L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique - Introduction

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L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Bruno Giuliani

Introduction : Méthodologie

La conversion



L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Introduction : Méthodologie

Sommaire

La conversion

La vie m’a enseigné que les biens que nous avons l’habitude de rechercher sont vains et que les peurs qui nous empêchent de réaliser nos vrais désirs n’ont pas de réels fondements, c’est pourquoi j’ai pris aujourd’hui la ferme résolution de me consacrer à la réalisation de mon plus grand désir : trouver le moyen de vivre heureux, ou du moins dans le plus grand bonheur possible.

Pour cela j’ai décidé de chercher s’il existe un bien suprême qui serait capable d’emplir mon esprit et celui des autres d’une joie durable et parfaite.

Je sais bien que renoncer aux biens ordinaires pour me consacrer à une telle recherche n’est pas prudent, mais je vois bien aussi que cela est absolument nécessaire si je veux me donner toutes les chances de faire aboutir cette entreprise, de très loin la plus importante de ma vie.

Comment pourrais-je en effet commencer à trouver ce qui pourrait me rendre pleinement heureux si je n’abandonne pas mes habitudes et ne change pas ma manière de vivre ? J’ai souvent essayé de le faire, hélas sans succès !

En effet. Que cherchons-nous habituellement comme s’il s’agissait du bien suprême ? A y bien regarder, toutes nos actions sont essentiellement orientées vers l’acquisition de trois biens : le plaisir, la richesse et la réputation.

Or chacun peut voir facilement qu’aucun de ces biens ne peut apporter un véritable bonheur. Au contraire ! Notre esprit est en général tellement occupé à les chercher qu’il perd complètement de vue son seul véritable but, qui est une pleine et constante satisfaction.

De tous les biens spontanément recherchés, le plus nocif me semble être le plaisir. Celui-ci n’est évidemment pas une mauvaise chose… Au contraire ! Chacun peut à chaque instant en faire l’expérience, notre esprit est d’autant plus satisfait que nous savourons des moments agréables et en tirons de la volupté. Cependant, chacun peut aussi voir qu’aucun plaisir, si grand soit-il, ne peut suffire à faire notre bonheur, c’est-à-dire à contenter totalement notre esprit en supprimant tout souci et toute impression de manque, ce qui est la condition même du bonheur. Le plaisir est donc bon par lui-même. C’est seulement sa quête qui est dangereuse dans la mesure où elle risque d’accaparer notre esprit au point de nous faire perdre notre lucidité, nous faire tomber dans le déséquilibre et finalement nous éloigner du bonheur.

En fait, tant que les plaisirs sont présents, l’esprit ne sent pas son insatisfaction et il oublie qu’il n’est pas véritablement heureux, mais dès que la jouissance s’arrête, ce qui est inévitable, la tristesse et le manque arrivent vite, et c’est alors que nous sentons à quel point notre vie est vaine et insatisfaisante. Ainsi, même s’il n'est pas complètement paralysé par le plaisir, l’esprit en est la plupart du temps troublé.

Le désir de l’argent est lui aussi un grand obstacle au bonheur, surtout quand on le recherche pour lui-même. Comme le plaisir, la richesse n’est pas mauvaise en soi. Elle est même un bon moyen pour établir plus facilement les conditions qui mènent au bonheur, puisqu’elle permet au corps et à l’esprit de s’acquitter plus facilement de toutes leurs fonctions. Cependant le désir d’argent devient mauvais quand la richesse est considérée comme si elle était le bien suprême, parce qu’à ce moment nous ne cherchons plus ce qui pourrait nous donner réellement notre totale satisfaction.

Notre vie passe pourtant pour l’essentiel entre la recherche des richesses et celle des plaisirs : chacun travaille en effet avec des efforts infinis pour amasser des possessions sans bornes afin de s’offrir des plaisirs toujours nouveaux, mais en réalité aucun de ces biens ne permet à personne de se sentir réellement satisfait.

Ne serait-il pas plutôt possible de faire sans peine et tout de suite ce qui peut nous donner le plus grand bonheur ? N’existe-t-il pas un bien véritablement supérieur, dont la possession et la transmission pourrait faire de chacun de nous des personnes totalement heureuses ?

Si un tel bien existe, il est de la plus extrême importance de le trouver et d’en faire profiter l’humanité, et c’est pourquoi rien ne me semble plus nécessaire, utile et urgent que de m’y consacrer à présent avec toute la force de mon esprit.

Mais il me reste à analyser une dernière catégorie de désirs : ceux qui poussent à acquérir une bonne réputation. J’entends par là les désirs qui nous poussent à agir en vue d’être reconnus et aimés par les autres : le désir de plaire, de séduire, de produire une bonne opinion, de connaître les honneurs, d’atteindre la réussite sociale, la gloire, la célébrité, et tous les autres désirs de même nature.

