Spinoza - par Alain/De Dieu et de l'âme

De Spinoza et Nous.
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par Alain

II. De Dieu et de l'âme


Spinoza par Alain

Préface

La vie et les œuvres de Spinoza

Conclusion

Table analytique des matières et des références

La vie et les œuvres de Spinoza
La philosophie de Spinoza

Mémento bibliographique

“ J'entends par Substance ce qui est en soi et est conçu par soi, et dont l'idée n'a pas besoin, pour être formée, de l'idée d'une autre chose quelcon­que. ” Cette définition ne fait que résumer ce qui a été dit au sujet de la méthode dans le chapitre précédent. Il nous faut partir de l'idée immédiate­ment conçue ; de l'idée qui n'est déduite de rien et ne peut être expliquée par rien ; de l'idée qui est conçue sans le secours d'autre chose. Une telle idée est aussi l'idée du vrai ; l'idée aussi de l'être total, absolu, parfait, l'idée de Dieu. Dieu, être absolument infini, est substance ; car, s'il n'était pas substance, il serait conçu par autre chose que par lui ; il dépendrait donc de quelque chose, et serait limité par là.

Dieu ou la Substance existe nécessairement. En effet, il ne peut pas être produit par autre chose que par lui, sans quoi son idée dépendrait de l'idée de cette autre chose. Dieu est cause de soi. La cause de son existence ne peut donc être supposée en dehors de sa nature, c'est-à-dire en dehors de son essence ; c'est ce qu'on exprime en disant que s'il existe, son essence enferme l'existence, ou, si l'on veut, qu'il existe par définition. De plus nous devons dire qu'il existe par définition ; car nous devons partir de l'idée vraie donnée, et l'idée vraie doit être conforme à un objet réel. C'est pourquoi nous avons dit d'abord : “ la substance c'est ce qui est en soi. ”

Dieu est unique. En effet, une multiplicité de choses ne résulte jamais d'une définition, c'est-à-dire d'une essence. Par exemple, pour expliquer qu'il existe vingt hommes, il ne suffira pas d'invoquer la nature humaine ; il faudra de plus trouver la cause de l'existence de chacun de ces hommes. Mais la cause de l'existence de Dieu c'est son essence même; Dieu est donc unique.

Dieu est éternel, c'est-à-dire hors du temps. Une chose particulière existe dans la durée, c'est-à-dire commence et finit, parce que la cause qui la fait exister est différente de son essence ou, si l'on veut, de sa définition. Mais puisque Dieu existe par définition, on ne peut concevoir en Dieu ni com­mencement, ni fin, ni durée. D'où l'on voit qu'il ne faut pas confondre la durée illimitée, qui peut réaliser d'un concours heureux de circonstances, avec l'éternité, qui est nécessité.

Tout ce qui est est en Dieu et est conçu par Dieu ; car Dieu est l'être et le seul être. Et puisque Dieu est infini, il n'y a aucune raison de limiter le nombre et la variété des êtres qui sont en lui et sont conçus par lui, c'est-à-dire qui résultent nécessairement de sa nature. Je dis qui résultent nécessairement de sa nature, car je ne conçois clairement une chose par une autre que si je conçois que cette chose résulte nécessairement de l'autre et c'est ainsi que, par l'essen­ce du triangle, je conçois les propriétés du triangle. C'est pourquoi l'on doit dire que Dieu n'est pas seulement cause de l'existence des choses, mais qu'il est aussi cause de leur essence, puisque concevoir les choses, c'est comprendre leur essence, et que c'est par Dieu qu'elles sont conçues.

Les choses n'ont pu être produites par Dieu d'une autre manière, ni suivant un autre cours qu'elles l'ont été. Essayons en effet de supposer un autre ordre dans les choses; nous devons affirmer que cet ordre aussi est réalisé, puisque nous n’avons aucune raison de limiter le nombre et la variété des choses qui résultent nécessairement de la nature de Dieu : tout ce qui est possible existe nécessairement.

