Traité théologico-politique/Chapitre V

De Spinoza et Nous.
Aller à : Navigation, rechercher



Baruch Spinoza

Chapitre V

Du véritable objet de l'institution des cérémonies religieuses.

- De la croyance aux récits historiques ;

sous quel rapport elle est nécessaire et à quelle sorte de personnes.




Tractatus theologico-politicus

PraefatioCaput IIIIIIIVV
VIVIIVIIIIXX
XIXIIXIIIXIVXV
XVIXVIIXVIIIXIXXX

Autres œuvres

Nous avons montré dans le chapitre précédent que la loi divine, cette loi qui nous rend vraiment heureux et nous enseigne la vie véritable, est commune à tous les hommes ; et comme nous l’avons déduite de la seule considération de la nature humaine, il faut reconnaître qu’elle est innée et comme gravée au fond de notre âme. Or les cérémonies religieuses, celles du moins que nous trouvons dans l’Ancien Testament, ayant été instituées en vue des seuls Hébreux, et si particulièrement appropriées aux intérêts de leur empire que la plupart d’entre elles ne pouvaient être célébrées par les particuliers, mais seulement par toute la nation réunie, il s’ensuit qu’elles n’ont rien à voir avec la loi divine, et ne peuvent servir de rien, ni pour la vertu, ni pour le bonheur : elles regardent donc exclusivement l’élection des Hébreux, c’est-à-dire (ainsi que nous l’avons montré au chap. III) leur bien-être matériel et temporel et la tranquillité de leur empire ; et par conséquent elles n’ont pu avoir d’usage qu’autant que cet empire était debout.

On demandera, maintenant, pourquoi, dans l’Ancien Testament, les cérémonies sont rattachées à la loi divine. C’est qu’elles étaient fondées sur la révélation, ou du moins sur des bases que la révélation avait posées. Au surplus, comme une bonne raison, si solide qu’elle puisse être, n’a jamais grand effet sur les théologiens, je vais m’attacher à confirmer ici par l’autorité de l’Écriture ce que j’ai établi ailleurs d’une autre façon ; et pour répandre encore plus de clarté sur cette matière, j’expliquerai en quel sens et comment les cérémonies servirent à l’établissement et à la conservation de l’empire hébreu.

S’il y a un point clairement établi dans Isaïe, c’est que la loi divine, prise en elle-même, ne consiste point dans des cérémonies, mais dans cette loi universelle qui nous ordonne de bien vivre. Au chap. Ier, vers. 10, le prophète invite son peuple à apprendre de lui la voie divine, et après en avoir exclu toute espèce de sacrifices et de fêtes, il la leur découvre enfin (vers. 16, 17) et la fait consister tout entière dans la purification de l’âme, dans la pratique de la vertu et l’habitude des bonnes actions, enfin dans la charité pour les misérables. Le témoignage du psalmiste n’est pas moins formel quand il dit en parlant à Dieu (psaume XL, vers. 7, 9) : " Vous n’avez voulu ni sacrifices ni présents ; vous m’avez ouvert les oreilles[1], mais vous ne m’avez demandé ni holocauste, ni oblation pour le péché. Et moi, mon Dieu, j’ai voulu me conformer à votre volonté ; car votre loi est dans mes entrailles. " Ainsi donc le psalmiste n’entend par la loi de Dieu que celle qui est gravée au fond de nos entrailles ; et il en exclut les cérémonies, parce qu’elles ne tirent point leur bonté d’elles-mêmes, mais seulement du fait de leur institution, et n’ont pas par conséquent le caractère d’une loi primitive. Je pourrais citer un grand nombre de passages de l’Écriture pour confirmer cette doctrine ; mais les deux qui précèdent suffisent à mon objet.

