Sur le Court traité de Spinoza

De Spinoza et Nous.
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Par Jules LAGNEAU

Spinoza : Dieu, l'homme et la béatitude (traité traduit pour la première fois en français par Paul Janet, Paris, 1878). - Compte rendu paru dans la Revue Philosophique de janvier 1879.

Ce petit ouvrage fait partie du supplément aux œuvres de Spinoza publié en 1862 par M. Van Vloten, qui contient en outre quelques lettres inédites et le Traité de l'arc-en-ciel, que les éditeurs des Opera posthuma n'avaient pu retrouver et supposaient brûlé par l'auteur.

Sommaire

1. Authenticité et composition de l'ouvrage

Nous possédons deux manuscrits du traité De Deo et Homine, que M. Janet vient d'avoir l'heureuse idée de faire connaître au public français, et l'authenticité n'en est pas douteuse, malgré la singularité d'une découverte aussi tardive. Nous avons bien là cette première rédaction de l'Éthique, dont la Bibliothèque des anonymes de Mylius mentionnait l'existence. Mais si les deux manuscrits sont en hollandais, contrairement à l'assertion de Mylius, ils ne sont que des traductions : l'original était en latin ; l'un des copistes prend soin de nous en avertir, et les latinismes du texte hollandais, au dire des éditeurs, témoignent qu'il dit vrai...

Cette question d'authenticité est la première qui se pose pour l'ouvrage lui-même, mais les raisons de la trancher affirmativement sont décisives. Sans aucun doute les intimes de Spinoza avaient eu connaissance du Traité de Dieu et de l'homme, puisqu'il l'avait écrit à leur intention : la dernière page en témoigne. S'ils ne l'ont ni retrouvé ni mentionné, c'est qu'à leurs yeux comme à ceux de l'auteur, l'intérêt en était minime ; l'Éthique effaçait complètement cette première ébauche. Elle était pour eux du nombre de ces papiers dont il n'y avait pas à regretter la perte, parce que tout ce qu'ils contenaient était dit ailleurs et beaucoup mieux (voir la préface des Posthuma). Étrangers à notre préoccupation moderne d'apercevoir partout évolution et filiation, la pensée du maître leur apparaissait simple, identique et sans histoire au fond. Ayant le monument, ils se souciaient peu de l'échafaudage et des premiers dessins. Peut-être n'avaient-ils pas tout à fait tort : dans les grands esprits, le système c'est l'homme, et l'un n'existe pas sans l'autre. Ce qui est certain, c'est que, du De Deo à l'Éthique, le spinozisme, s'il s'est rempli, n'a pas varié : ses contours, ses grands traits sont restés ce qu'ils étaient.

Nous ne devons pas oublier d'ailleurs le culte profond, passionné, que les amis de l'auteur vouaient à son grand ouvrage. Imposant par l'austérité savante de la forme, comme les livres saints par le mystère qui les enveloppe, il était à la fois le précis scientifique et l'Évangile de la secte. Ce que la Bible est encore pour les protestants, ce que le Manuel d'Épictète fut pour les stoïciens de l'Empire, l'Éthique l'était pour eux. Ils y puisaient leurs oracles pratiques et théoriques, les thèmes de leurs discussions et de leurs méditations en commun ; ils le citaient de mémoire (Spinoza leur en donnait l'exemple), comme les géomètres, il n'y a pas longtemps, possédaient et citaient les Éléments d'Euclide. On se rappelle la lettre de S. de Vries, incomplètement éditée jusqu'à M. Van Vloten, et dont M. Janet, dans son article sur Spinoza (Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1867), traduisit un si curieux passage. Les disciples de Spinoza se réunissaient en l'absence du maître, en une sorte de petite conférence, où chacun à tour de rôle lisait, expliquait et démontrait, avec commentaires, mais dans l'ordre du livre, une suite de propositions de l'Éthique ; quand une difficulté se rencontrait et qu'aucun des assistants ne la pouvait résoudre, on en prenait note pour demander les explications du maître, afin de pouvoir, "avec son secours, défendre la vérité contre les superstitieux et les chrétiens, et soutenir l'assaut du monde entier".

Cette lettre est de 1667. Dès cette époque, il est clair que l'Éthique était tout pour les spinozistes. Nous voyons en outre, par la deuxième lettre à Blyenberg, que Spinoza s'occupait peu de ses livres une fois terminés, et les abandonnait à leur sort. A plus forte raison dut-il prendre peu de souci du De Deo, qui paraît avoir été fait très vite, dont il fut sans doute mécontent, et qu'il prit le parti de ne pas publier, en même temps que celui de le refaire sous une forme scientifique. Aux indications données par le titre, qui porte en toutes lettres : "Primum latine conscriptus a B.D.S.", ajoutons comme preuve de l'authenticité du De Deo que le copiste paraît avoir été un certain médecin du siècle dernier, nommé Monnikoff, qui transcrivit entièrement de sa main les papiers du théologien Deurhoft, un des initiés à qui Spinoza laissait communiquer l'Éthique. Ce théologien aurait donc cru à l'authenticité du livre, et nous ne saurions avoir un témoignage meilleur.

