Traité théologico-politique/Chapitre VI

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Chapitre VI

Des miracles.




Tractatus theologico-politicus

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VIVIIVIIIIXX
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Autres œuvres

De même que les hommes appellent divine toute science qui surpasse la portée de l’esprit humain, ils voient la main de Dieu dans tout phénomène dont la cause est généralement ignorée. Le vulgaire en effet est persuadé que la puissance et la providence divines n’éclatent jamais si visiblement que lorsqu’il arrive dans la nature quelque chose d’extraordinaire et qui choque les idées reçues, surtout si l’événement tourne au profit et à l’avantage des hommes. Aussi rien ne prouve plus clairement aux yeux du peuple l’existence de Dieu que l’interruption soudaine de l’ordre de la nature ; et de là vient que ceux qui expliquent toutes choses, et même les miracles, par des causes naturelles, et s’efforcent de les comprendre, sont accusés de nier Dieu, ou du moins la providence de Dieu. Tant que la nature suit son cours ordinaire, on s’imagine que Dieu ne fait rien ; et réciproquement, pendant que Dieu agit, la puissance de la nature semble suspendue et ses forces oisives, de façon qu’on établit ainsi deux puissances distinctes l’une de l’autre, celle de Dieu et celle de la nature, laquelle toutefois est déterminée par Dieu d’une certaine façon, ou, comme la plupart le croient maintenant, créée par lui. Mais qu’entend-on par chacune de ces puissances, Dieu et la nature ? voilà ce que le vulgaire ne sait pas ; la puissance de Dieu, c’est pour lui quelque chose comme l’autorité royale ; la nature, c’est une force impétueuse et aveugle. Le vulgaire donne donc aux phénomènes extraordinaires de la nature le nom de miracles, c’est-à-dire d’ouvrages de Dieu, et soit par dévotion, soit en haine de ceux qui cultivent les sciences naturelles, il se complaît dans l’ignorance des causes, et ne veut entendre parler que de ce qu’il admire, c’est-à-dire de ce qu’il ignore. Le seul moyen pour lui d’adorer Dieu et de rapporter toutes choses à son empire et à sa volonté, c’est de supprimer les causes naturelles, de bouleverser l’ordre des choses, et de se représenter la puissance de la nature enchaînée par celle de Dieu.

Si l’on cherche l’origine de ces préjugés, il faut, à ce qu’il me semble, remonter jusqu’aux premiers Hébreux. On sait que les nations païennes de cette époque adoraient des dieux visibles, comme le Soleil, la Lune, la Terre, l’Eau, l’Air, etc. Pour les convaincre d’erreur, pour leur montrer que ces divinités faibles et changeantes étaient sous l’empire d’un Dieu invisible, les Hébreux racontaient les miracles dont ils avaient été témoins, s’efforçant de prouver en outre par ces récits que le Dieu qu’ils adoraient gouvernait la nature entière pour leur seul avantage. Cet exemple a séduit si fortement les hommes qu’ils n’ont pas cessé depuis lors d’imaginer les miracles ; chaque nation a voulu faire croire qu’elle est plus chère à Dieu que toutes les autres, que Dieu a tout créé pour elle, et qu’il dirige tout vers cet unique dessein. Voilà l’excès d’arrogance où la stupidité du vulgaire s’est portée. Dans la grossièreté de ses idées touchant Dieu et la nature, il confond les volontés de Dieu avec les désirs des hommes, et se représente la nature si bornée que l’homme en est la partie principale. Mais c’est assez parler des opinions et des préjugés du vulgaire sur la nature et les miracles ; j’arrive aux quatre principes que je me propose de démontrer ici dans l’ordre suivant. 1° J’établirai d’abord que rien n’arrive contre l’ordre de la nature, et qu’elle suit sans interruption un cours éternel et immuable ; j’expliquerai en même temps ce qu’il faut entendre par miracle. 2° Je prouverai que ce ne sont point les miracles qui peuvent nous faire connaître l’essence et l’existence de Dieu, ni par conséquent sa providence, toutes ces vérités se comprenant beaucoup mieux par l’ordre constant et immuable de la nature. 3° Je prouverai par plusieurs exemples tirés de l’Écriture que l’Écriture elle-même n’entend rien autre chose par les décrets, les volontés de Dieu, et conséquemment par sa providence, que l’ordre même de la nature qui résulte nécessairement de ses éternelles lois. 4° Je traiterai en dernier lieu de la manière d’interpréter les miracles de l’Écriture, et marquerai les points principaux qu’il convient de considérer dans le récit de ces miracles. Tels sont les divers objets qui feront la matière du présent chapitre, et, si je ne me trompe, il n’en est pas un qui ne doive beaucoup servir au dessein que je me propose dans tout cet ouvrage.