Je puis également établir par l’Écriture sainte que les cérémonies ne sont d’aucun usage pour la vraie béatitude, et ne regardent que la prospérité temporelle de l’empire. L’Écriture, en effet, ne promet pour prix de l’exacte observation des cérémonies que des avantages et des plaisirs tout corporels ; la loi divine seule, la loi universelle, donne la béatitude. Qu’on parcoure les cinq livres communément appelés livres de Moïse, on n’y trouvera d’autre récompense promise que la félicité temporelle : les honneurs, la renommée, la victoire, les richesses, les plaisirs, la santé. Je sais que ces cinq livres contiennent, outre les cérémonies, plusieurs préceptes de morale ; mais aucun de ces préceptes n’a le caractère d’une prescription universelle. Ce sont des règles de conduite mises à la portée des Hébreux et particulièrement appropriées à leur génie, qui n’ont par conséquent rapport qu’à la prospérité de l’empire. Par exemple, ce n’est point à titre de docteur ni de prophète que Moïse ordonne aux Juifs de ne point tuer, de ne point voler ; c’est à titre de législateur et de souverain. En effet, il ne se fonde point sur la raison pour imposer de tels commandements, mais bien sur les peines attachées à la désobéissance ; or ces peines peuvent et doivent même varier suivant le génie de chaque peuple, comme l’expérience nous l’enseigne très-clairement. Pour prendre un cas particulier, je dis que Moïse, en défendant l’adultère, n’avait en vue que l’intérêt de l’État ; car s’il avait voulu imposer une prescription morale qui n’eût pas seulement rapport à l’intérêt de l’État, mais aussi à la tranquillité et à la vraie béatitude des âmes, alors, au lieu de condamner seulement l’action extérieure, il aurait condamné en même temps le consentement intérieur de l’âme, comme fit plus tard Jésus-Christ, qui n’enseigna autre chose que des principes universels de morale (voyez Matthieu, chap. V, vers. 23) et promit à ses élus un prix spirituel, bien différent des récompenses toutes corporelles de Moïse. Jésus-Christ, je le répète, eut pour mission, non pas de conserver tel ou tel empire ou d’instituer des lois, mais seulement d’enseigner aux hommes la loi morale, la loi universelle. Et c’est en ce sens qu’il n’abrogea pas la loi de Moïse, car il ne chercha point à introduire dans l’État des lois nouvelles ; tout au contraire, il n’eut rien tant à cœur que d’enseigner la morale et de la distinguer des lois de l’État. Or, s’il agissait de la sorte, c’était surtout à cause de l’ignorance des pharisiens, qui étaient persuadés que la vraie béatitude, la perfection, c’était de défendre les droits de l’État, c’est-à-dire la loi de Moïse, qui, nous l’avons vu, ne concernait que l’État, et avait moins servi à éclairer les Hébreux qu’à les soumettre par la force.

Mais je reviens à mon sujet, et je m’empresse de citer de nouveaux passages de l’Écriture où elle ne promet pour l’observation exacte des cérémonies d’autre récompense que des avantages corporels, et réserve la béatitude à ceux qui pratiquent la loi divine. Entre les prophètes, aucun n’est plus formel sur ce point qu’Isaïe. Au chapitre LVIII, après avoir flétri l’hypocrisie, il recommande la liberté et la charité ; or voici les récompenses qu’il promet aux justes (vers. 8) : "Alors votre lumière éclatera comme l’aurore, et votre santé refleurira soudain ; votre justice marchera devant vous, et la gloire de Dieu vous réunira[2]." Isaïe recommande ensuite le sabbat ; et, pour prix du zèle qu’on mettra à l’observer, voici ce qu’il promet (ibid., vers. 14) : "Alors vous vous réjouirez avec le Seigneur[3]. Je vous ferai monter à cheval sur les lieux les plus élevés de la terre[4] ; et je vous donnerai pour nourriture l’héritage de Jacob votre père, suivant la parole sortie de la bouche de Jéhovah." Il résulte du rapprochement de ces deux passages d’Isaïe que, pour prix d’une vie libre et charitable, il promet dans ce monde la santé de l’âme et du corps, et dans l’autre la gloire de Dieu ; tandis qu’il ne propose d’autre récompense, pour l’exactitude aux cérémonies, que la sécurité et la prospérité de l’État et la félicité corporelle. Dans les psaumes XV et XXIV, pourquoi n’est-il fait aucune mention des cérémonies, pourquoi n’y trouve-t-on que des prescriptions morales ? c’est qu’il ne s’agit là que de la béatitude, bien qu’elle soit annoncée sous la forme de parabole. La montagne de Dieu en effet, les tentes qui y sont dressées et le séjour qu’on y promet, tout cela, il ne faut pas en douter, figure la béatitude et la tranquillité de l’âme, et ne peut indiquer en aucune façon ni la montagne de Jérusalem ni le tabernacle de Moïse, ces deux lieux n’étant habités par personne, et les lévites seuls ayant le privilège de les administrer. Il faut entendre dans le même sens toutes ces sentences de Salomon que j’ai citées dans le chapitre qui précède, et qui ne promettent la vraie béatitude qu’à ceux qui cultivent la sagesse. Comprendre, en effet, la crainte de Dieu, et trouver la science de Dieu, qu’est-ce autre chose que la béatitude ?

