En effet, l'idée de l'Ecclésiaste se fonde sur cette idée qu'il est vain de rechercher la sagesse, car le sage et le fou meurent tous les deux. C'est une conception déprimante de la vie. Or il semble que pour Spinoza, il n'en soit pas ainsi. Pour lui, la connaissance est au contraire hautement désirable, en ce qu'elle nos permet d'accroître "la part de nous qui subsiste" après la mort du corps. Ce sont deux visions opposées de la vie.
Spinoza dit bien également qu'il faut consacrer tous nos efforts à la concorde et à l'amitié entre les hommes, bien que "l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre", c'est-à-dire que par leurs affects, ils sont d'une nature différente. A vrai dire, seuls les hommes jouissants de l'amour intellectuel de Dieu peuvent réellement s'unir les uns aux autres, ce qui fait que, la plupart du temps, les humains discordent les uns d'avec les autres, en ce qu'ils ne poursuivent pas les mêmes objets, c'est-à-dire en tant que leurs désirs discordent entre eux.
D'où cette conséquence qu'il faudrait fonder de véritables communautés spinozistes, si nous voulons faire en sorte de ne plus ressentir cette solitude qui découle de la différence des désirs et des joies. Mais à vrai dire, je n'ai jamais entendu parler d'une telle chose, et nous devons donc continuer de vivre parmi les ignorants, ce qui conduit à éprouver cette "morne mélancolie" dont parlait Henrique. Peut-être dans l'avenir de telles communautés de philosophes existeront-elles, et faut-il espérer en attendant.
Les échos discordants
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seuls les hommes jouissants de l'amour intellectuel de Dieu peuvent réellement s'unir les uns aux autres
Spinoza ne dit pas cela je pense. Ceux qui jouissent de l'amour intellectuel connaissent leur unité profonde, substantielle, ainsi qu'avec toutes choses, ils n'ont pas besoin de s'unir, de passer d'une désunion à l'union, car l'amour intellectuel n'a pas de commencement (E5P33S).
Pour ce qui est de l'union des autres hommes entre eux, elle dérive de la raison et c'est l'amitié qu'ils cultivent : "Les hommes ne sont constamment et nécessairement en conformité de nature qu'en tant qu'ils vivent selon les conseils de la raison." (E4P35) Or les conseils de la raison sont assez ordinairement accessibles aux hommes, il n'est pas absolument nécessaire de passer par Spinoza pour cela. Je connais beaucoup de gens honnêtes qui n'ont jamais lu Spinoza et qui dans la plupart de leurs choix de vie sont raisonnables : ils savent qu'il vaut mieux être en paix avec les autres plutôt que de cultiver les inimitiés, ils savent préférer un plus grand bien futur à un petit bien immédiat, les affects actifs comme le courage et la générosité l'emportent chez eux sur la mollesse et l'égoïsme des passions ordinaires etc. Il est donc possible d'échanger et de s'enrichir mutuellement sur des bases communes. L'avantage de celui qui comprend et applique l’Éthique, partie IV, c'est seulement qu'il sait le faire de façon encore plus stable et efficace.
Quant à créer une association de pratiquants de l’Éthique, qui pourrait être une forme de spiritualité laïque, s'appuyant sur la raison et l'entendement intuitif seuls, pour remplir le vide laissé par les religions ordinaires fondées sur l'imagination et les superstitions, c'est quelque chose qui pourrait se faire un jour. En attendant, ce site en est peut-être modestement une sorte de préparation.
Henrique a écrit :(...)
Quant à créer une association de pratiquants de l’Éthique, qui pourrait être une forme de spiritualité laïque, s'appuyant sur la raison et l'entendement intuitif seuls, pour remplir le vide laissé par les religions ordinaires fondées sur l'imagination et les superstitions, c'est quelque chose qui pourrait se faire un jour. En attendant, ce site en est peut-être modestement une sorte de préparation.
La secte des consommateurs de la Substance ?
Plus sérieusement, peut-être que j'extrapole sur ta pensée, mais je donnerais un peu raison à Libr617 sur le côté "croyant" qu'impliquerait une pensée centrée sur l’Éthique autrement que de manière programmatique. La physique de Spinoza ou son petit traité des passions sont par exemple un peu légers au vu des connaissances actuelles, et il ne faudrait pas non plus se mettre à en soutenir le contenu comme d'autres ont soutenu que la Terre était plate...