Quant aux raisons intrinsèques, le De Deo contient le chapitre sur le diable, indiqué par Mylius comme appartenant à la première rédaction de l’Éthique. Nous trouvons textuellement dans le traité certaines propositions et certains axiomes cités dans les lettres à Oldenburg. De plus le De Deo ne saurait être un abrégé de l’Éthique : l'économie des deux ouvrages est trop différente ; il ne peut donc en être qu'une ébauche, c'est-à-dire que Spinoza en est l'auteur. Enfin, les dernières lignes où il recommande à ses disciples de ne communiquer son livre qu'avec la plus grande circonspection, révèlent clairement la main du maître. Ces preuves ajoutent peu de chose d'ailleurs à l'évidence qui ressort de la lecture de l'ouvrage. L'imperfection de la forme n'empêche pas qu'on y reconnaisse aisément la touche de Spinoza, si originale, et les allures de sa pensée.

Le De Deo et Homine se compose de trois morceaux distincts le traité lui-même, les dialogues, l'appendice. Les dialogues, insérés entre les chapitres deuxième et troisième de la première partie, ne font, à vrai dire, pas corps avec l'ouvrage ; ils s'en distinguent, dit M. Janet, par un certain caractère mystique et oriental, par l'obscurité de la déduction, par le vague de la pensée. Ces raisons le portent à y voir ce que nous avons de plus ancien dans les écrits de Spinoza : peut-être seraient-ils antérieurs à l'influence de Descartes.

Nous ne partageons pas cet avis : l'influence de Descartes nous y semble au contraire évidente. Le premier dialogue met aux prises le dualisme cartésien avec la doctrine de la substance unique, en essayant d'élever cette doctrine au-dessus d'un panthéisme purement naturaliste, ce qui, soit dit en passant, contredit l'opinion de M. Avenarius, qui suppose une première phase naturaliste du système.

Si les dialogues sont ce que le traité renferme de plus ancien, l'appendice, dont le premier chapitre se présente sous la forme géométrique, est au contraire postérieur au traité. Ce chapitre paraît être une première rédaction du début de l’Éthique, qui en reproduit textuellement plusieurs axiomes et plusieurs propositions. Ils seraient donc contemporains des lettres d'Oldenburg (1661). Quant au traité lui-même, il est certainement antérieur à ces lettres et postérieur à l'année de l'excommunication (1656), puisque Spinoza, lorsqu'il l'acheva du moins, était éloigné de ses disciples.

L'espace nous manque pour donner autre chose ici qu'une vue générale de l'ouvrage et une idée des différences qui le séparent de l’Éthique. Il serait intéressant de suivre M. Janet dans l'analyse critique qu'il en fait et de marquer en détail, d'un traité à l'autre, les progrès extérieurs de la pensée spinozienne. Comme nous l'avons dit, si l'on peut parler de progrès, de développement, les termes d'évolution, de transformation ne seraient pas ici fort exacts, et il y aurait lieu de soumettre à rigoureux examen la thèse de M. Avenarius et de plusieurs autres critiques modernes. M. Janet, non plus, ne l'admet pas sans réserve.

II fait remarquer que le traité n'est pas écrit sous forme géométrique ; ce qui dément l'opinion banale que la méthode dans Spinoza a fait le système ; et qu'il ne commence pas comme l’Éthique par la théorie de la substance, ce qui prouve que le spinozisme n'est pas non plus là tout entier, comme on l'a trop légèrement répété. "Le spinozisme, conclut judicieusement M. Janet, ne tient donc ni à telle définition ni à telle méthode, il a été conçu, comme tous les systèmes, d'un seul jet et a priori et Spinoza en a cherché ensuite la démonstration. "

2. Dieu, son existence et ses attributs

Le traité se divise en deux parties, qui s'occupent, comme le titre l'indique, la première de Dieu, la seconde de l'homme. La première traite de l'existence de Dieu, puis de son essence, et enfin de ses rapports avec le monde.