Pour prouver maintenant que les Hébreux ne sont plus tenus, après la destruction de leur empire, à pratiquer les cérémonies, il me suffira de citer ce passage de Jérémie où, prédisant la prochaine destruction de Jérusalem, il s’exprime en ces termes : "Dieu n’accorde son amour qu’à ceux qui savent et qui comprennent que c’est lui qui exerce dans ce monde la miséricorde et la justice ; et nul ne sera digne de louange à l’avenir s’il ignore ces choses" (voyez chap. IX, vers. 23). Ce qui revient à dire qu’après la destruction de Jérusalem, Dieu n’exige plus des Juifs aucun culte particulier, et ne leur demande que de pratiquer la loi naturelle imposée à tous les humains. Le Nouveau Testament confirme pleinement cette interprétation, et il ne contient que des préceptes de morale et la promesse du royaume céleste pour quiconque s’y conformera. Quant aux cérémonies, aussitôt que l’Évangile commença à être prêché parmi les nations dont l’état politique n’était pas celui des Juifs, les apôtres y renoncèrent ; et si les pharisiens, après la chute de l’empire, continuèrent à les célébrer, au moins en partie, ce fut moins pour plaire à Dieu que pour faire acte d’opposition contre les chrétiens. Voyez en effet ce qui arriva après la première destruction de Jérusalem, lors de la captivité de Babylone. Les Juifs, n’étant pas alors, que je sache, divisés en plusieurs sectes, négligèrent incontinent les cérémonies. Bien plus, ils dirent adieu à toute la loi de Moïse, et, laissant tomber dans l’oubli la législation de leur patrie comme entièrement superflue, ils commencèrent à se mêler avec le reste des nations. Tout cela résulte clairement des livres d’Hesdras et de Néhémias : il faut donc conclure que les Juifs ne sont pas plus tenus d’obéir à la loi de Moïse après la dissolution de leur empire, qu’ils ne l’étaient avant son établissement. Nous voyons en effet qu’avant la sortie d’Égypte, tandis qu’ils vivaient au sein des nations étrangères, ils n’avaient aucune législation qui leur fût propre, et ne se soumettaient à aucun autre droit qu’au droit naturel, et aussi sans doute au droit de l’empire où ils vivaient, en tant qu’il n’était pas contraire au droit naturel. Les patriarches, il est vrai, ont offert à Dieu des sacrifices ; mais ç’a été uniquement pour s’exciter davantage à la dévotion, accoutumés qu’ils étaient aux sacrifices depuis leur enfance : on sait en effet qu’à partir du temps d’Énos les hommes avaient pris l’habitude d’offrir des sacrifices, comme un moyen d’entretenir dans leur âme des sentiments de piété. Si donc les patriarches ont fait comme tout le monde, ce n’est point en vertu d’un ordre particulier de Dieu, mais par l’inspiration de cette loi divine qui est commune à tous les hommes, et pour se conformer aux habitudes religieuses du temps ; et s’ils ont obéi, en agissant de la sorte, à quelque pouvoir, ce ne peut être qu’au pouvoir de l’État où ils vivaient et dont ils subissaient les lois (comme nous l’avons déjà remarqué au chap. III, à propos de Maltkisedek).

Je crois que les réflexions et les citations qui précèdent confirment suffisamment ma doctrine par l’autorité de l’Écriture. Il me reste à expliquer comment et sous quel rapport les cérémonies religieuses ont servi à l’établissement et à la conservation de l’empire hébreu ; c’est ce que je vais faire le plus brièvement possible et en m’appuyant sur les principes les plus généraux.