Personnellement, je garde principalement de l'Ethique la logique de la construction ontologique, le cadre naturaliste-rationaliste-éthique d'actualité dans notre monde techno-scientifique, les principes d'une mécanique intellectualo-affective, la pertinence d'une pratique "analytique" pour la modification des états mentaux et un genre de sensibilité existentielle que je reconnais chez moi.
Ca fait déjà beaucoup, suffisamment pour me sentir "spinozien" plutôt que kantien, platonicien, cartésien ou autre, mais j'aurais du mal à en faire un motif d'engagement associatif. J'aurais plutôt tendance à orienter l'association des forces et des intérêts vers des buts pratiques, économico-socio-politiques, que vers une association de "mentalités" dont l'accord ne préjuge en rien des priorités d'action.
Ou pour le dire autrement, à mon sens les modifications de mentalités se font sur le temps long, par une imprégnation culturelle impliquant toute la société, et l'Ethique ou même tout Spinoza "dans le texte" est un peu restreint et élitiste pour servir de support explicite à ce genre d'évolution. Ce qu'il se passe peut-être actuellement, c'est que Spinoza entre dans un mouvement plus général de reconstruction d'un rapport au monde qui ne soit ni la religion "superstitieuse" ni le techno-scientisme utilitariste, un équilibre entre le coeur et la raison, mais personnellement, je ne recommanderai pas à tout un chacun de se plonger dans l'étude des textes, de devenir un "pratiquant de l'Ethique" pour aller dans ce sens.
Je crois que Spinoza prend peu à peu sa place comme référence implicite de divers courants intellectuels, qu'on le retrouve chez des philosophes, des physiciens, des biologistes, des sociologues voire même des politiques, et que c'est plutôt comme cela que son esprit s'actualise plutôt que comme une pratique explicite.
Disons que "remplir le vide laissé par les religions ordinaires fondées sur l'imagination et les superstitions" par l'Ethique, me semble réservé aux happy few capables de saisir un texte difficile du XVIIe et d'en retirer des enseignements pour eux-mêmes. Ca ne doit pas faire beaucoup de monde.
- Henrique
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Le terme "pratiquant" est connoté. Je voulais dire "personnes qui s'efforcent de mettre en pratique" ce qu'en l'occurrence ils comprennent de l'Ethique et surtout d'eux-mêmes par leurs échanges. Si des gens se donnaient un tel projet, je les vois mal prendre l'Ethique comme un ensemble de dogmes qu'il faudrait appliquer sans discussion, du simple fait en effet qu'il y a tout un travail de compréhension personnelle à mener. Je verrais plutôt un lieu d'échange de pistes de compréhension personnelle non pas du seul texte de l'Ethique, pris comme une sorte de Bible, mais de ce que c'est que d'être humain, de chercher ce que Spinoza appelle la béatitude et de mettre en pratique concrètement les résultats de cette recherche. Cela n'exclurait en rien d'autres sources de réflexion, tant qu'elles seraient envisagées de façon rationnelle et laïque.
Quant à remplir le vide des religions, évidemment, ce ne serait pas pour faire d'autres religions fondées sur une révélation, ni pour proposer que cela devienne quelque chose d'universel, mais ceux qui par leurs parcours pourraient aspirer à ce genre d'association.
Si à titre personnel, j'ai plutôt tendance à préférer une certaine solitude, la question que je me pose au fond ici est qu'est-ce qu'il peut y avoir entre d'une part, la dissociété que constitue de plus en plus l'atomisation croissante des individus que nous connaissons à notre époque de libéralisme (cf. J. Généreux sur la Dissociété), avec tous les problèmes qui en découlent et d'autre part, une société fondée sur la théologie et ainsi l'imaginaire et les passions tristes qui en découlent ? J'envisagerai une forme de ce que j'avais appelé spiritualité laïque partagée comme moyen d'éviter de faire le yoyo entre l'un et l'autre. Cela a tendu à exister pendant près d'un demi-millénaire autour de la naissance de JC, avec l'école stoïcienne. Dans ce cadre, un groupe d'amis de Spinoza pourrait être un élément solide sans avoir à chercher à s'imposer comme le seul chemin possible.