Pour établir mon premier principe, il me suffit de rappeler ce que j’ai démontré au chap. IV, sur la loi divine, savoir : que tout ce que Dieu veut ou détermine enveloppe une nécessité et une vérité éternelles. L’entendement de Dieu ne se distinguant pas, nous l’avons prouvé, de sa volonté, dire que Dieu veut une chose ou dire qu’il la pense, c’est affirmer exactement la même chose. En conséquence, la même nécessité en vertu de laquelle il suit de la nature et de la perfection de Dieu qu’il pense une certaine chose telle qu’elle est, cette même nécessité, dis-je, fait que Dieu veut cette chose telle qu’elle est. Or, comme rien n’est nécessairement vrai que par le seul décret divin, il est évident que les lois universelles de la nature sont les décrets mêmes de Dieu, lesquels résultent nécessairement de la perfection de la nature divine. Si donc un phénomène se produisait dans l’univers qui fût contraire aux lois générales de la nature, il serait également contraire au décret divin, à l’intelligence et à la nature divines ; et de même si Dieu agissait contre les lois de la nature, il agirait contre sa propre essence, ce qui est le comble de l’absurdité. Je pourrais appuyer encore ma démonstration sur ce principe, que la puissance de la nature n’est, en réalité, que la puissance même et la vertu de Dieu, laquelle est le propre fond de l’essence divine ; mais ce surcroît de preuves est présentement superflu. Je conclus donc qu’il n’arrive rien dans la nature[1] qui soit contraire à ses lois universelles, rien, dis-je, qui ne soit d’accord avec ces lois et qui n’en résulte. Tout ce qui arrive se fait par la volonté de Dieu et son éternel décret : en d’autres termes, tout ce qui arrive se fait suivant des lois et des règles qui enveloppent une nécessité et une vérité éternelles. Ces lois et ces règles, bien que toujours nous ne les connaissions pas, la nature les suit toujours, et par conséquent elle ne s’écarte jamais de son cours immuable. Or il n’y a point de bonne raison d’imposer une limite à la puissance et à la vertu de la nature, et de considérer ses lois comme appropriées à telle fin déterminée et non à toutes les fins possibles ; car la puissance et la vertu de la nature sont la puissance même et la vertu de Dieu ; les lois et les règles de la nature sont les propres décrets de Dieu ; il faut donc croire de toute nécessité que la puissance de la nature est infinie, et que ses lois sont ainsi faites qu’elles s’étendent à tout ce que l’entendement divin est capable d’embrasser. Nier cela, c’est soutenir que Dieu a créé la nature si impuissante et lui a donné des lois si stériles qu’il est obligé de venir à son secours, s’il veut qu’elle se conserve et que tout s’y passe au gré de ses vœux : doctrine aussi déraisonnable qu’il s’en puisse imaginer.

Maintenant qu’il est bien établi que rien n’arrive dans la nature qui ne résulte de ses lois, que ces lois embrassent tout ce que l’entendement divin lui-même est capable de concevoir, enfin que la nature garde éternellement un ordre fixe et immuable[2], il s’ensuit très-clairement qu’un miracle ne peut s’entendre qu’au regard des opinions des hommes, et ne signifie rien autre chose qu’un événement dont les hommes (ou du moins celui qui raconte le miracle) ne peuvent expliquer la cause naturelle par analogie avec d’autres événements semblables qu’ils sont habitués à observer. Je pourrais définir aussi le miracle : ce qui ne peut être expliqué par les principes des choses naturelles, tels que la raison nous les fait connaître ; mais comme les miracles ont été faits pour le vulgaire, lequel était dans une ignorance absolue des principes des choses naturelles, il est certain que les anciens considéraient comme miraculeux tout ce qu’ils ne pouvaient expliquer de la façon dont le vulgaire explique les choses, c’est-à-dire en demandant à la mémoire le souvenir de quelque événement semblable qu’on ait l’habitude de se représenter sans étonnement ; car le vulgaire croit comprendre suffisamment une chose, quand elle a cessé de l’étonner. Les anciens donc, et tous les hommes en général jusqu’à notre temps, ou peu s’en faut, n’ont point eu d’autre criterium des événements miraculeux que celui que je viens de dire ; il ne faut par conséquent pas douter que dans les saintes Écritures il n’y ait une foule de choses miraculeuses qui s’expliquent très-simplement par les principes aujourd’hui connus des choses naturelles. C’est ce que nous avons déjà fait pressentir plus haut à propos du miracle de Josué arrêtant le soleil, et de la rétrogradation de ce même astre au temps d’Achaz ; mais nous traiterons bientôt plus au long cette matière de l’interprétation des miracles, qui fait en partie l’objet de ce chapitre.