Une chose quelconque est connue par nous de deux manières. Elle est connue comme un fait, et elle est connue comme une idée. Nous la connais­sons comme un fait lorsque nous constatons son existence dans la durée. Nous la connaissons comme une idée, c'est-à-dire comme une essence, lorsque nous comprenons la nature de cette chose, autrement dit la vérité ou nécessité des rapports entre les éléments qui la composent. Par exemple, je connais la sphère comme un fait si je vois dans la nature un corps sphérique fait par quelque artisan ; je connais l'essence de la sphère si je l'engendre en faisant tourner un demi-cercle autour du diamètre et si je démontre les propriétés du volume ainsi construit. Et ces deux manières dont se révèle à moi l'être de la sphère sont distinctes et indépendantes l'une de l'autre ; car il n'est pas néces­saire pour que je constate l'existence d'un corps sphérique, et que j'explique cette existence par des causes comme le travail d'un artisan, que je comprenne son essence, et cela ne me serait même d'aucune utilité ; car ce n'est point l'essence de la sphère qui est cause de l'existence de la sphère, mais c'est tel ouvrier, et tel outil, qui ont eux-mêmes une autre cause du même genre, et ainsi indéfiniment. De même, pour que l'essence de la sphère soit ce qu'elle est, et enferme les propriétés nécessaires qu'elle enferme, il n'est point néces­saire qu'une sphère existe à tel moment.

Je dirai de la sphère, en tant qu'elle existe, et qu'elle est déterminée à exister par d'autres choses qui existent, comme un tronc d'arbre, un outil, un ouvrier, qu'elle est un corps. Et je dirai de l'essence de la sphère, en tant qu'elle est engendrée et comprise par une autre essence, comme le cercle, lequel est engendré et compris par d'autres, comme la droite, et ainsi indé­finiment, qu'elle est une pensée.

Il y a donc pour nous deux manières de considérer l'être ou Dieu. Nous pouvons le considérer comme étant le tout des corps, c'est-à-dire comme formé des corps qui entrent dans l'existence ou sortent de l'existence, poussés ou chassés par d'autres corps qui eux-mêmes naissent et meurent. En ce sens je dirai que l'unité de tous ces corps, c'est-à-dire l'étendue, qui est leur nature commune et leur lien, est un attribut de Dieu. Nous pouvons aussi considérer l'être comme étant le tout des pensées, c'est-à-dire comme formé de toutes les essences, en tant qu'elles s'expliquent les unes par les autres hors de la durée, dans l'éternel. En ce sens je dirai que la pensée, nature commune et lien de toutes les pensées, est un attribut de Dieu. Pour nous, le fait et la vérité sont distincts ; mais ils ne peuvent pas être réellement distincts en Dieu, car Dieu est un. Dieu est donc à la fois le fait et la vérité, tous les faits et tout le fait, toutes les vérités et toute la vérité : il est l'unité de l'un et de l'autre.

Au reste, comme Dieu est absolument infini, je n'ai aucune raison de limi­ter à deux les attributs de Dieu. Je dirai donc que Dieu a une infinité d'attributs infinis ; seulement nous n'en connaissons que deux, l'Étendue et la Pensée.

Nous appellerons modes de l'Étendue divine les choses particulières que nous connaissons comme existantes, c'est-à-dire sous l'attribut étendue, les choses qui sont nées, qui changent et qui mourront, comme Jacques, Pierre, tel arbre, tel livre. Nous appellerons modes de la Pensée divine les choses parti­culières que nous connaissons dans leurs essences éternelles, c'est-à-dire sous l'attribut pensée, par exemple une sphère engendrée par la rotation d'un demi-cercle, un cercle engendré par la rotation d'une droite, un fait de mémoire expliqué par la structure d'un corps organisé.

Un corps, mode de l'Étendue, c'est une chose quelconque lorsque l'on con­sidère qu'elle tient son existence de ce qui l'entoure, de quelque chose d'extrin­sèque par rapport à elle ; et l'étendue exprime que l'existence d'un tel être dépend de l'existence de tous les autres. Une idée, mode de la Pensée, c'est une chose quelconque, lorsque l'on considère que son essence est explicable par d'autres essences qu'elle suppose et enferme, comme l'est l'essence de la sphère par celle d'un demi-cercle qui tourne ; et la pensée exprime que l'essen­ce d'un être dépend de l'essence de tous les autres, c'est-à-dire que toutes les essences sont intrinsèques les unes aux autres, impliquées les unes dans les autres, explicables les unes par les autres.