Si on observe bien toutes nos actions, on verra d’ailleurs que ces désirs occupent en fait notre esprit avec beaucoup plus de force encore que les deux premiers.

La bonne opinion des autres nous donne en effet toujours beaucoup de joie, c’est pourquoi elle nous apparaît toujours comme un bien immense. Mais à la vérité, et quoique plus intense que les plaisirs du corps et de la richesse, cette joie qui vient du jugement des autres ne nous laisse jamais totalement satisfaits. Au contraire ! Plus nous cherchons à plaire aux autres, plus nous nous éloignons de faire ce qui est réellement bon pour nous… Aussi, pas plus que les plaisirs ou les richesses, le fait d’être apprécié par les autres ne peut engendrer un vrai bonheur.

Si le bonheur ne repose pas sur ces objets, alors sur quoi repose-t-il ?

Chacun peut comprendre que le seul bonheur possible sur cette Terre est de vivre dans la joie, non pas une joie superficielle, partielle et passagère qui dépend des événements, mais la joie totale, profonde et solide qui vient de la possession d’un bien assez solide et puissant pour nous libérer de la crainte, la tristesse, la colère, la haine, ainsi que toutes les passions qui troublent l’esprit et l’éloignent du vrai contentement.

Celui qui désire réellement le bonheur n’a donc pas d’autre possibilité que de se libérer des chaînes qui l’attachent aux plaisirs, aux richesses et aux honneurs et de se mettre en quête de ce bien suprême.


La libération des attachements

Commençons par analyser le plus courant et sans doute le plus néfaste de nos attachements, celui qui nous enchaîne au plaisir.

C’est en effet d’abord et toujours le plaisir que notre corps nous fait chercher instinctivement à tout moment avant même que nous raisonnions. Pourquoi cherche-t-on les plaisirs sensuels avec tant d’avidité ? Sans doute parce que le plaisir ressemble beaucoup au bonheur. La jouissance corporelle est en effet une sorte de joie, et même si elle est incapable de combler l’esprit, elle lui en indique le chemin.

Qu’est-ce donc que le plaisir ? Une sensation agréable, rien de plus. Nous pourrions le définir comme une satisfaction partielle de l’esprit, parce qu’il ne concerne qu’une partie de notre être. J’ai en effet du plaisir quand une partie de mon corps est plus affectée que les autres dans le sens de mon désir : manger, boire, être caressé, faire l’amour, entendre de la musique, contempler de belles choses… Ces joies partielles sont bonnes et peuvent enrichir le bonheur, mais encore faut-il déjà l’avoir atteint par une joie stable et complète !

La joie du bonheur n’est pas partielle comme l'est celle du plaisir. Ce n’est pas une sensation locale, éphémère et superficielle, mais un sentiment profond et durable qui emplit la conscience dans sa totalité, produisant ainsi une sensation de plénitude qui s’accompagne d’une impression de satisfaction totale, de réjouissance globale, d’enchantement ou encore d’émerveillement, jusqu’à ces sentiments de « joie parfaite » que l’on nomme félicité et béatitude.

Quelle qu’en soit la force et l’étendue, la joie du bonheur a ainsi trois avantages sur le plaisir : elle est totale, elle supprime tout sentiment de manque et elle renforce notre équilibre général, autrement dit notre puissance d’exister.

La joie totale, pleine et équilibrée étant la seule chose au monde qui puisse nous rendre totalement satisfait, c’est donc elle que nous devons chercher en priorité dans la vie.

Est-elle pour autant le bien suprême dont je parlais au début ? Evidemment non ! D’abord parce que la joie n’est pas un bien qu’on puisse posséder et communiquer. Ensuite parce qu’elle est un sentiment dont l’apparition ne dépend pas de notre seule volonté. Comme toute chose en ce monde, la joie a nécessairement une cause, et c’est cette cause que je désire trouver.

Si je ne sais pas encore en quoi consiste cette cause certaine de joie, une chose m’apparaît déjà comme certaine. C’est que nous ne sommes attachés aux objets qui nous procurent du plaisir que quand nous manquons de joie.

Je m’aperçois ici avec étonnement que le seul moyen de se libérer d’un attachement est d’être dans la joie… La joie est donc le seul chemin qui mène au bonheur, parce qu’il est le seul à pouvoir nous libérer de notre attachement au plaisir… Ainsi plus je vivrais dans la joie, moins je serais dépendant des plaisirs tout en pouvant continuer à les savourer dans une juste mesure.

