Spinoza - par Alain/De la liberté et de la béatitude

De Spinoza et Nous.
Aller à : Navigation, rechercher



par Alain

VI. De la liberté et de la béatitude


Spinoza par Alain

Préface

La vie et les œuvres de Spinoza

Conclusion

Table analytique des matières et des références

La vie et les œuvres de Spinoza
La philosophie de Spinoza

Mémento bibliographique

La Raison, comme on vient de le voir, déjà nous délivre et nous sauve de la tristesse. Au fond, c'est Dieu qui nous sauve et nous délivre. Si nous n'étions pas en Dieu, si nous n'étions pas une partie de la pensée infinie de Dieu, nous ne pourrions enchaîner correctement les unes aux autres des idées éternelles comme le cercle et la sphère, ni déduire de leurs définitions leurs propriétés nécessaires. Ce n'est pas en effet en tant que nous affirmons, d'après les modifications de notre corps, la présence d'un être à tel moment et pendant une certaine durée, que nous pouvons avoir quelque idée adéquate : la con­naissance des événements est, pour l'homme, nécessairement et par sa nature inadéquate.

C’est parce que Dieu est, et parce que notre âme en tant qu'idée, participe de la nature éternelle de Dieu, que nous pouvons trouver dans l'usage de la Raison une existence supérieure à côté de laquelle nos passions sont déjà peu de chose. Seulement, tant que nous n'avons pas réfléchi sur les conditions du vrai, nous pouvons ignorer tout cela, nier Dieu et l'éternité de l'âme, et néan­moins vivre selon la Raison. Beaucoup d'hommes vivent ainsi heureux par Dieu en ignorant Dieu, et libres par la Pensée sans savoir ce que c'est que la Pensée. Et, pendant qu'ils disent que tout est matière, ils se consolent en raisonnant sur les essences et en les expliquant l'une par l'autre selon la Raison. Ainsi, en même temps qu'ils méconnaissent Dieu, leur sagesse prouve Dieu. Par la puissance même des idées adéquates, ils vivent sans haine et sans tristesse. Ils obéissent volontiers aux lois, contribuent pour leur part à la prospérité de la cité, et s'efforcent, autant qu’ils le peuvent, de faire que les autres hommes vivent aussi selon la Raison.

De quoi le vulgaire s'étonne souvent. Car la plupart des hommes croient qu'ils sont libres quand ils peuvent obéir à leur caprice, et ne cèdent un peu de cette liberté que parce qu'ils attendent un châtiment ou une récompense dans une autre vie. Ils se disent que s'ils n'avaient pas cette crainte et cette espéran­ce, s'ils ne croyaient ni à Dieu, ni à l'éternité de l'âme, ils s'affranchiraient du joug de la vertu. Mais l'homme raisonnable n'a pas besoin d'être ainsi dominé par la crainte et par l'espérance pour être juste et bon. Même lorsqu'il croit que Dieu n'est pas et que l'âme périra avec le corps, il n'en vit pas moins selon la vraie Religion. Et si on lui demandait pourquoi il règle ainsi sa vie, puisqu'il ne croit pas qu'il y ait une âme et un Dieu, il trouverait cette question aussi absurde que si on lui demandait pourquoi, puisqu'il ne pourra pas se nourrir éternellement d'aliments sains, il n'absorbe pas des poisons et des narcoti­ques ; ce n'est pas, en effet, parce qu'il croit que l'âme n'est pas éternelle, qu'il voudra vivre sans pensée et sans raison.

Toutefois, il est clair que le bonheur et la vertu de l'homme raisonnable ne se suffisent pas à eux-mêmes. Si les passions n'emportent pas nécessairement toute une vie d'homme, c'est qu'il y a autre chose que les passions ; si la connaissance des événements peut n'être presque rien dans les pensées d'un homme, c'est qu'il y a autre chose que le corps ; et si une déduction correcte, est possible, c'est qu'il y a autre chose que la déduction. Il faut bien que chacune des propositions vraies que l'on démontre soit vraie avant qu'on la démontre soit vraie éternellement en elle-même, et non pas par les raisons qui la font apparaître comme vraie. Si tout est vrai par autre chose, rien n'est vrai. Le vrai ne peut qu'être immédiatement donné. Et lorsqu'on a compris par un long enchaînement de raisons que telle proposition est vraie, il reste encore à réfléchir sur cette idée vraie donnée, et à se demander pourquoi elle peut l'être. Cette idée de l'idée vraie, c'est la connaissance du troisième genre, ou con­naissance Réflexive. De même que la connaissance du premier genre est l’occasion pour nous de former des idées adéquates comme le cercle et la sphère, et de raisonner là-dessus, de même ces raisonnements sont pour nous l'occasion de réfléchir sur l'idée vraie et de comprendre comment, avant d'être vraie par une autre idée, elle est vraie en elle-même.