“ En Dieu est donnée nécessairement l'idée tant de son essence que de tout ce qui résulte nécessairement de son essence. ” En effet, Dieu étant pensée peut penser tout cela, et, nous l'avons dit, tout ce qui est possible existe en Dieu nécessairement. Il y a donc une vérité absolue de tout ; et cette vérité ne diffère pas plus des choses mêmes que Dieu pensée ne diffère de Dieu étendue. La façon dont Dieu a toutes les idées ne diffère point du tout de la façon dont il produit les choses : “ l'ordre et l'enchaînement des idées est le même que l'ordre et l'enchaînement des choses ” ; je dis le même, car la substance ou Dieu est unique, et les attributs étendue et pensée ne sont que des manières de la considérer.

Mais les choses ne font que passer dans l'existence. Pendant qu'elles n'existent pas, que deviennent leurs idées ? En quel sens peut-on dire que leurs idées soient encore comprises dans l'idée infinie de Dieu ? Il faut pourtant bien qu'elles y soient, puisque tout ce qui est seulement concevable est réel en Dieu. Mais elles n'y sont alors comprises que comme les essences formelles des choses particulières ou modes sont comprises dans les attributs de Dieu. En d'autres termes, il y a pour les idées deux manières d'exister. Elles existent en Dieu en tant qu'infini ; et elles existent en Dieu en tant qu'il est cause de l'existence actuelle de la chose dont cette idée est l'idée. En un mot, une idée peut exister implicitement en Dieu en tant qu'infini, ou exister en acte. L'existence implicite de l'idée, c'est sa nécessité indépendante de l'existence de la chose. Elle est alors en Dieu comme sont contenus dans un cercle une infinité de rectangles équivalents formés par des sécantes qui se coupent en un point. Mais il faut aussi que l'idée ait une existence en fait, liée à l'existence de la chose et subissant les mêmes vicissitudes que la chose même. Si, par exemple, je considère deux des rectangles dont je viens de parler, il faut bien admettre que, du moment que ces rectangles existent, leurs idées n'existent pas seulement en tant qu'elles sont comprises dans l'idée du cercle, mais aussi en tant qu'elles enveloppent l'existence de ces deux rectangles.

C'est pourquoi une idée peut avoir pour cause la pensée divine en deux sens. Toute idée a pour cause Dieu en tant qu'il est infini. Et l'idée d'une chose qui existe actuellement a de plus pour cause Dieu en tant qu'il est considéré comme étant cause aussi de l'idée d'une autre chose existant actuellement, et dont l'existence est liée à celle de la première. En d'autres termes l'idée aussi est liée à l'existence. Tout ce qui existe est intelligible par une essence éter­nelle, et rien n'existerait sans cela. Mais l'essence éternelle ne suffit jamais à expliquer l'existence d'une chose particulière. L'intelligibilité d'une chose n'explique pas l'existence de cette chose dans la durée ; elle ne suppose que l'éternité de l'essence en dehors du temps. Par exemple, quand je vois un objet rouge, je puis bien faire comprendre ce que c'est que la perception de couleur rouge, et en découvrir les lois éternelles et nécessaires ; mais ces raisons éternelles et nécessaires n'expliqueront pas l'existence de telle couleur rouge à tel moment. Il faut donc bien que l'idée du rouge qui existe actuellement soit en Dieu d'une autre manière que l'idée éternelle du rouge; et cela veut dire simplement qu'il y a aussi en Dieu une vérité de l'existence, et que l'étendue est un attribut de Dieu.

Ainsi toute chose qui existe actuellement est à la fois chose et idée, et de plus elle est idée en deux sens ; elle est idée éternelle, mais elle est aussi idée réelle, idée liée à l'existence en acte de la chose, ou, si l'on veut, idée d'une chose qui existe actuellement. L'idée d'une chose qui existe actuellement c'est l'âme de cette chose. Et ainsi tout ce qui existe actuellement a une âme.

L'homme qui existe actuellement est, lui aussi, à la fois chose et idée. Considéré comme chose, c'est-à-dire sous l'attribut étendue, l'homme est un corps ; considéré comme idée de ce corps existant actuellement, c'est-à-dire comme idée actuellement réelle, et non pas seulement comme essence éter­nelle, l'homme est une âme. Et l'on voit par là que l'âme humaine est en rapport avec Dieu de deux façons. D'abord elle est en Dieu comme essence éternelle, éternellement concevable ; mais elle est aussi en Dieu en tant que Dieu contient, sous l'attribut étendue, l'existence actuelle du corps dont l'âme est l'idée. C'est ce que l'on exprime en disant que l'âme de l'homme est unie au corps de l'homme. L'âme et le corps sont unis de la même manière qu'en Dieu les attributs pensée et étendue sont liés, c'est-à-dire sont deux attributs d'un seul et même être.