Reste à découvrir les causes de la joie, ce qui est peut-être une entreprise plus ardue qu’il n’y parait…

Je m'aperçois en tous cas déjà en ce moment même qu'une toute nouvelle vie s’ouvre pour moi à l’horizon : à partir de maintenant je me sens fermement déterminé à ne plus chercher rien d’autre qu’à chercher ce qui peut accroître ma joie, de manière à ce que ma joie de vivre devienne de plus en plus totale, libre et équilibrée.

Mais je n’ai pas encore analysé les deux autres grandes catégories d’attachements, ceux qui nous lient à la réputation et aux richesses... Et je crains fort qu’elles ne soient en réalité plus dangereuses encore que celle des plaisirs !

En effet : ces biens sont plus néfastes encore parce que leur possession ne s’accompagne pas de l’apparition d’un dégoût comme c’est le cas lorsque nous jouissons d’un plaisir. Au contraire ! J’ai toujours observé que plus on possède des richesses ou de la réputation, plus on sent l’espoir de les accroître encore, et plus encore on en devient dépendant… Quand nous sommes attachés à l’estime d’un proche, à une somme d’argent ou à un objet précieux, nous vivons généralement dans la crainte de les perdre, et nous devenons très triste ou très en colère quand nous les perdons, alors qu’à la réflexion nous n’avons en réalité nul besoin de les posséder pour être heureux.

Comme je l’ai déjà remarqué, ces genres de biens ne sont pourtant pas mauvais en eux-mêmes. Nous ne devons donc pas chercher à les éviter et les craindre. Le plaisir est bon, la richesse est bonne, la réputation est bonne : C’est seulement notre attachement à ces biens qui est mauvais et que nous devons redouter, parce qu’il nous fait vivre dans le trouble et nous empêche de jouir des deux conditions élémentaires du bonheur : la sérénité et la gaieté.

Encore deux joies, si on réfléchit bien. Qu’est-ce en effet que la sérénité, sinon la joie de sentir une totale confiance dans la vie, sans ressentir aucune crainte de quoi que ce soit ? Et qu’est-ce que la gaieté, sinon la joie de se sentir parfaitement content de son sort, sans ressentir aucune forme de tristesse ?

Le bonheur ne demande donc pas seulement de chercher les moyens de la joie. Il réclame aussi de trouver un remède à la crainte et à la tristesse, qui en sont comme les poisons. Le bien suprême que je recherche devra donc être bien puissant !

J’avoue brûler d’impatience de le trouver au plus vite, si du moins il existe…

En quoi maintenant l’attachement à sa réputation est-il mauvais ? La réponse n’est pas difficile. Chercher à plaire à autrui nous fait diriger notre vie selon le désir des autres plutôt que selon le notre. Le désir de donner une bonne opinion de nous à autrui nous entraîne en effet à éviter ce que les autres n’aiment pas, à aimer ce que les autres adorent, à courir comme eux après d’autres biens que les siens, à devenir conformiste, c’est-à-dire conforme au modèle général adopté dans la société, par simple mimétisme. Je m’aperçois d’ailleurs que c’est surtout à cause de cet attachement là que je n’ai jamais osé me consacrer à la recherche du bien suprême : jusqu’à ce jour j’ai toujours agi pour faire comme les autres et leur plaire plutôt que de faire ce que je désirais réellement !

En voilà assez. Je sais maintenant que je ne pourrais être parfaitement heureux que si j’ai le courage de changer complètement ma manière de vivre par rapport à mon passé et par rapport à la foule.

Fonder une vie nouvelle

Me voici donc prêt à me libérer de mes anciens attachements pour pouvoir me consacrer pleinement à la recherche du bien suprême.

Un doute pourtant me retient… Ce choix n’est-il pas dangereux? Les plaisirs, les richesses et les honneurs ne sont certes pas des biens suprêmes, mais au moins, ils existent… Ce sont des biens certains. Alors que ce bien suprême qui est censé me combler en permanence de joie n’est pour l’instant qu’une supposition de mon esprit… Ne suis-je pas en train de m’engager dans une voie périlleuse ?

Non : à la réflexion je vois bien que je ne cours aucun risque en changeant de vie : c’est au contraire en continuant à vivre comme avant que je courrais le plus grand danger. Car l’attachement aux biens relatifs est un mal certain puisque aucun d’eux ne peut m’apporter le bonheur !!! Au contraire, la recherche des moyens du bonheur est un bien certain : elle seule peut m’offrir la possibilité d’être un jour réellement heureux, ou au moins plus heureux…

Le simple fait de comprendre cela me détermine à prendre définitivement et fermement la résolution de me détacher immédiatement de la recherche des plaisirs, des richesses et des honneurs, pour me consacrer en priorité à la création de mon bonheur, c’est-à-dire à la culture des joies les plus solides et les plus durables, par la recherche des biens véritables.