Je veux établir maintenant mon second principe, qui est que les miracles ne nous font nullement comprendre ni l’essence, ni l’existence, ni la providence de Dieu, mais au contraire que toutes ces vérités nous sont manifestées d’une façon beaucoup plus claire par l’ordre fixe et immuable de la nature. Voici ma démonstration : l’existence de Dieu n’étant pas évidente d’elle-même[3], il faut nécessairement qu’on la déduise de certaines notions dont la vérité soit si ferme et si inébranlable qu’il n’y ait aucune puissance capable de les changer. Tout au moins faut-il que ces notions nous apparaissent avec ce caractère de certitude absolue, au moment où nous en inférons l’existence de Dieu ; sans quoi nous ne pourrions aboutir à une conclusion parfaitement assurée. Il est clair, en effet, que si nous venions à supposer que ces notions peuvent être changées par une puissance quelconque, nous douterions à l’instant même de leur vérité, nous douterions de l’existence de Dieu, qui se fonde sur elles ; en un mot, il n’est rien au monde dont nous pussions être certains. Maintenant, à quelles conditions disons-nous qu’une chose est conforme à la nature, ou qu’elle y est contraire ? à condition qu’elle soit conforme ou contraire à ces notions premières. Si donc nous venions à supposer que, par la vertu d’une certaine puissance, quelle qu’elle soit, il se produit dans la nature une chose contraire à la nature, il faudrait concevoir cette chose comme contraire aux notions premières, ce qui est absurde ; à moins qu’on ne veuille douter des notions premières, et par conséquent de l’existence de Dieu et de toutes choses, de quelque façon que nous les percevions. Il s’en faut donc infiniment que les miracles, si l’on entend par ce mot un événement contraire à l’ordre de la nature, nous découvrent l’existence de Dieu ; loin de là, ils nous en feraient douter, puisque nous pourrions être absolument certains qu’il existe un Dieu en supprimant tous les miracles ; je veux dire en étant convaincus que toutes choses suivent l’ordre déterminé et immuable de la nature.

Supposons maintenant qu’on définisse le miracle : ce qui est inexplicable par les causes naturelles ; ou bien on entend que le miracle a au fond des causes naturelles, mais telles que l’intelligence humaine ne les peut découvrir ; ou bien que le miracle n’a d’autre cause que Dieu ou la volonté de Dieu. Or, comme tout ce qui se fait par des causes naturelles se fait aussi par la seule puissance et la seule volonté de Dieu, il faut nécessairement en venir à dire que le miracle, soit qu’il ait des causes naturelles, soit qu’il n’en ait pas, est une chose qui ne peut s’expliquer par une cause, c’est-à-dire une chose qui surpasse l’intelligence humaine. Or, une chose qui surpasse l’intelligence humaine ne peut rien nous faire comprendre ; car tout ce que nous comprenons clairement et distinctement, ou bien nous le concevons par soi-même, ou bien par quelque autre chose qui de soi se comprend d’une façon claire et distincte. Par conséquent un miracle, c’est-à-dire une chose qui surpasse l’intelligence humaine, ne peut nous faire comprendre l’essence et l’existence de Dieu, ni rien nous apprendre absolument de Dieu et de la nature ; au contraire, quand nous savons que toutes choses sont déterminées et réglées par la main divine, que les opérations de la nature résultent de l’essence de Dieu, et que les lois de l’univers sont ses décrets et ses volontés éternelles, nous connaissons alors d’autant mieux Dieu et sa volonté que nous pénétrons plus avant dans la connaissance des choses naturelles, que nous les voyons dépendre plus étroitement de leur première cause, et se développer suivant les éternelles lois qu’elle a données à la nature. Il suit de là qu’au regard de notre intelligence, les phénomènes que nous comprenons clairement et distinctement méritent bien plutôt qu’on les appelle ouvrages de Dieu et qu’on les rapporte à la volonté divine que ces miracles qui nous laissent dans une ignorance absolue, bien qu’ils occupent fortement l’imagination des hommes et les frappent d’étonnement et d’admiration ; car enfin, il n’y a dans la nature que les choses dont nous avons une connaissance claire et distincte qui nous élèvent à une connaissance plus sublime de Dieu, et nous manifestent en traits éclatants sa volonté et ses décrets. C’est donc véritablement se jouer, quand on ignore une chose, que de recourir à la volonté de Dieu ; on ne fait par là que confesser très-ridiculement son ignorance. Un miracle, en effet, n’étant jamais qu’une chose limitée, et n’exprimant par conséquent qu’une puissance également limitée, il est certainement impossible de remonter d’un effet de cette nature à l’existence d’une cause infiniment puissante ; tout au plus a-t-on le droit de conclure qu’il existe une cause plus grande que l’effet produit. Je dis tout au plus, car il peut arriver que, par le concours de plusieurs causes, un effet se produise, dont la puissance, tout en restant inférieure à celle de toutes ces causes réunies, soit très-supérieure à la force de chacune d’elles. Au contraire, les lois de l’univers, ainsi que nous l’avons déjà montré, s’étendant à une infinité d’objets et se faisant concevoir sous un certain caractère d’éternité, la nature qui se développe, en suivant ces lois, dans un ordre immuable, est pour nous comme une manifestation visible de l’infinité, de l’éternité et de l’immutabilité de Dieu. Concluons donc que les miracles ne nous font nullement connaître Dieu, ni son existence, ni sa providence, mais que toutes ces vérités se déduisent infiniment mieux de l’ordre fixe et immuable de la nature.