Les preuves de l'existence de Dieu sont celles de Descartes l'argument ontologique ou a priori, tiré de la nature de l'idée du parfait, et la preuve cartésienne, a posteriori, tirée de la présence de cette idée en nous. Le premier argument qui prend dans l’Éthique et surtout "dans une lettre de Spinoza une forme originale, assez voisine de celle qu'il revêt dans la critique de Kant[1], est ici purement cartésien. Quant au second, l'exposition en est fort obscure. Spinoza s'embarrasse dans la démonstration du principe cartésien que la réalité de l'objet doit répondre à celle de l'idée. Il a recours au principe de raison suffisante, ce qui montre qu'il n'a pas encore ici, dans l'expression tout au moins, conscience de son idéalisme. Suivant toujours la voie de Descartes, il établit ensuite que l'idée de Dieu n'est pas une création de l'esprit humain, ce qui l'amène à donner en passant la preuve par les vérités éternelles supposant un sujet éternel. On voit que cette première partie n'est ni ordonnée ni originale, et qu'elle manifeste clairement, M. Janet en fait avec raison la remarque, l'influence cartésienne.

M. Janet accuse, non moins justement, le vice de méthode qui consiste à mettre la théorie de l'essence de Dieu après celle de son existence, qui en dépend. l’Éthique réparera la faute. Remarquons les quatre propositions suivantes, qui sont déjà toute la métaphysique spinoziste :

1. I1 n'y a pas de substance finie, mais toute substance doit être infiniment parfaite en son genre, c'est-à-dire que nulle substance ne peut être plus parfaite dans l'entendement divin qu'elle ne l'est dans la nature.
2. Il n'y a pas deux substances égales.
3. Une substance ne peut en produire une autre.
4. Il n'y a pas de substance dans l'intellect infini de Dieu, autre que celle qui existe formellement dans la nature.

Le premier point est la doctrine de Dieu substance universelle et infinie, c'est-à-dire du monde en Dieu. Spinoza recourt pour la fonder à l'argumentation commune. La substance ne peut être limitée que par elle-même ou par autre chose : la première hypothèse est absurde ; quant à la seconde elle reviendrait à la première, puisque la cause imitatrice serait la véritable substance, serait, Dieu, et que ce Dieu manquerait de puissance et de bonté, c'est-à-dire se serait limité lui-même.

La démonstration de Spinoza est courte et obscure. Une note du manuscrit l'explique en la reproduisant développée. II est clair que cette note, plus embarrassante que le texte, n'est pas de Spinoza. Nous n'en dirons pas autant de la précédente ni de la suivante. La première est une démonstration bien spinozienne de la définition 6 de l’Éthique : "J'entends par Dieu un être absolument infini, c'est-à-dire une substance composée d'une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie." Ici Spinoza a posé ce qu'il démontrait dans le De Deo : on voit le progrès de la méthode. L'autre note (p. 11) est extrêmement remarquable et jette un jour nouveau sur le sens vrai du spinozisme : "Dire que la chose est telle par la nature même, c'est ne rien dire : car une chose ne peut avoir de nature avant d'exister. Mais, direz-vous, on peut bien voir ce qui appartient à la nature d'une chose. Oui, quant à ce qui concerne l'existence, mais non quant à ce qui concerne l'essence. Et il y a ici une différence entre créer et engendrer. Créer c'est poser à la fois une chose par l'existence et par l'essence ; c'est pourquoi aujourd'hui dans la nature il n'y a que génération et non création, etc. On voit combien Spinoza est déjà loin de ce naturalisme qui s'enferme dans le monde et s'en contente, sauf à le diviniser pour ne pas chercher plus haut ce qui l'expliquerait. Spinoza n'a jamais cru que la nécessité empirique fût une explication. Sans doute il accepte le monde de l'expérience, de l'existence, suivant son expression ; mais dans l'unité infinie de ce fait nécessaire il voit l'énoncé, non la solution du problème. Cette solution, où la chercher ? Dans un monde supérieur, celui des essences. Il est vrai que ce monde est éternel, incréé comme l'autre : "Pour ce que nous appelons ici créer, on ne peut pas dire qu'un tel acte ait jamais eu lieu, et nous ne nous servons ici de cette distinction que pour montrer ce qu'on en peut dire." Mais cette nécessité, sur laquelle repose la substance incréée, n'est pas la nécessité a posteriori d'un objet ; le véritable nécessaire c'est l'être, c'est l'idée de l'être par laquelle toute chose est réelle et pensée. Peut-être irait-on un peu loin en disant avec M. Janet (art. cit., p. 488) que pour Spinoza "toute perfection, tout bien, coule de la substance comme de sa source, et que pour lui comme pour Platon Dieu est le bien en soi, l'idée du bien".