Aussi bien la plupart des esprits naturellement portés à la réflexion se sont-ils aperçus souvent qu'après que l'on avait enchaîné les uns aux autres, par des raisonnements corrects, un certain nombre de théorèmes, on ne comprenait pas pour cela tout ce qui pouvait y être compris. Celui qui ne com­prend que les raisonnements reste à la surface et il s'y promène. Comprendre vraiment ce n'est pas seulement suivre, c'est pénétrer ; c'est comprendre cha­que vérité, non seulement comme conséquence d'une autre vérité, mais encore comme vérité ; ce n'est pas se laisser conduire les yeux fermés par une méthode éprouvée et infaillible, c'est apercevoir le vrai à chaque moment et dans chaque partie du raisonnement. Aussi voit-on souvent que, dans les sciences mathématiques, certains hommes peuvent s'avancer fort loin à la suite des autres, et même faire quelques découvertes, sans pourtant faire autre chose qu'appliquer machinalement des méthodes, et en demeurant tout à fait incapables de voir à chaque instant où ils en sont. Il y a donc, au-dessus de la connaissance déductive, une connaissance intuitive. En d'autres termes, cha­que fois que j'ai une idée vraie, je puis toujours me demander non pas com­ment j'y suis arrivé, c'est-à-dire ce que j'ai dû penser avant de penser cette idée, mais comment je puis l'avoir, c'est-à-dire ce que je dois penser en ce moment pour pouvoir penser cette idée. Et la condition première à la fois et intérieure de toute vérité, c'est Dieu en qui est tout ce qui est, et par l'idée de qui tout ce qui est vrai est vrai. Il faut donc qu'il y ait, impliquée dans toute vérité, la connaissance immédiate et intuitive de Dieu. Et, même si l'on considère une suite de propositions déduites correctement de la définition de Dieu, tant que l'on comprendra seulement comment l'une d'elles résulte d'une autre, on ne sera point parvenu à la connaissance du troisième genre ; et une telle suite de propositions, elle aussi, ne doit être pour nous que l'occasion de chercher comment chacune d'elles est vraie en elle-même. Ce n'est pas seulement dans la définition de Dieu qu'il faut voir Dieu, mais dans toutes les autres propositions.

L'âme humaine a une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu. En effet, elle a des idées d'après lesquelles elle perçoit des choses particulières comme existant en acte ; mais chaque chose particulière existant en Dieu et par Dieu, en tant qu'il est considéré sous un certain attribut, l'idée de cette chose enferme nécessairement le concept de cet attribut. Cette connaissance de la nature de Dieu, étant réellement commune à toutes les idées de toutes choses, est comprise aussi dans l'idée de notre corps, c'est-à-dire dans notre âme.. Pour parler autrement, dans notre connaissance doivent être comprises les conditions sans lesquelles notre connaissance ne serait pas possible ; il doit être possible de rendre compte de ce fait que nous pensons ; car en fait nous pensons ; et, puisque notre pensée est réelle, elle contient réellement en elle les conditions qui la font possible ; or rien ne peut être conçu sans Dieu ; par le fait même que nous avons des idées, nous pensons donc implicitement l'idée de Dieu dans chacune d'elles.

Mais il n'est point de modification du corps dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct, puisque nous avons la connaissance adéquate de ce qui est réellement commun à toutes les modifications du corps, comme est par exemple l'étendue. Et, comme le sentiment n'est que l'idée d'une modification du corps, tout sentiment doit enfermer quelque idée adéquate. Il suit de là que nous pouvons toujours rapporter une émotion à l'idée de Dieu, condition de toute connaissance adéquate ; et, en tant que l'âme a une telle connaissance et qu'elle en a conscience, elle se réjouit, puisqu'elle contemple sa propre puissance d'agir. L'homme peut donc faire que chacun de ses sentiments lui soit une occasion de se réjouir en même temps qu'il pense à l'idée de Dieu, et cette joie accompagnée de l'idée de Dieu est le véritable amour de Dieu. Cet amour ne peut manquer d'occuper l'âme bien plus que tout autre sentiment, puisque toutes les modifications du corps peuvent être l'occasion de l'éprouver. Il ne peut se changer en haine, puisque, en tant que nous contemplons Dieu, nous agissons, et que, par suite, il ne peut exister de tristesse accompagnée de l'idée de Dieu. Cet amour ne peut être souillé par la jalousie ; au contraire, plus nous aimons Dieu, et plus nous désirons que les autres l'aiment aussi. Aucune passion ne peut donc être contraire à cet amour de Dieu. Il dure tant que dure notre corps, c'est-à-dire tant que les événements qui nous modifient nous donnent l'occasion de penser aux essences éternelles et à l'idée de Dieu qui les comprend toutes.

