Traité théologico-politique/Chapitre XIII

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Chapitre XIII


On montre que l’Écriture n'enseigne que de choses fort simples, qu'elle n'exige que l'obéissance, et qu'elle n'enseigne sur la nature divine que ce que les hommes peuvent imiter en réglant leur vie suivant une certaine foi.




Tractatus theologico-politicus

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Sommaire

Simplicité de l'Écriture

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Nous avons prouvé dans le chapitre II de ce Traité que l’imagination seule des prophètes, et non leur entendement, avait été douée d’une puissance singulière, et que Dieu, loin de les initier dans les secrets de la philosophie, ne leur avait révélé que les choses les plus simples et s’était proportionné à leurs sentiments et à leurs préjugés. Nous avons fait voir dans le chapitre V que l’Écriture transmet et enseigne les choses de telle manière que chacun les peut très-facilement comprendre ; car, bien loin d’enchaîner ses idées avec rigueur et de les rattacher à des axiomes et à des définitions, elle expose tout avec simplicité ; et pour qu’on ait foi en ses enseignements, elle ne les confirme que par la simple expérience, c’est-à-dire par des miracles et par des récits historiques. Cette exposition est d’ailleurs faite dans le style et dans le langage les plus propres à remuer l’esprit du peuple (consultez à ce sujet, dans le chapitre VI, ma troisième remarque). Nous avons ensuite établi dans le chapitre VII que la difficulté d’entendre l’Écriture ne résulte que de la langue et non de la sublimité du sujet. Joignez à cela que ce n’est pas aux savants, mais à tous les Juifs indistinctement que les prophètes firent entendre leurs prédications, et que les apôtres avaient coutume d’enseigner la doctrine évangélique dans les églises où toutes sortes de personnes étaient réunies. Il résulte de toutes ces considérations que la doctrine de l’Écriture ne contient ni spéculations sublimes ni questions philosophiques, mais bien les choses les plus simples que peut saisir l’intelligence la plus bornée.

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Je ne puis donc assez admirer la pénétration de ces personnes dont j’ai parlé précédemment, qui trouvent dans l’Écriture des mystères dont nulle langue ne saurait expliquer la profondeur, et qui ont ensuite introduit dans la religion tant de spéculations philosophiques qu’il semble que l’Église soit une académie, et la religion une science ou plutôt une école de controverse. Mais pourquoi s’étonner que des hommes qui se vantent de posséder une lumière surnaturelle ne veuillent pas le céder en connaissance aux philosophes, qui sont réduits aux ressources naturelles ? Ce qui étonnerait, ce serait de les entendre exposer quelque nouveauté spéculative, quelque opinion qui n’eût pas été autrefois répandue dans les écoles de ces philosophes païens (qu’ils accusent cependant d’aveuglement). Car si vous leur demandez quels sont les mystères qu’ils voient dans l’Écriture, ils ne vous produiront, je vous l’assure, que les fictions d’un Aristote, d’un Platon, ou d’un autre semblable auteur de systèmes ; fictions qu’un idiot trouverait plutôt dans ses songes que le plus savant homme du monde dans l’Écriture.

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Ce n’est pas que nous voulions nier absolument qu’il y ait rien dans la doctrine de l’Écriture qui soit de l’ordre de la spéculation ; aussi bien dans le chapitre précédent nous avons allégué certains principes de ce genre et qui sont comme les fondements de l’Écriture : nous voulons dire seulement que les spéculations y sont très-rares et très-simples. Mais quelles sont-elles, et comment les déterminer, c’est un point que j’ai dessein d’éclaircir ici ; cela me sera facile maintenant qu’il est établi que l’Écriture n’a point pour objet d’enseigner les sciences ; car on peut facilement conclure de là qu’elle n’exige des hommes que l’obéissance et que ce n’est pas l’ignorance, mais l’opiniâtreté seule qu’elle condamne. Ensuite, puisque l’obéissance envers Dieu ne consiste que dans l’amour du prochain (car celui qui aime son prochain dans l’intention de complaire à Dieu, celui-là, comme le dit Paul dans son Épître aux Romains, chap. XIII, vers. 8, a accompli la loi), il s’ensuit que l’Écriture ne recommande pas d’autre science que celle qui est nécessaire à tous les hommes pour qu’ils puissent obéir à Dieu selon ce précepte, de sorte que ceux qui l’ignorent doivent nécessairement être opiniâtres ou du moins indociles ; quant aux autres spéculations qui ne tendent pas directement à ce but, qu’elles aient pour objet la connaissance de Dieu ou celle des choses naturelles, elles ne regardent pas l’Écriture, et il faut par conséquent les retrancher de la religion révélée.

