La portée du contrat social chez Hume et Spinoza - par Gilbert Boss

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Au premier coup d’œil, les philosophies de Hume et de Spinoza apparaissent comme très opposées, autant que peuvent l’être une philosophie de l’imagination, d’un côté, et une philosophie de l’intellect, de l’autre. Le rôle essentiel de l’expérience dans l’une, celui de la démonstration à la manière géométrique dans l’autre donnent des caractères extrêmement différents aux deux œuvres. On ne s’étonne pas de voir Hume passer de la forme du traité, avec son ambition plus systématique, à celle des essais et des enquêtes, mieux adaptée à des recherches plus limitées, laissant apparaître l’aspect plus contingent de la connaissance entendue comme se développant essentiellement dans le domaine de la probabilité. Et inversement, on comprend que Spinoza ait au contraire favorisé les traités systématiques, et qu’il ait même tenté encore, dans le dernier qu’il avait entrepris et qu’il a laissé inachevé, de mettre en évidence par des renvois la cohésion systématique entre ses trois grands traités qui touchent à la politique.

En réalité, l’opposition n’est pas si simple, et les ambitions systématiques du jeune Hume n’ont pas totalement disparu lorsqu’il a décidé de passer du traité aux essais, comme on le voit par le fait que les divers sujets abordés dans la première œuvre sont généralement repris sans abandon des principes qui en permettaient l’explication plus systématique. Quant à Spinoza, on le voit multiplier les appels à l’enseignement de l’expérience justement dans son dernier traité inachevé sur la politique, et prétendre, non pas opposer la démonstration et l’expérience, mais les joindre, afin que son œuvre rassemble au sujet de la politique les points de vue trop souvent séparés de la réflexion philosophique et des résultats de l’expérience pratique, et réunisse ainsi les vues du philosophe et du politicien.

Quoi qu’il en soit de la différence générale des deux pensées, le fait est que le lecteur des développements des deux philosophes sur la politique est frappé par leur très grande ressemblance, malgré les différences évidentes de style. De manière plus ou moins directe, le fond théorique sur lequel se détache, et en lequel se confondent aussi en grande partie, les deux réflexions politiques est celui de la science politique hobbienne, même si les deux auteurs sont évidemment très discrets en références explicites au philosophe maudit. C’est ainsi qu’on retrouve l’essentiel des thèses de Hobbes à la fois chez Hume et Spinoza. Tous les deux reprennent déjà la conception d’un état de nature déterminé par un jeu des passions tel que, sans organisation sociale, les hommes s’y trouvent en conflit les uns avec les autres, incapables de survivre isolés dans cet état de guerre, et donc obligés de rechercher la société comme le moyen de les tirer d’une situation invivable. Tous deux considèrent l’état de nature comme caractérisé par une liberté de principe totale, en deçà de toutes les contraintes juridiques, qui ne sont que des institutions artificielles apparaissant avec l’état social. Autrement dit, avec Hobbes, Hume et Spinoza adoptent un même point de départ pour leur réflexion politique, celui de la science naturelle, dans laquelle l’homme apparaît comme un être naturel semblable aux autres, demandant à être étudié dans une science qui s’est dépouillée de tout point de vue moral à priori, et devient ainsi capable de saisir l’homme en deçà des jugements et des règles morales, comme la source dont va surgir, justement par la civilisation, le monde juridico-moral. C’est pourquoi on retrouve également chez Hume et chez Spinoza le déterminisme hobbien, qui nie tout libre arbitre, puisque c’est à condition d’être soumis à la loi de la nature comme les autres êtres que l’homme peut devenir objet de science. Nos deux penseurs acceptent aussi l’idée du contrat social comme principe explicatif permettant de comprendre la relation juridique du citoyen à l’État. Ils suivent Hobbes dans sa méfiance face aux prétentions du pouvoir des prêtres, comme un des éléments perturbateurs majeurs dans la société, et adhèrent au principe de la soumission de la religion, au moins dans ses formes extérieures, à l’autorité politique. Ils acceptent aussi l’exigence d’une limitation naturelle du pouvoir de l’État sur l’individu, déterminée par la nature de l’homme et l’impossibilité de modifier directement en lui certains ressorts sans le détruire, comme lorsqu’on veut contraindre sa pensée par le commandement, dans l’espoir vain de pouvoir obliger quelqu’un à croire à l’encontre de ce qu’il croit en fait. De même, la méfiance face au point de vue moraliste et utopiste, que condamne la vision déterministe du comportement humain, les conduit comme Hobbes à insister en retour sur les limites étroites de ce domaine d’autonomie individuelle dans lequel le pouvoir politique ne peut rien. Et c’est pourquoi, si tous les trois reconnaissent la possibilité de la rébellion, ils s’opposent à y voir autre chose qu’un moyen extrême, que la raison ne justifie pas selon ses règles générales, si bien qu’il convient pour tous trois de s’opposer par exemple à la valorisation antique du tyrannicide. Le même refus du libre arbitre conduit également Hume et Spinoza à s’accorder dans le sentiment hobbien de l’inertie des sociétés et à refuser les ambitions de bouleversements radicaux sous prétexte d’améliorations, pour préférer les réformes qui conservent le type de gouvernement en place. Et dans mille autres détails encore, on peut voir les deux penseurs se rejoindre dans le fond hobbien de leur pensée politique, comme par exemple dans l’idée que les États sont entre eux comme des hommes à l’état de nature, non tenus par les principes qui régissent la morale du citoyen, ou dans cette autre idée qu’une capacité naturelle de se gouverner par la raison créerait automatiquement une société de sages et rendrait inutile l’institution de l’État. Bref, on pourrait allonger indéfiniment la liste de ces points d’accord, et voir comment c’est finalement la grande partie de la doctrine hobbienne qui se retrouverait comme lieu de convergence de celles de Spinoza et de Hume.

On peut donc supposer que c’est essentiellement dans la mesure où ils se séparent de Hobbes que Hume et Spinoza peuvent également diverger entre eux. Ainsi, on a supposé que Spinoza en était venu dans sa dernière œuvre à refuser le contrat social, pour tenter de comprendre davantage le processus de formation des sociétés comme résultant de mécanismes naturels, où le jeu des passions jouerait son rôle sans que doive intervenir à aucun moment le décret rationnel. Si Hume était fidèle à Hobbes, on peut donc faire l’hypothèse que cette supposée opposition entre Hobbes et Spinoza se retrouverait entre ce dernier et Hume. Or ce n’est pas le cas. Non seulement Hume montre comment on peut comprendre la constitution des sociétés en considérant également le jeu des passions, sans faire intervenir un contrat social, mais il se livre, lui, contrairement à Spinoza, à une critique explicite de l’idée que la légitimité des gouvernements reposerait sur un tel contrat. Faut-il donc en conclure qu’ils auraient vu tous deux un même défaut de la philosophie de Hobbes, et qu’ils auraient apporté une correction qui s’imposait, comme leur convergence sur ce point le montrerait ? En réalité c’est bien à tort qu’on a voulu opposer Hobbes et Spinoza sur cette question du contrat social, d’une part parce que, loin de condamner la thèse hobbienne, Spinoza s’y réfère encore dans son dernier traité, et d’autre part parce que Hobbes ne défendait certainement pas l’idée du contrat social qu’on lui attribue pour l’opposer à Spinoza.

En revanche, il y a un point où nos deux philosophes s’écartent de Hobbes, à savoir leur sympathie pour la démocratie. Mais ils s’accordent cependant avec lui pour ne pas accorder à cette question une importance fondamentale, quoique leur intérêt à tous deux pour le calcul d’une forme de gouvernement aux mécanismes relativement compliqués afin d’obliger pour ainsi dire les acteurs politiques à agir de façon raisonnable indépendamment des facultés individuelles, les démarque également de Hobbes, mais sans les diviser justement.

Quelle que soit l’importance de la référence hobbienne chez Hume et Spinoza, il serait un peu fastidieux de la faire intervenir constamment pour les comparer. Maintenant que cette référence a joué son rôle pour permettre de brosser à grands traits le fond commun aux deux pensées, et pour suggérer que la peinture pourrait progresser dans le détail, venons-en à la confrontation directe des deux philosophes, au moment où justement cette commune référence ne se révèle plus aussi efficace, pour faire apparaître et comprendre les divergences éventuelles.

Puisque, chez Hobbes, l’idée du pacte social est centrale, en tant qu’elle sert à marquer la distinction exacte entre l’état de nature et l’état civil, revenons à ce moment pour comprendre comment se définit chez Hume et chez Spinoza la nature de la société à travers son rapport aux individus naturels qui la composent, et comme sur ce point justement, nous savons qu’il y a chez les deux philosophes une certaine déviation par rapport à la doctrine de Hobbes, au moins dans les accents mis sur les divers aspects de cette théorie, quand ce n’est pas une critique, commençons par examiner la manière dont ils conçoivent chacun cette doctrine.

2

L’exposé le plus élaboré de la théorie du contrat social comme tel par Spinoza est évidemment celui du Traité théologico-politique. On y apprend que les hommes à l’état de nature ne sont soumis absolument à aucune autre norme que celle des lois mêmes de la nature. En dehors du déterminisme purement naturel qui soumet à son ordre absolument tous les êtres de la nature, les hommes ne voient leur liberté limitée par aucune règle, ou, en d’autres termes, ils peuvent faire exactement ce que leur puissance leur permet de faire, sans restriction. Or cette puissance elle-même n’est pas quelque chose dont ils disposeraient, comme soumise à quelque autre puissance telle qu’une volonté non déterminée ou un esprit libre de se conduire à sa guise et de se guider par les lois de la raison quand cela lui plairait ou lui paraîtrait préférable. Non, la puissance naturelle de l’individu est exactement déterminée aussi par la nature, comme celle de tous les autres êtres. Et le principe intérieur de sa détermination est l’appétit ou le désir, qui peut être plus ou moins rationnel ou passionnel, selon les cas, mais qui se trouve en fait davantage régi par la mécanique des passions que par les lois de la raison. Il s’agit là d’une question de constitution naturelle des individus, et non de choix de leur part, étant donné que leur choix est précisément déterminé par cette constitution, et par conséquent généralement marqué par la passion plutôt que par la raison.

Ce fait d’ailleurs n’est pas sans explication. En effet, tandis que les passions représentent tous les mouvements que les interactions entre les individus et leur environnement provoquent en ces derniers, orientant leur sensibilité et leur action dans divers sens, la raison signifie la détermination interne de ces mouvements de l’esprit en fonction de l’utilité véritable de l’homme, à savoir sa plus grande conservation, correspondant à sa tendance ou à son désir fondamental, selon une règle universelle de la nature. Or, si quelqu’un pouvait choisir de se conduire strictement selon la raison, cela signifierait que sa nature serait autonome par rapport au reste des choses, puisqu’il pourrait n’obéir qu’aux règles de sa véritable utilité, c’est-à-dire à celles qui le conserveraient en le soumettant à sa pure loi interne. Mais, précisément parce que les hommes sont des êtres de la nature, soumis aux règles universelles et à la pression de leur environnement — d’autant plus déterminante qu’ils sont davantage dans le pur état de nature —, il va de soi que les passions doivent dominer en eux.