Il y a donc nécessairement, dans l'idée âme, des changements qui sont liés aux changements qui se produisent dans le corps, et ces changements de l'âme sont des perceptions. C'est seulement tant qu'il en est ainsi que l'âme peut être dite exister. L'existence de l'âme n'est rien autre chose que la perception de ce qui se passe dans le corps. Quand nous disons que l'âme humaine perçoit tout ce qui se passe dans son corps, nous voulons dire qu'elle n'est pas seulement liée en Dieu à toutes les idées, sous l'attribut pensée, mais qu'elle est liée aussi en Dieu, puisque Dieu a pour attribut aussi l'étendue, à l'existence actuelle d'une chose déterminée. C'est pourquoi, suivant qu'un corps est plus apte à faire et à subir plus d'actions, l'âme de ce corps est dite, elle aussi, apte à percevoir en même temps plus de choses. Ce qui est changement dans le corps est perception dans l'âme, ou pour parler plus exactement, tout état d'un homme existant actuellement est un changement de son corps, si nous consi­dérons l'homme sous l'attribut étendue, et une perception de son âme, si nous considérons l'homme sous l'attribut pensée.

Le corps humain est un composé d'individus qui sont eux-mêmes com­posés d'individus ; et le corps tout entier est aussi un individu, c'est-à-dire un ensemble de corps qui se communiquent leurs mouvements les uns aux autres suivant une loi fixe. De même il y a dans l'âme les idées de ces individus, de leurs rapports et de leurs modifications. Et, comme toute modification dépend à la fois de la nature des corps extérieurs et de la nature du corps humain, l'idée de chaque modification du corps humain doit enfermer à la fois la nature du corps humain et la nature du corps extérieur qui le modifie. L'âme perçoit donc, en même temps que la nature de son corps, la nature de plusieurs autres corps. Seulement les idées que nous avons des corps extérieurs expriment bien plutôt la constitution de notre propre corps que la nature des corps extérieurs. Par exemple, lorsqu'un fiévreux perçoit l'amertume du vin, cette perception le renseigne bien plutôt sur son propre état que sur la nature du vin qu'il boit.

C'est pourquoi notre âme pourra contempler, comme s'ils étaient présents, des corps qui ne sont pas présents. Il suffira pour cela que la modification de notre corps, qui enferme la nature de ce corps, se produise en son absence ; et cela est possible parce que toute modification de notre corps est un change­ment de mouvement, et que tout changement de mouvement peut laisser des traces dans les parties molles du corps, de façon que ce changement se reproduise par l'effet du mouvement propre, c'est-à-dire de la vie du corps. C'est pourquoi il y a une très grande différence entre l'idée de Pierre qui est l'âme même de Pierre, et l'idée de Pierre dans l'âme de Paul. Car l'idée-âme de Pierre cessera d'exister en même temps que le corps de Pierre, tandis que l'idée de Pierre dans Paul, qui exprime bien plus la constitution du corps de Paul que la nature de Pierre, pourra subsister même si Pierre n'existe plus, pourvu que Paul existe encore.

Cette représentation d'un objet absent comme présent, c'est l'imagination. Et il est à propos de remarquer que les imaginations de ce genre, considérées en elles-mêmes, ne renferment aucune erreur. L'erreur résulte simplement de ce que nous ne savons pas que le corps que nous imaginons est absent ; en effet, si nous savions qu'il est absent, le fait que nous le représentons sans qu'il soit présent serait la marque de notre puissance plutôt que de notre faiblesse.

Les images des corps qui ont modifié en même temps notre corps sont liées les unes aux autres, de façon que nous ne puissions pas penser à l'une sans penser à l'autre. Cela résulte de ce que la disposition du corps qui enfer­me la nature de l'une enferme aussi la nature de l'autre. Et cet enchaî­nement des idées qui enferment la nature des choses extérieures en même temps que les modifications de notre corps, rend possible la Mémoire. La mémoire n'est, en effet, rien autre chose que l'enchaînement des idées qui enferment la nature des corps extérieurs, enchaînement qui se fait selon l'ordre et l'enchaînement des modifications du corps, c'est-à-dire selon les habitudes de chacun. C'est ainsi qu'un soldat, voyant sur le sable l'empreinte du pied d'un cheval, sera conduit de là à penser au cavalier, puis à la guerre, tandis que le paysan sera conduit, par cette même perception, à penser à la charrue et au champ.