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Mais, quoique ce point soit maintenant bien éclairci, comme le fond même de la religion en dépend, je veux examiner la chose avec plus de soin et la mettre mieux en lumière. Pour cela il faut prouver avant tout que la connaissance intellectuelle ou approfondie de Dieu n’est pas, comme l’obéissance, un don commun à tous les fidèles ; ensuite, que cette sorte de connaissance que Dieu, par la bouche des prophètes, a exigée généralement de tout le monde, et que chacun est tenu de posséder, n’est autre chose que la connaissance de la divine justice et de la charité : deux points qui se prouvent facilement par l’Écriture elle-même.

La connaissance exacte de Dieu est un don et non un devoir

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Car 1° on les peut conclure avec évidence du passage de l’Exode (chap. VI, vers. 2) où Dieu, pour montrer la grâce particulière qu’il a donnée à Moïse, dit : Et je me suis révélé à Abraham, à Isaac et à Jacob en tant que Dieu Sadaï, mais ils ne m’ont pas connu sous mon nom de Jéhovah. Ici, pour mieux entendre ce passage, il faut remarquer que El Sadaï en hébreu veut dire Dieu qui suffit, parce qu’il donne en effet à chacun ce qui lui suffit ; et quoique souvent Sadaï soit pris absolument pour signifier Dieu, il n’est pas douteux néanmoins qu’il faille partout avec ce mot sous-entendre El, c’est-à-dire Dieu. Ensuite il est à remarquer qu’on ne trouve pas dans l’Écriture d’autre nom que celui de Jéhovah pour exprimer l’essence absolue de Dieu, sans rapport aux choses créées. Aussi les Hébreux prétendent-ils que c’est là le seul nom qui convienne à Dieu, que les autres sont purement appellatifs ; et effectivement les autres noms de Dieu, qu’ils soient substantifs ou adjectifs, sont des attributs qui ne conviennent à Dieu qu’en tant qu’on le considère dans son rapport avec les créatures ou en tant qu’elles lui servent de manifestation : de ce nombre est El, ou, en ajoutant la lettre paragogique he, Eloha, qui veut dire puissant, comme on le sait ; nom qui ne convient à Dieu que par excellence, de même que nous appelons Paul l’Apôtre. Ce nom d’ailleurs signifie les différentes vertus de la puissance, de sorte qu’en l’appelant El (puissant) on dit qu’il est grand, juste, miséricordieux, etc. ; on met donc ce nom au pluriel et on lui donne un sens singulier pour embrasser à la fois tous les attributs divins, usage très-fréquent dans l’Écriture. Ainsi, puisque Dieu dit à Moïse que les patriarches ne l’ont pas connu sous le nom de Jéhovah, il s’ensuit qu’ils n’ont connu de lui aucun attribut divin qui explique son essence absolue, mais seulement ses effets et ses promesses, c’est-à-dire sa puissance en tant qu’elle se manifeste par les choses visibles. Or Dieu ne parle pas ainsi à Moïse pour les accuser d’infidélité, mais au contraire pour exalter leur foi et leur crédulité ; puisque, n’ayant point eu, comme Moïse, une connaissance toute particulière de Dieu, ils ont cru fermement à la réalisation de ses promesses et bien mieux que Moïse, qui, malgré les pensées plus sublimes qu’il avait sur Dieu, douta néanmoins des promesses divines et fit un reproche à Dieu de ce qu’au lieu du salut qui leur était promis, les Juifs avaient vu empirer leurs affaires. Ainsi, puisque les patriarches n’ont pas connu le nom particulier de Dieu, et que Dieu parle à Moïse de cette ignorance pour exalter leur foi et leur simplicité d’esprit, et pour marquer en même temps le prix de la grâce singulière accordée à Moïse, il s’ensuit très-évidemment, comme nous l’avons établi en premier lieu, que les hommes ne sont pas tenus de connaître les attributs de Dieu, et que cette grâce est un don particulier qui n’a été réservé qu’à quelques fidèles. Il serait superflu d’apporter en preuve d’autres témoignages de l’Écriture. Qui ne voit en effet que la connaissance de Dieu n’a pas été égale chez tous les hommes, et que la sagesse, pas plus que la vie et l’existence, ne se donne à personne par un mandat ? Hommes, femmes, enfants, tout le monde peut également obéir, mais non pas devenir sage.