En concluant de la sorte, j’entends par miracle ce qui surpasse ou ce qu’on croit qui surpasse la portée de l’intelligence humaine. Car si l’on appelle miracle un bouleversement de l’ordre de la nature, ou une interruption de son cours, ou un fait qui contrarie ses lois, il faut dire alors, non plus seulement qu’un miracle ne pourrait donner aucune connaissance de Dieu, mais qu’il irait jusqu’à détruire celle que nous avons naturellement, et à nous faire douter de Dieu et de toutes choses. Je ne reconnais ici aucune différence entre un phénomène contraire à la nature et un phénomène au-dessus de la nature (par où l’on entend un phénomène qui, sans être contraire à la nature, ne peut être produit ou effectué par elle) ; un miracle en effet ne s’accomplissant pas hors de la nature, mais dans la nature elle-même, on a beau dire qu’il est seulement au-dessus d’elle, il faut nécessairement qu’il en interrompe le cours. Or, d’un autre côté, nous concevons le cours de la nature comme fixe et immuable par les propres décrets de Dieu. Si donc un phénomène se produisait dans la nature qui ne fût point conforme à ses lois, on devrait admettre de toute nécessité qu’il leur est contraire, et qu’il renverse l’ordre que Dieu a établi dans l’univers en lui donnant des lois générales pour le régler éternellement. D’où il faut conclure que la croyance aux miracles devrait conduire au doute universel et à l’athéisme. Je considère donc mon second principe comme parfaitement établi, c’est à savoir qu’un miracle, de quelque façon qu’on l’entende, contraire à la nature ou au-dessus d’elle, est purement et simplement une absurdité, et qu’il ne faut voir dans les miracles des saintes Écritures que des phénomènes naturels qui surpassent ou qu’on croit qui surpassent la portée de l’intelligence humaine.