Mais s'il n'est pas l'idée du bien, il est du moins celle de l'être, l'acte éternel et pur de la pensée[2]. Spinoza est un platonicien, mais un platonicien , juif, c'est-à-dire rigoriste et abstrait. Son Dieu c'est l'Être, le Jehovah, qui pense éternellement : je suis Celui qui suis. S'il est aussi le bien, ce n'est pas en lui-même mais dans l'entendement et dans la volonté des créatures pensantes[3].

M. Janet entre-t-il bien dans la vraie pensée de Spinoza quand il objecte à l'argumentation précédente que s'il est contraire à la nature de Dieu, à sa puissance et à sa bonté de produire des substances imparfaites, il serait bien plus contraire encore à son essence d'être le propre sujet de ces imperfections et de ces limites ? Spinoza répondrait sans doute qu'autre chose est de se manifester par des modes, autre chose être limité par des substances, et qu'il faut s'entendre sur l'imperfection de ces modes. Si l'on prend le mot au sens vulgaire, elle n'est qu'une manière de penser, non une réalité ; chaque mode est parfait en son genre en tant et autant qu'il existe. Si l'on veut dire qu'ils sont finis, terminés les uns par les autres, Spinoza répond qu'ils sont infinis, pris tous ensemble, puisqu'ils sont ou seront infinis en nombre et en diversité. Si l'on demande maintenant pourquoi l'infinité subjective de l'attribut a dû et pu se briser ou produire de son sein une infinité objective et numérique, c'est une question tout autre et peut-être la vraie difficulté du spinozisme. Dans le dynamisme idéaliste d'un Leibniz, rien de plus simple que ce passage : la dualité fondamentale de la pensée dans la monade, particulièrement dans la monade ou conscience absolue, en fait tous les frais, et la multiplicité une fois posée va à l'infini. Spinoza n'a pas cette ressource, et la faiblesse de sa déduction en ce point délicat n'a pas échappé au plus pénétrant de ses disciples, à Louis Meyer[4]. La correspondance qu'ils eurent ensemble quelques mois avant la mort du maître nous montre que ni l'un ni l'autre n'étaient satisfaits de la solution donnée dans l’Éthique. Spinoza déclare en terminant qu'il espère avoir quelque jour le moyen de traiter à fond, si Dieu lui prête vie, avec son ami, cette question importante sur laquelle il n'a pu encore rien mettre en ordre jusqu'à ce moment[5]. La démonstration suivante, qu'il ne peut y avoir deux substances égales, c'est-à-dire, par la précédente, deux substances infinies, est aussi fort au dessous de celle de l’Éthique, bien inférieure elle-même à celle que nous trouvons une douzaine d'années plus tard dans la lettre 50 (1674), l'une des plus belles démonstrations de Spinoza, et, chose remarquable, purement platonicienne. Dans le De Deo, Dieu est unique, parce que deux infinis se limiteraient : c'est la démonstration classique du spiritualisme. Dans la 5e proposition de l’Éthique il est unique, parce que deux substances infinies seraient indiscernables. Enfin, dans la lettre 50, Dieu est au dessus même de l'unité, parce que l'unité est un nombre, et qu'on ne peut nombrer les objets qu'en les considérant non dans l'essence, mais dans l'existence, c'est-à-dire en les renfermant sous des genres. Or considérer Dieu selon l'existence, c'est le considérer selon l'essence, puisqu'en lui les deux choses n'en font qu'une, et il n'y a pas de genre supérieur par lequel cette essence puisse être conçue : Dieu est connu par lui-même et par conséquent supérieur au nombre.

La dernière des quatre propositions énoncées plus haut, qu'il n'y a rien de plus dans l'intellect infini de Dieu que dans la nature même, est d'une importance capitale : c'est la négation de l'idéalisme concret ou réaliste, c'est-à-dire du système qui place au-dessus de la réalité et de la vérité sensibles, une seconde réalité, une seconde vérité, de même nature, mais plus belles, plus parfaites, prototypes ou sources infinies des premières. A cet idéalisme inférieur, Spinoza en substitue un autre, qu'on pourrait appeler l'idéalisme abstrait, et dont nous avons dit un mot plus haut.

Dans le même chapitre l'auteur réfute les objections que soulève sa théorie de l'unité de substance. Comment l'étendue, étant divisible, peut-elle appartenir à un Dieu un ? Comment, étant passive, peut-elle appartenir à un Dieu dont l'essence est l'activité ? Il répond que la divisibilité et la passivité ne sont que des faons de penser, nous dirions des phénomènes. En lui-même Dieu est cause, et cause immanente, causa immanens, non transiens : ce n'est donc pas être passif qu'être cause de sa propre passivité.