La société n’est pas seulement utile aux hommes pour la sécurité de la vie ; elle a pour eux beaucoup d’autres avantages, elle leur est nécessaire à beaucoup d’autres titres. Car si les hommes ne se prêtaient mutuellement secours, l’art et le temps leur manqueraient à la fois pour sustenter et conserver leur existence. Tous, en effet, ne sont pas également propres à toutes choses, et aucun homme n’est capable de suffire à tous les besoins auxquels un seul homme est asservi. La force et le temps manqueraient donc, je le répète, à chaque individu, s’il était seul pour labourer la terre, pour semer le blé, le moissonner, le moudre, le cuire, pour tisser son vêtement, fabriquer sa chaussure, sans parler d’une foule d’arts et de sciences essentiellement nécessaires à la perfection et au bonheur de la nature humaine. Aussi voyons-nous les hommes qui vivent dans la barbarie traîner une existence misérable et presque brutale ; et encore, le peu de ressources dont ils disposent, si grossières qu’elles soient, ils ne les auraient pas s’ils ne se prêtaient pas mutuellement le secours de leur industrie. Maintenant il est clair que si les hommes avaient été ainsi organisés par la nature que leurs désirs fussent toujours réglés par la raison, la société n’aurait pas besoin de lois ; il suffirait d’enseigner aux hommes les vrais préceptes de la morale pour qu’ils fissent spontanément, sans contrainte et sans effort, tout ce qu’il serait véritablement utile de faire. Mais la nature humaine n’est pas ainsi constituée. Chacun sans doute cherche son intérêt, mais ce n’est point la raison qui règle nos désirs ; ce n’est point elle qui prononce sur l’utilité des choses, c’est le plus souvent la passion et les affections aveugles de l’âme, lesquelles nous attachent au présent et à leur objet propre, sans souci des autres objets et de l’avenir. Que résulte-t-il de là ? qu’aucune société ne peut subsister sans une autorité, sans une force, et par conséquent sans des lois qui gouvernent et contiennent l’emportement effréné des passions humaines. Toutefois, la nature humaine ne se laisse pas entièrement contraindre, comme dit Sénèque le tragique ; il n’est donné à personne de faire durer un gouvernement violent, et la modération seule donne la stabilité. En effet, qui n’agit que par crainte ne fait rien que contre son gré, et sans plus songer si ce qu’on lui commande est utile ou nécessaire, il ne cherche qu’à sauver sa tête et à échapper au supplice dont il est menacé. J’ajoute qu’il est impossible aux sujets en pareil cas de ne pas se réjouir du mal qui arrive au maître, bien que ce mal rejaillisse sur eux-mêmes, de ne pas lui souhaiter toutes sortes d’infortunes, de ne pas lui en causer enfin dès qu’ils le peuvent. On sait aussi que rien ne nous est plus insupportable que d’être asservis à nos semblables et de vivre sous leur loi. Je remarque enfin que la liberté une fois donnée aux hommes, il est extrêmement difficile de la leur reprendre. Voici maintenant la conclusion où j’en veux venir. Premièrement, le pouvoir doit être, autant que possible, entre les mains de la société tout entière, pour que chacun n’obéisse qu’à soi-même et non à son égal ; ou si l’on donne le pouvoir à un petit nombre, ou même à un seul, ce dépositaire unique de l’autorité doit avoir en lui quelque chose qui l’élève au-dessus de la nature humaine, ou du moins il doit s’efforcer de le faire croire au vulgaire. En second lieu, les lois doivent être, dans un État quelconque, instituées de telle sorte que les hommes y soient contenus moins par la crainte du châtiment que par l’espérance des biens qu’ils désirent avec le plus d’ardeur ; car de cette façon le devoir est pour chacun d’accord avec ses désirs. Enfin, puisque l’obéissance consiste à se conformer à un certain ordre en vertu du seul pouvoir de celui qui le donne, il s’ensuit que dans une société où le pouvoir est entre les mains de tous et où les lois se font du consentement de tout le monde, personne n’est sujet à l’obéissance ; et soit que la rigueur des lois augmente ou diminue, le peuple est toujours également libre, puisqu’il agit de son propre gré, et non par la crainte d’une autorité étrangère. C’est justement le contraire qui arrive dans un gouvernement absolu : tous les citoyens y agissent en effet par l’autorité d’un seul ; et s’ils n’ont pas pris dès l’enfance l’habitude de cette dépendance, il sera difficile au souverain d’introduire de nouvelles lois et de reprendre au peuple la part de liberté qu’il lui aura une fois accordée.