Mais, avant d’arriver à mon troisième point, je veux confirmer par l’Écriture cette doctrine que les miracles ne nous font point connaître Dieu. L’Écriture ne dit cela nulle part d’une manière expresse, mais on le peut inférer de plusieurs passages, notamment de celui où Moïse (Deutéron., chap. XIII) ordonne de punir de mort les faux prophètes, alors même qu’ils font des miracles. Voici ses paroles : " Et bien que vous voyiez apparaître le signe, le prodige qu’il vous a prédit, etc., gardez-vous de croire (pour cela) aux paroles de ce prophète, etc., parce que le Seigneur votre Dieu veut vous tenter, etc. ; condamnez (donc) ce prophète à mort, etc. " Il résulte clairement de ce passage que les faux prophètes font aussi des miracles, et que si les hommes n’étaient solidement prémunis par une connaissance véritable et un véritable amour de Dieu, les miracles pourraient leur faire adorer également les faux dieux et le vrai Dieu. Moïse ajoute en effet : " Car Jéhovah, votre Dieu, vous tente pour savoir si vous l’aimez de tout votre cœur et de toute votre âme. " Une autre preuve que tous ces miracles, en si grand nombre, ne pouvaient donner aux Israélites une idée saine de Dieu, c’est ce qui arriva quand ils crurent que Moïse les avait quittés : ils demandèrent à Aharon des divinités visibles, et, j’ai honte de le dire, ce fut un veau qui leur représenta le vrai Dieu, tant de miracles n’ayant abouti qu’à leur en donner pareille idée. On sait qu’Asaph, qui avait été témoin d’un si grand nombre de prodiges, douta de la providence de Dieu, et il se serait même écarté de la bonne voie s’il n’avait enfin compris la béatitude véritable (voyez psaume XXXVII). Salomon lui-même, et de son temps la prospérité des Hébreux était à son comble, Salomon a laissé échapper ce soupçon, que toutes choses sont livrées au hasard (voyez Eccles., chap. III, vers. 19, 20, 21 ; chap. IX, vers. 2, 3, etc.). Enfin, ç’a été pour presque tous les prophètes un mystère plein d’obscurité que l’accord qui existe entre la providence de Dieu, telle qu’ils la concevaient, et l’ordre de la nature et les événements de la vie humaine. Or, cet accord a toujours été parfaitement visible pour les philosophes qui s’efforcent de comprendre les choses par des notions claires et non par des miracles, qui font consister la félicité véritable dans la seule vertu et dans la tranquillité de l’âme, qui enfin veulent obéir à la nature, et non pas la faire obéir, parce qu’ils savent de science certaine que Dieu dirige la nature suivant des lois universelles et non pas suivant les lois particulières de la nature humaine, en un mot que Dieu n’est pas seulement le Dieu du genre humain, mais le Dieu de la nature entière. Je conclus donc de tout ce qui précède que, d’après l’Écriture elle-même, les miracles ne donnent point de Dieu une connaissance vraie, ni de sa providence un clair témoignage. Je sais bien qu’il est souvent dit dans l’Écriture que Dieu a fait des prodiges pour se faire connaître aux hommes ; ainsi dans l’Exode (chap. X, vers. 2), Dieu trompe les Égyptiens et donne des signes de son existence, afin que les Israélites sachent qu’il est le vrai Dieu ; mais il ne résulte point de là que les miracles soient des témoignages de l’existence de Dieu ; il en résulte seulement que les Juifs avaient de telles opinions qu’ils pouvaient être facilement convaincus par des miracles de cette sorte. Nous avons en effet démontré dans notre chapitre II que les preuves prophétiques, c’est-à-dire les preuves tirées de la révélation, ne se fondent pas sur les notions universelles et communes à tous les hommes, mais sur les idées reçues, quoique absurdes, et sur les opinions de ceux qui reçoivent la révélation et que le Saint-Esprit veut convaincre : doctrine que nous avons confirmée par un grand nombre d’exemples, et même par le témoignage de Paul, qui était Grec avec les Grecs, et Juif avec les Juifs. Du reste, si tous ces miracles avaient le don de convaincre les Égyptiens et les Hébreux en vertu de leurs idées habituelles, ils n’en étaient pas moins incapables de leur donner une idée véritable de Dieu ; tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était de leur prouver qu’il existe une divinité plus puissante que toutes les choses qui tombaient sous leur connaissance, et que Dieu prenait un soin particulier des affaires des Hébreux, qui étaient alors en effet très-florissantes, au lieu de s’occuper avec une égale sollicitude de tous les humains, ainsi que l’enseigne la philosophie, qui seule d’ailleurs peut démontrer qu’il en est ainsi. Voilà pourquoi les Juifs et tous ceux qui ne connaissent la providence de Dieu que par l’état variable des choses humaines et l’inégalité des conditions, se sont persuadés que les Juifs étaient plus chers à Dieu que tous les autres peuples, quoiqu’ils ne les aient point surpassés en véritable perfection, comme nous l’avons démontré dans le chapitre III.

