L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique - Troisième partie

De Spinoza et Nous.
Aller à : Navigation, rechercher


L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Bruno Giuliani

Troisième partie : Psychologie

L’affectivité : les passions et les vertus



L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Le bonheur n’est rien d’autre qu’un affect de joie associé à la totalité de notre vie, c’est pourquoi je vais maintenant étudier l’affectivité humaine. Plus en effet je comprendrais la manière dont naissent et s’enchaînent mes affects, plus je pourrais développer mes vertus, réduire mes passions et réaliser mon désir, qui est de développer librement ma joie dans ma vie.

Comme les affects sont produits par Dieu au même titre que toutes les choses du monde, il est évident qu’ils obéissent aux lois universelles de la nature et doivent être étudiés avec la même méthode que le reste de la nature, c’est-à-dire par la science intuitive.

Ce faisant, je vais également étudier les mécanismes psychiques qui permettent de comprendre intuitivement le comportement humain. Mon but ne sera pas d’édifier une psychologie complète. Il se limitera à la compréhension des voies qui peuvent mener mon esprit à la liberté et au bonheur.

Sommaire

Qu’est-ce qu’un affect ?

Tous nos comportements dérivent de nos idées, et toutes nos idées sont associées à des sentiments et des émotions, autrement dit à des affects, qui dirigent nos comportements. Ces affects ne surviennent pas au hasard. Ils se forment à partir des rencontres que nous faisons à chaque instant avec les choses extérieures. Tout au long de notre existence, notre corps rencontre en effet en permanence d’autres corps qui augmentent ou diminuent sa puissance d’être et d’agir. En même temps, notre esprit conçoit les idées de ces affections et il est lui-même modifié dans le même sens : augmentation ou diminution de puissance.

Nous avons coutume d’appeler ces modifications intérieures des émotions et des sentiments, mais je préfère à ces termes ceux plus généraux et plus précis d’affect et d’affection.

J’appellerai affections les modifications que le corps subit lorsqu’il est affecté par d’autres corps et affects les idées qui correspondent à ces affections dans l’esprit.

Lorsque par exemple nous voyons une personne, nous sommes modifiés par cette perception dans notre être. Notre corps subit alors des affections diverses suivant la nature de cette personne et les effets que sa perception engendre dans notre corps. Si cette personne nous semble belle, sympathique ou aimable, notre puissance d’agir est augmentée par le fait de la voir parce que notre puissance d’être se trouve augmentée dans le sens de notre désir. Nous ressentons alors de la joie et un désir d’entrer en relation avec elle pour conserver et augmenter encore notre joie. Si par contre nous ne l’aimons pas, la trouvons laide ou antipathique, notre puissance d’agir en est diminuée et nous ressentons de la tristesse et un désir de la fuir pour diminuer notre tristesse.

Il existe donc fondamentalement deux types d’affects : les joies et les tristesses. Je prends bien sûr ces termes dans un sens plus large que d’habitude : la joie est une augmentation de puissance, autrement dit une affection par laquelle nous sentons que notre être se réalise et augmente sa liberté. La tristesse est au contraire une diminution de puissance, autrement dit une affection par laquelle nous sentons que notre être est entravé dans son désir de bonheur et diminué dans sa liberté.

Tout ce que nous vivons, faisons et pensons est lié à des affects de joie ou de tristesse. Nous passons notre vie à chercher et entretenir les bonnes rencontres, celles qui augmentent notre puissance d’être, d’agir et de jouir, et à fuir les mauvaises rencontres, celles qui diminuent notre puissance d’être, d’agir et de jouir.

Un affect est ainsi simplement la manière dont notre être est modifié en mieux ou en pire par le simple fait qu’il existe en relation avec d’autres êtres.

Ceci étant posé, nous savons par intuition qu’il existe deux sortes d’affects : ceux qui n’expriment pas notre puissance et que l’usage appelle depuis l’Antiquité les passions (ainsi la joie et la tristesse, l’amour et la haine, la crainte et la colère, la jalousie et l’orgueil, etc.), et ceux qui réalisent notre nature et nous font bien agir, ce que les philosophes ont appelé les vertus (ainsi la justice et le courage, la prudence et la générosité, la tolérance et la simplicité, la douceur et l’humour, etc.)

La différence entre les passions et les vertus est intuitive, c’est-à-dire immédiate et certaine : les premières s’accompagnent toujours d’un certain sentiment de servitude, de dissociation entre soi et soi-même et de confusion intellectuelle, et cela même quand elles sont joyeuses. Au contraire, les vertus sont des affects de joie qui s’accompagnent toujours d’un sentiment de liberté, d’unité et de clarté.

Je vois bien en particulier la différence qu’il y a entre les joies passionnelles et les joies vertueuses. Bien qu’agréables, les premières sont passives et n’ont pas pour cause ma puissance. Elles viennent de l’extérieur et ne me donnent pas un sentiment de plein contentement. Au contraire les secondes sont actives et expriment ma perfection.

Du fait que nous sommes le plus souvent soumis aux mécanismes confus de la pensée passionnelle à cause de notre habitude de tout penser par la connaissance du premier genre, nous comprenons mal en général ce que nous sommes, ce que nous faisons et ce que nous désirons. C’est pour cela que nous passons généralement notre temps à chercher des joies passives et partielles dans la servitude et l’insatisfaction. La liberté et le bonheur ne sont donc possibles que si nous transformons nos passions en vertus. Or cette libération affective et spirituelle est impossible sans une parfaite compréhension de nos passions et de leur différence avec les vertus.

Les passions et les vertus

Le mot de passion n’est pas utilisé ici dans son sens positif et restreint d’enthousiasme pour une chose. Il ne signifie aucunement l’amour intense pour un objet que nous préférons aux autres : la passion pour un art, une science ou un jeu. Je prends ici le mot passion dans le sens beaucoup plus général d’affect passif. Les passions désignent plus généralement toutes les affections du corps qui augmentent ou diminuent, favorisent ou empêchent notre puissance d'agir, et aussi les idées de ces affections. Au contraire j’appelle vertus les affects actifs qui accompagnent la pensée adéquate et qui a pour origine la compréhension intuitive des choses par la raison.

La grande différence entre les passions et les vertus est leur origine. Quand nos affections ont pour cause notre essence, elles s’accompagnent d’idées adéquates et sont alors des vertus, des forces actives par lesquelles nous agissons dans la joie pour faire le bien. Quand elles ont pour cause un événement extérieur qui affecte notre corps, elles s’accompagnent d’idées inadéquates et ce sont alors des passions : des forces passives par lesquelles nous sommes amenés à augmenter notre joie sans réellement comprendre ce qu’est le bien.

Dans ce cas, notre esprit subit la puissance des choses extérieures et nous pouvons dire qu’il pâtit. Dans l’autre cas notre esprit exprime pleinement sa puissance créatrice et nous pouvons dire qu’il agit. (vertu signifie étymologiquement puissance)

Pour ne donner qu’un exemple simple de ces deux grandes formes d’affects, nous pouvons envisager le sentiment amoureux que l’esprit éprouve nécessairement pour tout ce qui lui donne de la joie.

Notre affect amoureux est passif et source de passions (haine, colère, jalousie, remords etc.) si la joie que ressent notre esprit est liée à des idées inadéquates de nous-mêmes et de l’être que nous aimons. Autrement dit, l’état amoureux est une passion lorsqu’il est fondé sur une pensée illusoire et non sur la vérité. Cela arrive chaque fois que nous ressentons de l’amour pour quelqu’un parce qu’il nous a donné de la joie et non parce que nous sommes dans la lucidité et la vertu.

Au contraire, notre état amoureux n’est pas une passion mais une vertu (courage, générosité, tolérance, douceur, etc) lorsque notre joie a pour origine la réalisation de notre essence, autrement dit lorsque notre amour est fondé sur la pensée adéquate de nous-mêmes et de l’être aimé, indépendamment de ses actes. Car dans ce cas seulement notre joie exprime la puissance de Dieu, c’est-à-dire la Nature, qui est immanente à nos êtres, et non la modification de notre corps par un corps extérieur.

Tout état amoureux passionnel engendre attachement, servitude et tristesse, même lorsqu’il est dominé par la joie. Etant accompagné d’idées inadéquates, il engendre en effet nécessairement des comportements et des affects passifs, en particulier la colère et la déception. Il constitue alors la source essentielle de notre malheur, comme je l’ai déjà plusieurs fois remarqué. Au contraire, tout état amoureux vertueux engendre sérénité, liberté et joie. Il constitue ainsi la source essentielle du bonheur, et cela quel que soit la personne ou l’objet auquel nous sommes liés d’amour.

C’est le fait de former des idées adéquates ou inadéquates qui rend l’esprit plus ou moins actif ou passif. Le fait que l’esprit soit actif et vertueux ou bien passif et soumis aux passions ne vient en aucune manière de la vie du corps mais seulement du fait que l’esprit comprend ou ne comprend pas ce qu’il est et ce qu’il pense.

Toute notre affectivité s’explique donc entièrement par la nature de nos idées : plus nous imaginons les choses de la nature, plus nous sommes passifs, esclaves et tristes. Et plus nous les comprenons tels que Dieu, c’est-à-dire la Nature, les conçoit, par des idées adéquates et des affects actifs, plus nous sommes vertueux, libres et joyeux.

Mon but essentiel est de comprendre le remède aux passions, mais pour l’instant j’ai besoin de bien comprendre l’ensemble de nos affects, en particulier ceux qui nous rendent passifs et malheureux. C’est pourquoi je ne vais pas tout de suite étudier les vertus et la thérapie des passions. Je vais au contraire approfondir la connaissance générale des affects. Et pour commencer je vais examiner les raisons qui nous empêchent de bien les comprendre et nous condamnent à la passivité et au malheur.

L’incompréhension commune de l’affectivité

La plupart des hommes ont l’habitude de penser que la passion est l’action que le corps exerce mécaniquement sur l’esprit et que la volonté est l’action qu’exerce librement l’esprit sur le corps. Mais j’ai déjà établi que la croyance selon laquelle le corps peut déterminer l'esprit à la pensée, et dont l'esprit peut déterminer le corps au mouvement doit être totalement abandonnée. La vérité, c’est que le corps et l’esprit sont en même temps actifs ou passifs selon la nature de nos idées et de nos affects.

Tout cela est évident puisque l’esprit et le corps sont nécessairement une seule et même chose, tantôt conçue sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue. Il est évident que les progrès des sciences ne feront que confirmer l’intuition selon laquelle l'ordre des actions et des passions de notre corps et l'ordre des actions et des passions de l’esprit sont simultanés et de même nature. Un homme est à un moment donné tout entier dans la passion ou tout entier dans la vertu selon que son affection dominante est une passion ou une vertu, ou plutôt il est à la fois déterminé par une certaine quantité d’affects actifs et d’affects passifs selon qu’il comprend plus ou moins les choses qui l’affectent.

Pour fixer le langage, je dirais que l’homme complètement passif qui n’est plus capable de se diriger selon la raison pour réaliser son désir peut être appelé un fou. Au contraire, l’homme complètement actif et raisonnable qui n’agit que dans la vertu en réalisant librement son désir peut être appelé un sage. Il est évident cependant que ces termes désignent des modèles commodes pour nous orienter et que nul homme ne peut être totalement fou ou totalement sage. L’humanité est constituée d’êtres à la fois passifs et actifs. La seule chose qui importe est que chacun puisse chaque jour augmenter un peu plus la force de sa raison et sa sagesse, c’est-à-dire la puissance de sa joie active.

Bien qu'il ne reste aucune raison de douter encore de ces vérités, la plupart des hommes auront sans doute du mal à admettre ces démonstrations et ces intuitions à moins qu’ils ne les voient confirmer par l'expérience. C’est pourquoi la compréhension philosophique ne doit pas seulement s’effectuer en discours et en pensée mais aussi en affects et en actes.

La croyance dans le fait que l’esprit gouverne le corps est forte parce ce que les hommes pensent naturellement ainsi depuis l’enfance et qu’en plus cette croyance est confirmée par les autres et fortifiée par les habitudes du langage. A cela il faut ajouter qu’on rencontre très rarement des hommes assez sages pour donner une idée de ce que pourrait être un homme vraiment raisonnable, dont le corps ne serait que puissance et dont toutes les affections seraient actives.

