Henrique a écrit :Il est vrai que je me suis surtout concentré dans ma critique sur le style - plus que sur la personnalité - de l'un et de l'autre, car cela en dit long non seulement sur leur façon de gouverner mais aussi sur les lois qu'ils feront passer (n'oublions pas que nous sommes en 5ème république où le président a ce pouvoir). Nul doute qu'une personne qui fait l'éloge d'une autorité fondée sur la seule adhésion, pour ne pas dire séduction, d'une partie de la société au détriment d'une autre fera passer de gré ou de force des lois qui iront dans ce sens. Et que celle qui entend recourir à la négociation et au dialogue social (cf. notamment la démocratie participative, balbutiante certes mais comme tout ce qui est novateur), ne pourra pas selon cette méthode faire passer des lois qui ne rencontreraient pas le consentement (pas forcément l'adhésion) de tous, ou du moins beaucoup plus difficilement.
Bonjour Henrique,
je viens de lire des parties du discours de Sarkozy à Bercy (merci à DGsu!), et c'est assez instructif de voir comment, malgré le 'ensemble' écrit en grand autour de lui, la plupart du temps il ne parle lui-même que de sa propre personne.
Sinon je ne sais pas si la valeur d'autorité qu'il prône sans cesse peut être liée à (ou fondée sur) l'adhésion passionnelle qu'il essaie de susciter lui-même. Ne s'agit-il pas plutôt d'une autorité qu'il veut imposer à tous, aussi à ceux qui défendent d'autres valeurs, et cela par la force s'il le faut?
D'autre part, s'il est clair que l'on peut attendre plus d'unité collective d'une technique de négociation que d'une technique d'imposition par la force, je me demande néanmoins jusqu'à quel point ceci soit vraiment possible. Ségolène Royal va-t-elle réellement négocier avec cette moitié des Français qui veulent ce que propose Sarkozy? Et va-t-elle infléchir ses propres idées concernant le bon gouvernement pour les affaiblir par ce que pensent les adversaires de ces idées?
Il me semble que c'est précisément cela l'éternel dilemme en démocratie: on peut appeler l'adversaire politique 'stupide' ou, plus gentiment, 'impuissant' et 'faible', in fine on revient toujours au même constat: certains se jugent plus éclairés que d'autres, et trouvent que cela justifie qu'ils imposent, d'une façon ou d'une autre, leurs idées à ces 'impuissants', qui par là et malgré leurs protestations sont censés devenir plus puissants. A cela, je ne vois qu'une seule alternative, et je crains qu'elle soit plus proche de ce que propose Spinoza que ce que je viens de dire: gouverner non pas selon ses propres idées, mais en suivant celles du peuple, et cela AUSSI quand de son propre point de vue ce peuple doit être qualifié d'impuissant'. Sinon ce n'est pas le peuple qui règne, mais une élité éclairée (qu'elle le soit réellement ou non). Et alors ce n'est plus une démo-cratie, mais une aristocratie (dans le sens spinoziste).
Or pour l'instant, il se fait que le peuple Français est entièrement divisé sur la question de ce que c'est qu'un bon gouvernement. On sait déjà que le candidat qui gagnera le 2 mai n'aura qu'une majorité de maximalement 55% (parmi ceux qui votent, en plus, ce qui fait qu'en fin de compte ce ne sera toujours qu'une minorité de Français qui se retrouve explicitement dans le programme du candidat gagnant). De facto, il est donc exclu d'avoir un président qui 'rassemble', du moins en ce qui concerne les idées qu'il/elle a cc la politique, et cela indépendamment de la technique proposée pour résoudre les conflits avec ceux qui pensent différemment.
Dans ce cas, qu'est-ce que Spinoza conseillerait? Que le candidat le plus éclairé dicte ses lois à tout le pays, vu qu'une réelle démocratie soit impossible/absente? Je n'en suis par certaine.
Henrique a écrit :J'ai parlé cependant au passage de certains projets de loi sarkozystes clairement en faveur des plus riches (suppression des droits de succession, on pourrait ajouter création d'un bouclier fiscal). Ces mesures néolibérales de défiscalisation signifient bien évidemment moins de services publics : difficultés accrues d'accès aux soins médicaux pour les plus modestes, Postes, gendarmeries ou commissariats supprimées, classes plus surchargées : autant de raisons de pousser le public qui le peut à se détourner des services publics pour aller vers des solutions privées, ce qui au final donne une partie du pays qui a les moyens d'accéder à des services de base (santé, éducation...) de qualité tandis que l'autre partie doit au mieux se contenter de services défectueux. Ce n'est pas précisément ce qui s'appelle créer du lien social, de la solidarité.