Nous ne connaissons de Dieu que deux attributs, l'étendue et la pensée. Quant aux autres qualifications que les hommes lui donnent, lorsqu'ils disent par exemple qu'il est unique, immuable, cause, providence, ce sont des dénominations extrinsèques, vraies seulement par rapport à eux ; ce sont des propriétés, non des attributs, Parmi les propriétés, les principales, celles qui caractérisent l'action de Dieu sur le monde, sont au nombre de trois : il est cause, providence et prédestinateur. La providence, immanente pour ainsi dire comme la cause, consiste dans l'effort universel que nous voyons dans les choses, par lequel elles tendent à conserver leur être. On voit que la providence ici fait double emploi avec le désir ; le mot disparaît dans l’Éthique, comme plusieurs autres que nous verrons plus loin.

Dans ce traité, on le voit, Spinoza parle encore quelquefois la langue commune, mais il la parle à sa manière ; du signe et de la chose, le signe seul est resté : il ne restera pas longtemps.

La prédestination résulte du fait que Dieu ne saurait agir autrement qu'il n'agit, et que tout le possible se réalise ; il n'y a pas de choses contingentes. Objectera-t-on qu'il y a du mal dans le monde et du mal moral ? Mais ni le mal ni le péché ne sont rien de réel ; ce sont des êtres de raison naissant du préjugé qui nous fait concevoir des types parfaits de chaque genre et leur prêter une existence chimérique.

La première partie du traité se termine par la théorie de la nature naturante et de la nature naturée, expressions que Spinoza, détail remarquable, emprunte, dit-il, aux thomistes. M. Janet remarque que l'auteur attribue ici à Dieu, comme mode éternel et infini, l'intellect, "faculté de connaître toutes choses en tout temps, clairement et distinctement, d'où résulte une félicité parfaite et immuable". Il le lui refuse dans l’Éthique, comme trop humain, et ne lui laisse que la pensée impersonnelle. Cette remarque confirme ce que nous disons plus haut à propos du mouvement. Le spinozisme, dans son travail d'organisation intérieure, tendait à se débarrasser des entités, des concepts généraux : l'entendement, mode infini et éternel, appartenait à cette catégorie. Il n'y a pas là développement dans le fond, mais élaboration scientifique de la forme. De ce que le mode de l'entendement tend à disparaître dans ce travail, on ne saurait conclure que la pensée spinozienne alla du théisme au déisme, pas plus que la suppression de l'autre mode éternel du mouvement n'accuse un effort pour se dégager d'un naturalisme primitif.

3. L'homme, ses passions et sa liberté

Ici commence la deuxième partie du traité. Tandis que la première correspond au livre premier de l’Éthique, celle-ci correspond à elle seule aux quatre derniers. Aussi les théories de l'âme humaine, des passions et de leur esclavage, de la liberté, bien qu'arrêtées déjà dans leur fond, y sont-elles exposées beaucoup plus sommairement. Nous voyons d'ailleurs par la charmante lettre à Bresser, éditée pour la première fois par M. Van Vloten (supplém., p. 303), qui nous montre sous un jour si net l'aimable et affectueux caractère de Spinoza, combien les dernières parties du grand ouvrage prenaient sous sa plume un développement inattendu. Dans le De Homine la théorie de la nature de l'âme fait à peu près entièrement défaut ; il est vrai que nous retrouvons comme l'ébauche du deuxième livre de l’Éthique dans la seconde partie de l'appendice, De Mente humana. Sans s'occuper des modes du corps, Spinoza aborde ceux de l'âme, les idées et les passions. Par une rencontre remarquable, il reproduit la théorie platonicienne des quatre degrés de la connaissance : ouï-dire, expérience, foi vraie ou fondée sur le raisonnement et connaissance claire et distincte, c'est-à-dire intuitive. Cette rencontre s'explique probablement par les études qu'il avait faites sur la philosophie du moyen âge, en particulier sur la philosophie juive, comme son propre témoignage nous l'apprend dans le traité théologico-politique et dans les lettres. On retrouve d'ailleurs cette théorie avec les mêmes exemples dans l’Éthique et dans le De Emendatione.

Des deux premiers modes de connaissance naissent toutes les passions mauvaises ; du troisième les bons mouvements de l'âme qui tendent à dominer les passions, mais sans pouvoir y réussir ; enfin le quatrième engendre le parfait amour, la liberté et le bonheur. Ici se place une théorie très incomplète des passions, l'admiration, l'amour, la haine, le désir. Dans l’Éthique, Spinoza ne s'en tient pas à ces passions principales, et, au lieu de reproduire comme ici l'explication cartésienne, avec l'admiration pour point de départ, il fait dériver toutes les passions du désir, en le rattachant à l'effort que fait chaque être pour se conserver.