Comme plus les passions jouent un rôle important dans la vie de quelqu’un, plus il est le jouet des circonstances diverses dans lesquelles il se trouve et moins il se comporte selon les règles de sa propre nature, il s’ensuit que les hommes dans cet état divergent grandement entre eux, sont poussés par des désirs réciproquement incompatibles, et entrent donc constamment en concurrence, se nuisant les uns aux autres, alors qu’ils sont déjà extrêmement faibles de par leur incapacité native de reconnaître ce qui leur est vraiment utile.

Or, pour nous qui examinons la situation selon la perspective de la raison, il va de soi que les hommes à l’état de nature ne peuvent sortir de leur misère qu’en s’unissant afin d’augmenter leur puissance en mettant leurs puissances individuelles en commun. Toutefois il est évident aussi que cette union n’est possible que dans la mesure où les puissances individuelles peuvent entrer en accord, au lieu de diverger comme elles le font naturellement. Seulement, où cet accord peut-il se réaliser, sur quoi se fondera-t-il, sinon sur l’élément commun aux individus, c’est-à-dire sur les caractéristiques communes qui constituent la nature humaine ? Or justement, une puissance réglée sur notre nature, en tant que nous sommes hommes, c’est aussi une puissance déterminée par la raison, vu que celle-ci signifie la perception de l’utilité véritable de l’homme, c’est-à-dire les règles propres de sa nature selon lesquelles celle-ci se conserve. C’est pourquoi le passage de l’état de nature à la société signifie du même coup le passage de la domination des passions à celle de la raison. Maintenant, comme l’accord dans lequel les hommes conviennent rationnellement est un pacte, c’est dans un tel pacte que la société civile doit trouver son fondement.

Évidemment, le point de vue à partir duquel nous venons de faire cette déduction est celui de la raison, c’est-à-dire de la sagesse, et non celui de l’homme tel qu’il se trouve habituellement dans son état naturel, c’est-à-dire la perspective des passions. C’est pourquoi l’accord au sujet de l’utile à accomplir, que la raison nous montre et que nous désirons quand nous pouvons le percevoir, ne peut guère influencer l’homme de la passion, qui voit son utilité dans ce que lui représente au contraire la passion la plus forte du moment, et qui, faute d’en percevoir la supériorité vraie, rabaisse la procédure rationnelle à un moyen pour ses fins passionnelles, de sorte qu’il lui vient inévitablement l’idée de se servir du pacte lui-même comme d’un instrument au service de sa ruse. Dans ces conditions, même du point de vue du sage, le pacte perd sa valeur, puisqu’un accord avec un partenaire qui ne convient que par ruse cesse justement d’être un accord réel, et se transforme même en son contraire.

Aussi, pour rendre efficace le pacte, il faut le conclure de telle manière que chacun engage toute sa puissance dans l’accord et que, de toutes ces puissances unies, il résulte une puissance telle que les puissances individuelles deviennent insignifiantes en comparaison, de sorte que chacun craigne les représailles qui s’exerceraient sur lui s’il venait à rompre l’accord. Lorsque le pacte est tel qu’il crée un réel pouvoir de commander auquel chacun doive se soumettre sans restriction, alors les conditions sont données pour que les hommes soient engagés dans un nouveau milieu où, quelle que soit l’importance des passions, c’est cependant la raison qui domine, et cela en utilisant même les passions des individus pour les y soumettre. Pour cela, il faut que l’union se soit donné une organisation telle qu’elle puisse se gouverner et se gouverne effectivement — ainsi que c’est le cas, par exemple, lorsque les décisions de la majorité sont admises comme les commandements de la société totale à laquelle chacun s’est soumis. Dès ce moment, il y a un gouvernement (démocratique dans cet exemple) qui agit selon des principes de détermination analogues à ceux des hommes à l’état de nature, mais avec la différence qu’il suit davantage la raison que les passions, et qu’il représente une puissance suffisante pour subsister dans l’environnement naturel de manière plus stable que les individus isolés.

L’idée du pacte social marque donc les conditions auxquelles peut s’effectuer le changement de statut entre l’état de nature et l’état civil. Ce contrat se distingue en effet des autres par son caractère total. Les individus qui y conviennent ne se contentent pas de se mettre d’accord sur quelque point particulier, sur une collaboration occasionnelle, sur un arrangement partiel, où ils n’engageraient qu’une partie de leur puissance et se réserveraient le reste pour l’utiliser à leur guise. Ces derniers contrats sont ceux par lesquels les individus se lient habituellement, même dans la société. Tandis qu’ils ne s’y engagent que pour certains buts particuliers, à certaines conditions, gardant leur liberté hors de ce domaine spécifique et limité, dans le pacte social au contraire c’est toute leur puissance que les individus engagent, en entrant dans une union qui ne leur laisse pas le loisir de conserver leur liberté à part, parce qu’elle prétend les soumettre entièrement à son commandement et traiter en ennemis tous ceux qui restent extérieurs à elle. Alors que les autres contrats, étant partiels, sont tels que les contractants en demeurent maîtres, celui-ci se referme sur eux entièrement, et les comprend sans reste. Dès ce moment, les forces réunies sont telles qu’elles ne permettent plus à l’individu de se dégager de leur étreinte.

Tel est le sens de l’exigence d’abandon par les contractants de tous leurs droits, sans restriction, dans le pacte social. Tel est le sens également de l’exigence de la constitution d’un gouvernement auquel les contractants se soumettent en abandonnant leurs droits. Si l’on ne conçoit pas le pacte de cette manière radicale, alors l’union des puissances ne s’effectue pas de telle façon qu’il en résulte la création d’une puissance souveraine, capable de contraindre et de comprendre entièrement les individus.

Ceci dit, comme le constate également le Traité théologico-politique, il est vrai que jamais les hommes ne peuvent s’abandonner à la société au point qu’ils cessent d’être hommes pour devenir malléables à volonté. Car il ne faut pas oublier que la société civile est constituée d’hommes, et qu’elle consiste donc en une puissance proprement humaine, la raison même formant la colonne centrale à laquelle tout tient. Par suite, il est exclu que la société détruise dans les individus ce qui les fait hommes sans se détruire à son tour. Et même, tout ce qui, dans les membres de la société, constitue ce par quoi celle-ci peut agir sur eux et les tenir sous son pouvoir — dont maintes passions — reste nécessaire à son propre pouvoir. Pour cette raison, les citoyens conservent dans la société leur nature, et partant leur puissance naturelle. Et, quoi qu’il puisse sembler, cela n’entre absolument pas en contradiction avec le caractère total du pacte social. Car lorsque les contractants engagent dans la société toute leur puissance, ils ne l’abolissent pas, mais la composent avec celle des autres et l’inscrivent dans un nouveau régime en tant qu’ils la soumettent de ce fait à la puissance commune, profondément en accord avec la leur en tant qu’elle est une puissance humaine renforçant l’élément commun des puissances composantes. Voilà pourquoi tout pouvoir qui chercherait à réprimer des traits spécifiquement humains de ses membres saperait sa propre puissance. Voilà pourquoi aussi, dès que le gouvernement dévie de la règle de la raison, il favorise les passions divergentes des sujets, les rapproche de l’état de nature, contraire à la société, et suscite ainsi la révolte.

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L’exposé du Traité politique ne modifie pas cette conception de la constitution de la société civile, même s’il distribue les accents un peu autrement. Il est vrai que dans cette œuvre la théorie du contrat social n’apparaît plus guère explicitement que dans la remarque qu’il est possible en vue du salut commun de violer les contrats ou lois par lesquels la multitude a transféré son droit à un conseil ou à un homme, avec le risque que, si cette violation renverse les lois essentielles de l’État, le contrat soit suspendu et la cité dissoute. Il est intéressant de constater que, tandis que le traité précédent recourait au contrat social pour expliquer la formation de la société, celui-ci intervient ici pour marquer la limite de la liberté du gouvernement, à savoir le point au-delà duquel l’action du pouvoir constitué détruit la société en supprimant sa propre condition. Mais il est évident que, si la destruction de la société suit de l’abolition de sa condition d’existence, c’est bien que, de l’autre côté, cette société ne peut aussi apparaître qu’une fois cette condition posée. Et par conséquent on retrouve ici encore la référence pleine à l’idée du pacte social, même si elle demeure bien plus discrète.

Le traité politique développe sinon le même schéma concernant la formation de la société policée. Les hommes sont présentés également comme soumis par nature aux passions plus qu’à la raison. Mais Spinoza augmente le contraste. Il insiste sur le fait que les passions naturellement dominantes sont les moins propices à la vie commune, et que les hommes sont portés à la vengeance plus qu’à la pitié, au désir de soumettre les autres plutôt qu’à la tolérance. Et cet empire des passions est présenté comme si puissant qu’il serait vain de compter sur la raison pour fonder sur elle la société. Néanmoins, dans le même temps Spinoza rappelle aussi que, chez quelques rares individus, la raison peut être suffisamment puissante pour dominer généralement les passions. Le contraste naturel entre l’infime minorité des sages et la grande masse des sots est donc fortement marqué dès le départ, et il donne à toute cette œuvre un caractère plus dramatique que celui du Traité théologico-politique, qui n’était pourtant pas disposé non plus à s’illusionner sur la sagesse des foules. Ce contraste n’est d’ailleurs pas destiné à disparaître dans la société constituée, comme on le voit dans la partie consacrée à l’aristocratie par l’estimation que Spinoza fait à propos des chances que quelques hommes vraiment raisonnables fassent partie d’un conseil : trois personnes sur cent notables seulement.

Cette insistance sur le contraste entre les sages et les sots conduit à mettre l’accent aussi sur le fait que le salut de la société est dans la structure du gouvernement, plutôt que dans la raison des gouvernants. Il faut donc, d’un côté, un système de gouvernement conçu si habilement que les sots puissent le faire fonctionner sans danger pour la cité, et de l’autre quelque artisan ingénieux de ce genre de systèmes. Aux très rares sages donc d’élaborer une véritable science politique, dont ils puissent tirer un art de la construction de constitutions politiques telles qu’elles suffisent à mettre la raison au pouvoir, sans exiger qu’elle prédomine pour autant dans les individus au pouvoir.