En vérité, bien que certains hommes aient incarnés plus que d’autres la sagesse, ainsi Bouddha, Socrate, Jésus ou Epicure, l’humanité ignore encore la véritable puissance du corps humain et ce que pourrait être un homme dont l’affectivité serait uniquement déterminée par sa vertu, autrement dit par la puissance de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Personne en effet n'a déterminé encore ce dont le corps est capable. Personne n'a encore appris de l'expérience ce que le corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire par les seules lois de la nature corporelle.

Il ne faut pas s'étonner de cela. Personne en effet n'a connu encore assez les lois du corps humain pour être en état d'en expliquer toutes les fonctions. Je ne parle pas ici de ces merveilles qu'on observe chez les animaux et qui surpassent de beaucoup la sagacité des hommes, ni de ces actions des somnambules qu'ils n'oseraient répéter durant la veille. Ces choses montrent assez que le corps humain, par les seules lois de la nature, est capable d'une foule d'opérations qui sont pour l'esprit un objet d'étonnement. Je parle ici de toutes les opérations communes du corps humains : être conscient, sentir, percevoir, agir, raisonner, créer… Ces propriétés sont absolument merveilleuses mais elles ne suscitent pas notre émerveillement parce que nous méconnaissons la divinité immanente des corps humains.

J’ajoute encore que personne ne sait comment et par quels moyens l'esprit est lié au corps, ni combien de degrés de mouvement il peut lui communiquer, ni enfin avec quelle rapidité il est capable de le mettre en mouvement. A vrai dire, quand les hommes disent que telle ou telle action du corps vient de l'esprit et de son contrôle sur les organes, ils ne savent vraiment pas ce qu'ils disent et ne font autre chose qu’avouer en termes flatteurs pour leur vanité qu'ils ignorent la véritable cause de cette action et en sont réduits à l'admirer.

Ils diront sans doute qu’ils savent par expérience que le corps reste inerte quand l’esprit ne le dispose pas à penser ou qu'un grand nombre d'actions comme parler et se taire sont entièrement au pouvoir de l'esprit et que par conséquent nous devons croire qu'elles dépendent de sa volonté. Mais nous pouvons répondre en demandant si nous ne savons pas aussi par expérience que l'esprit est incapable de penser quand le corps est inerte. Et aussitôt le corps endormi, l'esprit ne tombe-t-il pas dans le sommeil ? Et conserve-t-il le pouvoir de penser qu'il avait durant la veille ?

On répondra sans doute qu'il est impossible de déduire des seules lois de la nature corporelle les causes des édifices, des peintures et de tous les ouvrages de l'art humain. On ajoutera que le corps humain serait incapable de construire un temple s'il n'était déterminé et guidé par l'esprit. Mais j’ai déjà montré que ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas les capacités du corps. L'expérience leur fait d’ailleurs voir que beaucoup d'opérations s'accomplissent par les seules lois de la nature corporelle qu'ils auraient jugées impossibles sans la direction de l'esprit, comme les actions que font les somnambules en dormant et dont ils sont tout étonnés quand ils se réveillent.

Les choses humaines iraient d’ailleurs bien mieux s'il était également au pouvoir de l'homme et de se taire et de parler. Mais l'expérience enseigne qu'il n'y a rien que l'homme gouverne moins que sa langue et que la chose dont il est le moins capable est de modérer ses appétits. Ainsi la plupart se persuadent que nous ne sommes libres qu'à l'égard des choses que nous désirons faiblement. Ils croient que le désir de ces choses peut facilement être réprimé par le souvenir d'un autre objet que notre mémoire nous rappelle fréquemment. Au contraire ils croient que nous sommes esclaves des choses que nous désirons fortement et qu’aucun souvenir ne peut nous faire cesser d'aimer. Mais ces personnes croiraient aussi que nos actions sont toujours libres si elles ne savaient pas par expérience qu'il nous arrive souvent de faire telle action dont nous nous repentons ensuite, et souvent aussi, quand nous sommes agités par des passions contraires, de voir le meilleur et de faire le pire.

C'est ainsi que l'enfant s'imagine qu'il désire librement le lait qui le nourrit. S'il s'irrite, il se croit libre de chercher la vengeance. S'il a peur, il se croit libre de s'enfuir. C'est encore ainsi que l'homme ivre est persuadé qu'il prononce en pleine liberté d'esprit ces mêmes paroles qu'il voudrait bien retirer ensuite quand il est redevenu lui-même. Et que l'homme en délire, le bavard, l'enfant et autres personnes de cette espèce sont convaincues qu'elles parlent d'après une libre décision de leur esprit, tandis qu'il est certain qu'elles ne peuvent contenir l'élan de leur parole.

Ainsi donc, l'expérience et la raison sont d'accord pour établir que les hommes ne se croient libres que parce qu'ils ont conscience de leurs actions et non des causes qui les déterminent. Mais les décisions de l'esprit ne sont en fait rien autre chose que ses désirs, lesquels varient en fonction des dispositions variables du corps.

Chacun se conduit ainsi en toutes choses suivant la passion dont il est affecté : ceux qui sont livrés au conflit de plusieurs passions contraires ne savent trop ce qu'ils veulent. Et si au contraire nous ne sommes agités d'aucune passion, la moindre impulsion nous pousse çà et là en des directions diverses.

Il résulte clairement de tous ces faits que la décision de l’esprit et l'appétit du corps sont des choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, qu’elles sont une seule et même chose. Pour clarifier le vocabulaire, nous pouvons l’appeler décision quand nous la considérons sous le point de vue de la pensée et l'expliquons par cet attribut, et motivation quand nous la considérons sous le point de vue de l'étendue et l'expliquons par les lois du mouvement et du repos.

L’important est ici de remarquer que nous ne pouvons rien faire par la décision de l’esprit qu'à l'aide de la mémoire. Nous ne pouvons par exemple prononcer une parole qu'à condition de nous en souvenir. Or, il ne dépend évidemment pas du libre pouvoir de l’esprit de se souvenir d'une chose ou de l'oublier. Aussi, nous pensons généralement que nous pouvons nous taire ou bien parler à volonté sur toutes les choses que nous avons en mémoire. Mais, en vérité, quand nous rêvons que nous parlons, ne croyons-nous pas que nous prononçons certaines paroles en vertu d'une libre décision de l'esprit ? Et cependant nous ne parlons effectivement pas, ou si nous parlons, c'est par un mouvement spontané de notre corps. De même, nous rêvons quelquefois que nous tenons certaines choses cachées en vertu d'une décision semblable à celle qui nous fait taire ces choses durant la veille. Enfin, nous croyons parfois faire librement en rêve des actions que nous n'osons pas accomplir éveillés. Faut-il alors admettre dans l’esprit deux espèces de décisions : les décisions serviles et les décisions libres ? Si on ne veut pas délirer à ce point, il faut nécessairement accorder que les décisions de l'esprit que nous croyons libres ne sont en fait que des actes de l'imagination ou de la mémoire et que par conséquent, les décisions de l’esprit naissent avec la même nécessité que les idées des choses qui existent actuellement. Ainsi tout ce que nous pouvons dire à ceux qui croient qu'ils peuvent parler, se taire, en un mot, agir, en vertu d'une libre décision de l'esprit, c'est qu'ils rêvent les yeux ouverts.

Toute la psychologie doit en fait rompre avec ces croyances et se fonder sur l’identité corps-esprit établie par l’anthropologie et l’ontologie, c’est-à-dire sur la compréhension que le désir et la volonté, ou si l’on préfère la motivation et la décision, sont une seule et même chose.

Une autre cause de notre incompréhension de l’affectivité est notre habitude d’en parler avec un langage inadéquat qui nous empêche de faire les bonnes distinctions conceptuelles. Nous parlons ainsi d’affects, de passions, d’émotions et de sentiments sans bien comprendre leur réalité sous-jacente. Nous légitimons ainsi certains affects parce que nous les croyons nécessaires (ainsi la jalousie, le remords, la colère, la crainte, la pudeur, la compassion…) alors qu’ils ne sont à l’évidence que des manifestations d’impuissance et des signes de notre manque de vertu. C’est pourquoi nous devons clarifier là encore le vocabulaire, c’est-à-dire faire œuvre de philosophe.

Les émotions et les sentiments

Les notions d’émotion et de sentiment désignent à la fois des affections et des affects, puisqu’ils sont à la fois des modifications du corps (affections) et leurs idées correspondantes dans l’esprit (affects). La différence que l’on fait habituellement entre ces deux réalités est trompeuse parce qu’elle ne résulte pas de la compréhension des choses mais seulement de ce que nous en imaginons.

L’usage appelle en effet « émotion » les brusques variations affectives qui viennent de ce que notre corps rencontre un stimulus intense qui l’écarte de son équilibre. Nous sommes par exemple saisis par une émotion lorsque nous voyons l’irruption d’un danger qui déclenche en nous une frayeur soudaine, ou bien d’une personne belle qui provoque un sentiment amoureux ou encore d’une personne irritante qui suscite notre colère. Le terme émotion désigne alors la force affective qui nous met spontanément en mouvement pour retrouver notre équilibre affectif. L’émotion de peur nous détermine par exemple à prendre la fuite devant le danger, celle d’amour à chercher la séduction de l’être aimé ou celle de colère à attaquer notre agresseur, chaque émotion étant accompagnée des manifestations physiques spécifiques de ces affects : battements cardiaques, variations respiratoires, modifications du tonus musculaire, tremblements, rires, cris, sécrétions, etc.

Par différence, l’usage appelle « sentiment » les modalités affectives modérées ou constantes par lesquelles nous apprécions la qualité des choses comme l’amour et le désir des bonnes choses, la peur et le dégoût des mauvaises choses, etc.

En réalité, l’émotion et le sentiment ne sont qu’une seule et même réalité affective diversement appréciée par l’esprit selon qu’il est vivement et rapidement affecté ou au contraire modérément et durablement affecté par certains objets. Je ne nie pas que ces affects aient des propriétés différentes, mais ces différences ne sont pas essentielles par rapport au but que je me suis fixé. Par conséquent, je ne parlerais plus par la suite d’émotions et de sentiments mais seulement d’affections et d’affects en les distinguant seulement sous les termes de passions et de vertus, c’est-à-dire d’affects passifs et actifs. Que nos affects soient passifs ou actifs est en effet la seule chose qu’il importe de comprendre dans notre psychologie.

D’une manière générale, il faut remarquer que l’usage donne aux mots un autre sens que celui que je leur donne ici pour les besoins de mon entreprise. Mais mon dessein n’est pas d'expliquer la signification des mots, c’est de comprendre la nature des choses. Il me suffit donc de désigner les affects de l’esprit par des noms qui ne s'écartent pas complètement de la signification que l'usage leur a donné.

Ces remarques préliminaires étant faites, je peux à présent commencer mon étude du cœur humain et des lois qui le gouverne.

Analyse de l’affectivité

Notre vie affective s’explique entièrement par la nature des idées qui se forment dans notre esprit. Comment fonctionne-t-elle ? Pour le comprendre je dois revenir sur la loi générale de fonctionnement de toutes les choses.

La loi fondamentale de l’affectivité

Chaque chose n’est rien d’autre qu’une manière d’être de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Elle ne peut rien avoir en elle-même qui puisse la détruire. Au contraire, elle s’oppose nécessairement à tout ce qui entrave sa tendance naturelle à l’existence. Par conséquent, chaque chose s’efforce naturellement, autant qu’elle le peut, à persévérer dans son être et à faire tout ce qu’elle peut pour exister davantage.

De cette vérité ontologique je peux déduire la loi fondamentale de l’affectivité:

Chaque chose s’efforce autant qu’elle le peut de persévérer dans son être, c’est-à-dire qu’elle tend toujours à être tout ce qu’elle peut être et à augmenter autant qu’elle le peut sa puissance d’exister, d’agir et de jouir.

Celle loi est valable pour l’homme autant que pour les choses de la nature, qu’elles soient dites animées ou inanimées. La distinction habituelle entre vivant et non vivant est absurde dans la mesure où tout ce qui existe dans la nature est animé par une même puissance créatrice infinie, qu’on peut appeler la vie. Tout est vivant dans notre monde, à des degrés divers d’organisation, tout tend vers la joie d’être. Ainsi les poètes qui disent que « Dieu est la vie » parlent très bien, quoiqu’en termes métaphoriques, puisqu’il est dans l’essence même de ce qui vit d’être animé par un éternel mouvement vers la joie, ce qui est l’essence même de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Comme cette tendance à vivre toujours plus intensément n’est rien d’autre que l’essence même de la chose, elle n’est pas dépendante du temps ni limitée dans le temps. Elle existe donc éternellement dans la chose considérée.