Sans s'arrêter à la théorie psychologique, l'auteur du De Homine aborde aussitôt la théorie des passions bonnes et des passions mauvaises. Dans la nature en général et dans celle de l'homme en particulier, il n'existe en réalité ni mal ni bien ; mais nous appelons de ces noms ce qui nous éloigne et ce qui nous rapproche de l'homme parfait, type de notre espèce. II n'y a pas d'idéal pour l'individu isolé, mais pour l'espèce seulement. Spinoza le dit en propres termes. La raison de cette distinction n'apparaît pas d'abord ; mais il nous semble qu'on peut la deviner en lisant l’Éthique avec soin, et que nous sommes ici encore en présence d'une de ces idées que Spinoza n'a dégagées que peu à peu, incomplètement quelquefois, bien qu'il les ait possédées en quelque façon dès le principe. Pour parler plus juste, nous avons affaire à une de ces abstractions intermédiaires que le système éliminait comme un résidu inutile, en s'organisant. S'il ne peut y avoir de type de l'individu, pourquoi un idéal de l'espèce, et qu'est-ce que cet idéal ? Remarquons d'abord que Spinoza ne parle pas d'idéal pour les espèces inférieures, mais pour la nôtre seulement. Cet idéal n'a donc rien de commun avec l'eïdos platonicien, type parfait du genre. Que faut-il donc y voir ? Simplement, croyons-nous, l'état suprême, fruit de l'intuition et de l'amour, où tous les individus de l'espèce humaine peuvent coexister non seulement sans se nuire, sans entraver réciproquement leur être, mais en se soutenant et devenant chacun en quelque sorte tous les autres. Seule entre les espèces, la nôtre est une réalité ou peut en devenir une : elle n'est pas une pure expression. Il y a pour elle un idéal, qui n'est pas une chimère, mais sa réalisation même, c'est-à-dire celles des individus qui la composent. Peut-être M. Janet accepterait-il ce commentaire, que nous ne pouvons développer ici.

De toutes les passions, dit Spinoza, une seule est bonne, l'amour, et ce qui s'y rattache, parce que seul il fortifie et conserve, en unissant. Les autres passions ont leur origine dans la connaissance inférieure, qui nous trompe. Seule l'intuition ne peut nous tromper ; quant au raisonnement (raison, dans la langue de Spinoza), son utilité consiste en ce qu'il est comme un acheminement de l'âme à la vie véritable, celle de la connaissance directe : il l'accoutume à attacher son regard sur les choses supérieures et à y trouver de la joie.

La trace d'une influence platonicienne n'est-elle pas visible dans ce rôle attribué à la connaissance du second ordre ? M. Janet hésitait à la reconnaître plus haut. Elle apparaît nettement dans le passage qui vient ensuite et qui expose une véritable dialectique de l'amour.

Il y a trois sortes d'amour, ou plutôt trois degrés, comme il y a trois étages d'objets, les corruptibles, ceux qui sont incorruptibles par leurs causes (les modes infinis, objets des sciences abstraites), et l'incorruptible absolu, Dieu. L'amour que nous éprouvons pour les premiers est utile en soi, mais caduc comme eux ; de plus, il peut nous nuire en détenant notre esprit et l'empêchant de poursuivre les vrais biens. L'amour que nous inspirent les choses incorruptibles par leur principe est meilleur : il est même absolument bon, puisqu'il nous excite à nous élever jusqu'à ce principe, seul intelligible par soi, seul aimable, seul capable de nous satisfaire. L'amour divin est l'unique amour, comme il n'y a pas d'autre science que la science de Dieu.

Cette théorie toute platonicienne se trouve corrigée par celle qui est l'objet de la dernière proposition de l'Ethique et dont le germe se rencontre plus loin dans ce traité même, d'après laquelle la connaissance et l'amour de Dieu ne sont pas dans l'âme le résultat, mais la cause de son affranchissement. M. Janet n'a peut-être pas assez aperçu (p. XLVIII) l'importance de cette idée, et la critique qu'il en donne n'est pas inattaquable. Ce n'est pas sans raison que Spinoza en a voulu faire la conclusion, le dernier mot de l’Ethique : il ne pouvait mettre plus en relief d'un seul trait le caractère dominant de son système.

Entre la conception philosophique, humaine, de la morale qui prend son point d'appui dans l'individu, et la conception religieuse qui le trouve au-dehors, en Dieu, il choisissait franchement la dernière. Il se déclarait pour la grâce contre la volonté, pour l'amour contre la raison, pour l'humilité contre la superbe, pour Pascal contre Épictète, ajoutons, contre Descartes et les mécanistes moraux, à qui il sait pourtant faire leur part. Il tendait, par-dessus Kant, la main à Schleiermacher.