Ces principes posés d’une manière générale, je viens à la république des Hébreux. À la sortie d’Égypte, les Hébreux, ne subissant plus la loi d’une nation étrangère, pouvaient à leur gré se donner des institutions, établir tel ou tel gouvernement, occuper enfin le pays qui leur convenait le mieux. Mais il se rencontrait que la chose dont ils étaient le plus incapables, c’était justement d’établir une sage législation et de se gouverner par eux-mêmes ; le génie de cette nation était grossier, et les misères de l’esclavage avaient énervé presque toutes les âmes. Il fallut donc que le pouvoir se concentrât aux mains d’un seul homme, que cet homme eût autorité sur les autres et les fît obéir par la force, en un mot qu’il établît des lois et se chargeât de les interpréter pour l’avenir. Moïse n’eut point de peine à conserver ce grand pouvoir. C’était un homme qu’élevait au-dessus de tous sa vertu divine, et qui sut la faire regarder comme telle par le peuple et en donner de nombreux témoignages (voyez l’Exode, chap. XIV, dernier verset ; chap. XXIX, vers. 9). Grâce à cette vertu divine, il institua donc des lois et en prescrivit l’exécution ; mais il mit tous ses soins à ce que le peuple fît son devoir de son propre mouvement et non par crainte. Deux raisons principales lui conseillaient d’agir de la sorte : l’entêtement du peuple (que la force toute seule ne peut surmonter) et la guerre toujours menaçante. Or on sait que pour réussir à la guerre il faut plutôt encourager les soldats que les effrayer par des menaces et des supplices ; car alors chacun a plus de zèle pour faire briller son courage et sa grandeur d’âme qu’il n’en aurait pour éviter un châtiment. C’est pour cela que Moïse, par vertu divine et par ordre divin, introduisit la religion dans le gouvernement ; de cette façon le peuple faisait son devoir, non par crainte, mais par dévotion. Moïse s’attacha aussi à combler les Juifs de bienfaits, et il leur fit au nom de Dieu pour l’avenir les plus brillantes promesses. Ses lois furent, à mon avis, d’une sévérité très-modérée, et c’est un point que chacun m’accordera aisément, s’il veut bien étudier suffisamment ces lois et tenir compte de toutes les conditions qui étaient requises pour condamner un coupable. Enfin, pour que le peuple, qui était incapable de se gouverner par lui-même, fût dans une dépendance étroite de son chef, il ne laissa aucune des actions de la vie à la discrétion de ces hommes qu’un long esclavage avait accoutumés à l’obéissance ; si bien qu’il leur était impossible d’agir un seul instant sans être obligés de se souvenir de la loi et d’obéir à ses prescriptions, c’est-à-dire à la volonté du souverain. Pour labourer, pour semer, pour faire la moisson, ils n’avaient pas à suivre leur volonté, mais bien un règlement précis et déterminé. Ce n’est pas tout : ils ne pouvaient pas manger, se vêtir, raser leur tête ou leur barbe, s’égayer un instant, rien faire, en un mot, sans se conformer aux ordres et aux préceptes de la loi. Et non-seulement leurs actions étaient réglées d’avance, mais ils étaient obligés d’avoir au seuil de leur maison, sur leurs mains, sur leur front, des signes qui sans cesse les rappelassent à l’obéissance.

On doit parfaitement comprendre maintenant quel était l’objet des cérémonies : c’était que les hommes suivissent la volonté d’autrui au lieu de la leur ; c’était que chacune de leurs pensées et de leurs actions fût un témoignage qu’ils ne dépendaient pas d’eux-mêmes, mais d’une autre puissance. Or, il résulte de là que les cérémonies n’ont aucun rapport à la béatitude, et que toutes celles de l’Ancien Testament, en un mot, toute la loi de Moïse ne regarde que l’empire des Hébreux, et conséquemment leurs seuls intérêts matériels.