J'ai parlé aussi de la volonté sarkozienne de revenir sur la loi de 1905, en vue de permettre à l'Etat de financer des lieux de culte : dans un pays qui n'a pas du tout cette culture, il y aura alors nécessairement des dissensions entre les différentes religions qui se disputeront les deniers de l'Etat, certaines non encore reconnues voudront leur part et d'autre part, à moins d'offrir aux athées et agnostiques militants des lieux de réunion, cela créera aussi des conflits sociaux et des discordes de ce côté là.
Enfin, pour ne prendre qu'une des mesures les plus connues, il veut faciliter encore les heures supplémentaires et les défiscaliser (ce qui signifie très précisément ici un moindre financement de la sécurité sociale), cf. le slogan "travailler plus pour gagner plus", ce qui va plus que jamais accroître l'opposition entre ceux qui ont déjà un travail et ceux qui n'en ont pas ou qui n'ont que des temps partiels : il faut croire au père Noël pour imaginer que cela ne va pas accroître le nombre des chômeurs à la moindre période de crise économique, les employeurs ayant possibilité d'embaucher moins en faisant travailler plus. Cela produira logiquement toujours plus d'opposition entre les "assistés", Rmistes, chômeurs ou travailleurs précaires et "la France qui se lève tôt"...
oui, je suis tout à fait d'accord avec toi là-dessus. Mais il se fait que la moitié des Français d'aujourd'hui ne l'est pas. Pourtant, tel que tu l'expliques, cela semble être tout à fait logique de penser d'une telle façon. Dès lors, comment éviter de concevoir les 'autres' comme n'étant que des ignorants et des impuissants? Ou si tu n'as pas de problème avec cela, comment concilier cela avec l'idée d'une démocratie, où c'est le peuple (avec ses passions) qui détient le droit au pouvoir?
Henrique a écrit :Sur Royal, tu as l'air de dire qu'elle veut que les classes moins favorisées puissent plus facilement accéder au "luxe" : tu crois vraiment qu'augmenter une smicarde, mère de famille, de 100 euros, c'est du luxe ?
non, je suis au contraire tout à fait d'accord avec l'idée que cela est absolument nécessaire. Ce que je voulais dire par là (sans avoir pris le temps de le développer clairement), c'est que j'ai l'impression que le programme de Royal se concentre sur les problèmes de ceux qui n'ont pas ou peu accès aux possibilités qu'offre notre société actuelle, tandis que cette société est entre-temps déjà tombé dans le travers que prévoyait déjà Spinoza: les maux propres au temps de paix, qui constituent une nouvelle forme d'esclavage. Si probablement une petite majorité des Français qui se rendront aux urnes va voter pour Sarkozy, c'est à mon sens parce que lui, il s'attaque davantage à ces maux-là, et que la France ayant désormais une grande classe moyenne qui profite déjà de tous les biens matériels et spirituels que notre société actuelle peut offrir, elle souffre peut-être déjà majoritairement de ces maux de 'luxe' que de maux auxquels s'attaque Royal (et qui concernent plus les défavorisés).
Quels seraient alors les maux auxquels Sarkozy propose de remédier, et par rapport auxquels il n'y a qu'un grand silence du côté de Royal? C'est précisément ce que certains appellent le 'nihilisme', et ce que Sarkozy a de nouveau très très bien résumé dans son discours anti-68 de hier. On peut entre-temps trouver des blogueurs qui énumèrent tous les biens qu'a permis cette révolution sociale (notamment en ce qui concerne le statut matériel des femmes et des ouvriers), mais je ne crois pas que c'était cela que visait Sarkozy. L'image qu'il dresse de mai '68 et donc ce à quoi il déclare la guerre, ce ne sont pas ces acquis-là, c'est plutôt une certaine 'mentalité', un ensemble de valeurs qui à mon sens est très bien désigné par le mot 'nihilisme'. Je ne crois pas du tout que mai '68 était en soi un mouvement nihiliste, mais je crains que la 'morale' qu'elle a inventée ne soit finalement pas capable de remplacer celle qu'elle voulait détruire, et cela précisément parce qu'elle n'a pas permis d'évoluer vers une société 'post-luxe' (société en la possibilité de laquelle Spinoza ne semble pas avoir cru, mais qu'à mon sens il faudrait néanmoins d'urgence inventer). J'essaie de m'expliquer.