Dès le départ, ces accents montrent comment l’intention a changé par rapport au traité précédent. Il ne s’agit plus de fonder la science politique, de démontrer l’essence de l’État, et de faire voir comment elle articule les passions et la raison, engendrant pour ainsi dire l’une à partir des autres, mais il s’agit maintenant de donner à l’art politique ses fondements concrets, en pénétrant dans le détail du jeu de forces à l’œuvre dans les sociétés humaines. Bref, il faut prendre en compte ce que le Traité théologico-politique laissait de côté lorsqu’il se contentait de montrer que la communion des hommes dans la société politique devait avoir la structure d’un pacte social, et que cette structure favorisait la domination de la raison, comme on pouvait le voir, très schématiquement, dans le gouvernement démocratique, sans entrer dans la manière précise dont le gouvernement doit s’exercer, ni dans les conditions concrètes grâce auxquelles les hommes se réunissent effectivement en sociétés. Maintenant, il s’agit de tenir compte de ce fait premier que les barbares, quoique ignorants et passionnés, forment des sociétés, poussés par leurs passions et sans que la raison ait pu les conduire individuellement à savoir ce qu’ils faisaient. On aurait donc tort de confondre simplement les deux points de vue : celui de l’analyse de la structure essentielle de l’État, et celui de l’étude de sa formation concrète. Il ne s’ensuit pas pourtant qu’ils se contredisent, bien au contraire.

C’est pourquoi Spinoza peut se référer au Traité théologico-politique comme à l’Éthique au moment de s’engager dans cette étude, sans rien renier de ce qu’il avait enseigné dans ses œuvres antérieures. Et d’ailleurs il revient aussitôt sur la différence de perspective des deux traités par la manière dont il commence par démontrer que la puissance des choses n’est autre que celle de Dieu. En effet, remarque-t-il, l’essence idéale des choses demeure la même, qu’elles existent ou non. Et par conséquent, elle ne nous donne pas la raison pourquoi, concrètement, elles existent ou non, bien qu’elle nous apprenne quelle doit être la chose si elle existe, puisque, en venant à l’existence, la chose réelle ne change pas d’essence idéale. Il est donc clair que l’essence idéale de l’État explique véritablement ce que doit être un État ; et elle nous enseigne par conséquent une série de conditions nécessaires à son existence, même si elle ne nous apprend pas quelles sont les conditions plus particulières qui vont entraîner son existence concrète et la conserver. Or cette puissance est celle même de la nature, celle par laquelle celle-ci existe concrètement elle-même. Par suite, c’est étudier effectivement la nature que d’étudier l’essence idéale des êtres naturels, bien que leur existence ou non-existence ne puisse se comprendre que par la connaissance de la manière dont cette essence se relie à toute la puissance de la nature, c’est-à-dire à celle de tous les autres êtres aussi. Telle est la raison pour laquelle, étant donné que la nature extérieure se présente concrètement dans les hommes par leurs passions, la composition concrète des États doit se comprendre comme celle des hommes soumis aux passions.

Une fois découvert l’objectif propre du Traité politique, il n’est plus étonnant de voir Spinoza y insister sur la question de la composition des passions, plutôt que sur les structures rationnelles de l’État en général. De même, l’insistance particulière sur l’importance de l’expérience pour la science ou l’art politique s’explique dans cette optique. De quelle science en effet le type de praticien de la philosophie auquel Spinoza adresse son traité a-t-il besoin ? Puisque le but est d’engendrer les meilleures constitutions possibles, c’est au législateur que l’ouvrage s’adresse. Or celui-ci se situe entre le pur théoricien, qui veut comprendre ce qu’est un État, pouvoir s’y comprendre comme citoyen et contempler la structure à laquelle il appartient, et s’y comporter en conséquence de la manière la plus sage, d’un côté, et de l’autre le praticien, le politicien pris dans les affaires courantes de l’État, se fiant à l’expérience pour ruser avec les circonstances et maintenir le pouvoir ou l’accroître à mesure que la situation lui paraît s’y prêter. En effet, avec le premier, le législateur partage le besoin de prendre un certain recul, d’envisager l’État non pas au jour le jour, mais comme une structure stable, destinée à durer dans des circonstances très diverses. Avec le second, il partage le souci de travailler sur une matière concrète, douée de ses particularités, de sa résistance propre, de ses possibilités également, et il doit donc connaître les hommes concrets rassemblés dans la cité et le jeu des passions par lequel ils sont dominés, afin de savoir les dominer à son tour et les conduire. C’est pourquoi la science politique s’oriente ici davantage vers la connaissance concrète du jeu des passions et des manières dont il peut être organisé pour le bien de l’État. La confiance en l’aspect rationnel de l’État, qui doit concilier le citoyen avec la société dans laquelle il vit et inciter les gouvernants à donner plus d’importance à la discussion philosophique qu’à la direction spirituelle religieuse ou à la crainte liée à la superstition, n’est pas de mise pour le législateur, qui ne doit pas prendre pour acquis l’exercice de la raison, mais façonner justement l’ordre selon lequel la raison va s’imposer le mieux dans l’État.

Ainsi, tandis qu’il importe au citoyen de constater que, dans la mesure où l’État promeut la raison, il permet aussi de vivre plus librement que dans la condition de nature, de sorte que, en se soumettant, loin de diminuer sa liberté, il l’étend malgré les apparences, il importe par contre au législateur de savoir, outre le fait que l’État est un instrument de développement de la raison et de la liberté (c’est tout un), que la majorité des hommes, qui sont aliénés par leurs passions, doivent pour obéir à la raison être aliénés au pouvoir de l’État par l’intermédiaire de leurs passions justement, de sorte qu’il serait faux de vouloir créer les conditions de la liberté en laissant simplement aux citoyens leur liberté, et de chercher à faire dominer la raison en confiant simplement les citoyens à leur jugement spontané. Car cela reviendrait à supposer la liberté déjà donnée dans l’état de nature, alors qu’elle est à développer, et à croire que les hommes sont par nature effectivement raisonnables, alors que c’est justement la société civile qui doit les soumettre à la raison. De même, il faut savoir que l’ordre moral n’est pas donné naturellement, mais qu’il apparaît avec la société policée, si bien qu’il n’est pas possible de fonder le pouvoir de l’État sur la reconnaissance antérieure d’un ordre moral, mais qu’au contraire, il faut édifier cet ordre sur la pure puissance naturelle de la multitude des hommes unis en un pouvoir commun, de telle façon que la forme que va prendre leur union dépend de celle qui sera donnée à ce pouvoir.

Inversement, il importe au législateur de savoir que le pouvoir politique n’est rien d’autre que la puissance de la multitude qu’il rassemble, et que, de même que les individus sont plus puissants à mesure qu’ils sont plus raisonnables, de même un État est plus puissant à mesure qu’il est plus raisonnable, et donc à mesure qu’il impose et développe davantage la raison parmi les citoyens. Il s’ensuit que plus les citoyens sont gouvernés par des passions plus compatibles avec la raison — comme l’espoir plutôt que la crainte —, plus ils sont amenés à raisonner, plus le pouvoir se renforce et remplit son office, à savoir l’instauration de la paix, ou des conditions de la vie raisonnable. Il doit donc savoir que s’il importe que le pouvoir souverain soit fort, sa force ne réside pas pourtant dans le fait qu’elle apparaît telle, en laissant sentir fortement aux citoyens sa capacité de s’opposer à leurs désirs et de les contraindre. Car dans cette opposition la société divise sa propre puissance, tandis que le pouvoir social est en réalité d’autant plus grand que les citoyens l’éprouvent moins comme contraire à leurs désirs.

En effet, pour le législateur, la question n’est pas de rassembler des gens qui n’ont aucun lien entre eux, pour les amener à se joindre par un pacte. Il intervient dans une société déjà constituée, ou qu’on suppose en train de se reconstituer. La question n’est pas non plus pour lui de savoir comment le pacte social peut se produire, mais comment, une fois la société constituée, le pouvoir né de l’union doit être aménagé pour conduire des gens qui n’ont pas changé de nature par leur intégration à la société, mais qui continuent à être déterminés passivement, de l’extérieur, quoique de telle manière que cet environnement extérieur puisse être à présent ordonné dans la mesure où il est justement l’ordre de la société elle-même, et étant donné aussi que celle-ci n’existe jamais qu’en tant qu’elle exerce un pouvoir sur soi. C’est pourquoi l’idée du pacte intervient ici dans sa fonction négative, comme moyen de rappeler, parmi les autres conditions de la conservation de l’État, la condition nécessaire essentielle à l’État, sans le respect de laquelle il ne peut pas exister du tout.

4

Si, comme Spinoza, Hume accorde une certaine importance au contrat social dans sa conception de la vie sociale et politique, il semble qu’il insiste plutôt sur un autre élément de la doctrine hobbienne, que Spinoza ne fait pas apparaître comme tel dans sa théorie politique proprement dite, à savoir le développement des conditions morales de la vie sociale qu’on trouve chez Hobbes traitées sous le nom de lois de nature. En effet, tandis que Spinoza traite à part la morale rationnelle et la constitution du pouvoir civil — l’une dans l’Éthique, l’autre dans les deux traités politiques —, Hume au contraire ne consacre aucun texte de grande ampleur à la réflexion politique, à laquelle il dédie des chapitres dans la partie morale du Traité et dans l’Essai sur les principes de la morale, ainsi que plusieurs autres essais consacrés chacun à un thème particulier, où d’ailleurs se manifeste un intérêt prononcé pour l’aspect économique de la vie en société qu’on ne trouve ni chez Hobbes, ni chez Spinoza, même s’ils ne négligent pas simplement cet aspect non plus.

Hume nous apprend donc que la nature ne nous a pas donné le sens du devoir, que nous considérons avec raison comme un fondement essentiel de notre vie sociale. A son état brut, l’homme agit selon ce que lui dictent directement ses passions. Il est naturellement égoïste et incapable de prendre vraiment le point de vue d’autrui autrement que pour en tenir compte selon ses propres intérêts. Certes, il n’est pas dépourvu de générosité, de pitié, d’une certaine bienveillance envers les autres, mais ces sentiments sont limités, tant parce qu’ils restent plus faibles que les sentiments égoïstes que parce qu’ils ne s’étendent souvent qu’à un cercle de proches relativement restreint. L’homme aime naturellement la compagnie en général, et il s’attache à sa famille. Mais cet intérêt pour la vie sociale ne suffit pas à lui faire tirer les conséquences qui seraient nécessaires à l’instauration d’une société stable ; et sa générosité limitée agit plutôt comme un renforcement de son égoïsme, comme une sorte d’égoïsme élargi et plus puissant encore que l’autre, poussant naturellement chacun à nuire davantage aux autres pour le bien de son petit clan que pour le sien même seul, de sorte que la générosité limitée se révèle un obstacle aussi grand à l’établissement des sociétés que l’égoïsme plus restreint. Cependant, par rapport à bien d’autres animaux, l’homme est par lui-même très infirme, presque incapable de survivre seul, de sorte que la collaboration des autres, et donc la société, lui est nécessaire.