Que notre esprit ait des idées adéquates ou inadéquates, il est constamment animé par l’effort pour intensifier sa puissance vitale et éprouver la joie, et il est conscient de cet effort.

Quand cet effort vers la joie est rapporté par l’esprit exclusivement à lui-même, nous pouvons l’appeler volonté. Quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps ensemble, on peut le nommer appétit.

L'appétit est donc l'essence même de l'homme. Autrement dit, l’appétit de joie est la base de toutes les affections humaines, et c’est pour satisfaire cet appétit que l'homme est déterminé à les produire à travers toutes ses pensées et toutes ses actions.

Entre l'appétit et le désir il n'y a aucune différence, si ce n'est que le désir est connu par l'homme qui prend conscience de son appétit. C'est pourquoi on peut définir de la sorte : le désir est l'appétit avec conscience de lui-même.

En résumé, le désir est l’essence de l’homme.

Il résulte de tout cela qu’on ne désire pas une chose parce qu’on juge qu’elle est bonne, mais qu’on juge qu'elle est bonne parce qu'on la désire.

Notre esprit ne peut ainsi rien vouloir par lui-même qui soit contraire aux appétits du corps. En effet, si quelque chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance d'agir de notre corps, l'idée de cette chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance de penser de notre esprit.

Nous voyons ainsi que l'esprit peut connaître un grand nombre de changements et passer tour à tour d'une certaine perfection à une perfection plus grande ou plus petite. Ce sont ces changements qui expliquent les deux grandes manières d’être de notre esprit, la joie et la tristesse.

La joie est un affect par laquelle l'esprit passe à une perfection plus grande, et la tristesse un affect par laquelle il passe à une moindre perfection.

Puisqu’il faut bien distinguer dans le langage les événements du corps et ceux l’esprit, je garderais les termes de joie et de tristesse pour désigner les affects d’augmentation ou de diminution de puissance de l’esprit.

Quand je rapporterais les affects à la fois au corps et à l’esprit, la joie sera désignée par les termes de plaisir ou de gaieté. Quant aux affects de tristesse qui concernent aussi le corps, j’utiliserai ceux de douleur ou de mélancolie.

Les termes de plaisir et de douleur se rapportent à l'homme quand une de ses parties est plus affectée que les autres. Ceux de gaieté et de mélancolie lorsque toutes ses parties sont également affectées.

Le plaisir peut ainsi être défini comme une joie partielle ou locale qui affecte simultanément notre corps et notre esprit. De la même façon la douleur est une tristesse partielle ou locale. La gaieté est au contraire une joie générale ou globale qui affecte notre corps et notre esprit et la mélancolie une tristesse générale ou globale.

Comme il ne peut y avoir d’autre possibilité pour notre esprit que désirer, jouir ou souffrir, toute notre vie affective s’explique à partir de ces trois affects de base : le désir, la joie et la tristesse. Tous les autres affects, sentiments, émotions, passions, vertus, ne peuvent donc naître que de ces trois là.

Maintenant que les bases de l’affectivité sont connues, je vais étudier ses mécanismes généraux de fonctionnement et les raisons pour lesquelles notre esprit est plus souvent vaincu par ses passions dans la tristesse et la servitude que triomphant par ses vertus dans la joie et la liberté.

Et comme nous sommes plutôt animés par des passions que par les vertus, je vais commencer par étudier les premières.

Les labyrinthes de la vie passionnelle

Comment l’esprit est-il commandé par l’affectivité ? Comme il est soumis dans son essence même à la loi de la nature qui le détermine à toujours aller dans le sens de son désir, c’est-à-dire la joie, notre esprit s'efforce autant qu'il le peut d'imaginer les choses qui augmentent ou favorisent la puissance d'agir du corps.

Quoi que nous fassions, nous sommes en effet toujours déterminés par un désir qui nous pousse à faire ce que nous imaginons qui va nous donner le plus de joie. Cela est vrai également quand nous faisons quelque chose que nous ne désirons pas réellement et qui nous donne de la tristesse, par exemple être violent, obéir à des ordres ou travailler, parce que nous imaginons alors que ces actions sont nécessaires à une certaine joie et parce que, n’étant pas dans la raison, nous imaginons que nous ne pouvons pas faire autrement pour être dans la joie. En quoi nous nous trompons tragiquement. Tout le malheur des hommes vient donc bien ce qu’ils agissent d’après leur imagination plutôt que d’après leur raison. Et c’est pourquoi toute la philosophie enseigne à cesser de croire pour enfin chercher à comprendre.

Comme je l’ai montré dans l’anthropologie, l’origine de notre servitude passionnelle est la fixation du désir sur des objets imaginaires. C’est donc par elle que je dois commencer mon analyse.

L’attachement amoureux, fruit de l’imagination

Quand l’esprit imagine des choses qui l’attristent, il s'efforce autant qu’il peut de se souvenir d'autres choses qui excluent leur existence. De ce fait, l’esprit répugne à imaginer ces choses qui diminuent sa puissance et celle de son corps.

D’autre part, celui qui aime une chose s'efforce nécessairement de rendre présente et conserver cette chose qui lui donne de la joie, et au contraire, de l’écarter et de la détruire si elle lui donne de la tristesse.

Je peux ainsi très clairement déduire de ce qui précède ce que sont l'amour et la haine. L'amour n'est en effet pas autre chose que la joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure et la haine n'est pas autre chose que la tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure.

Cette définition exprime clairement l'essence de l'amour. Les auteurs qui disent qu’aimer est vouloir s'unir à l'objet aimé expriment une propriété de l'amour et non son essence. Comme ils n'avaient pas assez approfondi l'essence de l'amour, ils n'ont pu avoir aucun concept clair de ses propriétés et cela a rendu leur définition obscure au jugement de tout le monde. Il faut bien observer ici qu'en disant que c'est une propriété de l'amant de vouloir s'unir à l'objet aimé, je n'entends pas par là un consentement de l’esprit, une détermination délibérée, une libre décision. Je n'entends pas non plus le désir de s'unir à l'objet aimé quand il est absent, ou de continuer à jouir de sa présence quand il est devant nous, car l'amour peut se concevoir abstraction faite de ce désir. J’entends plutôt la tranquille satisfaction de l'amant à la simple idée de l'objet aimé, joie particulière qui ajoute à sa joie d’exister et lui donne comme un aliment.

Les passions d’amour et de haine ne sont donc pas comme on le croit en général l’appréciation de la valeur réelle d’une chose. Ils sont seulement l’appréciation des effets de cette chose sur notre corps et tout particulièrement ce que nous imaginons d’elle. L’attachement aux choses que nous aimons ne vient pas de ce qu’elles sont réellement nécessaires à notre bonheur. Il vient de ce qu’elles nous ont procuré de la joie et que nous croyons qu’elles peuvent nous en procurer encore.

La formation des complexes affectifs

Si l’esprit a éprouvé en même temps deux affects, il sera à nouveau affecté par l'un d'eux dès qu’il sera affecté par l'autre. Une chose quelconque peut ainsi nous donner par accident de la joie, de la tristesse ou du désir. Si par exemple nous ressentons un jour à la fois de l’amour et de la crainte pour une personne, nous aurons tendance à éprouver de la crainte à chaque fois que nous sentirons pour elle de l’amour, et nous éprouverons de l’amour à chaque fois que nous sentirons pour elle de la crainte.

D’autre part si notre esprit est affecté de joie ou de tristesse au moment où nous percevons un certain objet, nous pouvons aimer cet objet ou le prendre en haine alors qu’il n’est pas la cause réelle de ces affects.

C’est pour cela qu’il peut arriver que nous aimions ou que haïssions certains objets sans savoir pourquoi, mais seulement par l'effet de la sympathie ou de l'antipathie. A ce même ordre de faits, il faut rapporter la joie ou la tristesse que nous ressentons lorsque nous rencontrons certains objets qui ressemblent à ceux pour lesquels nous avons l’habitude de ressentir ces mêmes passions.

Ainsi un homme pourra aimer fortement une femme qu’il n’apprécie pas particulièrement parce qu’elle possède quelque chose qui lui rappelle une femme qu’il a beaucoup aimé, par exemple sa mère, par un affect dont il n’a qu’une idée confuse, par exemple le parfum qu’il sentait d’elle quand il était bébé, ou simplement parce qu’elle ressemble à une femme qu’il a beaucoup aimé ou qu’il a idéalisé, comme une actrice ou une femme perçue dans un rêve.

Si nous venons à imaginer qu'une chose qui habituellement nous attriste a une certaine ressemblance avec un objet pour qui nous ressentons habituellement une joie de même force, nous aurons pour cette chose à la fois de la haine et de l'amour.

L’esprit soumis à deux passions contraires se trouve dans une fluctuation affective, et cette fluctuation est à l’affectivité ce que le doute est à l'imagination. D’une manière générale, nous pouvons remarquer que plus l’esprit imagine de choses au sujet de ce qu’il perçoit, plus il est dans la fluctuation affective, et plus alors il doute et ressent de l’inquiétude. Au contraire plus il comprend ce qu’il pense en distinguant clairement ses affects, moins il doute de lui et plus il est dans l’assurance et la confiance.

L'homme peut être affecté d'une impression de joie et de tristesse par l'image d'une chose passée ou future comme par celle d'une chose présente.

C’est le cas si nous percevons ou imaginons une chose qui a réparé nos forces ou les réparera, nous a blessé ou nous blessera, etc. En effet, tant que nous l'imaginons de la sorte nous affirmons son existence et par conséquent le corps est affecté par l'image de cette chose comme si la chose elle-même était présente.

Comme les hommes éprouvent une fluctuation affective quand ils perçoivent une chose future ou passée et sont ainsi dans une grande incertitude sur ce qui pourra advenir, il en résulte que les affections nées de ces perceptions n'ont aucune persistance. Elles sont au contraire troublées par les images d'objets différents, jusqu'à ce qu’ils obtiennent la certitude touchant ce qui doit arriver.

Ce qui précède nous fait comprendre ce que sont les affects d'espérance, de crainte, de sécurité, de désespoir, de contentement et de regret, tous affects qui s’accompagnent nécessairement de doutes et d’hésitations.

L'espoir est une joie mal assurée née de l'image d'une chose future ou passée dont l'arrivée est pour je incertaine. La crainte est une tristesse mal assurée, née aussi de l'image d'une chose douteuse. Si maintenant, on retranche le doute de ces affections, l'espérance et la crainte deviennent la sécurité et le désespoir, c'est-à-dire la joie ou la tristesse nées de l'image d'une chose qui nous a inspiré crainte ou espérance. Quant au contentement, c'est la joie née de l'image d'une chose passée qui avait été pour nous un sujet de doute. Enfin, le regret est la tristesse opposée au contentement.

Il n'y a pas d'espérance sans crainte, ni de crainte sans espérance. En effet, celui dont le cœur est suspendu à l'espérance doute que l'événement espéré s’accorde avec ses désirs. Il tend alors à se représenter certaines choses qui excluent celle qu'il souhaite, et c’est pourquoi il est saisi de tristesse. Par conséquent, au moment même où il espère, il est nécessairement aussi dans la crainte. Au contraire, celui qui est dans la crainte, c'est-à-dire dans l'incertitude d'un événement qu'il redoute, doit aussi se représenter quelque chose qui en exclut l'existence, il éprouve alors de la joie et en conçoit de l'espérance.

Celui qui imagine la destruction de ce qu'il aime est saisi de tristesse. S'il en imagine la conservation, il éprouve de la joie. Inversement, celui qui se représente la destruction de ce qu'il hait sera saisi de joie.

Toute notre psychologie fonctionne à partir du jeu de notre affectivité fondamentale : nous tendons à faire et à penser ce qui nous procure des affects de joie, d’amour, d’espoir, de sécurité et de contentement, et inversement nous tendons à faire et à penser ce qui nous préserve des affects de tristesse, de haine, de crainte, de désespoir et de regret. Et comme nous agissons alors sous l’emprise d’idées inadéquates de nous-mêmes et des choses, nous vivons dans la servitude des passions et non dans la joie de la compréhension.

Ces affects de base étant définis, je peux maintenant étudier les affects qui lient et le plus souvent aliènent les personnes humaines.

Les affects interpersonnels

Les affects humains les plus puissants sont nécessairement ceux qui naissent de nos relations aux autres. Un être est en effet d’autant plus affecté par un autre être qu’il a plus de choses en commun avec lui. Les affects interpersonnels sont ainsi notre principale source de servitude (dans l’aliénation) comme ils peuvent être notre moteur essentiel de libération (dans l’amitié).