Mais notre connaissance de Dieu et notre amour de Dieu ne sont pas nécessairement liés à l'existence de notre corps. Il y a en Dieu une idée qui exprime en éternité l'essence de tel ou tel corps humain. Par suite, puisque l'âme humaine est l'idée de tel ou tel corps humain, l'âme humaine est en Dieu en éternité. L'âme humaine ne peut donc pas être détruite absolument avec le corps ; lorsque le corps est détruit, l'âme cesse d'exister dans la durée, mais son essence n'en est pas moins éternelle en Dieu. Et, sans doute, nous ne pouvons pas nous souvenir que nous avons existé avant notre corps, puisque aucun vestige de cette existence ne peut être donné dans notre corps, et que l'éternité ne peut avoir aucune relation à aucun temps, ni par suite au passé. Et pourtant nous sentons que nous sommes éternels ; car notre âme ne sent pas moins les choses qu'elle conçoit par la Raison que celles qu'elle garde dans sa mémoire ; et les démonstrations sont les yeux par lesquels l'âme voit ces choses. C'est pourquoi nous sentons que notre âme, en tant qu'elle enferme en éternité l'essence de son corps, en tant qu'elle est la vérité de son corps, est éternelle, éternelle comme toute essence, éternelle comme toute vérité ; car le vrai n'a pas commencé, et ne peut finir, et ne peut durer : il est.

Or, c'est par la connaissance du troisième genre que nous savons que nous sommes en Dieu et que nous sommes éternels. Tant que nous connaissons par la raison toutes choses comme éternelles, nous connaissons Dieu comme hors de nous ; et c'est pourquoi il nous semble que, si les choses connues sont éter­nelles, du moins la connaissance que nous avons de ces choses a commencé et finira. Mais lorsque nous réfléchissons sur l'idée vraie donnée, et que nous cherchons, non plus comment elle est vraie par les autres et avec les autres en Dieu, mais comment elle est vraie en nous, alors nous voyons clairement que ce n'est pas par une autre pensée que la pensée divine que nous pouvons pen­ser le vrai. Par la réflexion, nous savons que Dieu est en nous, ou plutôt que nous sommes en lui, et que notre pensée est sa pensée. C'est pourquoi la connaissance du troisième genre produit en nous une joie accompagnée de l'idée de Dieu comme cause. Et cet amour de Dieu, qui résulte de la connais­sance du troisième genre, est éternel ; car l'âme ne conçoit pas que la con­naissance qu'elle a de son union avec Dieu puisse jamais cesser d'être vraie. Cet amour de Dieu n'est donc pas lié à la durée de notre corps ; c'est pourquoi nous l'appelons amour intellectuel de Dieu. Et nous appelons béatitude la joie qui constitue cet amour-là. On voit que notre salut et notre béatitude sont dans cet amour éternel de Dieu. Quand nous avons compris que l'essence de notre âme consiste dans la seule connaissance, dont Dieu est le principe et le sou­tien, alors nous voyons clairement comment notre âme dépend continuelle­ment de Dieu. Et l'on voit bien ici combien la connaissance intuitive des choses particulières ou connaissance du troisième genre est supérieure à la connaissance universelle, c'est-à-dire à la Raison. Car nous avons démontré antérieurement que tout, et par conséquent notre âme aussi, dépend de Dieu selon l'existence et selon l'essence ; mais cette démonstration universelle, si solide qu'elle soit, ne nous touche pourtant pas autant que lorsque nous com­prenons par réflexion et directement qu'une chose particulière, comme notre âme, dépend de Dieu et est en Dieu.