Et, comme la nature ne le pousse, à travers le désir sexuel et les mouvements de tendresse propres à la générosité limitée, qu’à la petite société familiale, incapable de lui assurer les moyens suffisants de survie dans un monde de guerre pour les ressources limitées — une guerre qui n’est pas tant de chacun contre chacun, que de chaque petit clan contre les autres —, il doit recourir à l’invention pour suppléer à ce que la nature lui a refusé immédiatement. Pour mettre fin à cette guerre, les hommes stabilisent leurs possessions par une convention de laisser à chacun, sans plus les lui contester, celles qu’il a déjà et qu’il s’acquerra par des échanges ou d’autres moyens acceptés dans le cadre de cette convention. Mais celle-ci ne peut être mise en pratique que par l’établissement d’un pouvoir destiné à l’assurer et à résoudre les conflits qui surgissent à propos de la manière de concevoir cette répartition paisible des propriétés. Dans les faits ces pouvoirs naissent à l’occasion d’actions qui réclament la direction de chefs, et avant tout dans les opérations guerrières. Mais, vu la relative égalité des hommes, tant dans leurs forces physiques que mentales, c’est évidemment par leur consentement que ces réunions s’opèrent et qu’une autorité s’établit. De sorte que, à l’origine des sociétés, il faut admettre un contrat originel, soit explicite, soit tacite.

Comme chez Spinoza, les principes moraux qui dominent la vie sociale dans les sociétés policées ne sont pas donnés dans la nature. Nos sentiments, limités à une sphère restreinte autour de nous, ne nous portent pas à nous soumettre à des règles de réciprocité générale dans nos actions. D’autre part, la raison comme telle ne découvre rien dans la nature qui lui fasse connaître les règles morales, mais l’analyse nous les montre liées exclusivement à notre intérêt, et totalement inexistantes ou incompréhensibles dès qu’on fait abstraction de celui-ci.

Précisément parce que les règles morales n’existent nulle part dans la nature, elles doivent être inventées par les hommes. Et comme elles consistent en des conclusions tirées des calculs que nous faisons à partir de notre intérêt, il faut dire qu’elles résultent bien dans cette mesure de notre raison. Voire, étant donné que la raison humaine n’est rien en soi de contraire à la nature, mais une faculté naturelle, qui n’échappe pas au déterminisme universel, il serait faux d’imaginer que l’invention humaine ait un caractère absolu. Mais c’est encore un effet de la nature en nous qui nous rend inventifs, de sorte que, si l’on considère que les règles morales, quoique n’existant que par l’intermédiaire d’une invention humaine, sont encore par ce moyen des produits de la nature, il faut avouer qu’en ce sens, elles doivent être dites naturelles. Et en ce sens, il est juste, remarque Hume, de les nommer lois de nature. L’examen des exigences de ces lois nous révèle la société policée comme une structure ordonnée à cet intérêt même dont elles sont nées.

5

Nous avons tiré jusqu’à présent dans les textes de Hume le fil de la pensée hobbienne, c’est-à-dire celui qui représente le point d’accord le plus direct avec Spinoza, même si une différence de perspective entre eux est déjà sensible. Hume, en un sens, va plus loin dans la confiance qu’il accorde à la raison des individus dans le processus concret de la formation des sociétés, en insistant comme Hobbes sur une sorte de préexistence des lois de nature par rapport à celles de la société civile, alors que nous avons vu que Spinoza réservait ce développement de la raison et de ses règles morales à quelques rares sages, aptes à suivre la voie ardue que propose l’Éthique, où elles sont exposées, tandis que la voie de la politique ne fait pas fond sur cette capacité rationnelle des hommes du commun envisagés selon leur constitution individuelle. S’il était vrai que le contrat social implique une grande confiance en la raison, il faudrait donc supposer que Hume y accorde plus d’importance que Spinoza. En réalité, c’est plutôt l’inverse qui arrive, et la théorie du contrat social que je viens d’exposer apparaît plutôt comme tirée d’une série de concessions de sa part, que comme ce qui lui importe vraiment. Bref, si Hume est prêt à accorder, à la rigueur, un bon sens à cette doctrine, il tend surtout à en voir le mauvais sens et à l’attaquer, comme dans son essai sur le contrat social, qui est consacré à sa critique, mais comme aussi dans les autres endroits où il traite des origines de la société.

Nous avons déjà remarqué comment, même dans la mesure où il admet la théorie du contrat social, Hume tend à prendre rapidement à son égard la perspective historique et à renvoyer ce contrat aux temps préhistoriques. Si l’on veut faire passer des hommes de l’état de nature à la société policée, alors il est bien vrai que cela implique leur consentement, et qu’il faut donc passer par une forme de contrat social. Mais il y a longtemps que les hommes ne vivent plus à l’état de nature, de sorte que la question ne se pose plus. Certes, et Hume le fait souvent, on peut distinguer en l’homme des couches plus naturelles que d’autres, selon les degrés d’invention ou d’artifice dont dépendent certaines de ses idées ou impressions. Mais l’homme né en société ne se développe pas de la même manière que s’il avait connu la liberté et la misère d’une vie non civilisée. Pour comprendre la structure actuelle de l’État, il faut donc saisir la façon dont il s’impose aux esprits de ceux qui se sont formés en lui. Et de toute manière, la limitation de la puissance rationnelle de primitifs vivant hors de toute société civilisée les empêcherait d’inventer d’un coup le contrat social, qui devrait se conclure progressivement, par accords partiels, entraînant peu à peu leur soumission totale, sans qu’ils l’aient prévue ; et celle-ci devrait s’imposer ensuite à eux par la force et l’intérêt. Même dans la période de formation des sociétés policées, par conséquent, la perspective dans laquelle celles-ci étaient perçues et existaient dépendait déjà de l’état précédent, dans lequel s’étaient formés ses membres. Ensuite, une fois les structures politiques existantes, les divers gouvernements concrets ne naissent plus de la manière dont ils auraient pu le faire entre des hommes qui n’en auraient pas eu l’expérience et devraient encore l’inventer, mais ils s’imposent immédiatement par des moyens tout autres que le contrat, d’habitude par l’usurpation et la conquête, c’est-à-dire par la force et la violence (comme Hobbes et Spinoza le savent bien aussi d’ailleurs). Il arrive, il est vrai, que le peuple se révolte, ce qui montre qu’il ne reconnaît pas n’importe quel gouvernement. Toutefois, si l’on cherche où est le fondement de l’acceptation d’un gouvernement par le peuple, ce n’est pas dans l’idée que les citoyens y ont donné ou y donnent un consentement par un contrat qu’on le trouve. En réalité, remarque Hume, cette idée, qui excite quelques esprits spéculatifs, fait rire les gens du peuple, qui ne se sont jamais sentis consultés sur ce point, ni donc appelés à donner leur accord, mais qui ont grandi immédiatement sous l’autorité d’un gouvernement, dont les lois leur paraissaient imposées presque au même titre que celles de la nature (ou celles qu’on s’imagine être les siennes). Or un contrat suppose la volonté et la conscience de contracter. En revanche, ce qui légitime un gouvernement aux yeux du peuple, c’est justement cette habitude de lui obéir, si bien que la légitimité des gouvernements dépend en réalité de leur ancienneté.

Assurément, ce n’est pas tout à fait sans raison que les hommes acceptent de se soumettre. Ils y voient leur intérêt, et ils savent ou sentent que la dissolution du gouvernement, avec l’état d’anarchie et de guerre civile qui s’ensuit, est la pire des conditions, mais cela ne signifie pas pour autant que, parce qu’ils se soumettent à leur obligation d’allégeance par sens de leur intérêt, ils entrent dans un contrat. En effet, on respecte les contrats par un sens de l’obligation lié aux promesses. Mais pourquoi nous sentons-nous tenu d’exécuter ce que nous avons promis, sinon par un sens de notre intérêt à voir les promesses tenues ? Et pourquoi admettons-nous une obligation d’allégeance au gouvernement, sinon par un sens de notre intérêt à voir la société gouvernée ? Dans les deux cas, c’est l’intérêt qui se trouve à l’origine de l’obligation, et il n’y a donc pas de raison de vouloir faire naître l’une de ces obligations de l’autre alors qu’elles sont distinctes dans l’esprit des hommes et renvoient toutes deux au même fondement.

L’effet de la théorie du contrat social est, selon Hume, d’affaiblir au contraire le sentiment d’allégeance. Car alors les gens s’imaginent être participants de l’autorité politique, juges de ce qui est légitime, selon que les mesures prises leur paraissent plus ou moins acceptables ; ils se croient libres de renouveler le contrat ou de le rompre, selon qu’ils estiment que l’autre partie le remplit bien ou non pour sa part ; bref, la doctrine du contrat originaire incite à une sorte de disposition permanente à la révolte, au lieu de fonder l’obéissance, et par conséquent elle nuit à l’intérêt de la société policée, qui repose justement sur cette obéissance.

On pourrait craindre alors que, rejetant la théorie du contrat social, Hume ne verse dans l’autre extrême et ne veuille soumettre les sujets à une obéissance absolue, aveugle. Mais il rejette aussi bien ce parti de l’obéissance passive, en arguant que le gouvernement n’est pas une donnée de la nature, mais un artifice né de l’intérêt des hommes, si bien qu’il reste conditionnel par rapport à cet intérêt, comme c’est le cas chez les partisans de la théorie du contrat social.

Un trait frappant de la réflexion humienne à propos du contrat originaire est celui de la perspective historique dans laquelle elle se situe. Si Hume parle en effet du contrat originaire, plutôt que du contrat social, c’est bien parce qu’il le considère comme un événement qui a eu lieu à l’origine, et qui serait à l’origine historique de la société. Quant à l’idée qu’il puisse constituer toujours cette origine, comme une source qui jaillirait sans cesse et maintiendrait les États, nous avons vu comment il la critique aussi dans une perspective historique : la source ne peut plus jaillir dans la société civilisée directement à partir de l’état de nature, puisque celui-ci est aboli et oublié. Même s’il estime comme Hobbes et Spinoza que la dissolution du gouvernement conduit à la plus désastreuse anarchie, il n’y voit pas un retour à l’état de nature, parce que les hommes conservent leurs habitudes de citoyens et tendent d’un désir ardent vers le rétablissement de la société. Sur ce point, dans le Traité politique, qui tient davantage compte de la perspective historique concrète, Spinoza rejoint d’ailleurs Hume en constatant que les hommes civilisés ne peuvent plus retourner vraiment à l’état de nature, mais seulement changer de gouvernement. Mais, tandis que Spinoza retient le contrat social comme explication de l’essence idéale de l’État au moment où il l’écarte comme principe historique, Hume au contraire lui refuse la fonction de principe explicatif de l’être actuel de l’État, et le renvoie dans le passé aboli des lointaines origines du gouvernement.