Pour ce qui est des cérémonies du christianisme, comme le baptême, la cène, les fêtes, les prières publiques, et toutes les autres cérémonies communes de tout temps à tous les chrétiens, en supposant qu’elles aient été instituées par Jésus-Christ ou par les apôtres (ce qui n’est pas suffisamment démontré), elles ne sont autre chose que des signes extérieurs de l’Église universelle ; elles n’ont rien, dans l’objet de leur institution, qui intéresse la béatitude, et il ne faut leur attribuer aucune vertu sanctifiante. En effet, bien qu’elles n’aient pas été établies par raison politique, elles n’ont pourtant pas d’autre but que de maintenir l’intégrité de la société chrétienne. Aussi l’homme qui vit dans la solitude n’est nullement obligé de les mettre en pratique, et ceux qui vivent dans un État où la religion chrétienne est interdite sont bien obligés de s’abstenir de toutes cérémonies, ce qui ne les empêche pas de pouvoir jouir de la béatitude. Je citerai l’exemple du Japon, où l’on sait qu’il est défendu de pratiquer le christianisme ; et la compagnie des Indes orientales ordonne aux Hollandais qui séjournent dans ce pays de renoncer à la profession extérieure de leur religion. Il est inutile d’apporter ici d’autres exemples ; et bien qu’il me fût aisé de confirmer celui que j’ai donné par l’autorité du Nouveau Testament et par d’autres témoignages d’une clarté parfaite, je préfère passer outre, ayant un autre objet qu’il me tarde d’aborder. Je vais donc, sans insister plus longtemps, traiter le second point de ce chapitre, et faire voir sous quel rapport il est nécessaire de croire aux récits historiques contenus dans l’Écriture. Or, pour éclaircir cette matière par la lumière naturelle, je crois qu’il faut procéder comme il suit.

Quiconque aspire à persuader les hommes et prétend leur faire embrasser une doctrine qui n’est pas évidente d’elle-même est tenu de s’appuyer sur une autorité incontestée, comme l’expérience ou la raison ; il doit invoquer le témoignage des faits que les hommes ont constatés par les sens, ou bien partir de principes intellectuels, d’axiomes immédiatement évidents. Mais il faut observer, quand on se sert de preuves fondées sur l’expérience, que si elles ne sont point accompagnées d’une intelligence claire et distincte des faits, on pourra bien alors convaincre les esprits, mais il sera impossible, surtout en matière de choses spirituelles et qui ne tombent pas sous les sens, de porter dans l’entendement cette lumière parfaite qui entoure les axiomes, lumière qui dissipe tous les nuages, parce qu’elle a sa source dans la force même de l’entendement et dans l’ordre de ses perceptions. D’un autre côté, comme il faut le plus souvent, pour déduire les choses des seules notions intellectuelles, un long enchaînement de perceptions, et en outre une prudence, une pénétration d’esprit et une sagesse fort rares, les hommes aiment mieux s’instruire par l’expérience que déduire toutes leurs perceptions, en les enchaînant l’une à l’autre, d’un petit nombre de principes. Que résulte-t-il de là ? c’est que quiconque veut persuader une doctrine aux hommes et la faire comprendre, je ne dis pas du genre humain, mais d’une nation entière, doit l’établir par la seule expérience, et mettre ses raisons et ses définitions à la portée du peuple, qui fait la plus grande partie de l’espèce humaine ; autrement, s’il s’attache à enchaîner ses raisonnements et à disposer ses définitions dans l’ordre le plus convenable à la liaison rigoureuse des idées, il n’écrit plus que pour les doctes, et ne peut plus être compris que d’un nombre d’individus très-petit par rapport à la masse ignorante de l’humanité.

On conçoit maintenant que l’Écriture sainte ayant été révélée pour la nation juive et même pour tout le genre humain, les vérités qu’elle contient aient dû être mises à la portée du vulgaire et fondées sur la seule expérience. Je m’explique. En fait de vérités spéculatives, l’enseignement de l’Écriture se réduit à celles-ci : qu’il existe un Dieu, c’est-à-dire un Être qui a fait toutes choses et qui les dirige et les maintient avec une extrême sagesse ; que ce Dieu prend grand soin des hommes, je veux dire de ceux qui vivent dans la piété et l’honnêteté, et qu’il accable les autres de supplices et les sépare d’avec les bons. Toutes ces vérités, l’Écriture les prouve par l’expérience, c’est-à-dire par une suite de récits ; elle ne fait pas de définitions ; elle proportionne ses paroles et ses preuves à l’intelligence du peuple ; et bien que l’expérience soit incapable de nous donner aucune connaissance claire des vérités qu’enseignent les saintes Écritures et de nous faire comprendre ce que c’est que Dieu, pourquoi il maintient et dirige toutes choses, pourquoi enfin il prend soin de l’humanité, elle a pourtant la force d’instruire et d’éclairer les hommes autant qu’il est nécessaire pour plier les âmes à l’obéissance et à la dévotion.