Au moment même où cette pensée jaillit, je sens apparaître en moi un immense sentiment d’enthousiasme, une sorte de libération de mon esprit. J’éprouve un incroyable soulagement, comme si j’avais attendu ce moment toute ma vie. Une joie toute nouvelle vient de se lever en moi, une joie que je n’avais jamais ressentie auparavant : la joie de la liberté que je viens d’acquérir en décidant de ne vivre désormais que pour créer mon bonheur.

J’ai l’impression d’avoir échappé à immense danger… Comme si je me trouvais à présent en sécurité sur le chemin du salut… Car même si je ne suis pas encore sauvé, même si je ne sais pas encore en quoi consistent exactement ces biens absolus, ni même s’il existe réellement un bien suprême, je me sens déjà sauvé d’une vie insensée, privée d’enthousiasme et vouée à une éternelle insatisfaction…

J’ai un peu l’impression d’être comme ces malades qui sont proches d’une mort certaine s'ils ne trouvent pas un remède, n’ayant pas d’autre choix que de rassembler leurs forces pour chercher ce remède sauveur. Comme eux je ne suis certes pas certain de le découvrir, mais comme eux, je ne peux pas faire autrement que de placer toute mon espérance dans sa quête. Je l’ai maintenant compris avec une totale clarté, les plaisirs, les richesses et l’opinion d’autrui sont inutiles et même le plus souvent néfastes pour être dans le bonheur.

Mieux : je sais à présent que mon détachement à leur égard est ce qu’il y a de plus nécessaire dans ma vie, si je veux pouvoir vivre un jour dans la joie. Du reste, que de maux ces attachements n’ont-ils pas engendré sur la Terre, depuis l’origine de l’humanité !

N’est-ce pas toujours le désir de les posséder qui a dressé les hommes les uns contre les autres, engendrant la violence, la misère et même parfois la mort des hommes qui les recherchaient, comme en témoigne chaque jour encore le triste spectacle de l’humanité ? N’est-ce pas l’impuissance à se détacher de ces faux biens qui explique le malheur qui règne presque partout sur le Terre ?

Au contraire, chacun peut voir que les sociétés et les familles vraiment heureuses sont formées d’êtres forts, paisibles et doux qui passent leur vie à construire leur joie et celle des autres sans accorder beaucoup d'importance ni aux plaisirs, ni aux richesses, ni aux honneurs...

Si bien que le malheur des hommes n'a en fait qu'une seule cause : leur manque de liberté. Et quelle est l’origine de ce malheur ? C’est toujours un attachement à ce qu’ils aiment.

La raison du malheur et la source du bonheur

Tout bien pesé, notre bonheur et notre malheur ne dépendent que d’une seule chose : de la qualité de l'objet auquel nous sommes liés d’amour. En effet, les choses que nous n’aimons pas ne génèrent aucune souffrance quand elles nous échappent, aucune jalousie quand elles sont au pouvoir des autres, aucune crainte, aucune haine, en un mot, aucune passion douloureuse. Nos maux viennent toujours de nos attachements aux choses éphémères et périssables dont j’ai parlé tout à l'heure…

Inversement, seul l’amour d’un bien éternel et infini pourrait procurer à notre esprit une joie pure, sans aucun mélange de tristesse et de crainte. Seule la possession d’un bien éternel pourrait créer en nous un bonheur libéré de tout attachement, de toute crainte de perdre et de toute avidité de posséder.

Le bien suprême ne peut donc être qu’éternel, c’est-à-dire indépendant du temps, et il est donc impossible à perdre, une fois qu’il est trouvé !

C’est maintenant vers la possession de ce bien absolu que je dois faire tendre tous mes efforts si je veux jouir un jour du bonheur que je cherche.

Mais la force de mon désir d’atteindre un tel bien est-elle suffisante pour éliminer complètement de mon cœur l'amour de l'argent, des plaisirs et de la gloire ? Sans doute pas, tant est grande leur emprise sur mon esprit. Mais je sais que le seul fait d’envisager de posséder un tel bien un jour et de m’imaginer jouir bientôt d’une vie pleinement heureuse suffit à me détourner de ces passions en nourrissant en moi l’enthousiasme que j’ai ressenti et ressens encore en ce moment même du fait de mon engagement dans sa recherche. Et plus j’éprouverai cet enthousiasme, plus mon esprit se sentira libre, et plus ma puissance augmentera pour agir encore plus dans le sens de ma liberté et de mon bonheur !

Je vois ainsi que mes attachements peuvent se guérir, et cela d’autant plus que j’en connaîtrais mieux leurs remèdes, que j’atteindrais le bien véritable et en éprouverais une plus grande joie…

La vie philosophique

Me voici à l’aube d’une nouvelle vie, une vie de recherche… Comme je l’ai déjà remarqué, de tels moments d’enthousiasme seront sans doute encore rares et de courtes durées au début de cette recherche, mais je sais que plus je progresserai dans ma quête et connaîtrai mieux les biens véritables, plus ils deviendront longs et fréquents, et cela d’autant plus que j’apprendrais à jouir des richesses, des plaisirs et de la bonne réputation non plus comme des fins mais comme de simples moyens vers la joie.