Il semble y avoir un parti pris, de la part de Hume, d’envisager les structures historiques justement comme des réalités historiques, et de les comprendre donc telles qu’elles se présentent dans l’histoire. Certes, on peut dire que l’invention des hommes est naturelle en ce sens que l’homme est inventif par nature et qu’il ne sort pas par ses inventions du déterminisme naturel. Et on peut même ajouter qu’il faut considérer comme d’autant plus naturelles les inventions qu’elles sont d’une nature telle que, en y pensant suffisamment, tous soient amenés à les découvrir, comme c’est le cas des vérités morales. Mais il demeure qu’elles n’existent pas à priori et qu’elles n’apparaissent que dans la contingence historique, à savoir au moment où l’ordre de l’enchaînement des faits les produit à partir d’une situation où ils n’existaient pas encore. Et une fois ces êtres nouveaux, artificiels, venus à l’existence, ils engendrent à leur tour de nouvelles conditions, inédites, dans lesquelles l’histoire se déroule désormais sur des principes nouveaux. Ainsi, l’homme, qui est pour la plus grande partie un être d’habitude, n’est-il plus tout à fait le même selon qu’il a ou non acquis certaines habitudes. Et même si l’on peut chercher en lui une sorte de nature plus originaire (comme Hume le fait justement dans le Traité de la nature humaine) et l’identifier comme sa condition naturelle, on sait que les transformations qu’il subit du fait de son propre pouvoir d’invention en se modifiant lui-même et en transformant son milieu peuvent également être considérées comme appartenant à sa nature, non seulement en tant que ces changements y ont leur origine naturelle, mais également en tant qu’ils lui façonnent comme une nouvelle nature, à partir de laquelle doivent s’expliquer ses nouveaux comportements. C’est ainsi que, même si, considérant l’homme dans la société, on peut le rapporter par la pensée à un état naturel plus simple où il ne connaîtrait pas encore la société civilisée, ou éventuellement le découvrir dans cet état sauvage dans quelques parties éloignées du monde, il ne s’ensuit pas qu’il faille expliquer à présent le rapport du citoyen à l’État en prenant pour modèle la relation que ces sauvages auraient par rapport à une société plus policée qu’ils engendreraient à partir de leur situation. Peut-être même peut-on penser que, en raisonnant de cette manière, on tend à redéfaire dans les faits ce qu’a produit l’histoire, et, au lieu d’expliquer la force par laquelle subsiste l’État actuel, à lui enlever une partie de cette force en essayant de le fonder sur les bases plus faibles qui le soutenaient en partie dans des conditions historiques plus primitives, puisque, comme le remarque Hume, quand les sauvages s’assemblaient par contrat, ces contrats tendaient à être partiels, comme il est habituel dans les contrats, l’idée d’un contrat où l’on s’engage totalement n’allant pas de soi, de sorte que les premières sociétés devaient être très instables. Or il se trouve, selon les observations du philosophe, que c’est cette même instabilité que tend à provoquer précisément dans l’État actuel l’idée que toute légitimité d’ordre politique est fondée sur un contrat.

Ni Hobbes ni Spinoza n’auraient accepté ces conséquences, cela va de soi. Ils ne comprennent pas le contrat social de telle manière qu’il laisse au citoyen la possibilité de s’en retirer au moindre prétexte. Le contrat explique la structure d’un rapport de puissance objectif qui est déterminant, et donne dans les faits au souverain seul le pouvoir de l’interpréter, tant que celui-ci ne détruit pas son propre pouvoir en le rendant véritablement intolérable. Et c’est pourquoi le contrat n’apparaît pas, sinon exceptionnellement et de manière tout à fait contingente, comme un événement historique, mais comme le produit d’une analyse théorique de la structure rationnelle de l’État. Aussi, dans cette perspective non plus, le fait qu’un pouvoir politique se soit installé par conquête ou usurpation ne représente aucune objection contre lui, dès qu’il a réussi à s’imposer véritablement.

Si l’on tient compte maintenant des concessions que Hume accorde à cette théorie du contrat social, bien qu’il la critique vivement aussi, il devient difficile de situer exactement le lieu de son opposition à Spinoza sur ce point. Peut-être toutefois l’argument humien consistant à avancer contre cette idée l’inconscience dans laquelle les gens du peuple sont d’avoir jamais accepté leur gouvernement par un quelconque contrat, en insistant sur l’exigence qu’un contrat soit, par essence, conclu sciemment, nous permet-il de découvrir le lieu du désaccord. Car il va de soi que Spinoza ne conçoit pas le contrat social de telle manière qu’il doive apparaître à la conscience du citoyen pour exister. Il est au contraire un produit de l’analyse scientifique, que peu connaissent, alors que dans la réalité, il reste implicite, sous la forme d’un consentement tacite, ou mieux, agi plus que réfléchi.

Or Hume a raison de remarquer que ce n’est pas ainsi que se concluent les vrais contrats, ceux par lesquels nous nous lions par des promesses. Car une promesse implicite n’en est pas une, ou du moins n’en est une que si l’on peut montrer que l’obligé présumé a donné des signes suffisants pour manifester sa volonté de promettre. En ce sens, l’idée d’un contrat social est erronée. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait jamais d’accord entre les hommes que sous la forme du contrat. Au contraire, les conventions sont souvent implicites en effet. Ainsi, comme le note Hume, deux rameurs accordent leurs mouvements par une convention, sans avoir besoin pour autant de se mettre d’accord sous la forme d’un contrat, ni même de se lier par aucune promesse. Et il est vrai que le fait que je rame en rythme avec mon coéquipier ne m’oblige à rien pour le futur, mais que je reste libre de vouloir me reposer, changer de rythme, et ainsi de suite. Pourquoi avons-nous choisi tel rythme ? Souvent sans intention délibérée. L’accord est né sans que nous y prêtions attention. Et ainsi, dans la vie sociale, nous faisons mille choses par convention sans nous en apercevoir, par une habitude que nous avons prise de nous accorder aux mouvements communs. Et il est vrai que, lorsque je rame en rythme avec quelqu’un, j’accepte la convention, même si je ne m’arrête pas explicitement à cette acceptation. Je vois ou sens l’intérêt qu’il y a à entrer dans ces conventions, et elles s’imposent donc à moi comme des artifices raisonnables, même si je n’effectue pas de calcul explicite. Au demeurant, lorsqu’on se trouve devoir accorder ses mouvements avec un personnage pointilleux qui veut ordonner explicitement chaque chose, en faire l’objet d’une sorte de contrat, on remarque bien que cette manière de procéder, au lieu de faciliter l’accord, tend à rendre plus difficile la coordination effective, et que, par suite, non seulement la convention peut rester implicite, mais qu’elle peut y gagner. Or nul doute que la société policée ne tienne sur de telles conventions. Et par conséquent, si c’est ce qu’on veut dire par le contrat social, on met effectivement en évidence un élément pertinent et indispensable de la structure de tout État. Seulement le choix des termes reste malheureux, dans la mesure où ils connotent l’idée d’une promesse, d’un acte accompli consciemment, explicitement, alors que justement la convention qui soutient la société politique n’est pas de ce type. Et même, au lieu d’asseoir la convention qu’est l’allégeance au gouvernement sur le contrat ou la promesse, il faut inverser cet ordre et fonder l’efficacité de la promesse sur l’existence d’une vie sociale policée. Car l’un des intérêts majeurs du gouvernement est justement de rendre réelle l’obligation liée aux promesses.

6

Voilà donc où Hume se sépare des partisans de la théorie du contrat social : pour lui, la promesse, l’obligation et le droit requièrent la société policée pour devenir effectifs, tandis que l’idée du contrat originaire suppose au contraire quelque droit antérieur réel dans l’état de nature.

Or il est indéniable que Spinoza reconnaît aux individus un droit naturel et que sur ce point il semble s’opposer en effet radicalement à Hume. Car ici, impossible de juger que Spinoza ait varié, et qu’il ait évolué vers une atténuation de l’importance de sa théorie du droit naturel, comme certains indices pouvaient laisser supposer un tel recul à l’égard de l’idée du contrat social. Cette doctrine reste bien affirmée encore au fondement de sa théorie politique dans son dernier traité.

Il est vrai pourtant qu’on peut la comprendre, non comme une manière d’affirmer que les individus ont bien un droit à l’état de nature, mais au contraire comme une façon plus subtile de le nier. En effet, Spinoza identifie simplement le droit naturel des êtres avec leur puissance. Et il affirme d’autre part que ce droit ne disparaît pas dans l’état social, mais qu’il y demeure identiquement lié à la puissance des individus. On peut donc comprendre que la notion de droit se réduisant à celle de puissance, elle est superflue et peut être substituée entièrement par cette dernière, de sorte que, loin de soutenir que ce que nous appelons droit dans la vie sociale se trouve déjà dans l’état de nature, Spinoza le nierait par l’identification entre le droit et la puissance dans la nature. Dans ce cas, il n’y aurait entre les deux philosophes aucune opposition à propos de l’existence d’un droit à l’état de nature, mais seulement éventuellement à propos de ce qu’est le droit dans la société, dans la mesure où Hume en reconnaît un là. Dans ce sens, afin de commencer par présenter un Spinoza très proche de Hume sur ce point, j’ai tenté d’exposer ci-dessus sa théorie politique en faisant presque entièrement abstraction de la notion de droit, pour ne tenir compte que de celle de puissance, tirant ainsi un fil humien chez Spinoza, comme j’avais commencé par tirer un fil hobbien (et spinoziste) chez Hume à propos du contrat social. Et si, parmi les lecteurs, les connaisseurs de Spinoza n’ont relevé aucun défaut, c’est un signe que cette substitution est légitime et un motif de croire qu’au lieu d’interroger Spinoza sur la raison pour laquelle il existe un droit naturel, c’est encore à Hume qu’il faut demander pourquoi il admet, lui, un droit dans la société, alors que la notion de droit, comme signifiant quelque chose de distinct de la puissance, n’est peut-être pas plus indispensable là que dans l’état de nature.

En réalité, la comparaison est difficile entre les deux philosophies, parce que Hume n’accepte pas l’opposition tranchée entre état policé et état de nature. Ainsi que nous l’avons vu, tandis qu’il est porté à considérer l’état de nature pur comme fictif — un peu comme l’âge d’or, mais inversé —, il admet l’existence de sociétés sans gouvernement ou avec des formes imparfaites de gouvernement. Or ces sociétés n’en sont pas moins des produits de la convention, et non des structures purement naturelles. Il existe donc en elles des structures de type juridique qui ne sont pas naturelles pour autant. Ainsi, sans que le droit, l’obligation, la propriété, ainsi que la justice dont tous les trois dépendent, soient naturels, ils peuvent néanmoins avoir une existence hors de la société policée, dans les formes plus lâches de sociétés restreintes, familiales ou tribales. Il faut donc dire que le droit et la justice ne sont pas naturels, en ce qu’ils impliquent la société, d’une part, et pourtant qu’ils ne présupposent pas pour autant l’existence d’un gouvernement, d’autre part. Car, contrairement au pacte, qui n’admet pas de degrés — car il est ou n’est pas —, la convention existe à divers degrés, si bien que les structures de la vie sociale qui supposent la convention peuvent exister et se trouver réalisées également à divers degrés dans des formes de vie sociale plus ou moins lâches.