La fin du traité, si définitives qu'en soient les conclusions, en est peut-être, dans la forme, la partie la plus confuse. Nous y trouvons d'abord la théorie de la vérité et de l'erreur, qui ne diffèrent que par le degré, l'erreur étant une vérité incomplète ; la théorie des idées adéquates et inadéquates est ici en germe. Cette question amène celle du libre arbitre. L'entendement et la volonté ne font qu'un, c'est-à-dire que la volonté n'est pas libre. Un degré supérieur de connaissance peut seul nous affranchir d'un vouloir inférieur, d'un jugement inadéquat ; un désir ne s'efface non plus que devant un autre, dont l'objet nous apparaît comme meilleur et plus capable de conserver notre être.

Mais comment cette délivrance et la béatitude sont-elles possibles, si tout, dans le monde de l'esprit et dans celui de la matière, obéit à la fatalité ? C'est que l'âme, tout en étant l'idée du corps, n'en est cependant pas le produit. Il y a plus : si elle ne crée pas son mouvement, elle le dirige, non pas sans doute au sens propre du mot, mais en cet autre qu'il y a entre les deux correspondance nécessaire, et que l'âme, se délivrant d'elle-même par le progrès de sa connaissance et de son amour, se délivre aussi du corps qu'elle exprime, et en s'en délivrant, le transforme, le délivre à son tour. L'âme n'agit donc pas sur le corps directement, mais par l'intermédiaire de ses idées, qui deviennent instruments de liberté, d'instruments de servitude qu'elles étaient. Mais ce n'est pas le raisonnement qui peut nous affranchir, s'il n'est accompagné de l'intuition, car son objet est lointain, celui des passions présent et fort. Le salut ne vient pas de la raison, mais de l'amour, et de l'amour divin.

Le passage de l'amour du corps à l'amour de Dieu est possible, parce que le corps fait partie de l'univers, c'est-à-dire tient à Dieu, et que la connaissance de Dieu est le terme, l'achèvement de la connaissance du corps. Connaître Dieu, c'est donc toujours pour l'âme connaître le corps, et elle ne sort pas d'elle-même ni de lui dans cette connaissance. Cependant, en s'unissant par l'amour à un objet éternel, elle devient éternelle elle-même et survit au cors dont elle demeure l'idée, même quand il a, en apparence, cessé d'être ; car il y a dans le corps aussi quelque chose d'éternel, son essence, ce qu'en représente une idée adéquate et par quoi il se rattache à la substance infinie.

Ce passage de l'âme, idée du corps, à Dieu et à l'immortalité, est, dans l’Éthique même, un point obscur de la doctrine : nous sommes obligés ici de commenter un peu, en nous inspirant de la seconde rédaction ; la première n'explique rien et se contente de dire que l'âme n'est pas seulement, une idée du corps, mais une idée de Dieu, et peut se rendre impérissable en s'unissant à lui.

Les trois derniers chapitres sont intitulés : de l'amour de Dieu pour l'homme, du démon, et de la vraie liberté. Dieu ne saurait aimer les hommes en tant qu'hommes, c'est-à-dire en tant que modes ; mais il ne les abandonne pas pour cela, puisqu'ils sont en lui et ont leur part de l'amour qu'il a pour lui-même. On ne peut dire que Dieu donne des lois aux hommes pour les récompenser ou les punir ; il les soumet seulement aux lois naturelles, qui ne sont pas susceptibles d'être transgressées. Les lois humaines seules, n'ayant été établies par les hommes qu'en vue de la béatitude, peuvent être violées. Le but pour lequel elles sont faites peut servir à les faire coopérer avec le tout, car la fin propre de l'homme ne saurait être celle de la nature. Il n'est qu'un instrument entre ses mains.

M. Janet force peut-être un peu la pensée de Spinoza, quand il dit que les lois morales reprennent ici une sorte de valeur absolue, étant une des conditions de l'ordre universel. Autre chose est de faire partie de cet ordre, d'être emporté par le système, autre chose d'en être une condition. La nuance est tout ici. En somme les expressions finalistes qui se rencontrent à cette page sous la plume de Spinoza ne sont rien de plus que des expressions.

Dans le chapitre suivant, dont Mylius a connu l'existence, et qui n'a pas laissé de trace dans l’Éthique, l'hypothèse du diable est repoussée comme inutile et comme impossible. Les degrés de l'être étant ceux de la perfection, il est clair que le contraire de la perfection n'existe pas.