L'âme humaine ne peut connaître un corps extérieur comme existant que par les idées des modifications de son corps ; elle n'a donc jamais une con­naissance directe et certaine de la présence ou existence d'un objet. L'exis­tence des corps extérieurs n'est pas pour elle objet de science ; nous ne saisis­sons cette existence qu'à travers une modification de notre corps ; à vrai dire, nous ne connaissons jamais que l'existence de notre corps, et, dans cette exis­tence et dans les vicissitudes par lesquelles elle passe, nous lisons l'exis­tence des corps extérieurs. C'est pourquoi aucune certitude au sujet de l'exis­tence des corps extérieurs n'est possible pour nous ; nous n'avons aucun moyen de constater autre chose que l'existence de notre corps et de ses modifications ; constater de plus qu'une chose extérieure existe, c'est nécessairement et tou­jours se tromper. Notre connaissance des événements, de la naissance, de la mort, de la durée des choses qui nous entourent, et de la durée de notre propre corps, laquelle dépend des événements, est nécessairement et par nature inadé­quate, c'est-à-dire incomplète et trompeuse, puisque nous ne connaissons tout cela qu'à travers les modifications de notre corps.

À cette connaissance inférieure, ou connaissance du premier genre, se rattache la formation des fausses idées générales, qui ont été la cause de tant d'erreurs et de tant de stériles discussions. Comme notre corps n'est pas capa­ble de recevoir un nombre illimité d'empreintes sans les confondre et les mêler, il arrive un moment où l'âme ne peut plus apercevoir distinctement les images de tous les corps qu’elle a perçus, et où les petites différences de couleur, de grandeur, etc., qu'il y a entre elles tendent à se détruire. D'un autre côté, nous avons avantage, au point de vue de notre sécurité, à juger d'une chose d'après une autre, et à considérer comme identiques des choses qui produisent sur notre corps à peu près le même effet. Nous arrivons à penser en même temps à beaucoup de choses, et à désigner par un seul mot un grand nombre d'êtres particuliers. C'est ainsi que se forment les termes transcen­dantaux comme être, chose, etc., et les idées générales comme homme, chien, cheval, etc. Les idées ainsi formées paraissent à beaucoup d'hommes être les plus claires de toutes, parce qu'ils finissent par n'avoir plus dans la pensée que des mots qu'ils se représentent nettement ; mais, si l'on veut faire attention à la nature même des êtres qui sont ainsi réunis sous un seul mot on s'apercevra qu'il est impossible de penser réellement à plusieurs de ces êtres en même temps et que par suite les idées de ce genre sont tout à fait confuses, puisque leur contenu ne peut pas être réellement pensé. C'est ainsi que les mots rem­placent souvent les choses, et de là résultent beaucoup d'erreurs qui ne consistent en somme que dans l'absence d'une idée, comme si je dis que les arbres parlent, ou qu'un homme est instantanément changé en pierre ; car je puis bien dire ces choses, mais je ne puis pas les penser; et je n'ai pas plus une idée fausse quand je prononce ces mots, que je n'ai une idée fausse lorsque je dis : “ ma cour s'est envolée dans la poule de mon voisin ”.