En tout état de cause, le droit ne peut pas avoir de réalité naturelle, antérieure à la société, vu que, pour Hume, il découle de la justice, qui est une invention des hommes apparaissant avec la société. Or, que la justice n’ait pas d’existence naturelle, c’est ce qui se voit dans le fait qu’en modifiant certaines des conditions qui la rendent utile, on la prive de sens et l’élimine. L’invention de la justice constitue en effet un remède à un défaut dans la condition humaine à cause duquel les hommes ne peuvent vivre en société selon leurs penchants naturels. Premièrement, les hommes sont égoïstes, c’est-à-dire qu’ils sont peu capables d’étendre leurs intérêts pour y faire entrer ceux d’autrui et en tenir compte comme des leurs, au lieu de quoi ils restent fixés sur leurs propres intérêts directs et sur ceux de leurs familiers, compris dans le cercle de leur générosité restreinte. Deuxièmement, la nature ne fournit pas en abondance les biens qui satisferaient les intérêts de chacun. Et troisièmement, parmi les biens, si certains sont intransmissibles, comme les facultés de l’esprit et du corps, d’autres sont tels qu’ils puissent aisément changer de mains et devenir l’objet de la concurrence entre les hommes. De là, il résulte justement cet état de guerre qui empêche une vie commune paisible. Or la justice n’a de sens que lorsque ces trois conditions sont réalisées. Lorsque la générosité empêche l’affrontement des égoïsmes et confond les intérêts dans une assez large mesure (comme c’est le cas en partie dans la famille), ou lorsque les biens sont abondants (comme l’air et l’eau), ou lorsqu’ils ne peuvent être transférés (comme les facultés de l’esprit), la justice ne trouve aucune occasion de s’exercer. En effet, dans ces cas, ou bien il n’y a pas de répartition des possessions, parce que la possession demeure commune, ou bien il n’y a pas de possibilité d’aliéner la possession, de sorte qu’il n’est pas question d’attribuer à chacun ce qui lui revient, la propriété, n’ayant pas lieu d’être.

A vrai dire, la relation s’établit dans l’autre sens, car la propriété vient de l’idée de justice, et non l’inverse. En effet, la justice naît, nous l’avons dit, comme un remède au défaut naturel de notre condition dans le rapport des hommes aux biens extérieurs. Ne pouvant modifier la nature directement, ni la nôtre ni celle des choses hors de nous, nous imaginons une manière de fixer artificiellement les possessions pour empêcher les agressions constantes auxquelles elles donnent lieu. Ce système et la convention qui s’établit pour l’instaurer constituent la justice, et les nouveaux liens de possession stabilisés dans cette convention forment la propriété. Enfin c’est à la propriété que s’attache le droit, en tant que, selon cette convention, chacun peut réclamer ses propriétés comme ses possessions. Quant au sentiment de devoir qui accompagne la justice, il vient du sens que nous avons de l’intérêt de cette dernière, d’un jugement favorable par rapport aux actes qui la maintiennent, d’un jugement défavorable par rapport à ceux qui y contreviennent, ainsi que de la manière dont ces jugements constituent un point de vue général auquel chacun se transporte pour juger de soi-même comme des autres. Ces rapports de propriété entre les propriétaires et leurs possessions, la justice les établit pour l’essentiel par le jeu de l’imagination qui conduit aux conventions plus particulières, et c’est pourquoi celles-ci conservent la marque de son caractère capricieux dans les mille formes dans lesquelles elles se fixent selon les lieux et les époques.

C’est d’une manière semblable aussi qu’apparaît l’obligation des promesses, comme un artifice pour stabiliser certaines conventions, distinguées par certains signes, qui, une fois utilisés, rendent l’exécution de ce qui a été prévu obligatoire, sous peine de sanctions sociales, dont la première est de ne plus être admis à être cru dans ses promesses, et par conséquent de se trouver exclu de la capacité de promettre.

On voit donc comment aussi bien le droit que la justice, la propriété ou la promesse constituent des inventions que l’ingéniosité des hommes, poussés par la recherche de leur propre intérêt, a engendrées, et qui n’ont d’universalité dans l’humanité que dans la mesure où, face à des défauts constants et très sensibles de la condition naturelle des hommes, ils représentent des moyens assez évidents d’y remédier pour s’imposer finalement à l’esprit de tous. Or, parce que la promesse elle-même représente l’un de ces artifices dont les hommes conviennent en vue de leur intérêt, il est exclu qu’elle soit à la base de ces conventions. Et par conséquent, avant que l’obligation n’apparaisse, les conventions doivent s’imposer progressivement par l’usage et leur évidente utilité, de même que les langues s’imposent par l’usage, à travers des conventions qui ne comportent non plus aucune adhésion contractuelle. Certes, la justice et l’obligation des promesses restent d’une efficacité limitée tant qu’elles ne sont pas renforcées par une catégorie de gens auxquels, par une nouvelle convention, on confie le soin de les faire respecter, en leur donnant un intérêt à y veiller. C’est ainsi que cette évolution arrive à son terme, avec l’instauration du gouvernement. De cette manière, par l’artifice humain, la nature qui ne connaissait ni droit, ni propriété, ni justice, ni obligation, se trouve comporter des sociétés où ces notions renvoient à des réalités qui constituent un élément essentiel du milieu de vie humain. Et si ni la nature ni la logique comme telles ne permettent de passer de l’être au droit et au devoir, l’artifice humain et la convention effectuent réellement ce passage, sans qu’aucun dieu ait jamais mis dans les choses le moindre droit.

7

Toute existence d’un droit dans la nature se trouverait également niée chez Spinoza, s’il était vrai que le droit naturel se résorbait sans reste dans la puissance. Mais est-ce le cas ?

Était-il juste de présenter la philosophie politique de Spinoza en supposant autant que possible que le droit n’était qu’une autre manière de désigner la puissance, et qu’il ne signifiait donc rien d’autre qu’elle ? Dans quelle mesure peut-on juger que, en proposant cette équivalence entre les deux termes, Spinoza veut véritablement supprimer l’idée de droit de sa doctrine ? Car ne pouvait-il pas se contenter de ne pas utiliser le terme, si la notion lui paraissait inutile ? Il faut avouer que le procédé serait moins efficace, puisque le lecteur pourrait toujours se demander ce que devient le droit, et, faute de le trouver, estimer qu’il y a un manque dans le texte de Spinoza qu’il faut chercher à combler, de sorte que celui-ci laisserait plus aisément une place à ce qu’il voulait éliminer, tandis qu’il signifie maintenant clairement que le droit n’est rien d’autre que la puissance, et qu’il n’y a donc pas à le chercher ailleurs. Au demeurant, ce procédé n’est-il pas dans le style de Spinoza, qui, on le sait, joue de même à identifier Dieu avec la nature, de telle façon qu’il revient au même de parler de l’un ou de l’autre, et qu’on peut en conclure, comme les lecteurs de son temps qui l’accusaient d’athéisme déjà, qu’il a réellement, par ce procédé, supprimé de son système l’idée de Dieu pour la remplacer totalement par celle de nature ?

Si tel était le cas, alors il faudrait constater à quel point le procédé est radical et combien extrêmes sont les conséquences qu’il entraîne. En effet, puisque ce ne serait pas qu’à certaines conditions que le droit se ramènerait à la puissance, mais qu’il s’y réduirait définitivement, il faudrait en conclure qu’à aucun moment le droit ne peut signifier autre chose que la puissance, et que la substitution des deux termes peut se faire sans reste. Dans ce cas, tandis qu’il y aurait accord entre Hume et Spinoza pour refuser l’existence d’un droit quelconque dans la nature, indépendamment des inventions des hommes, les deux penseurs en viendraient à s’opposer à propos de la situation dans la société à cet égard, l’un posant l’émergence d’un droit que l’autre nierait tout à fait. Et si une position telle que celle de Hume peut déjà paraître paradoxale en faisant du droit un artifice, celle de Spinoza doit l’être au suprême degré s’il ne reconnaît même pas une telle existence artificielle du droit. Car, que le droit et la puissance aient un lien, cela n’étonne pas, mais qu’ils ne puissent s’opposer ou diverger, voilà qui choque toute la représentation que nous en avons dans la vie sociale. Les droits ne sont-ils pas liés aux lois, par exemple, et n’est-il pas possible d’enfreindre les lois et d’empiéter sur les droits d’autrui, et par conséquent d’exercer une puissance qui va à l’encontre de certains droits, sans les abolir pour autant ni les diminuer, comme ce serait le cas dans un simple conflit de puissances ? La thèse radicale que nous avons attribuée par hypothèse à Spinoza oblige à tirer ces conséquences, parmi d’autres. Or est-ce bien là qu’il voulait en venir ?

Certes, on pourra remarquer que nous avons lu l’identification du droit et de la puissance comme si elle était sans qualification, de sorte qu’ensuite toute forme de droit doive être interprétée à partir de cette équation. Mais Spinoza ne réduit à la pure puissance que le droit de nature, dont se distinguera le droit civil. Rien n’interdit donc en principe que ces deux droits ne soient considérés comme essentiellement différents, et que le droit civil ne puisse se distinguer aussi de la pure puissance. Dans ce cas, nous retrouverions un analogue de la situation humienne, où de la nature à la société, il y a passage du domaine de la puissance nue à celui du droit dans son sens habituel. Mais ce n’est pas ainsi que l’entend Spinoza. Il affirme au contraire que, dans l’état civil, le droit des hommes aussi bien que celui de l’État ne sont jamais rien d’autre en réalité que leur droit naturel, qui recouvre exactement leur puissance. S’il y a lieu de parler d’un droit civil, ce n’est donc pas pour faire apparaître une nouvelle forme de droit, non strictement naturel, mais pour mettre en rapport le droit naturel de l’homme avec celui de la cité, et examiner donc les rapports de puissance qui s’instaurent entre le pouvoir politique et les sujets. Le droit civil est d’un intérêt central pour la pensée politique en tant qu’il est une puissance composée, dans laquelle les parties composantes ne perdent jamais toute leur autonomie, c’est-à-dire toute puissance propre ou indépendante.

Ainsi le pouvoir politique est-il compris comme le droit défini par la puissance de la multitude que rassemble la société. Il est en effet exactement le droit ou la puissance résultant de la composition des droits ou des puissances des individus lorsqu’ils sont unis dans des efforts plus ou moins convergents. Quant aux citoyens, leur droit civil se définit comme la puissance dont le pouvoir politique leur laisse la libre disposition. Il s’agit encore ici d’un rapport entre des puissances, celle de la multitude réunie, d’un côté, et celle des membres considérés en eux-mêmes de l’autre. Or la manière dont le citoyen est impliqué dans le pouvoir social s’explique encore par le jeu de la composition des puissances. En effet, il y a plusieurs façons de tenir quelqu’un en son pouvoir. On peut maîtriser son corps par la puissance physique directe, on peut le contraindre à obéir par les menaces, de sorte que craignant la puissance supérieure qui le dirige, il s’y soumet et s’unit à elle, on peut aussi le séduire de manière à ce que la puissance dirigeante le conduise comme de l’intérieur, ce qui est le lien le plus fort, après celui de la fusion rationnelle. On voit donc que, si la puissance n’est pas uniquement physique, et que même la plus forte est celle qui s’exerce sur la pensée, il n’en demeure pas moins que c’est la pure composition des puissances qui constitue l’État.