Quant à remplir le vide des religions, évidemment, ce ne serait pas pour faire d'autres religions fondées sur une révélation, ni pour proposer que cela devienne quelque chose d'universel, mais ceux qui par leurs parcours pourraient aspirer à ce genre d'association.
Si à titre personnel, j'ai plutôt tendance à préférer une certaine solitude, la question que je me pose au fond ici est qu'est-ce qu'il peut y avoir entre d'une part, la dissociété que constitue de plus en plus l'atomisation croissante des individus que nous connaissons à notre époque de libéralisme (cf. J. Généreux sur la Dissociété), avec tous les problèmes qui en découlent et d'autre part, une société fondée sur la théologie et ainsi l'imaginaire et les passions tristes qui en découlent ? J'envisagerai une forme de ce que j'avais appelé spiritualité laïque partagée comme moyen d'éviter de faire le yoyo entre l'un et l'autre. Cela a tendu à exister pendant près d'un demi-millénaire autour de la naissance de JC, avec l'école stoïcienne. Dans ce cadre, un groupe d'amis de Spinoza pourrait être un élément solide sans avoir à chercher à s'imposer comme le seul chemin possible.
- Shub-Niggurath
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Ce qui me paraît important dans la philosophie de Spinoza, c'est justement qu'il prétend synthétiser la science la plus rigoureuse (de son époque) avec les enseignements spirituels les plus élevés. La formule "magique" de l'amour intellectuel de Dieu réunit bien ces deux aspects de sa pensée, à la fois ce qui peut être démontré rationnellement et ce qui peut être éprouvé et expérimenté en tant qu'affect. Il n'y a pas de séparation chez lui entre Dieu et la Nature, entre la Raison et les Affects, ni entre la Science et la Religion.
Le coup de force de Spinoza consiste donc à réunir dans un même système ce que la laïcité moderne tend à séparer, d'un coté le savoir objectif et de l'autre le sentiment religieux. C'est de cette séparation, opérée par la modernité, que naissent les controverses actuelles, et qui permet aux religions fondées sur les textes "sacrés" de perdurer, alors qu'elles auraient dû se fondre dans la connaissance intellectuelle pour produire un ensemble cohérent, qui tienne compte en même temps des avancées de la science et des désirs de vivre dans une communauté harmonieuse.
La puissance de la philosophie de Spinoza consiste justement dans cette union entre les sentiments religieux et les recherches scientifiques, c'est une pensée de la synthèse entre ce que nous avons appris à l'école à considérer comme des choses opposées, chacune existant dans son domaine propre. Jamais Spinoza ne fait appel à la "foi" ni à la croyance pour justifier l'amour de soi-même et l'amour d'autrui, et pourtant ces thèmes sont bien présents dans son oeuvre. Je pense que c'est ignorer volontairement ce que cette philosophie a de plus subversif que de ne pas voir qu'elle tente de réunir ce que la modernité a séparé.
Pour moi Spinoza est tout sauf un athée, c'est au contraire un esprit profondément religieux, qui désirait démontrer les enseignements les plus beaux de la religion de son temps, en les intégrant dans un système rationnel du début à la fin. Si on accepte cette vision de sa philosophie, il est loin d'être absurde d'imaginer des communautés religieuses fondées sur sa pensée, qui auraient l'avantage de ne comporter aucun dogme, mais seulement des règles de vie, fondées sur ce qui est commun à tous les hommes, à savoir l'intelligence.
Le coup de force de Spinoza consiste donc à réunir dans un même système ce que la laïcité moderne tend à séparer, d'un coté le savoir objectif et de l'autre le sentiment religieux. C'est de cette séparation, opérée par la modernité, que naissent les controverses actuelles, et qui permet aux religions fondées sur les textes "sacrés" de perdurer, alors qu'elles auraient dû se fondre dans la connaissance intellectuelle pour produire un ensemble cohérent, qui tienne compte en même temps des avancées de la science et des désirs de vivre dans une communauté harmonieuse.