Voyons ses mécanismes affectifs.

Le mimétisme affectif

Celui qui croit que la personne aimée est saisie de tristesse ou de joie éprouve d’autant plus ces mêmes affections qu'elles sont plus ou moins grandes chez elle.

Quand nous pensons qu’une personne donne de la joie à un être aimé, nous éprouvons pour elle de l'amour. Si au contraire nous pensons qu’elle lui cause de la tristesse, nous éprouvons pour elle de la haine.

La tristesse qui naît de la misère et de la tristesse d'autrui s’appelle la commisération ou pitié.

Quand à la joie née de la perception du bonheur d'autrui ou même de notre propre bonheur, nous pouvons l’appeler réjouissance.

L'amour que nous sentons pour celui qui fait du bien à autrui est la faveur. Et la haine que nous sentons pour qui fait du mal à autrui est l’indignation.

La commisération est éprouvée non seulement pour ceux que nous aimons, mais aussi pour ceux qui ne nous ont encore inspiré aucun affect. Il suffit en effet pour cela que nous les jugions semblables à nous et que nous imaginions qu’ils soient dans la tristesse. De la même façon, nous ressentons spontanément de la faveur pour qui fait du bien à son semblable et de l'indignation pour qui lui fait du mal, même si nous ne le connaissons pas.

D’autre part, quand nous percevons qu’un être que nous haïssons est dans la tristesse, nous nous réjouissons. Au contraire, nous nous attristons quand nous percevons qu’il est joyeux. Plus il est joyeux, plus nous nous attristons, et plus il est triste, plus nous nous réjouissons.

Cependant cette joie ne peut jamais être solide et pure de tout trouble intérieur. En effet, lorsque nous percevons qu’un de nos semblables est plongé dans la tristesse, nous sommes aussi nécessairement attristé. De ce fait, les hommes qui se haïssent et se font du mal ne peuvent aucunement être heureux de leurs malheurs respectifs. Par conséquent l’homme libre se garde autant que possible de la pitié (et aussi de la compassion, comme nous le verrons plus tard).

Si maintenant nous croyons qu’une personne cause de la joie à un être que nous haïssons, nous haïssons aussi cette personne. Si, au contraire, nous croyons qu’elle lui donne de la tristesse, nous avons pour elle de l'amour.

La haine dispose ainsi l'homme à se réjouir du malheur d'autrui et à s'attrister de son bonheur.

Tout ce que nous imaginons être cause de joie pour nous-mêmes et ceux que nous aimons, nous nous efforçons de l'affirmer de nous-mêmes et de ceux que nous aimons. Inversement, tout ce que nous nous imaginons être cause de tristesse pour nous-mêmes et ceux que nous aimons, nous nous efforçons de le nier.

Nous nous efforçons également d'affirmer de l’être que nous haïssons tout ce que nous imaginons pouvoir lui causer de la tristesse, et d'en nier tout ce que nous imaginons pouvoir lui causer de la joie.

Nous voyons ainsi qu'il arrive aisément qu'un homme pense de soi ou de ce qu'il aime plus de bien qu'il ne faut, et au contraire, moins de bien qu'il ne faut de ceux pour lesquels il a de la haine. Quand cette pensée concerne une personne qui pense de soi plus de bien qu'il ne faut, c'est de l'orgueil. L’orgueil est une sorte de délire dans lequel l'homme rêve les yeux ouverts et se croit capable de toutes les perfections que son imagination lui peut représenter. Il perçoit dès lors ces perfections comme des choses réelles et s'exalte à les contempler tant qu'il est incapable de se représenter ce qui en exclut l'existence et détermine en certaines limites sa puissance d'agir. L'orgueil est donc la joie qui provient de ce que l'homme pense de soi plus de bien qu'il ne faut.

La joie qui provient de ce que l'homme pense d'autrui plus de bien qu'il ne faut est la surestime. Celle enfin qui provient de ce que l'homme pense d'autrui moins de bien qu'il ne faut est le mépris.

La surestime se rapporte à une personne étrangère alors que l'orgueil se rapporte à la personne même qui pense de soi plus de bien qu'il ne faut. De même que la surestime est un effet ou une propriété de l'amour qu'on a pour autrui, l'orgueil est un effet de l'amour qu'on a pour soi-même. On peut donc définir l'orgueil comme l'amour excessif de soi-même en tant qu'il dispose l'homme à penser de soi plus de bien qu'il n’est juste, et cet orgueil est associé à une satisfaction de l’esprit qui repose en fait sur l’ignorance de soi.

Cette passion n'a pas de contraire, car pratiquement personne ne se hait assez pour penser de soi moins de bien qu'il n’est juste. Il n'arrive non plus à personne de penser de soi moins de bien qu'il n’est juste en pensant qu'il ne peut faire telle ou telle chose. En effet, toutes les fois qu’un homme s'imagine qu'il est incapable de faire une chose, il est nécessaire qu'il imagine cette chose, et cela même le dispose de telle façon qu'il est effectivement incapable de la chose qu'il imagine. Or tant qu'il s'imagine qu'il ne peut faire une certaine chose, il n'est point déterminé à agir, et par conséquence il est impossible qu'il fasse la chose en question.

Toutefois, nous pouvons considérer les choses sur le plan de l'opinion et concevoir qu’un homme peut penser de soi moins de bien qu'il n’est juste. En effet, un homme qui contemple avec tristesse sa propre impuissance s'imaginer qu'il est l'objet du mépris universel, tandis que personne ne songe à le mépriser.

De même, il sera disposé à penser de soi moins de bien qu'il ne faut s'il vient à nier de soi-même quelque chose qui a en même temps une relation avec un avenir incertain, par exemple, s'il considère qu'il lui est impossible de rien concevoir avec certitude, de former d'autres désirs et d'accomplir d'autres actes que des actes et des désirs mauvais et honteux, etc.

Enfin, nous pouvons dire qu'un homme pense de soi moins de bien qu'il ne faut quand nous le voyons par une fausse honte ne pas oser faire certaines choses que ses égaux n'hésitent pas à entreprendre. Nous pouvons donc opposer à l'orgueil une nouvelle passion et lui donner le nom d'action. L'orgueil naît ainsi de la satisfaction de l’esprit comme l'humilité naît de l'action.

L'humilité consiste à penser de soi moins de bien qu'il n’est juste à cause d’une tristesse dont on s’attribue imaginairement la cause.

Nous opposons d'ordinaire l'humilité à l'orgueil parce que nous avons alors plus d'égard aux effets de ces deux passions qu'à leur nature. Nous appelons orgueilleux, en effet, celui qui se glorifie à l'excès, qui ne parle de soi que pour exalter sa vertu et des autres que pour dire leurs vices, qui veut être mis au-dessus de tous, enfin qui prend la démarche et étale la magnificence des personnes placés fort au-dessus de lui. Nous appelons humble, au contraire, celui qui rougit souvent, qui convient de ses défauts et célèbre les vertus des autres, qui se met au-dessous de tout le monde, celui enfin dont la démarche est modeste. Du reste, ces deux passions de l'action et de l'humilité sont extrêmement rares, car la nature humaine fait autant que possible effort contre de telles passions et c'est pour cela que les hommes qui passent pour les plus humbles sont la plupart du temps les plus ambitieux et les plus envieux de tous.

Les affects interpersonnels étant définis, examinons les mécanismes clés de l’aliénation.

La dépendance affective

Si nous croyons qu’un de nos semblables est affecté d'une certaine passion, nous ressentons une passion semblable à la sienne.

Cette communication d'affection se nomme commisération ou pitié quand elle est relative à la tristesse et émulation quand elle est relative au désir. L'émulation est donc un désir qui naît en nous parce que nous imaginons nos semblables animés du même désir.

Quand nous imaginons qu’une personne cause de la joie à un de nos semblables, nous aimons cette personne. Si au contraire nous imaginons qu’elle lui donne de la tristesse, nous la haïssons.

En même temps nous ne pouvons haïr un être qui nous inspire de la pitié parce que le spectacle de sa misère nous met dans la tristesse. Chaque fois en effet qu'un être nous inspire de la pitié, nous nous efforçons autant que possible de le délivrer de sa misère. Une chose qui cause de la tristesse à un être dont nous avons pitié nous inspire une tristesse semblable et nous nous efforçons alors de nous rappeler tout ce qui supprime l'existence de cette chose, c'est-à-dire ce qui la détruit. En d'autres termes, nous sommes déterminés à la détruire parce que nous efforçons de délivrer de sa misère l'être dont nous avons pitié.

Le désir de faire du bien à l'être que nous aimons du fait qu’il est triste et ressentons pour lui de la pitié s'appelle la compassion.

Loi générale de l’action humaine

Tout homme s’efforce toujours de faire ce qu’il imagine le conduire à la joie et d’écarter ou de détruire tout ce qu’il imagine le conduire à la tristesse.

Nous nous efforçons par exemple toujours de faire toutes les choses que nous imaginons que les hommes verront avec joie, et avons de l'aversion pour celles que nous imaginons qu’ils ont en aversion.

L’effort pour faire certaines choses pour seulement plaire aux hommes se nomme ambition, surtout quand on s'efforce de leur plaire avec tellement d’excès qu'on agit à son propre détriment ou à celui d'autrui. Autrement, on lui donne ordinairement le nom d'humanité. L'ambition est un désir qui entretient et fortifie toutes les passions, c'est pour cela qu'il est difficile de dominer cette passion. Tant que l'homme est sous l'empire d'une passion quelconque, il est aussi sous l'empire de celle-là. "C'est le privilège des plus nobles esprits, dit Cicéron, d'être les plus sensibles à la gloire. Les philosophes eux-mêmes, qui écrivent des traités sur le mépris de la gloire, ne manquent pas d'y mettre leur nom", etc.

Quant à la joie qui provient de ce que nous imaginons qu'une action a été faite par quelqu’un dans le but de nous plaire, nous pouvons la nommer louange. Et la tristesse qui nous donne de l'aversion pour les actions d'autrui, nous pouvons la nommer blâme.

Celui qui croit que ce qu'il a fait donne aux autres de la joie ressent aussi de la joie lorsqu’il pense à soi-même. Si au contraire il imagine que son action donne aux autres de la tristesse, il se considère soi-même avec tristesse.

L'amour n'étant autre chose que la joie, accompagnée de l'idée d'une cause extérieure, et la haine, que la tristesse également accompagnée de l'idée d'une cause extérieure, la joie et la tristesse dont on vient de parler seront donc une sorte d'amour et de haine envers soi. Comme l'amour et la haine se rapportent aux objets extérieurs, il faut donner d'autres noms à ce genre de passions. Nous appellerons donc fierté la joie accompagnée de l'idée d'une cause intérieure, et la tristesse correspondante, la honte, (mais ces termes ne s’appliquent que quand la joie et la tristesse proviennent de ce qu'un homme se croit loué ou blâmé). Quand la joie est accompagnée de l'idée d'une cause étrangère, nous appellerons cet amour de soi la tranquillité et la tristesse correspondante, le repentir.

Comme la joie qu'on s'imagine procurer aux autres peut être purement imaginaire, et comme chacun s'efforce d'imaginer de soi-même tout ce qu'il représente comme une cause de joie, il peut arriver aisément qu'un vaniteux soit orgueilleux et s'imagine qu'il est agréable à tous, alors qu'il leur est insupportable.

Le rôle de l’éducation

Il n'est pas surprenant que la tristesse accompagne tous les actes qu'on a coutume d'appeler mauvais, et la joie tous ceux qu'on nomme bons. On conçoit en effet par ce qui précède que tout cela dépend surtout de l'éducation.

En blâmant certaines actions et réprimandant souvent leurs enfants pour les avoir commises, et en louant et en conseillant d'autres actions selon une morale donnée, les parents et les éducateurs font que la tristesse accompagne toujours celles-là et la joie toujours celles-ci. Les enfants ne sont alors pas éduqués à la libre compréhension du bon et du mauvais par le déploiement de leur raison mais bien dressés et conditionnés à la mémorisation des objets de blâmes et de louange dans la morale de leur société. L'expérience confirme cette explication. La coutume et la religion ne sont pas les mêmes pour tous les hommes : ce qui est sacré pour les uns est profane pour les autres et les choses honnêtes chez un peuple sont honteuses chez un autre peuple. Chacun se repent donc ou se glorifie d'une action suivant le conditionnement qu'il a reçu dans son enfance.