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Que si l’on prétend qu’il n’y a pas besoin à la vérité de connaître les attributs de Dieu, mais de croire tout simplement et sans démonstration, c’est là une véritable plaisanterie. Car les choses invisibles et tout ce qui est l’objet propre de l’entendement ne peuvent être aperçus autrement que par les yeux de la démonstration ; ceux donc à qui manquent ces démonstrations n’ont aucune connaissance de ces choses, et tout ce qu’ils en entendent dire ne frappe pas plus leur esprit ou ne contient pas plus de sens que les vains sons prononcés sans jugement et sans aucune intelligence par un automate ou un perroquet.

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Mais, avant d’aller plus loin, je suis obligé de dire pourquoi on trouve souvent dans la Genèse que les patriarches ont parlé au nom de Jéhovah, ce qui semble en complète opposition avec ce que j’ai déjà dit. En se rapportant aux explications du chapitre VIII, on pourra facilement tout concilier ; car nous avons fait voir que l’écrivain du Pentateuque ne donne pas précisément aux choses et aux lieux les noms qu’ils avaient au temps dont il parle, mais ceux sous lesquels ils étaient plus facilement connus du temps même de l’écrivain. Ainsi la Genèse dit que Dieu fut annoncé aux patriarches sous le nom de Jéhovah, non pas qu’il fût connu des anciens sous cette appellation, mais parce que ce nom était chez les Juifs en singulier honneur. Il faut donc nécessairement admettre cette explication, puisque dans notre texte de l’Exode il est dit expressément que les patriarches ne connurent pas Dieu sous ce nom ; et aussi puisque, dans l’Exode (chap. III, vers. 13), Moïse désire connaître le nom de Dieu. Et si ce nom eût été connu auparavant, Moïse, du moins, ne l’aurait pas ignoré. Concluons donc, comme nous le voulions, que les fidèles patriarches n’ont pas connu ce nom de Dieu, et que la connaissance de Dieu est un don et non pas un commandement.