Cette conception pose cependant un problème. Car comment se fait-il que, tandis qu’il est impossible de se soustraire au droit de la nature, la désobéissance devient possible au contraire par rapport au pouvoir politique ? En d’autres termes, tandis qu’il n’y a pas de péché contre la nature, il y en a par rapport à la société policée, puisqu’on peut enfreindre les lois civiles, mais non les lois naturelles, et que la puissance se détermine exactement par ses lois. Il semble donc bien qu’il y ait ici une différence essentielle entre le droit de nature et le droit civil, même si le second résulte du premier et s’y ramène. Car, lorsqu’un sujet désobéit à la loi civile, c’est le droit déterminé de la cité qu’il viole, et par conséquent c’est à sa puissance qu’il s’oppose. Mais, s’il s’agit bien uniquement d’un rapport de puissances, alors il faudra dire ou bien que le criminel, par exemple, n’enfreint aucun droit, parce que dans son acte, il n’est plus soumis aux lois de la cité, mais seulement aux siennes propres, de telle sorte qu’il ne pèche pas plus qu’avant, ni par rapport à la nature, ce qui serait impossible, ni par rapport à la société, en tant qu’elle n’a pas d’autre droit que sa puissance naturelle, dont le fait même de son crime montre qu’elle ne pouvait l’empêcher, ou bien que le droit qu’il enfreint s’étend plus loin que la puissance qu’il a méprisée. Autrement dit, si la cité n’était que la résultante d’une composition de puissances naturelles, ne faudrait-il pas exclure que le péché ou le crime y soient jamais possibles ? Certes, la crainte continue à retenir le malfaiteur, et elle résulte de la différence de puissance entre lui et la cité, ainsi que de la différence des déterminations des deux puissances au moment où l’individu veut ce que ne veut pas la société. Mais, bien que, en ce sens, la puissance sociale continue à s’exercer sur le malfaiteur, elle est insuffisante pour le retenir de suivre sa propre volonté et d’imposer sa puissance au moment du méfait. Il semble qu’on ne sorte pas de là : si le péché va à l’encontre du droit, il s’oppose à la puissance, et il est donc impossible, puisqu’il devrait résulter d’une autre puissance plus forte en cette circonstance, de sorte qu’il découlerait toujours de la puissance et continuerait à s’accorder de ce fait avec le droit.

Cette logique a donc une faille, qui apparaît d’ailleurs de la manière la plus manifeste lorsque Spinoza contredit directement la thèse que le péché est impossible par rapport au droit naturel, en admettant que le pouvoir politique, qui reste pour sa part à l’état de nature, peut cependant pécher aussi, comme toutes choses d’ailleurs, lorsqu’il pèche contre les préceptes de la raison et se ruine.

Ce double sens du péché fait apparaître corrélativement un double sens dans la notion du droit comme puissance. En réalité, quand une chose se ruine, elle ne contredit pas la puissance de la nature, puisqu’elle est encore ruinée par le jeu des puissances qui s’exercent sur elle et en elle, selon les lois inflexibles de la nature. Mais elle contredit au principe de sa propre nature, en tant qu’elle est déterminée par la tendance à la conservation de soi. Et, dans la mesure où la raison représente justement le calcul de l’utilité, c’est-à-dire la conduite dirigée par cette loi interne de la conservation de soi, on comprend que toute action peu raisonnable soit une infraction de la loi qui définit de manière interne la puissance de l’individu considéré, et dont la raison est l’aspect en tant que pensée. Ne faut-il donc pas conclure que si, absolument, par rapport à la nature comme telle, aucun péché n’est possible, en revanche, par rapport à la nature de l’agent, considérée à part, c’est-à-dire par rapport à la raison, il y a péché chaque fois que la puissance propre de l’individu est déviée de sa voie raisonnable par d’autres puissances. Or ne serait-ce pas cet aspect de la puissance que signifie le nom de droit ? Bref, plutôt que par la puissance totale de la nature, le droit se définirait plus particulièrement comme la puissance interne de l’individu.

Cette manière de comprendre le droit permettrait d’expliquer pourquoi le péché est possible dans la cité. En effet, en tant qu’il participe à la puissance totale dont il dépend finalement, le criminel contredit son principe interne par son crime, même s’il affirme sa puissance séparée, qui n’est justement plus, dans la société civilisée, l’essentiel de sa puissance, par laquelle il se conserve véritablement. Et la puissance limitée du pouvoir politique sur les sujets pourrait représenter le droit, en tant qu’il définit leur principe de conservation comme celui de la cité, même si, dans les faits, il peut être enfreint marginalement, de même que, tout en cherchant à se conserver, l’homme irrationnel peut en venir à se ruiner en réalité. On comprendrait aussi pourquoi Spinoza insiste particulièrement sur le fait que, dans une société, les crimes manifestent davantage les défauts du gouvernement que ceux des sujets, puisqu’ils représentent alors les défauts de la maîtrise de soi d’une société, analogues à ceux qu’on trouve dans les individus déréglés par leurs passions.

8

L’inconvénient de cette interprétation est toutefois qu’elle contredit l’identification de la puissance et du droit dans l’état de nature, dont Spinoza tirait précisément l’idée que le droit des hommes à l’état de nature ne se définissait pas par la raison, mais généralement par les passions, au contraire. En effet, si les actions qui conduisent un être à sa ruine contreviennent à son droit, alors il faudrait dire aussi que les hommes à l’état de nature n’ont de droit qu’autant qu’ils ont de raison. Ou faut-il conclure simplement que Spinoza s’est contredit sans s’en apercevoir, et qu’il n’a pas su maintenir rigoureusement l’équation entre le droit et la puissance qu’il avait voulu mettre à la base de sa pensée politique ? Dans ce cas, la solution de Hume, qui fait naître le droit de la convention, comme une invention de l’homme, réaliserait seule avec cohérence l’intention qu’il partageait avec Spinoza de ne pas admettre une préexistence naturelle de l’ordre moral et juridique.

Nous nous retrouvons donc face à une contradiction évidente, non résolue, dans la conception spinoziste du droit. Si le droit n’est que la puissance, sans autre qualification, alors tout ce qui existe a de ce seul fait le droit d’être tel qu’il est, vu qu’il en a évidemment la puissance. Et par conséquent, les hommes les moins raisonnables sont totalement conformes au droit naturel. L’idée d’enfreindre le droit naturel est absurde, si bien qu’il n’y a pas de péché dans la nature. Pourtant, le péché existe par rapport au droit civil, et l’État lui-même, comme tous les autres êtres, peut pécher lorsqu’il s’écarte de la voie raisonnable.

Impossible de résoudre la contradiction en distinguant le droit de nature et le droit civil. D’une part, on n’explique pas de cette manière que la nature puisse exclure absolument et admettre pourtant le péché. D’autre part, cette distinction rend également incompréhensible la manière dont le droit civil peut se constituer naturellement, et donc comment il pourrait exister selon le droit naturel, bref, comment il n’est pas une simple fiction d’utopiste.

Je suis tenté de m’arrêter ici, pour conclure simplement que la théorie politique de Spinoza est absurde, et laisser tout l’avantage à Hume (et à Hobbes aussi). On trouve en effet souvent chez les spinozistes récents un tel fanatisme pour leur auteur, un tel zèle à vouloir prouver qu’il a seul raison contre tous les autres philosophes, à chercher à affaiblir leur pensée par des interprétations trop simples, que cette attitude excite à la provocation. Vais-je donc continuer et chercher une interprétation plus pertinente de la pensée politique de Spinoza ?

Il me semble qu’il y a davantage de raisons d’y renoncer. Je sais en effet qu’on me dira que la justice à l’égard de l’auteur implique de chercher la meilleure interprétation. Mais je ne suis pas certain qu’il y ait la moindre question de justice ici. Car, qu’importe à Spinoza que nous le comprenions bien ou non ? C’est à nous d’abord que cela devrait importer, et non à un auteur qui est depuis longtemps mort et enterré, à l’abri de toute injure. Et de plus, Spinoza voulait-il être expliqué sur ce point ? — Ou bien il n’a pas vu la contradiction, et alors il convient de le corriger simplement, ou de l’abandonner. Ou bien il savait qu’elle existait, et il n’a pas cherché à la cacher, comme il aurait pu le faire en supprimant quelques remarques qui la mettent trop en évidence. Mais alors, il ne tenait pas à ce qu’elle soit expliquée, ou du moins à ce que son explication soit explicite ou publique. Et dans ce cas, la supposée justice qu’on me suppose lui devoir me conduirait plutôt à taire aussi l’explication que je pourrais croire avoir trouvée. Y a-t-il des raisons de garder ainsi le silence ? Certainement. Mais il y a peut-être aussi des raisons de garder le silence à cet égard. — C’est trop facile, me dira-t-on. — En un sens peut-être, mais en un autre non, s’il est vrai que rien n’est plus difficile aux hommes que de tenir leur langue. Selon quel droit pourrait-il y avoir une obligation de tout dire, alors que la puissance de la société rencontre sa limite dans la pensée libre de l’individu ? Et l’étrange idée, fort peu spinoziste, qu’il puisse y avoir un droit de savoir sans la puissance correspondante ! Mais que disais-je, qu’on ne peut tenir sa langue ? Me voilà en train d’expliquer pourquoi il pourrait y avoir lieu de taire certaines choses, entraîné que me voici à justifier mon silence à ce sujet. — Et du moment que nous y sommes, autant nous mettre à l’aise pour nous dégourdir encore un peu la langue et les doigts !