Aussi longtemps que nous sommes dans un monde capitaliste tel qu'il est actuellement, la société aura besoin d'une majorité de boulots qui ne permettent que très peu aux gens de développer des affects actifs. Souvent c'est même pire: ce sont des boulots pour lesquels un être humain ne peut qu'être très peu motivé, et qui demandent surtout des sacrifices avec seulement pas mal d'argent en retour (dans le meilleur cas). Alors il me semble que si dans cette société, on ne valorise plus collectivement le mérite, l'effort, le sacrifice, bref tout ce que l'on associait dans l'avant mai '68 au mot 'travail', ces gens-là ne peuvent que sombrer dans un état de désespoir et/ou de nihilisme.
Je n'ai pas l'impression que Sègolène Royal ait compris cela, dans le sens où je ne vois pas ce qui dans son programme est destiné à remédier à ces problèmes-là. Qu'elle aide ceux qui sont le plus victimes de l'état actuel du capitalisme (dans le sens où ils n'ont que très peu accès à ses avantages), à mieux s'en sortir est bien sûr excellent. Mais il ne s'agit plus d'une majorité de Français, il s'agit des 'marginaux'. Les autres, ceux qui gagnent déjà bien leur vie (et 'qui ne se sentent pas victimes d'inégalité', comme l'a dit zarathoustra), ce sont eux qui forment aujourd'hui la base de la société civile. Et ce sont eux qui, MALGRE tous les efforts quotidiens pour gagner leur pain ET leur télévision avec écran plasma, sont constamment confrontés à l'état d'esclavage propre au temps de paix, tel que l'a décrit Spinoza. Je ne vois pas ce que Royal propose pour aider ces gens-là à s'en sortir.
Sarkozy, en revanche, semble au moins avoir compris partiellement le problème. Dans son dernier discours, il est même prêt à pointer du doigt le capitalisme et la mondialisation comme coupables principales (outre la gauche). Seulement, ce qu'il propose comme remède, c'est à mes yeux rien d'autre qu'un retour en arrière: essayons de revaloriser collectivement le 'travail', car cela permettra aux gens de donner un sens collectif à ce qui n'a, au niveau individuel, plus aucun autre sens que de gagner plus d'argent pour pouvoir s'acheter plus de luxe etc, bref aucun sens du tout.
En revanche, si dans les 'golden sixties' les gens étaient prêts à travailler comme des fous et à espérer pouvoir acheter un jour tout ce que la merveilleuse publicité leur conseillait, c'était peut-être non seulement à cause de l'espoir d'augmentation de la puissance d'agir que ce gain de luxe leur inspirait, mais aussi parce qu'ils vivaient toujours dans un système collectif où le travail, c'était ce qu'on faisait pour l'argent, et c'était ce qui était par définition 'dur' et en tant que tel non intéressant. Celui qui le matin se levait tôt pour aller travailler à la chaîne, savait d'abord que Dieu allait récompenser tout cela par une béatitude après la mort, mais avant tout que la société allait lui donner déjà pas mal de reconnaissance dans la 'vie présente', surtout une fois qu'il pouvait commencer à étaler tout ce qu'il avait gagné par ce travail sous forme de produits de luxe. On pouvait donc accepter ce type de boulots parce que d'une part on avait l'espoir de pouvoir s'en sortir mieux au niveau matériel (espoir dorénavant tout à fait confirmé, donc devenu 'certitude', ou 'sécurité'), et d'autre part le luxe ne servait pas encore à la jouissance pure, mais avait un sens social: montrer qu'on est capable de travailler dur. Il permettait donc de s'intégrer dans la société culturelle dans laquelle on vivait, bref de se forger une 'identité'.
C'est pourquoi j'ai l'impression que la morale 'anti-profiteurs' que Sarkozy professe, est précisément celle qui règnait avant mai '68. Car mai '68 a peut-être permis de se débarrasser collectivement de ce sentiment de culpabilité 'chrétienne trop chrétienne' qu'entourait encore l'idée de jouissance (et donc aussi l'idée de dépenser de l'argent pour ce qui n'est que du luxe). Maintenant on a le droit (voir l'obligation) de jouir, et donc on ne va plus travailler pour l'argent et pour montrer sa vertu morale, on va travailler POUR pouvoir profiter du luxe que l'argent permet. Toutefois, aussi longtemps que le travail lui-même ne permet pas au travailleur d'augmenter par là même sa puissance d'agir, cette jouissance devient très vite une forme d'esclavage, car ni l'un ni l'autre permet la création d'affects actifs.