La libération spirituelle et affective qui peut seul nous mener au bonheur est donc fondamentalement une élimination des mauvaises habitudes de pensée que nous avons acquises pendant notre enfance, et tout particulièrement de notre conditionnement moral. De ce fait, la réalisation de soi qu’on appelle l’éthique nécessite une thérapie psychologique de notre esprit et une rééducation philosophique de notre raison. Une éducation directe des hommes à la liberté et à la sagesse dès la naissance serait nécessaire à faire mais son étude déborde trop ici mon sujet.

Venons en maintenant à l’explication des principales de nos passions, celles qui naissent des jeux de l’amour et de la haine.

Les passions amoureuses et haineuses

Si nous imaginons qu'une personne aime, désire ou hait quelque objet que nous-mêmes aimons, désirons ou haïssons, nous l'aimerons d'une façon d'autant plus ferme. Si au contraire nous pensons qu'elle a de l'aversion pour un objet que nous aimons ou de l’amour pour un objet que nous haïssons, nous éprouverons une fluctuation intérieure et un malaise affectif.

Il suit de là que chacun fait effort, autant qu'il peut, pour que les autres aiment ce qu'il aime et haïssent ce qu'il hait.

L’effort qu'ont fait pour que les autres approuvent nos sentiments d'amour ou de haine est aussi de l'ambition. Tout homme a ainsi naturellement tendance à désirer que les autres vivent selon son gré. Et comme tous le désirent également, ils ont tendance à se faire naturellement obstacle les uns aux autres. Et comme aussi tous veulent être loués ou aimés de tous, ils se prennent alors facilement mutuellement en haine.

Si nous imaginons qu'une personne se complait dans la possession d'un objet dont elle est seule à pouvoir jouir, nous aurons tendance à désirer qu'elle ne le possède plus.

Nous voyons par ce qui précède que la nature humaine est ainsi faite qu'elle réunit presque toujours à la pitié pour ceux qui souffrent de l'envie pour ceux qui sont heureux, et que notre haine à l'égard de ceux-ci est d'autant plus forte que nous aimons davantage ce que nous voyons en leur possession.

Nous pouvons ainsi comprendre que la propriété de la nature humaine qui rend les hommes pleins de compassion est aussi celle qui met dans leur esprit l'envie et l'ambition. L'expérience le montre d’ailleurs clairement, surtout dans les premiers âges de la vie : les enfants et les adultes qui sont restés enfants rient et pleurent quand ils voient les autres rire et pleurer. Ils désirent également imiter les autres en faisant tout ce qu’ils les voient faire et ils convoitent pour eux-mêmes tout ce qu'ils croient agréables aux autres. Les images des choses sont en effet les affections mêmes du corps humain et ce sont elles qui déterminent l’esprit à agir de telle ou telle façon lorsqu’il n’est pas dirigé par la raison.

Ainsi toute la transformation éthique consiste à quitter l’état de dépendance affective propre à l’enfance et à acquérir l’autonomie spirituelle propre à l’adulte. Elle consiste à passer de la pensée imaginative à la pensée compréhensive.

La jalousie

Quand nous aimons un de nos semblables, nous faisons effort pour qu'il nous aime, et plus nous imaginons qu’il nous aime, plus nous nous glorifions. De même quand nous imaginons qu’un être peut combler nos désirs et contribuer à notre bonheur, nous en ressentons de la joie et en tombons amoureux, quoi qu’il en soit de sa valeur réelle.

Mais si nous venons à imaginer que l’être aimé se joint à un autre par un lien d'amour égal ou plus fort à celui qui jusqu'alors nous l'enchaînait sans partage, nous éprouvons de la haine pour l'objet aimé et de l'envie pour notre rival.

La haine pour l'être aimé jointe à l'envie pour l’être détesté se nomme jalousie. La jalousie est donc une fluctuation intérieure qui vient d’un mélange d'amour et de haine accompagné de l'idée de l'être que nous envions. La haine pour l'être aimé est d’autant plus grande que le jaloux ressentait de la joie du fait qu’il est aimé et qu’il éprouve de la haine pour son rival. Et plus il a pour son rival de la haine, plus il en a pour l'être aimé du simple fait qu'il procure maintenant de la joie à son rival, et cette haine sera d’autant plus fortifiée que sa mémoire joint l'image de l'être aimé à l'image du rival.

La jalousie est la passion qui se rencontre le plus souvent dans l'amour entre les hommes et les femmes. En effet, la personne qui imagine que l’être qu'il aime se donne à une autre est saisi de tristesse, non seulement parce que son désir trouve un obstacle mais aussi parce qu'elle est forcée de joindre à l'image de l'être aimé l’image de son rival et c’est pourquoi il conçoit de l'aversion pour l'être que pourtant il aime. A cela s’ajoute que le jaloux n'est pas reçu par l'être aimé avec le même visage que d'habitude, ce qui est pour lui une nouvelle cause de tristesse, et ce d’autant plus qu’il est orgueilleux et vaniteux.

Celui qui se souvient d'un être qui l'a charmé une fois désire le retrouver et le posséder encore dans les mêmes circonstances. Si donc l'amant s'aperçoit de l'absence d'une de ces circonstances, il en sera attristé et éprouvera du regret.

Le désir qui naît de la tristesse, de la joie, de la haine ou de l'amour, est d'autant plus grand que la passion qui l'inspire est plus grande.

Ainsi, celui qui commence à haïr un être aimé de telle sorte que son amour pour lui s’éteigne complètement ressentira une haine d’autant plus grande pour lui que s'il ne l'eût jamais aimé, et plus grand a été l'amour, plus grande sera la haine.

De la même façon, celui qui a une personne en haine s'efforce de lui faire du mal, à moins qu'il ne craigne de sa part un mal plus grand. Inversement, celui qui aime une personne s'efforce de lui faire du bien, à moins qu’il ne craigne lui aussi d’en subir un mal.

Nous pouvons maintenant dégager les valeurs fondamentales de la psychologie humaine, autrement dit les fondements de l’éthique.

Axiologie fondamentale

Par bien, il faut entendre ici tout genre de joie et tout ce qui peut y conduire, particulièrement ce qui satisfait un désir, quel qu'il soit, autrement dit la satisfaction.

Par mal, il faut entendre tout genre de tristesse, et particulièrement ce qui prive un désir de son objet, c’est-à-dire la frustration.

J’ai en effet montré plus haut que nous ne désirons aucune chose par cette raison que nous la jugeons bonne, mais au contraire que nous appelons bonne la chose que nous désirons. Par conséquent, la chose qui nous inspire de l'aversion, nous l'appelons mauvaise et celle qui nous inspire de l’amour, nous l’appelons bonne.

Ainsi chacun juge suivant ses passions de ce qui est bien ou mal, de ce qui est meilleur ou pire, de ce qu'il y a de plus excellent ou de plus méprisable. Ainsi, pour l'avare, le plus grand bien est l'abondance d'argent, et le plus grand mal en est la privation. L'ambitieux ne désire quant à lui rien plus que la gloire, et ne redoute rien plus que la honte. Pour l’envieux, rien n’est plus doux que le malheur d'autrui, ni de plus incommode que son bonheur, et pour le jaloux rien n’a plus de valeur que la possession de l’être qu’il aime et rien de pire que d’en être dépossédé par autrui.

Cette passion qui met l'homme dans une telle disposition qu'il ne veut pas ce qu'il veut, ou qu'il veut ce qu'il ne veut pas, se nomme crainte.

En général, nous appelons crainte l’émotion que nous ressentons face à un danger et le désir qui nous détermine à l’éviter. Mais nous verrons plus tard que le désir d’éviter les dangers d’après la compréhension du bien est un autre affect qu’il faut nommer l’appréhension.

Contrairement à la crainte, l’appréhension peut naître de la raison. Elle peut en effet découler de la compréhension et s’accompagner de confiance, voire même de sérénité. L’appréhension est en effet le désir d’éviter un mal, et son origine peut être la compréhension de notre essence, liée à la perception qu’une chose donnée peut être dangereuse et doit donc être examinée avec soin. Par conséquent l’appréhension ne doit pas toujours être rangée dans la catégorie des passions. Quant à l’affect actif par lequel l’homme libre s’efforce de réaliser son appréhension pour demeurer dans la joie en écartant les dangers, il constitue une vertu majeure dont le nom est la prudence.

Nous définirons donc ici la crainte comme la passion de tristesse qui dispose l'homme à éviter un plus grand mal qu'il prévoit par un mal moindre en prenant soin de ne pas la confondre avec l’appréhension.

La crainte doit également être distinguée de la peur qui peut se définir comme le désir général d’éviter un mal, c’est-à-dire une tristesse. Si la peur s’accompagne de crainte, on peut l’appeler inquiétude, frayeur ou angoisse selon le degré de la tristesse ressentie. Mais si la peur ne s’accompagne d’aucune crainte, comme c’est le cas lorsque la personne est assurée d’éviter le danger qu’elle perçoit parce qu’elle pense la réalité d’une manière adéquate, c’est alors qu’il convient de l’appeler appréhension et on peut alors l’associer à la joie confiante de la prudence.

Si le mal que l'on craint est la honte, alors la crainte se nomme pudeur. L’homme pudique est passif en ce sens qu’il ne cherche pas à faire le bien par amour mais à remplacer un mal qu’il redoute (la honte) par un mal moindre (la tranquillité), en quoi la pudeur n’est pas une vertu mais une passion. Enfin, si le désir d'éviter un mal à venir est empêché par la crainte d'un autre mal de telle façon que l’esprit ne sache plus alors ce qu'il préfère, alors la crainte se nomme consternation, surtout si l'un des deux maux qu'on redoute est parmi les plus grands qu'on puisse redouter.

Voyons maintenant la plus terrible des passions, la haine.

La haine

Si nous imaginons qu'un autre a pour nous de la haine alors que nous croyons ne lui avoir donné aucun sujet de haine, nous le haïssons à notre tour. Si au contraire nous imaginons lui avoir donné un juste sujet de haine, on en éprouve de la honte, mais cela arrive assez rarement. D’autre part, celui qui se croit haï par un autre le conçoit comme une cause de mal ou de tristesse. De ce fait, il est saisi d'un sentiment de tristesse ou de crainte quand il pense à lui et il le hait alors à son tour. Ainsi plus deux êtres conçoivent l’un pour l’autre une haine réciproque, plus ils se haïssent.

Celui qui imagine que l'être aimé a pour lui de la haine est déchiré entre la haine et l'amour. Plus il croit en effet que l'être aimé a pour lui de la haine, plus il est déterminé à le haïr à son tour, mais comme cependant il continue à l’aimer, il est déchiré entre la haine et l'amour.

Celui qui imagine qu'une personne pour laquelle il n'a encore ressenti aucune espèce de passion a été poussée par la haine à lui causer un certain mal s'efforcera de lui causer ce même mal.

L'effort que nous faisons pour causer du mal à l'objet de notre haine se nomme colère. Celui que nous faisons pour rendre le mal qu'on nous a causé se nomme vengeance.

Celui qui imagine qu'il est aimé d'une certaine personne et croit ne lui avoir donné aucun sujet d'amour aimera à son tour cette personne.

Si il croit avoir donné à la personne qui l'aime un juste sujet d'amour, il se glorifiera et c'est là ce qui arrive le plus fréquemment. L’amour et l'effort qui en découle pour faire du bien à celui qui nous a fait du bien se nomme reconnaissance, ou gratitude. Cependant, comme les hommes sont beaucoup plus portés par leurs passions à se considérer comme des sources de tristesses que comme des causes de joie, ils sont beaucoup plus disposés à se venger d'autrui qu'à lui faire du bien.

Celui qui croit être aimé d'une personne qu'il déteste sera déchiré entre la haine et l'amour. Si la haine domine, il s'efforcera de faire du mal à l'être dont il est aimé, et cette passion se nomme cruauté, surtout quand on croit que celui qui aime n'a donné à l'autre aucun des sujets ordinaires de haine.

Celui qui a fait du bien à autrui soit par amour soit par espoir de la gloire qu'il pourra en tirer est attristé si son bienfait est reçu avec ingratitude.

La haine s'augmente quand elle est réciproque, mais elle peut être détruite par l'amour.

La haine qui est complètement vaincue par l'amour devient de l'amour, et cet amour est plus grand que s'il n'avait pas été précédé par la haine.