L’expérience m’a en effet déjà enseigné clairement que plus je me libérais de mes attachements, moins l’amour des biens relatifs me causait de dommage. Au contraire ! Les biens relatifs peuvent être d'une grande utilité pour atteindre le bonheur.

Quand ils sont vécus librement et sans excès, les plaisirs libèrent en effet de la frustration et produisent la volupté qui enchante l’esprit et enrichit la joie. De même les richesses libèrent du manque et engendre l’aisance qui engendre la santé et enrichit la liberté. Enfin la bonne réputation libère de la solitude et favorise les bonnes rencontres qui enrichissent l’amitié et nourrissent la paix. Ainsi, plus je serais heureux par la jouissance du bien absolu, plus je pourrais jouir de tous les biens relatifs sans en souffrir aucunement, en jouissant de surcroît d’une totale liberté.

Maintenant que ma résolution est prise, il me faut chercher en quoi consistent les biens véritables et examiner s’il l’un d’eux est ce bien suprême susceptible de me conduire au bonheur et à la béatitude.

Analyse des biens

Que signifient les notions de bien et de mal ? Une chose est certaine, ce sont des réalités relatives. Un objet peut en effet être appelé bon ou mauvais selon la personne qui le considère, mais rien n’est bon ou mauvais en soi-même. Une musique, une personne ou un aliment peuvent être bons pour l’un, mauvais pour l’autre et indifférents pour un troisième. On peut donc appeler bon ce qui fait du bien à une personne, c’est-à-dire ce qui lui donne de la joie ou le préserve de la tristesse. Et mauvais ce qui lui fait du mal, c’est-à-dire ce qui lui donne de la tristesse ou le prive de joie.

Imaginons maintenant qu’il existe une nature humaine supérieure qui soit capable d’un bonheur parfait. Il est évident que si une telle nature peut exister je désirerais rechercher tous les moyens qui peuvent me conduire à cette perfection humaine. Je pourrais alors appeler bien véritable tout ce qui m’aide à parvenir à une telle nature. Et le bien suprême, que peut-il être ? Il serait bien sûr d'entrer en possession, avec d'autres êtres si possible, de cette nature supérieure.

Quant à cette nature supérieure, je ne sais pas encore en quoi elle consiste, ni si elle peut exister totalement, mais je sais déjà qu’elle correspond à ce qu’on nomme dans toutes les langues du monde « la sagesse », et que plus je m’en rapprocherais, mieux cela vaudra pour moi et d’ailleurs aussi pour les autres.

Enfin, si le bien suprême est la sagesse, je peux déduire que les seuls biens véritables sont les sources de sagesse. C’est le cas de la philosophie, bien sûr, qui est par définition l’effort de l’esprit en vue d’augmenter sa propre sagesse, mais aussi de tous les biens que l’on peut nommer absolus, dans la mesure où ils sont de pures sources de joie pour tous les hommes : les sciences, les techniques et les arts, mais aussi la santé, l’amitié, la liberté, la paix, la beauté, la prospérité, l’abondance, etc.

Quant aux autres biens relatifs que j’ai analysés, les plaisirs, les richesses et les honneurs, je vois maintenant clairement qu’ils sont réellement bons s’ils contribuent à la sagesse et au bonheur, mais qu’ils sont mauvais autrement.

Tout ce qui s’oppose à la sagesse et au bonheur peut ainsi être considéré comme mauvais absolument. Il en va ainsi de l’ignorance, la bêtise, la misère, la violence, les guerres, les maladies, la laideur et toutes les causes de tristesses, de peur et de haine.

Bien que je ne sache pas encore en quoi consiste exactement cette sagesse, je peux déjà la définir comme la science du bonheur, ou mieux encore, comme l’art d’être heureux, autrement dit comme le but même de l’éthique, cette partie de la philosophie que les anciens rattachaient à juste titre à une capacité d’agir et à la pratique, et non à la seule connaissance intellectuelle et à la théorie. Le sage est un homme comme les autres. Il se distingue seulement de la foule par le fait qu’il possède une science et un art qui lui permettent d’agir de manière à vivre en permanence dans une joie parfaite, pour autant bien sûr que cela soit accessible à la condition humaine.

Qu’est-ce donc que la sagesse ? Quels sont les moyens d’y parvenir ? Comment vivre éternellement dans la joie ? Telles sont à présent les questions auxquelles je vais me consacrer de toutes mes forces. Tel sera désormais l'objet de ma réflexion, auquel je donnerai donc le nom d’« éthique ».