La puissance de la philosophie de Spinoza consiste justement dans cette union entre les sentiments religieux et les recherches scientifiques, c'est une pensée de la synthèse entre ce que nous avons appris à l'école à considérer comme des choses opposées, chacune existant dans son domaine propre. Jamais Spinoza ne fait appel à la "foi" ni à la croyance pour justifier l'amour de soi-même et l'amour d'autrui, et pourtant ces thèmes sont bien présents dans son oeuvre. Je pense que c'est ignorer volontairement ce que cette philosophie a de plus subversif que de ne pas voir qu'elle tente de réunir ce que la modernité a séparé.
Pour moi Spinoza est tout sauf un athée, c'est au contraire un esprit profondément religieux, qui désirait démontrer les enseignements les plus beaux de la religion de son temps, en les intégrant dans un système rationnel du début à la fin. Si on accepte cette vision de sa philosophie, il est loin d'être absurde d'imaginer des communautés religieuses fondées sur sa pensée, qui auraient l'avantage de ne comporter aucun dogme, mais seulement des règles de vie, fondées sur ce qui est commun à tous les hommes, à savoir l'intelligence.
- Henrique
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A Shub,
Je suis d'accord avec le fond de votre message tel que je le comprends. Je dirais simplement que la force de l'amour intellectuel est de ne pas dépendre de l'état des connaissances de second genre. Ainsi que je l'ai plusieurs fois indiqué, les trois genres de connaissance sont à mon sens trois façons d'entendre les choses qui coexistent et ne dérivent pas les unes des autres. Aussi peut-on connaître l'amour intellectuel sans connaître la science de l'époque de Spinoza comme ce fût le cas du Christ selon Spinoza et je rappelle que si Spinoza dit que le fait de rendre durable cet état est rare, il n'en est pas moins connu de tous les hommes.
Ordinairement, l'imagination qu'on pourrait appeler intellection par images est sur-développée pour faciliter la survie individuelle et les deux autres genres ne sont pas inexistants mais obérés par le premier. En revanche quand l'entendement intuitif prend suffisamment d'essor en partie grâce au développement de la raison dans certaines conditions, les genres de connaissance peuvent s'harmoniser et se renforcer mutuellement au lieu de s'affaiblir. Aussi l'Ethique de Spinoza est un système ouvert, qui peut être enrichi et renforcé par les progrès des connaissances scientifiques, sans grand risque de perdre de sa force et non exiger le respect d'une dogmatique définitive qui définirait les connaissances orthodoxes et celles qui devraient être exclues a priori.
D'autre part, Spinoza est lui-même un des grands fondateurs de notre modernité en ce qu'elle sépare religion et politique comme foi et savoir avec son Traité théologico-politique. Il y a le salut des ignorants en matière affective (cela arrive souvent à des gens très versés dans le domaine scientifique), celui qui se fonde sur des récits fantastiques destinés à impressionner l'imagination et ainsi les passions des hommes dans le sens des articles de foi de la religion que sont l'amour du prochain plutôt que la haine, le respect des lois etc. Et il y a le salut des savants en matière affective : ceux qui ne se laissent pas gouverner par leur imagination et leurs affects passifs. Mais ils font pour l'essentiel la même chose que ce que commande toute religion en son essence : cultiver l'amour plutôt que la haine etc. Aussi y a-t-il une indépendance de la foi et de la philosophie : elles ne s'adressent pas au même public.
D'autre part, Spinoza montre bien à quel point il est dangereux de mettre une religion donnée au pouvoir politique. Comme une religion part de "vérités révélées", elle ne peut que brutaliser inutilement la réalité sociale dans laquelle une grande multiplicité d'opinions existent nécessairement. Le seul moyen pour qu'il y ait une unité sociale malgré la multiplicité des opinions possibles, c'est la considération du bien commun, de ce qui est effectivement bon pour tous, ce qui ne peut s'accomplir pleinement que dans une démocratie ou le nécessaire débat d'idées permet l'émergence de dénominateurs communs forts.