Remarquons donc la manière dont cette contradiction de la théorie spinoziste apparaît. D’abord, le droit est identifié à la nature, et le droit des hommes à leurs passions, pour l’essentiel. Le péché est impossible. Ensuite, le droit passe dans le pouvoir politique, sans quitter les individus qui composent la multitude. Dans le rapport entre ces deux types de droits, apparaît le péché. Enfin, lorsqu’on envisage la société à l’état de nature, par rapport aux autres êtres, on pose l’équation entre le droit de la cité et la raison, et le péché est perçu comme possible alors dans l’état de nature. — C’est la structure d’une contradiction logique, mais c’est aussi un petit récit. Évidemment, ce qui a changé, ce ne sont pas tant les objets examinés, car Spinoza ne tient pas à nous peindre une histoire où l’État naîtrait à partir d’un état primitif de l’humanité, se substituant à ce dernier, et transformant à ce point la nature que ce qui était impossible en elle le serait devenu, comme si, par exemple, le pouvoir politique représentait une puissance si grande qu’elle pouvait enfreindre les lois de la nature auxquelles les individus restaient encore soumis, de sorte qu’il introduise le péché dans la nature, après l’avoir fait naître en son sein ! Non, le changement est celui des perspectives. D’abord, nous nous plaçons au point de vue du droit naturel et envisageons les choses en relation avec la nature entière ou absolue. Il n’y a ici aucune différence entre le droit et la puissance parce qu’il n’y a rien d’extérieur à la nature (ou Dieu), ni par conséquent aucune puissance qui puisse dépasser la sienne. Et tous les êtres que nous regardons de là apparaissent comme totalement déterminés par la puissance qui les fait exister. Ils ne peuvent donc s’écarter du droit naturel ou pécher. Ensuite, nous considérons l’individu dans son rapport à la puissance politique qu’il forme par composition avec les autres individus. Dans cette situation, les hommes sont divisés, partagés à divers degrés, selon qu’ils s’unissent plus ou moins étroitement. Par une partie de leur puissance, ils composent le pouvoir politique, par l’autre, ils conservent une relative indépendance. Le pouvoir politique comporte une même scission de sa puissance, en tant qu’il agit d’une part comme principe d’union, mais qu’il tourne aussi d’autre part ses forces contre l’union, dans la mesure où il se conçoit faussement comme un principe autonome, séparé de son corps. Même si la cité utilise les passions pour s’attacher les citoyens, c’est par la raison et en elle que l’union se produit vraiment. Le véritable droit civil est la raison. Et quand les lois s’en écartent, elles introduisent un principe de division, parce que le citoyen est renvoyé à sa raison comme différente de celle de la cité, et se trouve obligé à les réconcilier de l’extérieur, c’est-à-dire d’une manière moins raisonnable. Comme la raison est une, ces tensions la contredisent dans l’État comme dans le citoyen. Si l’on pense donc maintenant les rapports de droits dans la perspective du droit civil, c’est-à-dire du pouvoir de la cité, on voit comment le péché apparaît sous la forme de ces contradictions où la raison — c’est-à-dire le pouvoir de la cité et des citoyens comme tels — est déchirée. Et c’est parce que la déchirure traverse cette raison commune que le péché est toujours en un sens à la fois celui de la cité et celui de l’individu. Conservons donc maintenant ce point de vue nouveau, que nous avons acquis en examinant la cité, à savoir celui de la raison comme définissant notre véritable pouvoir d’hommes civilisés, et examinons les actes de la cité par rapport à la nature. Il va alors de soi que la cité renforce son pouvoir dans la mesure où elle agit conformément à la raison en toutes choses, et il est clair que par rapport à ce droit qu’elle définit maintenant comme identique à son propre pouvoir, elle peut pécher. Et de plus, si, maintenant, nous observons les autres êtres dans la nature en conservant ce point de vue de la raison, nous les comprenons en fonction de leur droit intime, limité, et nous les voyons capables de pécher dans la nature, par rapport à leur droit rationnel, si l’on peut dire, quoique non par rapport au droit naturel, dont nous avons abandonné la perspective pour l’instant. Alors, ces mêmes hommes qui se définissaient comme passionnels selon le droit naturel, nous découvrons pourquoi, comme la cité, ils sont d’autant plus impuissants qu’ils suivent moins la raison, et que, par conséquent, en tant qu’êtres purement naturels, hors de la société, ils n’ont presque aucune puissance propre, et presque aucun droit, ayant si peu de raison.

A présent le cercle est bouclé, mais la différence des perspectives permet de réconcilier ce qui se contredisait tant qu’on n’en tenait pas compte. Et l’on comprend aussi que l’identification du droit et de la puissance ne représente pas une simple manière d’éliminer le concept de droit, mais une façon de le rapporter à sa source. Il reste vrai pourtant que, du pur point de vue de la nature, il y a identification entière du droit et de la puissance. Mais il n’en demeure pas moins que nous pouvons aussi considérer la puissance du point de vue du droit, qui est aussi celui de la raison. Or la puissance de la nature, vue selon la raison ou le droit, ou encore selon la science, c’est les lois éternelles qui déterminent toutes choses. Car c’est aux yeux de la raison que la puissance apparaît sous forme de lois. Et si la science cherche des lois, c’est parce qu’elle est déterminée par le point de vue du droit, qui lui-même est constitué essentiellement par la vie sociale et politique. Les lois, au sens propre, ce sont les décrets du souverain humain, et par analogie les décrets de Dieu ou les règles de la nature. Bref, la vision de la nature comme réglée par des lois est la transposition de notre conception juridique de nous-mêmes à travers l’expérience de la société policée. Dans l’identification du droit naturel à la puissance, il y a donc l’indication du point de vue à partir duquel la puissance est vue, mais en même temps la limitation de ce point de vue, dans la mesure où la puissance, dans notre conception juridique, est à la fois ce qui soutient le droit et ce qui le renverse, le dépasse et n’est plus vraiment de son ordre. Et c’est pourquoi l’identification du droit à la puissance nous fait découvrir déjà l’homme dans son existence non raisonnable, comme partie de la nature qui n’obéit pas au droit rationnel, et qui s’accorde pourtant à ce fond ultime du droit qu’est la puissance naturelle. Ici, la raison pose sa limite et tente encore de comprendre ce qui la dépasse. Elle découvre un être tel que rien ne peut abolir ou diminuer sa puissance de se conserver, comme une sorte de modèle idéal pour la raison, comme une sorte de cité absolue des êtres dans le droit duquel le mien serait compris par un pacte inviolable, mais aussi comme une puissance pure, pour laquelle l’idée d’un rapport à l’utilité et à nos fins est inadéquate. C’est aussi le point où la raison touche l’intelligence intuitive, l’articulation des deuxième et troisième genres de connaissance.

9

C’est un nouvel accord entre Hume et Spinoza qui se confirme donc. Pour tous les deux, la nature est en soi dépourvue d’intentions morales, et le droit ne naît que d’une certaine perspective que les hommes font apparaître en découvrant les principes de la vie sociale et politique. A proprement parler, la perspective du droit est celle de l’homme en société, et le droit n’apparaît dans la nature que par projection. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il tend alors à se résorber totalement dans la puissance, qui seule est vraiment naturelle. Il semble alors de peu d’importance que Spinoza préfère définir un droit naturel qui se confond dans la puissance et y disparaît à la limite, ou que Hume préfère ne parler de droit que dans le monde humain, une fois que l’invention de l’artifice de la justice et des règles morales a eu lieu.

En réalité, c’est une nouvelle opposition qui paraît se dessiner sur un autre point. En effet, tandis que la science humienne part clairement de la seule nature, sans la cacher sous un voile moral ou juridique, ne faut-il pas avouer que Spinoza situe dès le départ sa réflexion dans le milieu d’une science dont l’essence est fondamentalement juridique et morale ? En effet, si les deux philosophes avaient abordé l’analyse du phénomène politique et moral à partir d’un point de vue qui se voulait strictement scientifique, et par conséquent libre par rapport aux valorisations morales, il semble à présent que, par la manière dont Spinoza réintroduit le droit dans l’étude de la nature, même si c’est en lui faisant recouvrir exactement la puissance, sa science politique ne se dégage pas vraiment de la perspective juridique et morale. Comment comprendre alors son intention d’étudier les affects humains non pas comme des vices de la nature, sur lesquels il faut pleurer, ou qu’il faut blâmer, mais comme des propriétés naturelles qu’on étudie selon les déterminismes naturels dont ils font partie ? Car la raison, qui représente le point de vue de l’utilité ou, ce qui revient au même, du droit proprement humain, n’est-elle pas déjà affectée par la finalité qui détermine son point de vue ? Celui-ci se marque déjà, comme nous l’avons vu, par le passage qu’elle opère entre le point de vue de la puissance pure, inassimilable pour elle, et celui des lois de la nature, correspondant à une perspective normative liée au point de vue juridique et moral qu’introduit dans la nature la notion de droit. Certes, il s’agit de calculer plutôt que de pleurer ou de rire, mais le calcul de la raison est encore une manière de projeter sur la nature le désir humain, de la même manière que les passions s’y projettent et n’y retrouvent que leurs images déformées. Il est vrai aussi que c’est à présent la raison plutôt que les passions qui se projette ainsi, et que par conséquent, c’est l’homme, en tant qu’il partage une même nature avec les autres, qui étudie les conditions de sa conservation dans la science politique. Il est vrai aussi que la perspective rationnelle a, chez Spinoza du moins, la conscience de sa particularité, et de la nécessité de trouver pour point de départ un contact avec la nature réelle, comme cela arrive dans l’identification du droit et de la puissance. Néanmoins cet ancrage ne supprime pas la particularité du point de vue, elle se borne à donner à celui-ci son efficacité en le faisant pour ainsi dire mordre sur la nature même. En ce sens, si l’efficacité est réelle, la science politique spinoziste atteint bien l’un de ses objectifs, de viser à l’invention de constitutions politiques réalisables, et non d’utopies. Mais il reste que c’est toujours la perspective morale que cette science présuppose.

Comment se passer d’elle ? Il semble que cette question, il faille la poser à Hume plutôt qu’à Spinoza, s’il est vrai qu’il commence bien par étudier la nature brute, dépourvue de toute perspective juridique et morale, afin de découvrir l’artifice par lequel, selon les voies naturelles de la raison humaine, si l’on peut dire, celle-ci engendre le monde de la justice, du droit et de la morale.

Or, contrairement à ce qui se passait dans l’œuvre de Spinoza, où le rapport de la raison à la nature et au droit se trouve intégré clairement à la théorie politique, il faut, chez Hume, chercher les réponses à notre question dans d’autres développements, consacrés plus particulièrement à la morale ou à la théorie des passions. On y verrait que la raison est loin chez Hume de représenter une faculté unique, mais qu’elle a plusieurs figures, en partie distinctes, dont les rapports avec le sens moral sont divers et parfois assez complexes. Nous chercherions quels aspects de la raison se rapportent à la nature particulière de la convention chez Hume, et lui permettent de ne pas accorder le même rôle à la raison explicite qui s’exprime dans le contrat. Mais nous nous trouverions ainsi conduits insensiblement à faire intervenir dans la discussion d’autres parties de l’œuvre de Hume, puis de Spinoza, dans un mouvement qui nous déporterait à l’aventure, sans que nous puissions en voir la fin. Il est vrai d’autre part que, sans nous y laisser conduire, il nous est impossible de conclure la discussion commencée entre les deux philosophes. Il faut donc nous résoudre à la laisser ouverte.

Néanmoins, il est apparu que les points d’accord et d’opposition qui se présentaient au premier coup d’œil ne se confirmaient pas à l’examen, de sorte que nous nous trouvions renvoyés sans cesse à de nouveaux états à la fois de la discussion et de notre conception des deux pensées. Les affinités sont évidentes, et les différences également. Mais, lorsque nous voulons mettre le doigt dessus, elles nous échappent, font place à d’autres que celles que nous avions cru repérer, et qui ne sont pas plus stables à leur tour. Impossible donc de rien tenir de ferme à présent. Néanmoins, le mouvement même que cette discussion produit à travers les œuvres en retient quelque chose de leur allure propre, de leur orientation plus particulière, qu’on perçoit plus qu’on ne le conçoit dans des catégories abstraites assignables.

Gilbert Boss

Munich, 1998

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