Cependant, personne ne s'efforce de prendre un être en haine, c'est-à-dire d'éprouver de la tristesse, pour jouir ensuite d'une joie plus grande. Personne ne désire en effet qu'on lui cause un dommage dans l'espoir d'en être dédommagé, ni d'être malade dans l'espoir de la guérison. Car chacun s'efforce toujours, autant qu'il est en lui, de conserver son être et d'écarter de lui la tristesse.

Nous ressentons de la haine pour un de nos semblables s'il en a lui-même pour un autre que nous aimons.

Si nous avons été affectés de tristesse ou de joie par une personne d'un autre groupe ou d'une autre nation que la notre, et si l'idée de cette personne, sous le nom commun de son groupe ou de sa nation, accompagne notre tristesse ou notre joie comme étant la cause même qui la produit, nous éprouverons de la haine ou de l'amour non seulement pour cette personne, mais encore pour toutes celles de sa classe ou de sa nation. Ainsi s’explique le mécanisme du racisme, de la xénophobie, du chauvinisme et plus généralement toutes les haines familiales, sociologiques et idéologiques.

La joie qui naît lorsque nous imaginons que l'être que nous haïssons est détruit ou altéré de quelque façon n'est jamais pure de tristesse. Chaque fois en effet que nous nous souvenons d'une chose, nous la considérons comme présente même si elle n’existe pas actuellement et notre corps en est affecté de la même façon que si elle était présente. C'est pourquoi, tant qu'il garde mémoire d'une chose qu'il hait, l'homme est déterminé à la considérer avec tristesse, et l'image de la chose continue de subsister en lui, même si il n’en est pas conscient. Cette tristesse est certes empêchée par le souvenir des autres choses qui excluent son existence, mais elle n’est pas détruite. Or plus elle est empêchée, plus cet homme se réjouit. Par conséquent la joie qui est causée par le malheur d'un être détesté se répète aussi souvent que nous nous souvenons de lui. En effet, lorsque l'image de l'être détesté en vient à être mobilisée, elle détermine l'homme à considérer cet être avec la même tristesse qu'il avait coutume de ressentir quand elle existait réellement.

Aussi, comme il arrive que l'homme joint à l'image de l'être détesté d'autres images qui excluent son existence, cette tristesse est empêchée au même instant et l'homme se réjouit autant de fois que le phénomène se répète. On peut ainsi expliquer pourquoi les hommes se réjouissent chaque fois qu'ils se rappellent les maux passés, et pourquoi aussi ils aiment à raconter les périls dont ils sont délivrés. Car, dès qu'ils se représentent quelque péril, ils l'aperçoivent aussitôt comme un péril à venir, et sont ainsi déterminés à le redouter; mais cette détermination venant à être empêchée par l'idée de la délivrance qu'ils ont jointe à celle du péril quand ils en ont été délivrés, la sécurité arrive à sa suite, et ils sont de nouveau réjouis.

L'amour et la haine que j'ai par exemple pour Pierre disparaîtront si la tristesse qui enveloppe cette haine et la joie qui enveloppe cet amour sont joints à l'idée d'une cause autre que Pierre. Et cette haine ou cet amour diminueront d’autant plus que j'imagine que Pierre n'a pas été la seule cause de ma tristesse ou de ma joie.

Une même cause nous fait éprouver pour un être que nous croyons libre plus d'amour ou plus de haine que pour un être que nous concevons comme soumis à la nécessité.

Comme les hommes sont persuadés d’être libres, ils ressentent les uns pour les autres plus d'amour et plus de haine que pour les autres êtres.

J’ai ici terminé l’étude des affects simples. Je passe maintenant à l’étude des affects composés et de leurs passions correspondantes.

Caractères généraux des complexes affectifs

Une chose quelconque peut être, par accident, une cause d'espérance et de crainte.

Tout ce qui est par accident cause d'espérance ou de crainte est nommé bon ou mauvais présage. Ces présages sont en même temps des joies ou des tristesses et en conséquence nous avons pour eux de l'amour et de la haine et nous faisons effort soit pour les employer comme moyens d'atteindre l'objet de nos espérances, soit pour les écarter comme des obstacles et des causes de crainte.

Comme la constitution naturelle de l'homme est telle qu'il croit facilement ce qu'il espère et difficilement ce qu'il appréhende, nos sentiments à l’égard des présages sont toujours en deçà ou au delà de ce qui est juste. Telle est l'origine de ces superstitions infinies qui en tout lieu tourmentent les humains.

Il n’est pas nécessaire d'expliquer ici les fluctuations qui proviennent de l'espérance et de la crainte, puisqu'il résulte de la seule définition de ces passions que l'espérance ne va pas sans la crainte, ni la crainte sans l'espérance.

Comme nous avons toujours de l'amour ou de la haine pour un objet quand nous l'espérons ou le redoutons, tout ce que nous avons dit sur l'amour et la haine peut s'appliquer à l'espérance et à la crainte.

Différents hommes peuvent être affectés de façon différente par un seul et même objet, et le même homme peut aussi être affecté par un seul et même objet de façon différente dans des temps différents. Il peut donc arriver qu'un homme haïsse ce qu'un autre aime, ou ne craigne point ce qu'un autre redoute; et aussi qu'un seul et même homme aime ce qu'autrefois il détestait, et qu'il ose aujourd'hui ce que la crainte l'avait empêché de faire hier.

Chacun jugeant selon ses passions de ce qui est bien ou mal, meilleur ou pire, il s'ensuit que les hommes peuvent différer dans leurs jugements autant que dans leurs passions. C’est pourquoi nous donnons à certains le nom d'intrépides, à d’autres le nom de timides et à d'autres encore de nombreux autres noms. Nous appelons par exemple intrépide celui qui méprise un mal que nous sommes accoutumés à craindre. Si nous remarquons que son désir d’agir n'est pas empêché par la crainte d'un mal qui d'ordinaire nous retient, nous l’appellerons audacieux.

Un homme nous paraîtra au contraire timide s’il redoute un mal que nous sommes accoutumés à braver, et si son désir est empêché par la crainte d'un mal que nous ne craignons pas, nous dirons qu'il est lâche.

Chacun jugera ainsi des autres suivant ses sentiments particuliers et non d’après sa raison. En quoi tous se trompent puisqu’ils ne jugent alors pas d’après les qualités réelles des individus, c’est-à-dire leur degré de puissance et de vertu, mais d’après ce qu’ils imaginent comparativement à leur idée d’eux-mêmes.

Ainsi la nature humaine est ainsi faite que les jugements humains sont par nature excessifs et inconstants quand ils ne sont pas réglés par la raison, puisqu’il suffit d’être affecté différemment par le cours des événements pour que nous passions de l’amour à la haine et de l’espérance à la crainte, c’est-à-dire de l’appréciation des êtres à leur dépréciation.

Si on ajoute que l'homme juge plus souvent des choses par ses passions que par la raison et que les objets qu’il aime ou déteste sont le plus souvent des objets imaginaires, il est aisé de comprendre pourquoi les homme se conçoivent plus souvent eux-mêmes dans la tristesse que dans la joie. On peut ainsi comprendre de ce qui précède ce que sont le remords et la tranquillité.

Le remords est en une tristesse accompagnée de l'idée de soi-même comme cause, et la tranquillité, une joie accompagnée de l'idée de soi-même comme cause. Le remords est plus particulièrement la tristesse du sentiment de culpabilité qui naît lorsqu’on se conçoit soi-même comme l’auteur d’un mal qu’on regrette d’avoir commis. Et comme les hommes se croient libres, ces passions ont une très grande force.

Tout objet que nous avons déjà vu avec d'autres ou que nous imaginons comme semblable à d’autres retient moins notre attention que celui que nous imaginons comme étant singulier.

La représentation de la singularité d’une chose à l'exclusion de toute autre représentation se nomme admiration. Quand elle est excitée en nous par un objet que nous redoutons, on la nomme consternation parce que cette affection attache alors notre esprit avec une telle force qu'elle est incapable de penser à d'autres objets, qui pourraient pourtant la délivrer du mal qu'elle craint.

Quand l'objet de notre admiration est la vertu d’une personne, ou bien son art, sa technique ou des choses semblables, on donne à ce sentiment le nom de vénération, parce qu'il nous détermine à considérer la personne que nous admirons comme très supérieure à nous. Il prend au contraire le nom d'horreur, si c'est la colère ou la haine d'un homme qui excite notre admiration. Enfin, quand il nous arrive d'admirer la valeur ou le talent d'une personne aimée, notre amour augmente et cet amour accompagné d'admiration ou de vénération s’appelle dévotion. On peut concevoir de la même façon que la haine, l'espérance, la sécurité et d'autres affections encore se trouvent unies à l'admiration.

Par conséquent, il nous serait aisé de déduire de cette analyse un nombre de passions plus grand qu'il n'y a de mots reçus pour les exprimer, ce qui fait bien voir que les noms des passions ont été formés d'après l'usage vulgaire bien plus que d'après une analyse approfondie.

L’esprit ne s’attache par l’admiration à un objet que s’il n’est pas déterminé à penser à un autre. Il va par contre de la contemplation d'un objet à la pensée d'un autre parce que leurs images s’enchaînent selon un certain ordre. Cela ne peut arriver quand l’esprit perçoit une toute nouvelle image sans rapport avec ce qu’il sait déjà. Il y reste alors attaché jusqu'à ce que d'autres causes la déterminent à de nouvelles pensées. La représentation d'une chose nouvelle est donc de la même nature que toutes les autres représentations et c'est pourquoi l'admiration n’est pas une passion. Cette concentration de l’esprit ne vient en effet d'aucune cause positive dans la chose admirée, mais seulement de l'absence d'une cause qui détermine l'imagination à passer de la pensée de son objet à un autre. Nous ne reconnaissons donc bien que trois affections primitives ou principales, qui sont la joie, la tristesse et le désir. Nous ne parlons ici de l'admiration que parce que l'usage a donné à certaines passions des noms particuliers quand elles ont rapport aux objets que nous admirons. En d’autres termes, l’admiration vient toujours de notre ignorance des choses. En vérité rien n’est en soi admirable, sauf bien sûr Dieu, c’est-à-dire la totalité de la nature. Nous pouvons ainsi comprendre le contraire de l’admiration, qui est le mépris.

Le mépris est la perception imaginaire d’un objet qui touche si faiblement l’esprit que celui-ci est moins porté à considérer ses qualités que ses manques.

La cause du mépris est le plus souvent que nous sommes déterminés à admirer, à aimer ou à craindre un être quand nous voyons quelqu'un l’admirer, l’aimer ou le craindre, ou bien quand cet être nous paraît au premier abord semblable à ceux que nous admirons, aimons ou craignons. Mais s'il arrive que la présence de cet être ou qu'un examen plus attentif nous amène à reconnaître en lui l'absence de tout ce qui pouvait exciter notre admiration, notre amour ou notre crainte, l’esprit se trouve alors déterminé par la présence même de cet être à penser beaucoup plus aux qualités qu'il ne possède pas qu'à celles qu'il possède.

De même que la dévotion provient de l'admiration qu'on a pour un objet aimé, la dérision est une joie qui prend sa source dans le mépris d'une personne qu'on hait ou qu'on redoute. Quant au dédain, il naît du mépris de la sottise ou d’un autre défaut, comme la vénération naît de l'admiration de l’intelligence ou d’une autre qualité.

On peut enfin concevoir l'union de l'amour, de l'espérance, de la gloire et des autres passions avec le mépris et en déduire une foule de passions nouvelles qui n'ont pas reçu de l'usage des noms particuliers.

Après les affects altruistes, je passe maintenant aux passions de l’esprit qui concernent nous-mêmes.

L’amour de soi

Quand l’esprit se contemple soi-même, il se réjouit et il le fait d'autant plus qu'il se représente plus distinctement et soi-même et sa puissance d'agir.

En effet, plus l'homme s'imagine qu'il est l'objet des louanges d'autrui, plus cette joie est alimentée dans son esprit. Et plus il se représente soi-même de la sorte, plus grande il imagine la joie que les autres éprouvent à cause de lui et il y joint l'idée de lui-même, et par conséquent plus il éprouve une joie accompagnée de l'idée de lui-même, et cette joie se nomme fierté.

L’esprit ne s'efforce d'imaginer que les choses qui affirment ou posent sa puissance d'agir. Cette tendance est à l’origine d’une des plus fortes passions humaines, l’égoïsme, qui n’est rien d’autre que l’amour de soi, quelle qu’en soit la cause.