Il est arrivé à presque tous ceux qui ont essayé de comprendre quelque démonstration de se rendre clairement compte de toutes les raisons extérieures sur lesquelles l'auteur l'appuyait, sans pourtant voir clairement la vérité de la chose démontrée : ils ne pouvaient s'empêcher de l'admettre, mais ils l'ad­mettaient de mauvais gré et comme malgré eux. Mais il leur est arrivé aussi quelquefois, après qu'ils ont médité sur la chose même, et qu'ils ont essayé tous les chemins qui y conduisent, que tout d'un coup ils soient comme touchés par une lumière, et saisissent enfin réellement et immédiatement ce que jusqu'alors ils ne pouvaient que démontrer. Ils parvenaient, à ce moment-là, à la connaissance du troisième genre ; ils apercevaient clairement cette idée comme constituant éternellement une pensée parfaite ; et ils apercevaient aussi que leur âme n'avait pu jusque-là être une âme, que leur pensée n'avait pu jusque-là être une pensée, que par cette idée-là et par d'autres ; ils reconnais­saient dans l'idée un élément essentiel de leur nature pensante. Jusque-là ils savaient ; car être une pensée c'est savoir ; maintenant ils savaient enfin qu'ils savaient. Ils avaient non seulement l'idée, mais aussi l'idée de l'idée. Et l'on voit par là que l'on passe naturellement de la connaissance du deuxième genre à la connaissance du troisième genre. Mais l'on voit aussi que, de la connais­sance du premier genre, on ne peut attendre rien de pareil ; car, par la con­naissance du premier genre, nous n'affirmons rien autre chose que l'existence d'un objet dans la durée ; et celui qui affirme qu'une chose existe sait, à ce moment-là, tout ce qu'il peut savoir là-dessus ; et il n'y a pas deux manières de constater l'existence de quelque chose : on constate ou on ne constate pas : aucune vérité, aucun progrès dans la vérité ne peut résulter de ce que l'on considère qu'une chose existe.

Ce qui arrive par hasard à ceux qui usent de leur Raison, et sans qu'ils s'en rendent clairement compte, celui qui réfléchit sur l'idée vraie donnée le fait pour chaque vérité particulière ; et à chaque fois qu'il le fait, il découvre en lui une partie d'une âme éternelle. Avec des vérités particulières ainsi directement saisies, il se fait réellement une âme, son âme ; il prend conscience de sa vraie nature et de l'identité de sa vraie nature avec la nature absolue de la pensée, avec Dieu.

Ainsi l'âme, en tant qu'elle connaît les choses comme éternelles, soit par le raisonnement, soit par l'intuition, est elle-même éternelle. Donc, plus nous connaissons de choses comme éternelles, plus grande est la partie de notre être que nous sauvons des passions et de la mort. Sans doute, nous ne pouvons pas détruire entièrement nos passions ; mais nous pouvons du moins faire que la plus grande partie de notre être soit en dehors d'elles et au-dessus d'elles ; nous pouvons faire que ce qui de nous périt avec notre corps soit tout à fait négligeable en comparaison de ce qui, de notre pensée, demeure éternelle­ment. C'est en ce sens que l'amour de Dieu nous sauve de la mort.

Mais il ne faut pas entendre par là que notre salut et notre joie soient la récompense de notre lutte contre nos passions et du mépris que nous faisons de notre corps. Ceux qui croient que l'homme peut mépriser et négliger son corps oublient que l'âme est d'autant plus apte à acquérir la connaissance de Dieu que le corps est lui-même apte à plus de choses, et que celui qui a com­me l'enfant un corps apte à fort peu d'actions et dépendant autant que possible des causes extérieures, a aussi une âme qui a à peine conscience de Dieu, d'elle-même et des choses. De plus, ceux qui croient que l'âme peut supprimer ses passions oublient que les affections du corps, dont les passions sont les idées, dépendent des corps extérieurs et de tout l'univers. En réalité, notre vertu n'est point à lutter contre nos passions, mais à développer, à propos de nos passions, et au-dessus d'elles, la vie rationnelle et la vie divine, et c'est seulement lorsque, par la réflexion, nous aurons mis la plus grande partie de notre vie à l'abri des passions et de la mort, que nous pourrons dire que nous avons triomphé de nos passions. Ce n'est donc pas parce que nous triomphons de nos passions que nous avons la béatitude ; c'est, au contraire, parce que nous avons la béatitude que nous pouvons triompher de nos passions. Ne regardons jamais notre misère ni notre esclavage ; regardons de l'autre côté, vers le vrai et vers la joie ; vivons d'abord dans le vrai le plus que nous pour­rons, fondons en nous la joie incorruptible, et par cela même nous serons affranchis de nos passions. “ La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même. ”


V. De la raison Spinoza - par Alain Conclusion
Outils personnels
Espaces de noms
Variantes
Actions
Découvrir
Œuvres
Échanger
Ressources
Boîte à outils