Les principes que je viens de poser expliquent assez, ce me semble, sous quel rapport et à quelle sorte de personnes la croyance aux récits historiques de l’Écriture est nécessaire. On voit en effet que le peuple, dont le génie grossier est incapable de percevoir les choses d’une façon claire et distincte, ne peut absolument se passer de ces récits. Une autre conséquence à laquelle nous sommes conduits, c’est que celui qui nie les récits de l’Écriture parce qu’il ne croit pas en Dieu ni en sa providence est un impie ; mais pour celui qui sans connaître ces récits ne laisse pas de savoir par la lumière naturelle qu’il existe un Dieu, et d’être éclairé sur les autres vérités que nous rappelions tout à l’heure, s’il mène d’ailleurs une vie réglée par la raison, je dis qu’il est parfaitement heureux ; et j’ajoute même qu’il est plus heureux que le vulgaire, puisqu’il possède non-seulement une croyance vraie, mais une conception claire et distincte de cette croyance. Il résulte enfin de nos principes qu’un homme qui ne connaît pas l’Écriture et n’est pas non plus éclairé sur les grands objets de la foi par la lumière naturelle, un tel homme est, je ne dis pas un impie, un esprit rebelle, mais quelque chose qui n’a rien d’humain, presque une brute, un être abandonné de Dieu.

Au surplus, qu’on le remarque bien, en disant que la connaissance des récits de l’Écriture est nécessaire au peuple, nous n’entendons pas parler de toutes les histoires qui sont contenues dans les livres saints, mais seulement des principales ; je veux dire de celles qui peuvent, sans le secours des autres, mettre en pleine lumière les vérités de la foi et ébranler fortement l’âme des hommes. Car si tous les récits de l’Écriture étaient nécessaires pour établir la doctrine qu’elle enseigne, et s’il fallait les embrasser tous à la fois pour en déduire une conclusion pratique, la connaissance de la religion surpasserait alors, je ne dis pas l’esprit du peuple, mais l’esprit humain, puisqu’il serait visiblement impossible de se rendre attentif à un si grand nombre de récits historiques, avec le cortège de leurs circonstances et des conséquences doctrinales qu’il faudrait en déduire. Pour moi j’ai peine à croire que ceux mêmes qui nous ont transmis l’Écriture telle que nous l’avons aient eu un génie assez puissant pour embrasser un si grand objet ; et je me persuade plus difficilement encore qu’on ne puisse entendre la doctrine de l’Écriture sans connaître les troubles domestiques de la famille d’Isaac, les conseils d’Achitophel à Absalon, la guerre civile des enfants de Juda et de ceux d’Israël, et autres récits de ce genre ; car il faudrait croire alors que les premiers Juifs du temps de Moïse n’ont pu connaître la vérité sur Dieu avec autant de facilité que les contemporains d’Hesdras. Mais tout ceci sera expliqué plus longuement dans la suite de cet ouvrage.