Les deux dernières propositions de l’Éthique forment le sujet du chapitre 26, qui termine le De Homine. Nous avons parlé de la dernière ; on se rappelle l'autre ; s'il n'était pas vrai que l'âme est éternelle, en faudrait-il moins chercher Dieu pendant cette vie ? Une pareille opinion, quoique beaucoup de théologiens, dit Spinoza, la soutiennent, est aussi absurde que si un poisson disait s'il n'y a pas pour moi de vie éternelle, je veux sauter hors de l'eau et vivre sur la terre. La comparaison de l’Éthique, on s'en souvient, est plus énergique encore, et le ton plus tranchant, s'il est possible.

L'ouvrage se conclut par la théorie de la vraie liberté ; c'est l'état souverainement actif de l'âme, celui où ses actions extérieures sont parfaitement d'accord avec sa nature interne, c'est-à-dire avec celle des autres âmes et avec Dieu. Alors toute passivité et toute servitude disparaissent. Cette théorie du concours des âmes dans la liberté n'est qu'ébauchée ici et se présente comme une conclusion. Dans l’Éthique elle est fortement travaillée et devient un anneau essentiel de la chaîne.

Nous avons parlé des derniers mots de l'ouvrage, où Spinoza recommande à ses disciples d'être discrets dans la manifestation des idées qu'il leur communique. Il nous reste à conclure avec M. Janet que "si le De Deo et Homine est bien loin encore de l’Éthique pour la grandeur de la composition, la richesse du développement, la sévérité sobre de la forme ", le fond de la pensée est le même dans l'ébauche que dans l'œuvre. "Ce sont les premières lignes d'un grand tableau", et le travail qui nous les fait connaître ne sera pas perdu pour l'histoire du génie de Spinoza.

Notes

  1. L'affirmation du summum ens impliquée, en apparence du moins, dans toute affirmation particulière, c'est-à-dire Dieu, condition de la pensée.
  2. Voir lettre 21 à Simon de Vries.
  3. L'inspiration juive n'est pas moins évidente dans l'éthique de SPINOZA que dans sa métaphysique. Le trait original de la race juive on l'a remarqué souvent, est la tournure pratique et positive de l'esprit. La Bible est le livre d'un peuple qui voulait bien vivre, faire son chemin dans le monde. Il y trouvait à la fois la règle morale de la conduite et le secret de réussir. Cette idée essentiellement juive, que le moyen d'être heureux est de bien gouverner sa vie et de sacrifier tout à cette préoccupation, que Dieu, le principe de vie, c'est par rapport à l'homme la justice, et que la justice est la suprême habileté, Spinoza l'aperçut dans la Bible. La thèse fondamentale du Traité théologico-politique n'est autre chose que celle de M. Matthew ARNOLD dans son livre de la Crise religieuse : il est juste de lui en faire honneur. Peut-être ne serait-il pis bien difficile de reconnaître, sous une forme plus pure, la même idée au fond de l’Ethique Peut-être aussi faudrait-il chercher dans l'idée moniste abstraite et sémitique l'explication de cette idée et celle du spinozisme tout entier. II y a dans Spinoza du Platon et du Descartes ; mais le principe de son originalité n'est pas là.
  4. Voyez les lettres 69, 70, 71, 72. La dernière est du 15 juillet 1676 et Spinoza mourait au mois de février suivant.
  5. Cette remarque ne pourrait-elle jeter quelque jour sur la singulière note de la p. 45 (trad. JANET) ? Spinoza vient de parler des modes éternels et infinis qui servent d intermédiaires entre les modes finis et les attributs. "Nous n'en connaissons, dit-il, pas plus de deux, le mouvement dans la matière et l'entendement dans la chose pensante, lesquels modes sont de toute éternité et subsistent pendant toute éternité. Œuvre vraiment grande et digne de la grandeur de son auteur ! "Une note du manuscrit ajoute : "Ce qui est dit ici du mouvement dans la matière n'est pas entendu sérieusement ; car l'auteur pense en trouver encore la cause, comme il l'a déjà fait en quelque sorte a posteriori. Mais il n'y a pas de mal à laisser subsister ce passage, car l'auteur n'en tire aucune conséquence." Il est probable que l'hypothèse des modes éternels et infinis était, pour Spinoza, un pis-aller qui ne le satisfit jamais complètement, quelque chose comme le premier choc de Descartes, pour lequel il se montra si sévère, une sorte de Deus ex machina provisoirement introduit dans le système en attendant que la lacune pût être comblée par un procédé moins artificiel. Le temps qu'il demandait pour y réussir lui a manqué. Peut-être aussi lui en eût-il fallu plus qu'il ne croyait.
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