C'est de la connaissance expérimentale, ou connaissance du premier genre, que résulte l'idée que les choses sont contingentes. En effet, nous ne pouvons connaître les causes qui font qu'une chose particulière entre dans l'existence ou sort de l'existence ; car, tout étant lié dans l'univers, et les causes pro­chaines dépendant d'autres causes et ainsi indéfiniment, l'explication d'un événement suppose la connaissance de tout l'Univers. C’est pourquoi nous sommes portés à croire, lorsqu'un événement se produit d'une certaine façon, qu'il aurait pu être autre. Cette idée, qui est tout à fait confuse, résulte de ce que nous nous représentons d'avance le temps à venir d'après la liaison qui existe entre les différentes modifications de notre corps. Si hier un enfant a vu le matin Pierre, à midi Paul, et le soir Siméon, et s'il voit aujourd'hui Pierre le matin, on comprend qu'aussitôt qu'il voit le matin, il pense à l'heure de midi et au soir, et qu'en même temps qu'il pense à l'heure de midi il pense à Paul, et qu'en même temps qu'il pense au soir, il pense à Siméon ; c'est ce qu'on exprime en disant qu'il se représente l'existence de Paul et de Siméon comme liée à un temps à venir. Et il se représente cela avec d'autant plus de confiance qu'il aura plus souvent constaté cette même succession. Mais s'il arrive quel­que jour qu'il voie le soir, au lieu de Siméon, Jacob, alors le lendemain matin, en même temps qu'il pensera au soir, il pensera alternativement à Siméon et à Jacob, son imagination flottera entre l'un et l'autre et c'est ce qu'on exprime en disant qu'il se représentera ces deux événements comme contingents, c'est-à-dire comme incertains. On voit que la contingence n'a de sens que par rapport à l'imagination, c'est-à-dire par rapport à la connaissance de l'existence, et que l'idée de la contingence est liée à l'idée de notre ignorance. Se représenter des choses qui existent dans le temps, c'est toujours et nécessairement se tromper, puisque c'est toujours juger des choses d'après les modifications de notre corps, et juger de l'ordre des choses d'après l'ordre des modifications de notre corps. La confiance avec laquelle nous attendons le retour des événements dépend toujours de la façon dont leurs images sont liées dans notre corps.

Mais un autre genre de connaissances est possible à l'âme humaine. À côté des fausses idées générales, il y a des notions réellement communes à tous les êtres, et qui sont identiques dans la partie et dans le tout ; telle est par exem­ple, pour les corps, l'étendue. Une partie quelconque de l'étendue renferme toutes les propriétés, toutes les lois, toute la nature de l'étendue : un triangle a les mêmes propriétés dans toute partie de l'étendue ; on ne voit donc pas comment la connaissance de l'étendue pourrait être incomplète ou mutilée ; ou bien on ne la connaît point, ou bien on la connaît parfaitement. Avoir une partie de cette idée, c'est l'avoir toute. L'âme humaine a donc l'idée adéquate de l'étendue et, en général, de tout ce qui est réellement commun à tous les êtres. La connaissance de ces notions communes, nous l'appellerons Raison, ou connaissance du deuxième genre. C'est à la raison que nous devons les démonstrations géométriques, par lesquelles les propriétés de l'étendue sont déduites les unes des autres et clairement expliquées. Et nous avons montré, dans la première partie, que la Raison ou connaissance du deuxième genre suppose elle-même une connaissance supérieure ou connaissance intuitive, sur laquelle il est inutile présentement d'insister.

Ce qu'il importe de ne pas oublier, c'est que la connaissance du premier genre est la seule cause de l'erreur. La connaissance du deuxième genre, et à plus forte raison l'autre, qui en est la condition, sont nécessairement vraies. Elles n'ont pas pour objet l'existence, laquelle dépend d'une foule de causes que nous ne pouvons pas connaître complètement. La connaissance du deuxiè­me genre a pour objet ce qui est réellement commun à tous les êtres, comme l'étendue ; et la connaissance d'un tel objet ne peut être incomplète, puisque la partie a les mêmes propriétés que le tout. Quant à la connaissance du troisième genre, qui est la connaissance intuitive de l'essence de chaque chose particu­lière, elle est par définition parfaite et complète, puisqu'elle est immédiate, c'est-à-dire qu'elle ne dépend de rien et que, par suite, rien ne peut lui manquer.