Me voici sincèrement et profondément content. En devenant philosophe, je ne suis certes pas encore heureux mais j’ai enfin trouvé une voie de libération qui m’offre une chance sérieuse d’être un jour pleinement heureux : acquérir assez de sagesse pour vivre le plus possible dans la joie, et faire en sorte que beaucoup d'autres l'acquièrent avec moi.

Il importe en effet à mon propre bonheur que beaucoup d'autres s'y élèvent avec moi afin que leurs pensées et leurs désirs soient en accord avec les miens. Plus nous serons nombreux à communier dans l’amitié, plus ma joie en sera augmentée et mon bonheur fortifié.

Mon programme philosophique

De quoi ai-je besoin pour réaliser ma vie philosophique ? A bien y réfléchir, je n’ai besoin que de deux choses. La première, qui est de loin la plus importante, c’est de comprendre la Nature autant que possible.

Il est en effet impossible d'atteindre une quelconque sagesse sans commencer par bien se connaître soi-même, et il est impossible de bien se connaître soi-même sans connaître la totalité de la Nature dont nous ne sommes qu’une partie.

La deuxième chose dont j’aurais ensuite besoin sera d'établir une société fondée sur la sagesse et dans laquelle le plus grand nombre pourra facilement et sûrement parvenir au bonheur.

Cette société devra d’abord et principalement veiller à éduquer les hommes à la sagesse, et cela tout au long de leur vie dès leur enfance. Et comme la médecine est essentielle pour préserver et augmenter la santé du corps qui est si importante pour la joie de l’esprit, il faudra également mettre rapidement de l'ordre et de l'harmonie dans toutes les parties de la médecine et ses disciplines connexes. Enfin, comme les arts et les techniques rendent faciles et agréables bien des choses difficiles et pénibles qui nous permettent de vivre plus aisément dans la joie en épargnant notre temps et notre peine, il sera bon également de ne pas les négliger.

Mais avant de songer à connaître la Nature et à réformer la société, il me faut avant tout chercher le moyen de guérir mon esprit de ses erreurs et de ses illusions. Après m’être libéré de mes attachements aux biens relatifs, il faut que je me libère des illusions qui m’empêchent de connaître la vérité à propos de toute chose, pour avoir de moi-même et de toute chose une intelligence suffisante. En un mot, il me faut devenir un vrai philosophe.

Je m’aperçois ainsi que toutes les sciences et tous les arts doivent en fait être ramenés à une seule fin : l’éthique, c’est-à-dire le développement de la sagesse humaine, et que le seul moyen dont nous disposons pour cela est la logique, c’est-à-dire l’usage de notre raison. Tout ce qui, dans les sciences et les arts, n'est pas capable de faire avancer l’humanité vers cette fin devra donc pour l’instant être rejeté comme inutile, et toutes les actions et toutes les pensées devront autant que possible être dirigées vers elle.

Maintenant que j’ai clairement établi les biens véritables (les sources de la joie), le bien suprême (la sagesse) et le moyen de l’acquérir (la connaissance de la Nature), il me faut trouver une méthode sûre pour les acquérir.

La méthode du bonheur

Quelle que soit sa nature, il est certain que la sagesse est une science, c’est-à-dire une connaissance vraie et lucide des choses, qui ne donne pas de prise au doute, permet la sérénité de l’âme et l’efficacité de l’action. Mais pouvons-nous être certains qu’il existe un moyen d’atteindre avec certitude la vérité au sujet de la nature d’une chose quelconque ? Oui, puisque, comme nous l’enseigne les mathématiques, nous avons en nous des idées vraies dont la clarté et la distinction sont telles que nous ne pouvons douter de la nécessité de leur vérité.

La sagesse demande ainsi de connaître ainsi la réalité : uniquement par des idées vraies. Elle demande de penser la nature telle qu’elle est, de penser et de vivre autant que possible dans la vérité, c'est-à-dire en accord avec le réel. Il est évident en effet que plus nous sommes dans l’erreur, plus notre action a de chance d’être inadéquate au réel et notre esprit dans la tristesse. Plus au contraire nous sommes dans la vérité, plus notre action a de chance d’être juste et notre esprit joyeux.

La bonne méthode pour philosopher consistera donc à toujours m’assurer que mes idées sont clairement vraies et à écarter toutes mes idées douteuses à chaque fois que je ne serai pas absolument certain de la vérité ce que je pense.

Pendant que je me consacre à cette recherche, il me faut cependant continuer à vivre et ne pas retomber dans les mauvaises habitudes de mon ancienne vie… Bien que je sois à présent fermement déterminé à me consacrer à la recherche de la vérité, quelques règles de conduites pourront m’y aider.