Mais il n'y en a pas moins une religion conçue comme vertu chez Spinoza : "Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l'idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J'appelle piété le désir de faire du bien dans une âme que la raison conduit." (E4P37S1). On peut penser qu'une pratique démocratique durable (quelques siècles probablement) finit par valoriser les notions communes par rapport aux imaginations mutilées et mutilantes. Mais dès l'époque de Spinoza, il y a des groupes qui n'opposent pas Dieu et la raison, non certes le Dieu de la foi, mêlé d'imaginations, mais le Dieu rationnel et intuitif des philosophes que Spinoza ne fait que rendre plus intelligible qu'il ne l'avait été avant lui. C'est en effet, qu'on ne peut concevoir d'humanité sans société, ni de société sans "désir de faire du bien". Quand la religion de la foi perd du terrain social, sous les coups de la raison technicienne notamment, le désir de faire du bien autrement qu'à soi, et ainsi de faire société, tend à disparaître s'il n'y a pas quelque chose pour le remplacer. Mais à l'époque de Spinoza, la question ne se pose pas beaucoup, la religion ordinaire a une grande importance. Il n'a pas vraiment à réfléchir à ce que pourrait être une alternative sociale aux religions de la foi. Aussi est-il pour une forme de tolérance qui est en fait une sorte d'indifférence mutuelle de la foi et de la raison : la foi permet l'obéissance, c'est-à-dire le respect des règles de vie commune, la raison permet la liberté, c'est-à-dire le respect de ces mêmes règles parce qu'on en comprend de soi-même l'utilité. Comme elles ont la même finalité, elles se complètent plus qu'elles ne se combattent.
Aussi Pierre Bayle se trompe à mon avis quand il croit qu'une société d'athées est possible. Il compte sur le désir des honneurs et en général de la gloire pour pousser les hommes à s'intéresser au bien de la société mais c'est sans compter avec la prise de conscience possible de la vanité d'une recherche éperdue des honneurs, comme des richesses. Que deviennent alors ceux qui sont sans foi ni règle de raison ? Spinoza à mon sens est clair : des barbares, menés par des passions aveugles. Ils peuvent pendant un temps coexister avec les autres (membres d'une société ou sociétés), dans la crainte de subir des torts plus grands que ceux qu'ils pourraient infliger aux autres, mais ça finit toujours plutôt mal.
Notre époque a inventé toutefois des succédanés d'objets pour la foi : l'humanité, l'histoire, la république, le peuple et autres idoles que Max Stirner a bien analysé. On pourrait ajouter comme je le disais la science, le sport, le marché. Mais ce sont des religions, au sens de formes d'unification entre les hommes, fragiles étant donnée l'évidence de leur rapport avec la faiblesse caractéristique des hommes. Ils ne peuvent constituer quelque chose de solide sans s'appuyer sur une connaissance d'ensemble du rapport de l'homme avec la nature.
Je suis d'accord avec le fond de votre message tel que je le comprends. Je dirais simplement que la force de l'amour intellectuel est de ne pas dépendre de l'état des connaissances de second genre. Ainsi que je l'ai plusieurs fois indiqué, les trois genres de connaissance sont à mon sens trois façons d'entendre les choses qui coexistent et ne dérivent pas les unes des autres. Aussi peut-on connaître l'amour intellectuel sans connaître la science de l'époque de Spinoza comme ce fût le cas du Christ selon Spinoza et je rappelle que si Spinoza dit que le fait de rendre durable cet état est rare, il n'en est pas moins connu de tous les hommes.
Ordinairement, l'imagination qu'on pourrait appeler intellection par images est sur-développée pour faciliter la survie individuelle et les deux autres genres ne sont pas inexistants mais obérés par le premier. En revanche quand l'entendement intuitif prend suffisamment d'essor en partie grâce au développement de la raison dans certaines conditions, les genres de connaissance peuvent s'harmoniser et se renforcer mutuellement au lieu de s'affaiblir. Aussi l'Ethique de Spinoza est un système ouvert, qui peut être enrichi et renforcé par les progrès des connaissances scientifiques, sans grand risque de perdre de sa force et non exiger le respect d'une dogmatique définitive qui définirait les connaissances orthodoxes et celles qui devraient être exclues a priori.