La seule connaissance que Dieu commande à tous

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Il est temps maintenant de passer au second point, savoir que Dieu ne demande aux hommes par l’entremise de ses prophètes d’autre connaissance de lui-même que celle de sa divine justice et de sa charité, c’est-à-dire de ceux de ses attributs que les hommes peuvent imiter en réglant leur vie par une certaine loi. Jérémie enseigne d’ailleurs cette doctrine en termes formels. Ainsi, au chapitre XXII, vers. 15, 16, en parlant du roi Josias, il s’exprime ainsi : Ton père a, il est vrai, bu et mangé, il a rendu justice et bon jugement, et alors il a prospéré ; il a rendu leur droit au pauvre et à l’indigent, et il a prospéré, car c’est vraiment là me connaître, a dit Jéhovah. Et les paroles qui se trouvent au chapitre IX, vers. 24, ne sont pas moins claires ; les voici : Que chacun se glorifie seulement de ce qu’il me comprend et me connaît, parce que, moi Jéhovah, j’établis la charité, le bon jugement et la justice sur la terre, car ce sont les choses dont je suis charmé, dit Jéhovah. Nous tirerons la même conclusion de l’Exode (chap. XXXIV, vers. 6, 7) où Dieu ne révèle à Moïse, qui désire le voir et le connaître, d’autres attributs que ceux qui manifestent sa divine justice et sa charité. Enfin c’est ici parfaitement le cas de citer cette expression de Jean (dont nous parlerons encore dans la suite), qui, se fondant sur ce que personne n’a vu Dieu, explique Dieu par sa seule charité, et conclut que c’est réellement posséder et connaître Dieu que d’avoir la charité. Nous voyons donc que Jérémie, Moïse, Jean ramènent à un petit nombre de points la connaissance que chacun doit avoir de Dieu, et ne la font consister qu’en ceci, comme nous le voulions, à savoir : que Dieu est souverainement juste et souverainement miséricordieux, c’est-à-dire qu’il est l’unique modèle de la véritable vie. Ajoutez à cela que l’Écriture ne donne expressément aucune définition de Dieu, qu’elle ne prescrit la connaissance d’aucun autre attribut que ceux que nous venons de désigner, et que ce sont les seuls qu’elle recommande positivement. De tout cela nous concluons que la connaissance que nous avons de Dieu par l’entendement, et qui considère la nature telle qu’elle est en elle-même, nature que les hommes ne peuvent imiter par une certaine manière de vivre et qu’ils ne peuvent non plus prendre pour exemple pour bien régler leur vie, n’appartient aucunement à la foi et à la religion révélée, et conséquemment que les hommes y peuvent errer complètement sans qu’il y ait à cela aucun mal.

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Il n’est donc pas du tout étonnant que Dieu se soit mis à la portée de l’imagination et des préjugés des prophètes, et que les fidèles aient eu sur Dieu diverses opinions, comme nous l’avons prouvé au chapitre II par de nombreux exemples. Il n’est pas non plus étrange que les livres sacrés parlent partout si improprement de Dieu, qu’ils lui donnent des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, une âme, un mouvement local, et jusqu’aux passions du cœur comme la jalousie, la miséricorde, etc… ; et enfin qu’ils le représentent comme un juge assis dans le ciel sur un trône royal, ayant le Christ à sa droite. Un pareil langage est évidemment approprié à l’intelligence du vulgaire, à qui l’Écriture s’efforce de donner, non la science, mais l’esprit d’obéissance. Cependant les théologiens ordinaires ont cherché à donner à ces expressions un sens métaphorique, toutes les fois que, par le secours de la lumière naturelle, ils ont pu reconnaître qu’elles ne convenaient pas à la nature divine, et ils n’ont pris à la lettre que les passages qui passaient la portée de leur intelligence. Mais s’il fallait nécessairement entendre et expliquer par des métaphores tous les endroits de ce genre qui se trouvent dans l’Écriture, on conçoit qu’elle n’eût pas été composée pour le peuple et le grossier vulgaire, mais seulement pour les hommes les plus habiles et surtout pour les philosophes. Bien plus, s’il y avait impiété à avoir sur Dieu, dans une pieuse simplicité d’esprit, les croyances que nous venons de dire, certes les prophètes auraient dû surtout éviter, du moins par égard pour la faiblesse du peuple, des phrases semblables, et enseigner avant tout d’une manière très-claire les attributs de Dieu selon que chacun est tenu de les connaître ; et c’est ce qu’ils n’ont fait nulle part. Il faut donc se garder de croire que des opinions prises d’une manière absolue et sans rapport à la pratique et aux effets aient quelque piété ou quelque impiété ; estimons plutôt qu’il ne faut attribuer à un homme l’un ou l’autre de ces caractères qu’autant que ses opinions le portent à l’obéissance ou qu’elles le conduisent à la rébellion et au péché : de sorte que, si en croyant la vérité il devient rebelle, sa foi est réellement impie, et elle est pieuse au contraire si, en croyant des choses fausses, il devient obéissant ; car nous avons prouvé que la vraie connaissance de Dieu n’est point un commandement, mais un don divin, et que Dieu n’exige des hommes que la connaissance de sa divine justice et de sa charité, laquelle n’est pas nécessaire pour la science, mais seulement pour l’obéissance.


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