Les bonnes règles de vie

Etant donné que mes passions viennent essentiellement de mes relations avec les autres et de mon désir de plaire, il faut que je m’efforce de ne me lier avec autrui que d’une manière qui ne sera pas un obstacle à mon but. Je dois ainsi éviter tout conflit, abandonner toute forme de séduction et de compétition, toute recherche de réputation, de succès social et d’honneur. Au contraire : il me faut chercher à tirer avantage de mes relations avec les autres en cherchant seulement à m’accorder avec eux, du moins autant que possible, et en recherchant d’abord la compagnie des meilleurs d’entre eux. Je me préparerais ainsi à partager la vérité et le bonheur avec d’autres personnes bienveillantes à mon égard et en faire de vrais amis !

En ce qui concerne les plaisirs, je peux continuer à les goûter et en jouir librement avec simplicité, mais pas plus qu’il n’en faut pour demeurer dans la santé, la joie et la liberté.

Enfin, je peux rechercher l'argent, les richesses matérielles et les objets techniques, mais pas au-delà de ce qui est nécessaire pour être libre de toute contrainte et rester en bonne santé, et mieux vaut sans doute reter prudent et me conformer aux mœurs de mes concitoyens tant que cela ne nuit pas à mon entreprise.

Pour finir, je dois trouver un lieu de vie calme et agréable pour pouvoir philosopher en paix, et choisir l’activité professionnelle et la vie sociale qui me donneront la tranquillité et la liberté suffisantes pour la réussite de mon projet.

Ces règles posées, je peux maintenant employer la meilleure partie de mon temps libre pour vaquer à ma recherche en m’efforçant de rester animé du même enthousiasme que celui qui m’a fait changer de vie.

Avant de commencer mon enquête, je dois d’abord commencer par réformer ma pensée. Comment libérer mon esprit de ses opinions fausses ? Comment ne plus faire de confusion entre les idées vraies et les idées fausses ?

Les trois genres de connaissance

A y regarder de près, toutes les pensées peuvent se ramener à trois types :


1. Celles qui viennent du corps. Ce sont les connaissances qui passent d’abord par les sens, puis par la mémoire, et enfin par l’imagination. Par exemple la perception d’un objet comme le soleil par nos yeux ou notre peau.

2. Celles qui viennent du raisonnement. Ce sont les connaissances que nous avons par déduction ou par induction. Par exemple le résultat d’une opération logique ou d'un calcul mathématique.

3. Celles qui viennent de l’intuition. Je veux parler de la connaissance directe de l’essence d’une chose par l’usage de la seule intelligence, comme on le voit dans les mathématiques. Par exemple une idée évidente comme la nature du cercle ou celle du tout et de la partie.

Il est évident que la première catégorie ne peut m’apporter aucune connaissance absolument certaine. La connaissance corporelle (que j’appellerai la perception) me fait connaître beaucoup de choses, mais cette connaissance est très douteuse et imparfaite, les sens ne me faisant connaître que la manière dont mon corps réagit à d’autres corps, et non leur véritable nature. La vue du soleil par exemple ne me fait pas comprendre son essence, mais seulement que je perçois de la lumière en provenance d’un point du ciel. De même ma perception d’un aliment par la vue ou le goût ne me fait pas connaître sa nature, ni s'il est comestible et bon pour la santé, si c’est un médicament ou au contraire un poison, etc. Il en est de même de la perception d’un homme ou de toute autre chose du monde. Toutes les idées de la perception, et donc aussi de la mémoire et de l’imagination, sont ainsi confuses, mutilées, et donc incertaines.

Je dois donc commencer par rejeter toutes les perceptions qui passent par le corps, puisqu’elles sont un mauvais moyen d’atteindre la vérité au sujet des choses elles-mêmes. Je dois aussi abandonner toutes les connaissances qui en découlent : tout ce qui est dans ma mémoire, dans mon imagination… Et donc, je m’en aperçois avec stupeur, tout ce que j’ai appris à penser à travers les mots du langage courant… Autrement dit je dois renoncer à utiliser l’immense majorité de mes idées !

Quand au second genre de connaissance, le raisonnement, il permet certes d’être certain de la validité d’une déduction, mais il n’est pas non plus totalement satisfaisant. Raisonner ne fait en effet que conclure avec certitude une chose d’une autre, mais ne permet pas de reconnaître que celle dont nous partons est vraie, c’est-à-dire conforme au réel. Le raisonnement suivant par exemple est juste : « si tous les hommes sont mauvais et que Socrate est un homme, alors Socrate est mauvais ». Mais il ne peut pas nous faire savoir si la prémisse « tous les hommes sont mauvais » est vraie.