Et je ne vois pas comment mai '68 pourrait répondre à ce problème, ni comment Ségolène Royal le fait. Sarkozy l'essaie par le biais d'une revalorisation collective du travail insensé, et sans doute cela apaise-t-il certains gens (ceux qui travaillent déjà très 'dur'). Dans ce sens il crée peut-être même un 'affect utile à la République', évitant que de plus en plus de gens votent pour l'extrême-droite, tout en permettant une certaine reconnaissance collective. Mais il est clair aussi que cela ne change rien au problème évoqué par Spinoza, car qui dit plus travailler pour gagner plus, dit également - dans la société actuelle et cela aussi longtemps qu'elle est en paix - gagner plus pour acheter plus, et acheter plus pour pouvoir jouir plus du luxe.
Autrement dit: comme le 'droit à la jouissance', que nous avons acquis avec mai '68, ne peut plus être effacé, la revalorisation d'un travail qui rend impuissant ne pourra qu'apporter un peu de supplément d'âme, elle ne permettra plus jamais un retour intégral au système de valeurs d'avant mai '68 (ne fût-ce que parce qu'aujourd'hui plus aucun dieu est là pour assurer la béatitude après vie). La revalorisation du travail ne sert donc qu'à justifier ce droit à la jouissance en tant que tel (qui travaille dur, a le droit d'en récolter le seul profit qu'il peut en tirer dans notre société, et qui est celui de la jouissance du luxe; qui travaille plus, aura simplement droit à plus de luxe). Ce qui est une situation très différente de celle d'avant mai '68.
Puis rien ne dit que par là ces mêmes gens vont moins avoir l'impression d'être entouré de profiteurs, car cette catégorie de 'profiteurs' me semble précisément être faite pour incarner ce qui manque au travailleur capitaliste: la possibilité d'une vraie jouissance de la vie en tant que telle SANS devoir travailler 'dur' (c'est-à-dire une réelle augmentation de la puissance d'agir). L'un (le travailleur capitaliste) me semble être 'congénitalement' lié à l'autre (la haine pour Le Profiteur).
Voici donc une deuxième raison pour laquelle je ne vois pas comment sur le long terme Sarkozy pourrait résoudre quoi que ce soit. Déjà on est d'accord pour dire qu'il ne va pas rendre la vie plus facile aux défavorisés (troisième raison qui laisse présager son échec), mais je crains donc qu'après quelques années, ceux qui ont voté pour lui aillent également être assez déçus, la lutte contre Les Profiteurs étant une lutte sans fin.
D'autre part, Ségolène Royal pourra sans doute mieux apaiser les plus défavorisés, et pour le reste plaire à tous ceux de gauche qui trouvent cela important, mais je ne vois pas vraiment en quoi son programme pourrait résoudre le problème essentiel d'une société capitaliste en paix, tel que l'a soulevé Spinoza, et tel que le vivent maintenant les classes moyennes de manière quotidienne, et de manière de plus en plus insupportable.
Pour résumer, je dirais donc que la solution aux problèmes actuels qu'apporte Sarkozy, c'est de promettre plus de jouissance du luxe à ceux qui travaillent le plus dur, tandis que Royal essaie d'améliorer les conditions de vie de ceux qui pour l'instant n'ont aucun accès au luxe (créant par là, dans notre société de pubs, immédiatement l'espoir d'un jour pouvoir dépasser le simple niveau de survie et de pouvoir se permettre eux aussi du vrai luxe), tout en laissant la classe moyenne à leurs problèmes. Aucun des deux, il me semble, ne s'en prend au problème le plus essentiel d'une société capitaliste en paix. Au contraire, tous les deux, à leur façon, laissent l'esclavage qui le caractérise intacte. Comme déjà dit, je préfère néanmoins Royal parce qu'en apaisant la partie du peuple qui actuellement est la plus violente (voire souffre le plus), elle pourra nous faire gagner un peu de temps pour inventer une solution à ce problème spinoziste, tandis qu'en rendant les pauvres encore plus pauvres, une explosion sociale me semble être plus probable sur le court terme.
Louisa