haine résultent aussi nécessairement que la pitié. La même imitation des sentiments qui nous fait compatir au malheur d'autrui peut nous rendre le bonheur d'autrui insupportable.

Il faut ajouter à tout cela les effets bien connus de la jalousie. Quand nous aimons un être qui nous ressemble, nous nous efforçons de faire en sorte qu'il nous aime aussi. En effet, aimer quelqu'un c'est aimer son être, c'est donc vouloir sa joie ; c'est donc vouloir qu'il éprouve une joie dont nous sommes la cause. Mais, de plus, nous aimons l'approbation de nos semblables ; nous voulons donc que celui que nous aimons ait de la joie et croie que nous en sommes la cause : nous voulons qu'il nous aime. Par suite s'il aime un autre être que nous, nous le haïrons pour cela en même temps que nous l'aimons. De là toutes les absurdités et toutes les contradictions de la vie passionnelle.

Il ne faut pas oublier non plus, dans cette explication des passions et de leurs effets funestes, l'influence qu'ont, sur notre amour et notre haine, l'amour et la haine que nous supposons en ceux que nous aimons ou haïssons. Celui qui s'imagine qu'il est haï de quelqu'un sans lui avoir donné aucun sujet de haine, le haïra à son tour ; car, lorsque nous imaginons une telle chose, nous éprouvons la tristesse, par suite de l'imitation des sentiments, et nous ne voyons point d'autre cause à cette tristesse que celui dont nous pensons qu'il nous hait ; nous le haïssons donc, d'après la définition de la haine. De là résulte que l'on rend le mal pour le mal, que l'on éprouve la colère, et que l'on désire la vengeance. Inversement, et pour des raisons analogues, celui qui s'imagine qu'il est aimé de quelqu'un sans avoir rien fait pour cela, se mettra à l'aimer à son tour. Il résulte de là que la haine est augmentée par une haine réciproque, mais peut être détruite par l'amour ; et aussi que la haine, lors­qu'elle est vaincue par l'amour, se change en un amour plus grand que si la haine ne l'avait pas précédé. C'est encore pour des raisons du même genre que nous serons amenés nécessairement à haïr quelqu'un, si nous imaginons qu'il hait celui que nous aimons.

Il reste enfin à montrer que les hommes sont naturellement ennemis les uns des autres, c'est-à-dire qu'un homme hait plus un autre homme que n'importe quoi. Toutes choses égales, nous haïrons plus une chose si nous la considérons comme cause unique de notre tristesse, que si nous la considérons seulement comme cause partielle de notre tristesse ; et cela résulte de la défi­nition même de la haine. C'est pourquoi, toutes choses égales, nous haïrons plus un être que nous supposons libre, c'est-à-dire cause unique de ses actes, que si nous le supposons déterminé à agir par d'autres causes. Et comme nous sommes portés à croire que, seuls dans la nature, les hommes sont libres, nous aurons plutôt de la haine pour un homme que pour tout autre être. À cela s'ajoute que nous nous réjouissons beaucoup moins de ce qui nous est com­mun avec d'autres que de ce qui nous est propre et exprime plus distinctement la perfection de notre être ; d'où il résulte qu'un homme se réjouit surtout de sa propre contemplation lorsqu'il contemple en lui-même ce qu'il nie des autres. Il suit de là que nous sommes portés par cette raison-là aussi à nous réjouir de l'imperfection des autres, et à nous affliger de leur perfection. Et c'est là encore une cause de haine.

On pourrait prolonger indéfiniment cette analyse des passions particu­lières, c'est-à-dire des manières d'aimer et de haïr, et de leurs effets. Il faut bien remarquer, en effet, qu'un sentiment ou une passion n'est pas séparable de l'âme qui l'éprouve. Le sentiment d'un individu diffère du sentiment d'un autre, comme l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre ; par suite, entre un amour et un amour, entre une haine et une haine, il y a toujours quelque différence, et d'un homme à l'autre, et d'un moment à l'autre dans le même homme ; car les corps sont tous différents et sont tous modifiés d'une foule de façons différentes. Il est important de réfléchir là-dessus, afin de ne jamais considérer la joie en général, ni la tristesse en général, ni le sentiment en général, ni l'homme en général. Car c'est toujours un être déterminé, Pierre ou Paul qu'il faut délivrer ou sauver, et non pas l'humanité.

On voit, d'après tout ce qui précède, que les passions et leurs effets résul­tent nécessairement de la condition humaine, c'est-à-dire de ce que le corps de l'homme est une partie de la nature ; et qu'on ne peut rendre responsable aucune volonté libre de l'injustice et de la méchanceté des hommes. Quand on a compris cela, on ne peut plus ni s'indigner, ni blâmer, ni haïr, et, en ce sens, on est déjà meilleur.


II. De Dieu et de l'âme Spinoza - par Alain IV. De l'esclavage de l'homme
Outils personnels
Espaces de noms
Variantes
Actions
Découvrir
Œuvres
Échanger
Ressources
Boîte à outils