D'autre part, Spinoza est lui-même un des grands fondateurs de notre modernité en ce qu'elle sépare religion et politique comme foi et savoir avec son Traité théologico-politique. Il y a le salut des ignorants en matière affective (cela arrive souvent à des gens très versés dans le domaine scientifique), celui qui se fonde sur des récits fantastiques destinés à impressionner l'imagination et ainsi les passions des hommes dans le sens des articles de foi de la religion que sont l'amour du prochain plutôt que la haine, le respect des lois etc. Et il y a le salut des savants en matière affective : ceux qui ne se laissent pas gouverner par leur imagination et leurs affects passifs. Mais ils font pour l'essentiel la même chose que ce que commande toute religion en son essence : cultiver l'amour plutôt que la haine etc. Aussi y a-t-il une indépendance de la foi et de la philosophie : elles ne s'adressent pas au même public.
D'autre part, Spinoza montre bien à quel point il est dangereux de mettre une religion donnée au pouvoir politique. Comme une religion part de "vérités révélées", elle ne peut que brutaliser inutilement la réalité sociale dans laquelle une grande multiplicité d'opinions existent nécessairement. Le seul moyen pour qu'il y ait une unité sociale malgré la multiplicité des opinions possibles, c'est la considération du bien commun, de ce qui est effectivement bon pour tous, ce qui ne peut s'accomplir pleinement que dans une démocratie ou le nécessaire débat d'idées permet l'émergence de dénominateurs communs forts.
Mais il n'y en a pas moins une religion conçue comme vertu chez Spinoza : "Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l'idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J'appelle piété le désir de faire du bien dans une âme que la raison conduit." (E4P37S1). On peut penser qu'une pratique démocratique durable (quelques siècles probablement) finit par valoriser les notions communes par rapport aux imaginations mutilées et mutilantes. Mais dès l'époque de Spinoza, il y a des groupes qui n'opposent pas Dieu et la raison, non certes le Dieu de la foi, mêlé d'imaginations, mais le Dieu rationnel et intuitif des philosophes que Spinoza ne fait que rendre plus intelligible qu'il ne l'avait été avant lui. C'est en effet, qu'on ne peut concevoir d'humanité sans société, ni de société sans "désir de faire du bien". Quand la religion de la foi perd du terrain social, sous les coups de la raison technicienne notamment, le désir de faire du bien autrement qu'à soi, et ainsi de faire société, tend à disparaître s'il n'y a pas quelque chose pour le remplacer. Mais à l'époque de Spinoza, la question ne se pose pas beaucoup, la religion ordinaire a une grande importance. Il n'a pas vraiment à réfléchir à ce que pourrait être une alternative sociale aux religions de la foi. Aussi est-il pour une forme de tolérance qui est en fait une sorte d'indifférence mutuelle de la foi et de la raison : la foi permet l'obéissance, c'est-à-dire le respect des règles de vie commune, la raison permet la liberté, c'est-à-dire le respect de ces mêmes règles parce qu'on en comprend de soi-même l'utilité. Comme elles ont la même finalité, elles se complètent plus qu'elles ne se combattent.
Aussi Pierre Bayle se trompe à mon avis quand il croit qu'une société d'athées est possible. Il compte sur le désir des honneurs et en général de la gloire pour pousser les hommes à s'intéresser au bien de la société mais c'est sans compter avec la prise de conscience possible de la vanité d'une recherche éperdue des honneurs, comme des richesses. Que deviennent alors ceux qui sont sans foi ni règle de raison ? Spinoza à mon sens est clair : des barbares, menés par des passions aveugles. Ils peuvent pendant un temps coexister avec les autres (membres d'une société ou sociétés), dans la crainte de subir des torts plus grands que ceux qu'ils pourraient infliger aux autres, mais ça finit toujours plutôt mal.
Notre époque a inventé toutefois des succédanés d'objets pour la foi : l'humanité, l'histoire, la république, le peuple et autres idoles que Max Stirner a bien analysé. On pourrait ajouter comme je le disais la science, le sport, le marché. Mais ce sont des religions, au sens de formes d'unification entre les hommes, fragiles étant donnée l'évidence de leur rapport avec la faiblesse caractéristique des hommes. Ils ne peuvent constituer quelque chose de solide sans s'appuyer sur une connaissance d'ensemble du rapport de l'homme avec la nature.
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