Le peuple n’est donc obligé de connaître que ceux d’entre les récits historiques de l’Écriture qui portent les âmes avec plus de force à l’obéissance et à la dévotion. Or il n’est pas capable de faire lui-même ce discernement, puisque ce qui le charme par-dessus tout, ce n’est pas la doctrine morale contenue dans les récits, c’est bien plutôt le récit lui-même, avec les circonstances singulières et imprévues qui s’y rencontrent. Voilà pourquoi le peuple a besoin non-seulement de la connaissance de l’Écriture, mais de pasteurs, de ministres de l’Église, qui lui donnent un enseignement proportionné à la faiblesse de son intelligence. Mais, pour ne point nous écarter de notre sujet, revenons à la conclusion que nous voulons établir, savoir : que la croyance aux récits historiques, quels que soient ces récits, n’a rien à voir avec la loi divine, et ne peut par elle-même conduire les hommes à la béatitude ; enfin, que cette croyance n’a d’autre utilité que celle de la doctrine qui y est contenue, laquelle peut seule rendre certains récits historiques préférables à d’autres récits. C’est sous ce point de vue que les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament sont supérieurs à ceux de l’histoire profane, et se distinguent entre eux par des degrés divers d’excellence, suivant qu’on en peut tirer des croyances plus ou moins salutaires. Si donc quelqu’un se met à lire l’Écriture et ajoute foi à tous ses récits sans faire attention à la doctrine qui en découle et sans s’appliquer à devenir meilleur, c’est exactement comme s’il lisait l’Alcoran, ou des poèmes dramatiques, ou du moins ces histoires ordinaires que tout le monde lit avec distraction ; tandis qu’au contraire celui qui ne connaît l’Écriture en aucune façon, mais dont l’âme est pleine de croyances salutaires et la conduite réglée par la raison, celui-là, dis-je, est véritablement heureux, et l’esprit du Christ est en lui. C’est là justement le contraire du sentiment des Juifs : ils prétendent que les croyances vraies et la vraie règle de conduite ne servent de rien à la béatitude, tant que les hommes ne sont éclairés que de la lumière naturelle et ne connaissent pas la loi révélée à Moïse. Voici les propres paroles de Maimonides, qui ose professer ouvertement cette doctrine (Rois, chap. VIII, loi 11) : " Quiconque reçoit les sept commandements[5] et les exécute avec zèle doit être compté parmi les pieux des nations et les héritiers du monde à venir ; à condition toutefois qu’il reçoive et pratique ces commandements, parce que Dieu les a donnés dans sa loi et nous les a révélés par l’organe de Moïse, après les avoir déjà prescrits aux fils de Noé ; mais s’il ne pratique les commandements de Dieu que par l’inspiration de la raison, ce n’est plus un habitant du céleste royaume, ce n’est plus un des pieux ni un des savants des nations. " À ces paroles de Maimonides, R. Joseph, fils de Shem Tob, dans son livre intitulé Kelod Elohim, c’est-à-dire Gloire de Dieu, ajoute qu’Aristote (le premier des auteurs à ses yeux, et qui dans sa morale est arrivé à la perfection), Aristote lui-même, bien qu’il ait embrassé tout ce qui se rapporte à la méthode véritable et n’ait rien oublié d’essentiel, n’a pourtant pas pu faire son salut, parce qu’il n’a pas connu les principes qu’il enseigne comme des enseignements divins révélés par la voix des prophètes, mais comme des données de la raison. Mais j’espère bien que tout lecteur attentif reconnaîtra que ce sont là de pures imaginations, qui n’ont de fondement ni dans la raison ni dans l’Écriture ; de sorte qu’il suffit, pour réfuter de semblables doctrines, de les exposer. Je ne veux pas non plus discuter l’opinion de ceux qui prétendent que la lumière naturelle n’a rien de bon à nous apprendre touchant le salut. Ces personnes ne s’accordant pas à elles-mêmes une droite raison, il est tout simple qu’elles ne donnent aucune raison de leurs sentiments ; et si elles se targuent d’une connaissance supérieure à la raison, ce n’est là qu’une chimère parfaitement déraisonnable, comme le montre assez leur manière ordinaire de vivre. Mais il est inutile de m’expliquer ici plus ouvertement. Je me bornerai à dire en terminant qu’on ne peut connaître personne que par ses œuvres. Celui donc qui est riche en fruits de cette espèce, c’est-à-dire qui possède la charité, la joie, la paix, la patience, la douceur, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence, je dis de lui avec Paul (aux Galates, chap. V, vers. 22) que la loi de Dieu n’est pas écrite contre lui ; et soit que la seule raison l’instruise ou la seule Écriture, je dis aussi que c’est Dieu qui véritablement l’instruit et lui donne le parfait bonheur. Voilà tout ce que j’avais à exposer sur la loi divine.


Notes

  1. C'est-à-dire : vous m'avez donné l'intelligence. (Note de Spinoza.)
  2. Hébraïsme, qui indique le moment de la mort. Être réuni à son peuple signifie en hébreu mourir. Voyez Genèse, chap. XLIX, vers. 29, 33. (Note de Spinoza.)
  3. Cela veut dire : Vous vous réjouirez honnêtement. De même, en hollandais : Met Godt, en met eere. (Note de Spinoza.)
  4. Expression hébraïque, qui signifie : Être le maître de l'empire, diriger l'empire, comme on fait un cheval, à l'aide du frein. (Note de Spinoza.)
  5. On remarquera que les Juifs croient que Dieu n'a donné à Noé que sept commandements, qui seuls sont obligatoires pour toutes les nations, tandis qu'il en a donné un plus grand nombre à la nation hébraïque, par un privilège unique, et pour la rendre plus heureuse que toutes les autres. (Note de Spinoza.)


Chapitre IV Traité théologico-politique Chapitre VI
Outils personnels
Espaces de noms
Variantes
Actions
Découvrir
Œuvres
Échanger
Ressources
Boîte à outils