L’égoïsme n’est rien d’autre que l’amour de soi et le désir d’être heureux qui découle de cet amour naturel que tout être humain se porte à lui-même. Ce désir est donc l’expression même de Dieu, c’est-à-dire la Nature, et dans mesure où il reste raisonnable il doit être encouragé et réalisé de manière à devenir toujours plus une joie d’être soi, par la puissance de la vertu.

Quant au narcissisme, il est une modalité de l’égoïsme puisqu’il est l’amour de sa propre image. Dans ce sens il est également bon et à encourager s’il reste raisonnable. Cependant, comme l’image de soi est le plus souvent déterminée par des idées inadéquates de soi liées à notre mémoire et notre imagination bien plus que par l’intuition de notre essence, il s’ensuit que le narcissisme est le plus souvent un amour passionnel, excessif ou au contraire insuffisant. Il revient alors finalement à de l’orgueil, de la surestime ou au contraire à de l’humilité et du mépris.

Les personnes soumises à un narcissisme passionnel sont essentiellement occupées à prendre soin de leur image et à se soucier de l’opinion d’autrui à leur égard. Elles sont en effet plus animées par le désir de plaire et la crainte de déplaire aux autres que par le désir d’être heureuses en étant simplement elles-mêmes en amitié avec les autres. Cette passion est à l’origine des infinies manœuvres de la séduction. Elle est également la cause de la plupart des troubles de la vie relationnelle et tout particulièrement les tourments de la vie amoureuse. C’est pourquoi elle mérite un examen particulier.

La séduction et le charme

La séduction est le désir de plaire aux autres et la crainte de leur déplaire dans le but d’en être aimé.

Une personne qui cherche à séduire est principalement déterminée par le désir d’être aimé et admiré par les autres, non pour ce qu’elle est, mais plutôt pour ce qu’elle n’est pas et aimerait être. Un être est donc d’autant plus séducteur qu’il a besoin de cultiver une image améliorée de lui-même, autrement dit il est d’autant plus séducteur qu’il ne s’aime pas réellement, qu’il éprouve moins de joie à se contempler, et donc moins d’amour pour les autres et lui-même. La séduction est donc presque toujours un désir passionnel que l’homme libre évite de nourrir en lui-même et dans les autres. C’est pourquoi le sage se garde généralement de tout désir de séduction.

Au contraire, le charme est la puissance de réjouir l’autre par le rayonnement de sa vertu, autrement dit par sa grâce naturelle.

Libéré du narcissisme et la séduction passionnelles, le sage s’aime lui-même d’après l’intuition de sa véritable valeur. Ayant naturellement du charme par le rayonnement de sa vertu, il n’a pas besoin d’être excessivement aimé par les autres. Il jouit cependant de sa propre valeur et de son charme dans un narcissisme raisonnable, comme il jouit de la valeur des autres choses : dans la joie, lucidement, librement et sans crainte, sans accorder aux images plus ou moins de valeur qu’elles n’en ont.

Le sage se réjouit également de l’amour que lui porte les autres lorsque cet amour est fondé, mais il n’en est pas dépendant. Il sait en effet qu’il n’a pas besoin de leur amour et encore moins de leur admiration pour être pleinement heureux. Il est ainsi libre de toute blessure narcissique, comme il est libre de tout attachement amoureux excessif et de toute jalousie. De ce fait il est le seul à pouvoir réellement aimer les autres dans la justice et la générosité, comme je l’approfondirais par la suite.

Lorsque l’esprit se représente sa propre impuissance, il est par là même attristé. Si en plus il se représente être l'objet du blâme d'autrui, sa tristesse en est accrue.

Cette tristesse accompagnée de l'idée de notre faiblesse se nomme humilité, et on appelle contentement de soi ou fierté la joie qui provient de la contemplation de notre être.

Comme cette joie se produit chaque fois que l'homme considère ses vertus, c'est-à-dire sa puissance d'agir, il arrive que chacun se plaît à raconter ses propres actions et à déployer les forces de son corps et de son esprit, et c'est ce qui fait que les hommes sont souvent insupportables les uns pour les autres.

De là vient aussi que l'envie est une passion naturelle aux hommes et qu'ils sont disposés à se réjouir de la faiblesse de leurs égaux ou à s'affliger de leur force. Chaque fois en effet qu'un homme se représente ses propres actions, il éprouve de la joie et une joie d'autant plus grande qu'il y reconnaît plus de perfection et les imagine d'une façon plus distincte. Pour le dire en d'autres termes, l’homme est d'autant plus joyeux qu'il distingue davantage ses propres actions de celles d'autrui et les peut mieux considérer comme des choses singulières. Par conséquent, le plaisir le plus grand que l'on puisse trouver dans la contemplation de soi-même est d'y considérer quelque qualité qui ne se rencontre pas dans le reste des hommes. Si ce qu'on affirme de soi-même se rapporte à l'idée universelle de l'homme ou de l'animal, la joie qu'on éprouve en sera beaucoup moins vive et l'on ressent même de la tristesse si l'on se représente ses propres actions comme inférieures à celles d'autrui. On ne manquera alors pas de faire effort pour se délivrer de cette tristesse et le moyen d'y parvenir sera d'expliquer les actions d'autrui de la manière la plus défavorable et de relever autant que possible les siennes propres.

On voit donc par tout cela que les hommes sont naturellement plus enclins à la haine et à l'envie qu’à l’amour et la générosité. On peut d’ailleurs remarquer que l'éducation fortifie en général encore plus ce penchant, car c'est l'habitude générale des parents d'exciter les enfants à la vertu par le seul aiguillon de l'honneur et de l'envie en leur apprenant à séduire les autres et à se conformer aux règles de la société plutôt qu’à penser selon la raison pour développer leurs vertus, c’est-à-dire être charmant et généreux avec les autres et à en être simplement heureux.

On pourrait cependant objecter ici que nous admirons souvent les actions des autres hommes et les entourons de nos respects. Mais en réalité, personne ne conçoit d'envie pour la vertu, si ce n'est chez son égal.

Ainsi, quand nous avons dit que notre vénération pour un homme vient de ce que nous admirons sa prudence, sa générosité, sa force d'âme, etc., il est bien entendu que nous nous représentons alors ces vertus non pas comme communes à l'espèce humaine, mais comme des qualités exclusivement propres à celui que nous vénérons. De là vient que nous ne lui envions pas plus ses qualités que nous n’envions la hauteur aux arbres et la force aux lions.

Enfin, plus il y a d'espèces d'objets qui nous affectent, plus il faut reconnaître d'espèces de joie, de tristesse et de désir, et en général de toutes les passions qui sont composées de celles-là, comme la fluctuation, par exemple, ou qui en dérivent, comme l'amour, la haine, l'espérance, la crainte..

Les autres passions

Il existe un grand nombre d’autres espèces de passions. Certaines sont particulièrement célèbres, comme l'intempérance, l'ivrognerie, la luxure, la lubricité, l'avarice, l'ambition. Toutes ces passions se résolvent cependant dans les notions de l'amour et du désir, car elles ne sont pas autre chose que l'amour et le désir rapportés chacune à leurs objets. L'intempérance, l'ivrognerie, la luxure, la lubricité, l'avarice et l'ambition ne sont en effet pas autre chose qu'un amour ou un désir immodérés des festins, des boissons, du luxe, de la sexualité, de la richesse et de la gloire. On remarquera que ces passions n'ont pas de contraires. Car la tempérance, la sobriété, la modération et la chasteté qu'on oppose d’ordinaire à l'intempérance, à l'ivrognerie, à la luxure et à la lubricité ne sont pas des passions. Elles marquent au contraire la puissance dont l’esprit dispose pour modérer les passions et je les étudierais bientôt plus en détail. Cependant je vais en préciser déjà ici quelques aspects pour éviter toute confusion dans l’usage de ces notions, notamment en ce qui concerne une des plus puissantes, l’attachement aux plaisirs sensuels et sexuels.

Amour passionnel et amour vertueux

L’amour et le désir sexuels portent plusieurs noms : libido, érotisme ou libertinage. L’important ici est de voir si la pensée qui accompagne ces affects est bien adéquate et donc pure de toute passion, de toute jalousie, de toute possessivité et de toute crainte, auquel cas ces désirs sont une expression de la vertu et donc une source d’amour et de joie pour soi comme pour les autres.

L’intempérance est un désir ou un amour immodéré des plaisirs sensuels tels que ceux de la table.

La luxure est un désir ou un amour immodéré de la jouissance des richesses matérielles.

L'ivrognerie est un désir ou un amour immodéré du plaisir de boire de l’alcool.

L'avarice est un désir et un amour immodéré de la possession des richesses.

La lubricité est le désir et l'amour immodéré de l'union sexuelle.

Que ce désir soit modéré ou non, les hommes ont coutume de l'appeler libertinage, mais en réalité il faut faire une différence claire entre la lubricité et le libertinage qu’on peut d’ailleurs également associer à l’érotisme. Libertinage et érotisme désignent en effet l’amour raisonnable des plaisirs de l’amour physique et la libre recherche de l’extase sensuelle dans la vertu. Au contraire, la lubricité est un amour excessif de l’union sexuelle et qui amène à la violence et aux vices.

La libido est le désir d’aimer et plus particulièrement de faire l’amour avec sensualité et sexualité.

L’érotisme est l’ensemble des désirs qui ont pour but de faire naître et de cultiver le sentiment amoureux et les affects du même ordre comme la volupté et l’extase.

Le libertinage est le désir des joies de l’amour libre.

Toutes ces dernières passions n'ont pas de contraires. En effet, l’humilité est une espèce d'ambition et nous avons déjà observé que la tempérance, la sobriété et la chasteté marquent la puissance de l’esprit et non une affection passive. Et bien qu'il puisse arriver qu'un homme avare, ambitieux ou timide s'abstienne de tout excès dans le boire, le manger ou l'amour, l'avarice, l'ambition et la crainte ne sont pas contraires pour cela à la luxure, à l'ivrognerie et à la lubricité. En effet, l'avare désire le plus souvent se gorger de nourriture et de boisson pourvu que ce soit aux dépens d'autrui. L'ambitieux ne gardera aucune mesure chaque fois qu'il espérera être sans témoin. S'il vit avec des ivrognes et des lubriques, par cela même qu'il est ambitieux, il sera d'autant plus enclin à ces deux vices. L'homme timide enfin fait souvent ce qu'il ne voudrait pas faire. Tout en jetant ses richesses à la mer pour éviter la mort, il n'en reste pas moins avare. De même l’homme lubrique n'en reste pas moins lubrique s’il éprouve de la tristesse de ne pouvoir satisfaire son penchant. Ces passions regardent ainsi moins l'action de se livrer au plaisir de manger, de boire, etc., que l'appétit ou l'amour que nous ressentons pour eux. On ne peut donc rien opposer à ces passions que la générosité et la fermeté, comme nous le montrerons par la suite.

Nous pouvons appeler chasteté la vertu générale qui nous amène à faire l’amour et à cultiver les joies érotiques dans une action et une pensée pures (chasteté signifie étymologiquement pureté). Autrement dit, la chasteté est la réalisation de la libido dans la liberté et conformément à notre nature, c’est-à-dire selon la raison (et non l’abstinence avec laquelle on la confond souvent). Nous pouvons ainsi clairement la distinguer de la lubricité, qui est l’amour excessif des plaisirs de la sexualité, amour passionnel qui s’accompagne toujours de crainte, d’espoir et de jalousie, se change facilement en haine et amène inévitablement de la souffrance pour tous.

Quant aux autres espèces de passions, je ne peux toutes les expliquer pour cette simple raison qu'elles sont aussi nombreuses que les objets qui les produisent, et d’autre part cela serait inutile. Mon but étant seulement ici de mieux comprendre la nature et la force respective des passions et de l’esprit pour atteindre la béatitude, il me suffit d'avoir une définition générale de chaque passion. Il suffit en effet de comprendre les propriétés générales des passions pour déterminer la nature et le degré de la puissance que l’esprit possède pour les modérer et les contenir. Ainsi donc, bien qu'il y ait une grande différence entre tel et tel amour, telle et telle haine, tel et tel désir, par exemple entre l'amour qu'on a pour ses enfants et celui qu'on a pour une épouse ou pour son ami, il n'est pas nécessaire ici de connaître ces différences et de pousser plus loin la recherche de la nature et de l'origine des passions.

Toutefois il est bon de dire un mot sur ce qui différencie l’homme de ses frères animaux.

Différence entre l’homme et les autres animaux

Toute passion d'un individu quelconque diffère de la passion d'un autre individu autant que l'essence du premier diffère de celle du second.