On voit par là qu'il n'y a rien de positif dans l'erreur, et que l'erreur con­siste seulement dans l'absence d'idées adéquates qui caractérise la connais­sance du premier genre. Je perçois le soleil comme s'il était à deux cents pas. Une telle perception n’est pas vraie et ne peut pas être vraie; car je ne puis connaître avec certitude la nature d'un corps extérieur d'après les modifica­tions de mon propre corps. Mais on ne peut pas dire non plus que cette perception soit fausse. Car, lorsqu'un homme connaît, par la Raison, la vraie distance du soleil, assurément il ne se trompe plus là-dessus, et pourtant il continue de percevoir le soleil comme situé à deux cents pas. Celui qui perçoit ainsi le soleil ne se trompe donc que parce qu'il manque de l'idée de la dis­tance vraie du soleil. Il reste dans une région où l'on se trompe nécessai­rement. Il ne connaît au monde que des faits ; là est son erreur. Connaître des faits, ce n'est pas se tromper; mais croire qu'on ne peut connaître que des faits, prendre la connaissance des faits pour type de la connaissance certaine, igno­rer par suite ce que c'est que comprendre et ce que c'est qu'être certain, c'est se tromper. L'erreur n'est pas dans notre vie un événement isolé, elle est une manière de vivre ; se tromper, c'est rester au degré inférieur. Aussitôt que l'on a participé à la connaissance rationnelle, aussitôt qu'on sait ce que c'est qu'avoir une idée claire, on ne peut plus être dupe d'aucune perception, ni prendre aucune perception pour une vérité. L'erreur apparaît alors lorsqu'on en est délivré ; l'erreur est intelligible pour celui qui est sorti de l'erreur, lorsqu'il compare les visions de son imagination aux idées claires et distinctes qu'il a maintenant. Il est impossible de faire comprendre ce que c'est que l'erreur à un homme qui ignore la vérité ; et aussitôt qu'un homme connaît la vérité, il comprend ce que c'est que l'erreur. “ Comme la lumière, en se montrant, mon­tre aussi ce que sont les ténèbres, ainsi la vérité se fait reconnaître par elle-même, et fait reconnaître le faux. ”

Il n'y a donc rien de positif dans les idées qui puisse faire dire qu'elles sont fausses. L’erreur, c'est l'absence de la vérité, et rien de plus. Se tromper, c'est en être réduit aux perceptions ; c'est ne point connaître d'autre manière de penser que celle qui consiste à deviner tant bien que mal la présence ou l’absence des choses d'après les modifications qui surviennent dans notre corps. Celui qui vit ainsi est réellement le prisonnier de son corps ; il ignore l'être ; il ignore la nature et Dieu ; et c'est seulement en tant qu'il ignore la nature et Dieu qu'il se trompe.

Il n'est donc pas besoin, pour expliquer l'erreur, de supposer dans l'âme humaine, comme l'a fait Descartes, une volonté absolument libre, dont les affirmations s'étendraient plus loin que les limites de l'entendement. Une telle volonté est un exemple remarquable de ces fausses idées générales, qui semblent très claires, parce que nous n'y mettons plus autre chose qu'un mot, et qui sont en réalité tout à fait confuses. Ce qu'il y a en nous, c'est tel acte de volonté et tel autre acte de volonté : je veux acquérir tel objet par tel moyen, ou nuire à mon ennemi en faisant telles ou telles actions, ou m'attacher un tel comme ami en lui rendant tel service déterminé ; voilà des volontés réelles. La volonté, prise en général, a le même rapport avec de tels actes de volonté que la blancheur avec tel et tel objet blanc ; elle n'est pas plus la cause de tel ou tel acte de volonté que l'humanité n'est cause de Pierre ou de Paul. Il y a une infinité de manières différentes de vouloir, et ce sont ces manières différentes de vouloir qui existent. Parler de la volonté en général, c'est donc prononcer un mot, et rien de plus.