Reste la troisième catégorie d’idées, celles qui naissent de l’intuition. Or celle-la apparaît nécessairement à mon esprit comme à celui de tout autre comme toujours vraie. En effet, quand je conçois une chose d’après l’idée de son essence, je ne peux douter que ma pensée est vraie et il en est nécessairement de même pour tous les êtres pensants. Si je pense à la nature d’un cercle, je ne peux douter que tout cercle réel est nécessairement conforme à l’idée que je m’en fais : le résultat de la rotation d’un segment de droite autour d’un point.

J'ai donc trouvé la bonne méthode pour progresser vers la vérité et la sagesse : je dois abandonner toutes mes anciennes croyances et apprendre à tout repenser en n’utilisant que des intuitions, puis élaborer tous mes raisonnements à partir de ces intuitions nécessairement vraies et donc certaines.

Voyons de plus près ce qu’est exactement une intuition.

La science intuitive

Quel que soit la chose sur laquelle elle porte, une intuition est la connaissance de cette chose par la conception de son essence. Intuitionner, c’est penser les choses telles qu’elles sont, selon la nécessité intrinsèque qui les fait être ce qu’elles sont. C’est ainsi que je sais que deux plus trois font nécessairement cinq, que le tout est nécessairement plus grand que la partie, qu’une sphère est nécessairement le résultat de la rotation d’un cercle autour de son diamètre, que la joie est nécessairement meilleure que la tristesse, qu’une chose ne peut absolument pas exister sans cause, qu’une chose singulière diffère nécessairement d’une autre chose singulière, que le temps est la condition du changement et l’espace la condition du mouvement, etc. Toutes ces vérités sont certainement vraies parce qu’elles sont nécessaires, même si je ne perçois pas leur réalité physique avec mon corps. Quand je les pense, mon esprit est dans une totale clarté et une parfaite précision.

Les réalités que je peux saisir de cette manière sont certes peu nombreuses et très simples, mais mes intuitions pourront se développer et s’étendre ensuite en complexité par le raisonnement. D’autre part, elles sont le seul moyen dont je dispose pour demeurer avec certitude dans la vérité et m’entendre d’une manière certaine avec autrui, quelle que soit sa culture et sa langue.

Je vais donc partir de mes intuitions et tenter de progresser de raisonnement en raisonnement pour m’approcher de la compréhension de la sagesse en évitant toutes les idées issues de la perception.

Lorsque j’aurais une connaissance vraie des conditions de mon bonheur, je connaîtrais les actions qui peuvent me procurer de la joie et éviter la tristesse.


Me voici donc à présent en possession de ma méthode : développer toutes mes pensées à partir de mes intuitions et à déduire ensuite avec une parfaite clarté toutes les autres idées que je jugerai utiles pour atteindre mon but.

Ce faisant, je devrais évidemment redéfinir les mots du langage et les concepts de la pensée à chaque fois que cela me sera nécessaire pour éviter de retomber dans les préjugés des conceptions communes, et je devrais également rectifier en conséquence ma mémoire, mon imagination, mes opinions et raisonnements habituels, en un mot la quasi-totalité de mon esprit, pour réapprendre à penser le plus possible selon la vérité.

Et comme mes pensées ont besoin de mots pour s’exprimer et être fixées dans un raisonnement qui puisse être communiqué, et bien que le langage ne soit pas un bon moyen pour penser de manière intuitive toutes les vérités, j’utiliserai le langage comme moyen de traduire ces intuitions avec autant de précision et de clarté que je pourrai, en m’efforçant de le rendre compréhensible non seulement à moi-même mais aux autres.

Vaste entreprise, mais sans cette réforme totale de mon esprit, je risque de rester dans les illusions de la pensée commune et ne pas progresser avec sécurité dans la recherche de cette vérité et de ce bien communicable que je recherche.

La renaissance spirituelle

A présent que j’ai trouvé la bonne méthode, sur quelle idée dois-je commencer à l’appliquer ? Il est clair que cette idée sera d’autant meilleure qu’elle me permettra de comprendre un plus grand nombre de choses. Plus en effet je pourrais déduire de choses à partir de son intuition, plus mon esprit sera puissant, plus mes actions seront adéquates au réel, plus je serai apte à satisfaire mon désir et en être heureux.

D’autre part, si une idée est d’autant meilleure qu’elle a plus d’étendue, il est évident que la meilleure idée que je puisse penser est celle qui correspond à la réalité qui a le plus d’étendue. Quelle est l’idée la plus ample que je puisse penser ? C’est nécessairement celle de l’infini.

Qu’est-ce donc que l’infini ? C’est de l’intuition de cette idée que je dois partir pour commencer ma recherche.

Le projet est clair. La méthode est trouvée. Ma recherche peut à présent véritablement commencer.


Avant-propos de l'auteur

L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Première partie : Ontologie

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