Il suit de là que les passions des animaux que nous disons généralement privés de raison (car nous ne pouvons, connaissant l'origine de l’esprit, refuser aux bêtes ni les affections, ni les affects, ni d’ailleurs la conscience et l’intelligence) doivent différer des passions des hommes autant que leur nature diffère de la nature humaine. Le cheval et l'homme obéissent tous deux à l'appétit de la génération, mais chez celui-là, l'appétit est celui du cheval, alors que chez celui-ci, il a le caractère d'un penchant humain. De même, il doit y avoir de la différence entre les penchants et les appétits des insectes, et ceux des poissons, des oiseaux, etc.

Ainsi donc, quoique chaque individu vive content de sa nature et y trouve son bonheur, cette vie et ce bonheur ne sont autre chose que l'idée ou l’esprit de ce même individu affecté de joie, et c'est pourquoi il y a entre le bonheur de l'un et celui d'un autre autant de diversité qu'entre leurs essences.

Plus donc un homme développe sa vertu, c’est-à-dire son degré de perfection, plus la qualité de son bonheur augmente. Il s’ensuit que la meilleure chose à faire pour accroître son bonheur est bien, comme je l’avais remarqué en commençant, de cultiver son esprit (et donc son corps) en augmentant sa compréhension des choses et sa puissance d’agir, autrement dit de philosopher.

On peut remarquer ici que la différence n'est pas mince entre le bonheur que peut ressentir un ivrogne qui s’adonne à la boisson et celui qui est goûté par un philosophe qui atteint la sagesse. Car si le premier réalise son désir de joie en goûtant aux plaisirs qu’il trouve dans le vin et les pensées qui l’accompagne, le second réalise son bonheur dans la compréhension qu’il développe de toute chose à travers la joie qu’il trouve dans son intuition de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

J’en ai fini ici avec l’étude des affections qui se rapportent à l'homme en tant qu'il pâtit. Mais l’affectivité inclut également les affects actifs qui expriment sa puissance. Il me reste à ajouter encore quelques mots sur celles qui se rapportent à l'homme en tant qu'il agit.

Les affects actifs et les vertus

Outre la joie et le désir qui sont des affections passives, il y a d'autres joies et d'autres désirs qui se rapportent à nous en tant que nous sommes actifs.

En effet, quand l’esprit se conçoit lui-même et sa puissance d'action, il se réjouit. Or l’esprit se contemple nécessairement lui-même quand il conçoit une idée vraie ou adéquate de n’importe quelle chose.

Nous savons par ailleurs que notre esprit a des idées adéquates par les notions communes et par ses intuitions ontologiques. Notre esprit se réjouit donc à chaque fois qu'il conçoit ces idées adéquates, c'est-à-dire à chaque fois qu'il est actif.

D’autre part, qu’il ait des idées claires et distinctes ou des idées confuses et mutilées, notre esprit fait nécessairement effort pour persévérer dans son être, et cet effort est notre désir. Notre désir peut donc également s’exprimer par des idées adéquates, et à chaque fois que nous désirons quelque chose de la sorte, nous sommes actifs et ressentons un sentiment de joie doublé d’un sentiment de liberté, et ce sentiment de joie est d’autant plus grand que notre compréhension de la nature est grande.

Enfin, entre toutes les affections qui se rapportent à l’esprit en tant qu'il agit, il n'en est aucune qui ne se rapporte à la joie ou au désir.

En effet, toutes les affections se rapportent soit au désir, soit à la joie, soit à la tristesse. Or, nous entendons par tristesse ce qui diminue ou empêche la puissance de penser de l’esprit. Par conséquent, l’esprit est attristé quand sa puissance de penser et d’agir est diminuée ou empêchée. Il est donc évident qu’aucune tristesse ne peut affecter un esprit qui comprend. Il en résulte que les seuls affects d’un esprit actif et compréhensif sont nécessairement ceux du désir et de la joie.

Ainsi comme je l’ai déjà noté plusieurs fois, et comme je l’expérimente en ce moment même en pratiquant maintenant la philosophie, plus nous pensons et comprenons la réalité par des idées adéquates, plus nous comprenons Dieu, nous-mêmes et les choses, plus notre désir et notre joie augmentent, et plus nous sommes heureux. Il en résulte que le bonheur parfait ne peut avoir aucune autre origine, sinon la compréhension de l’être, et qu’il ne peut résider dans aucune autre chose qu’en une joie d’être.

Toutes les actions qui résultent des affects actifs de l’esprit constituent la vertu, que nous pouvons également appeler la force d'âme.

Les vertus

La vertu n’est rien d’autre que la puissance d’un être, qui n’est rien d’autre que la manifestation déterminée de la puissance de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Toute vertu est un désir actif accompagné de joie active, autrement dit un amour qui naît de la compréhension des choses, des autres et de soi selon les lois de la nature.

On peut distinguer deux grandes espèces de vertu : la fermeté et la générosité. Par fermeté j’entends le désir qui porte chacun de nous à faire effort pour être heureux en étant animé par la puissance de la raison. Par générosité, j’entends le désir qui porte chacun de nous à aider les autres hommes à être heureux et nous lier à eux par une réelle amitié en étant animé par la puissance de la raison.

Ainsi toutes les actions qui ne tendent qu'à l'intérêt particulier de l’agent peuvent être ramenées à la fermeté de l’esprit, et toutes celles qui tendent à l'intérêt d'autrui à sa générosité. De cette façon, la prudence, la tempérance, la simplicité, l’humour sont des espèces particulières de fermeté. Et la justice, la modestie, la tolérance, la clémence, la douceur, la bonne foi, etc., sont des espèces de générosité.

Cependant la fermeté et la générosité ne peuvent s’opposer entre elles, pas plus d’ailleurs que les autres vertus. Toutes tendent en effet à agir dans le sens de la réalisation de la nature, en aidant chaque chose et chaque être à réaliser son essence, c’est-à-dire à être dans la joie.

D’autre part, la fermeté est elle-même une espèce de générosité envers soi-même, de la même façon que la générosité est une espèce de fermeté envers les autres. Si bien que nous pouvons rassembler toutes les vertus sous l’unique dénomination de vertu ou mieux encore de sagesse, mot qui signifie à la fois aptitude à comprendre et capacité de jouir. Nous pouvons également rassembler la fermeté et la générosité sous le terme de courage, vertu qui signifie « agir avec le cœur », qui est le principe actif de toute vertu, et qui est la sagesse même.

J’ai ainsi expliqué par ce qui précède les principales passions de l’esprit et les fluctuations intérieures qui naissent des combinaisons diverses des trois passions primitives, le désir, la joie et la tristesse, ainsi que leurs uniques remèdes.

Maintenant que les mécanismes généraux de notre vie affective sont élucidés, nous comprenons mieux pourquoi nous sommes si facilement agités en mille façons par les causes extérieures et pourquoi, comme les flots de la mer soulevés par des vents contraires, notre esprit flotte le plus souvent entre les différentes passions, dans l'ignorance de l'avenir et de sa destinée, en butte aux frustrations et tourmenté sans relâche par l’absence de tout réel bonheur et le sentiment de ne pas pleinement réussir sa vie.

Du reste, nous n’avons pas besoin de connaître toutes les complications possibles des passions humaines, mais seulement les plus importantes. Il aurait été facile de voir que l'amour se joint presque toujours à la crainte, au remords, au mépris, à la honte, à la pudeur, à la jalousie quand il n’est pas déterminé par la raison, mais il est à présent bien établi d'après ce qui précède que les passions peuvent se combiner les unes avec les autres de tant de manières et qu'il en résulte des variétés si nombreuses qu'il est impossible d'en fixer le nombre. Il me suffira donc ici d'avoir examiné seulement les principales passions. Analyser les autres serait un objet de curiosité plus que d'utilité. Une dernière remarque importante s’impose au sujet de la passion fondamentale de l’humanité, l'amour.

Le désamour

Quand nous jouissons d'un objet désiré, il arrive souvent que le corps acquière par cette jouissance une disposition nouvelle qui crée en lui de nouvelles déterminations. Il se forme alors en lui d'autres images des choses et par suite l’esprit commence à imaginer les choses d'une manière différente et à former d'autres désirs.

Par exemple, quand nous imaginons un aliment dont la saveur nous est habituellement agréable, nous désirons jouir de cet objet, c'est-à-dire le goûter et le manger. Mais si nous le mangeons, l'estomac se remplit et le corps se trouve disposé d'une nouvelle manière. Si l'image de ce met vient alors à se représenter et avec elle le désir de manger, il arrivera que la nouvelle disposition de notre corps s'opposera à ce désir et la présence de l'objet que nous aimons nous deviendra désagréable. C'est là ce qu'on appelle le dégoût.

Il en est de même de tous les objets de l’amour, et en particulier des personnes que nous aimons. Nous n’aimons une personne que tant qu’elle nous apporte une joie, c’est-à-dire qu’elle satisfait notre désir, et ne l’aimons plus et éprouvons de l’ennui, voire du dégoût, lorsqu’elle ne satisfait plus notre désir. Ainsi s’explique les mécanismes du désamour, processus naturel et qui ne possède rien de mauvais en soi, mais qui est vécu comme un drame lorsqu’il survient parce que nous ne comprenons pas qu’il est dans l’essence d’une passion d’être éphémère et que nous désirons alors la faire durer éternellement (à la différence de l’amitié qui n’est pas une passion mais l’amour qui existe entre deux personnes qui s’aiment pour leur vertu.)

Quant à l’amour éternel qui seul peut combler l’esprit et le faire jouir de la suprême béatitude, je l’étudierais en dernier. Nous verrons alors en quel sens il peut nous conduire à un tout nouvel art d’aimer, fondement d’une véritable science de la vie heureuse qui ne peut souffrir d’aucun dégoût et peut au contraire jouir et se réjouir éternellement de l’amour des autres sans limite d’aucune sorte.

Enfin je laisse de côté les affections extérieures qu'on observe dans le développement des passions, comme le tremblement des membres, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., parce que ces affections se rapportent exclusivement au corps sans aucune relation à l’esprit.

Pour résumer toute cette partie :

DÉFINITION DES PASSIONS

Le désir est l'essence même de l'homme. Quand un homme est déterminé à agir par une affection dont la cause est extérieure, son désir est une passion. Quand au contraire il est déterminé à agir par une affection qui exprime la nécessité de sa propre nature, son désir est une vertu.

Explication : le mot désir désigne ici tous les efforts, mouvements, appétits, volitions qui varient avec les divers états d'un même homme. Les divers états affectifs dont la cause est extérieure sont souvent si opposés les uns aux autres que l'homme est tiré en mille sens divers et ne sait plus quelle direction il doit suivre et réagit passivement en suivant son affection la plus forte. C’est pourquoi nous appelons alors son désir une passion. Mais quand le désir est une affection active qui naît de la puissance de la raison par la compréhension de Dieu, c’est-à-dire la Nature, il n’est pas une passion mais une action et nous l’appelons vertu.

Il résulte clairement de la définition des passions que nous avons expliquées, qu'elles naissent toutes du désir, de la joie ou de la tristesse ou plutôt qu'elles ne sont que ces trois passions primitives, dont chacune reçoit de l'usage des noms divers suivant ses différentes relations et dénominations extrinsèques. Si donc on veut faire attention à la nature de ces trois passions primitives et à ce que nous avons déjà dit touchant la nature de l’esprit, on pourra définir plus généralement les passions et les vertus de la manière suivante :

DÉFINITION GÉNÉRALE DES PASSIONS

Les passions de l’esprit sont des idées confuses par lesquelles l’esprit affirme une puissance d’exister de son corps ou d’une de ses parties plus grande ou plus petite que celle qu'il avait auparavant et par laquelle il est déterminé à penser à telle chose plutôt qu'à telle autre et à agir de manière imaginative dans le sens de cette pensée.

DÉFINITION GÉNÉRALE DES VERTUS

Les vertus de l’esprit sont des idées claires et distinctes par lesquelles l’esprit affirme la puissance d’exister de la totalité de son corps et par laquelle il est déterminé à comprendre les choses par la raison et à agir librement en toute circonstances dans la joie pour le bonheur de tous.

La psychologie humaine étant maintenant comprise dans ses grands principes, je vais maintenant répondre en détail à ma question initiale : comment vivre dans le bonheur ?


Deuxième partie : Anthropologie

L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Quatrième partie : Éthique

Outils personnels
Espaces de noms
Variantes
Actions
Découvrir
Œuvres
Échanger
Ressources
Boîte à outils