C'est encore par suite d'une méprise du même genre que l'on est amené à séparer, de l'entendement qui conçoit l'idée, la volonté qui juge. Car, lorsque je conçois un triangle, je puis bien ne pas dire en paroles, par exemple, que trois droites peuvent enfermer un espace ; et c'est pourquoi je puis croire que je m'empêche de juger, que je suis libre de ne pas juger. Ceux qui prennent les mots pour des idées se donnent ainsi l'illusion de nier et d'affirmer contre leur avis ; ils s'imaginent qu'ils doutent, alors qu'ils ne doutent pas, et qu'ils ignorent alors qu'ils n'ignorent pas. Mais si nous analysons les idées elles-mêmes, nous nous rendrons compte que chaque idée enferme une affirmation qui ne peut, par aucun artifice, être séparée de l'idée. Je pense à un cheval ailé, et je dis qu'en pensant à un cheval ailé je n'affirme rien. Qu'est-ce pourtant que penser à un cheval ailé, sinon affirmer qu'un cheval a des ailes ? De même, essayons de concevoir quelque volonté particulière par laquelle l'âme affirme que la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits. Cette affirma­tion enferme évidemment l'idée du triangle, c'est-à-dire ne peut être conçue sans elle ; comment, en effet, affirmer quelque chose du triangle, sinon en paroles, sans avoir l'idée du triangle ? De plus, l'idée du triangle enferme nécessairement l'affirmation que la somme des angles du triangle est égale à deux droits, et c'est là justement ce que le géomètre démontre. Donc, cette affirmation est tout à fait inséparable de l'idée du triangle : elle n'est rien sans l'idée, et l'idée n'est rien sans elle. C'est donc par un simple artifice de langage que l'on peut séparer l'idée et l'affirmation ; et, à plus forte raison, ce n'est qu'en paroles qu'on peut séparer l'entendement, cause supposée des idées, de la volonté, cause supposée des affirmations. Toute idée enferme une affirma­tion, et l'affirmation est liée à l'idée. Ceux qui croient pouvoir isoler l'idée de toute affirmation ignorent tout à fait la nature de l'idée qui est une pensée, et prennent pour des idées des peintures muettes et mortes, d'inertes reproduc­tions des choses, telles que sont, par exemple, les images sur la rétine. Il est bien vrai que si l'on considère une chose parmi les choses, sous l'attribut étendue, on conçoit cette chose comme soutenue par les autres sans qu'il soit besoin d'un jugement pour maintenir l'union de ses parties. Aussi d'une telle chose nous ne pouvons qu'affirmer qu'elle est présente ou qu'elle n'est pas présente, et encore sans aucune certitude. Mais si nous voulons la penser réel­lement, savoir ce qu'elle est, et non pas si elle existe, nous devons la refaire avec ses parties et la maintenir et la soutenir ; toute idée est un tissu d'affir­mations, et ces affirmations la constituent ; l'acte de concevoir et l'acte de juger sont identiques.

Disons donc qu'il n'y a point, dans l'âme humaine, de volonté libre. Rien au monde ne peut être indépendant de Dieu, et le cours des événements, qui résulte, nécessairement et selon des lois éternelles, de la nature divine, ne peut pas dépendre des caprices de l'individu. L'homme se croit libre, parce qu'ayant conscience de ses actions il ignore leurs causes ; mais nous savons bien que toute action à une cause, et nous ne croyons point sur parole les malades ou les fous qui se croient libres et qui nous disent qu'ils le sont, car nous savons bien, nous, qu'ils sont aussi esclaves que possible. Et assurément cela ne veut point dire qu'il n'y ait pour l'homme aucune puissance ni aucune liberté, c'est-à-dire aucun salut, puisque nous traiterons bientôt de la puissance de l'homme sur ses passions et de la liberté humaine. Cela veut dire seulement que l'hom­me n'a point de puissance sur les événements, et qu'il doit d'abord les accepter et comprendre que dans l'ordre du fait aucun salut, aucune délivrance, aucun progrès n'est possible. Ce n'est point en modifiant les événements de sa vie que l'homme se sauvera et se libérera, c'est en les appréciant à leur juste valeur, en comprenant que sa vie véritable est autre part, au-dessus des événe­ments qui passent, dans l'éternel. En vain cherchera-t-il à tirer de ses perceptions la moindre vérité ; il ne fera jamais que changer une erreur pour une autre ; la vérité est d'un autre ordre et dans une autre région ; c'est par la déduction des essences qu'on y peut arriver. De même, l'homme cherchera en vain à mettre dans le cours de ses perceptions un peu de puissance et de liberté ; il ne fera que changer d'esclavage. La puissance de l'homme est d'un autre ordre ; elle est non sur le corps ou sur les faits, mais sur les idées, dans l'ordre des essences ; elle est dans la Raison. Et la liberté est encore d'un autre ordre ; elle est dans la connaissance de tout cela par Dieu et en Dieu, dans la contemplation immédiate du vrai, dans la connaissance du troisième genre. C'est ce que nous avons maintenant à expliquer, en traitant d'abord des pas­sions de l'homme et de son esclavage, puis de la puissance que lui donne l'usage de la Raison, et enfin de la liberté et du bonheur qui résultent pour lui de son union directe et immédiate avec Dieu.


I. La méthode réflexive Spinoza - par Alain III. Des sentiments et des passions
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