Mais il est temps d’arriver à notre troisième principe, qui est que les décrets et les ordres de Dieu, et par conséquent sa providence, ne sont, dans l’Écriture, rien autre chose que l’ordre de la nature ; en d’autres termes, quand l’Écriture dit qu’une chose est l’œuvre de Dieu, ou qu’elle a été faite par sa volonté, elle entend que cette chose s’est faite suivant les lois et l’ordre de la nature, et point du tout, comme le croit le vulgaire, que la nature a cessé d’agir pour laisser faire Dieu, ou que son cours a été quelque temps interrompu. Du reste, l’Écriture ne s’explique jamais directement sur ce qui n’a point de rapport à l’enseignement qu’elle veut donner, par cette raison (que nous avons déjà établie en traitant de la loi divine) que son objet n’est nullement d’expliquer les choses par leurs causes naturelles, ni de résoudre des questions de pure spéculation. Nous nous proposons donc ici d’interpréter dans notre sens certains récits de l’Écriture qui se trouvent être plus étendus et plus circonstanciés que les autres. En voici quelques-uns : dans le livre de Shamuel (chap. IX, vers. 15, 16) il est dit que Dieu révéla à Shamuel qu’il enverrait vers lui Saül ; et toutefois Dieu n’envoya pas Saül vers Shamuel, comme les hommes envoient d’ordinaire telle personne vers telle autre ; cet envoi de Saül accompli par Dieu fut tout simplement l’ordre même de la nature. Saül, en effet (comme on le raconte au chapitre précédent de Shamuel), était à la recherche des ânesses qu’il avait perdues ; et après avoir délibéré s’il rentrerait ou non dans sa maison sans les avoir retrouvées, il se décida, par le conseil d’un de ses serviteurs, à aller trouver le prophète Shamuel, pour apprendre de lui en quel endroit il pourrait retrouver ses ânesses ; et de même, dans toute la suite de ce récit, on ne voit pas que Saül ait suivi aucun ordre particulier de Dieu ; ce fut le cours naturel des choses qui le conduisit chez Shamuel. Dans le psaume CV, vers. 24, il est dit que Dieu changea les dispositions des Égyptiens et leur fit prendre en haine le peuple juif. Mais ce changement fut parfaitement naturel, comme on le voit clairement dans l’Exode (chap. I), qui donne une raison très-forte du dessein que prirent les Égyptiens de réduire les Israélites en esclavage. Au chap. IX de la Genèse (vers. 13), Dieu dit à Noé qu’il se manifestera dans la nue. Or cette action de Dieu n’est rien autre chose qu’une réfraction et une réflexion que subissent les rayons du soleil en traversant les gouttelettes d’eau suspendues dans les nuages. Au psaume CXLVII, vers. 18, cette action naturelle du vent, qui fond par sa chaleur la gelée et la neige, est appelée Parole de Dieu ; et au vers. 15, le vent et le froid sont également appelés Parole de Dieu ; de même, au psaume CIV, vers. 4, le vent et le feu prennent le nom d’envoyés de Dieu, de ministres de Dieu ; et il y a ainsi dans l’Écriture une foule de passages qui marquent très-clairement que le décret de Dieu, son commandement, sa parole et son verbe, sont tout simplement l’action et l’ordre de la nature. Il ne faut donc pas douter que tous les faits racontés par l’Écriture ne se soient passés naturellement ; et cela n’empêche pas de les rapporter à Dieu, l’Écriture, je le répète, n’ayant pas pour objet d’expliquer les choses par leurs causes naturelles, mais seulement de faire un tableau des événements les plus capables de frapper l’imagination, et d’en présenter le récit dans l’ordre et avec le style qui disposent le mieux à l’admiration et qui, par conséquent, tournent le plus fortement l’âme du vulgaire à la dévotion. Si donc nous rencontrons dans l’Écriture le récit de certains faits dont la cause naturelle nous échappe, ou même qui semblent contraires aux lois de la nature, cela ne doit point nous arrêter, et nous devons demeurer convaincus que tout ce qui est effectivement arrivé est arrivé naturellement. Ce qui confirme cette doctrine, c’est qu’on voit clairement par le récit de plusieurs miracles qu’ils ont été accompagnés de certaines circonstances que le récit ne mentionne pas toujours, surtout quand il est conçu et comme chanté dans le style de la poésie ; or ce sont justement ces circonstances qui font voir que le miracle s’est produit par des causes naturelles. Ainsi, quand Moïse voulut que les Égyptiens fussent dévorés d’ulcères, il répandit dans l’air de la cendre chaude (Exode, chap. XI, vers. 10). Ce fut aussi par un décret de Dieu tout semblable, c’est-à-dire un décret naturel, savoir, par un vent d’orient qui souffla nuit et jour, que les sauterelles couvrirent l’Égypte, et il fallut un vent impétueux d’occident pour les en chasser (Exode, chap. X, vers. 14, 19). De même encore le décret divin qui ouvrit la mer aux Hébreux (Exode, chap. XIV, vers. 21) ne fut rien autre chose qu’un vent d’orient qui souffla avec violence pendant toute la nuit. Si Élisée rendit la force et la vigueur à un enfant que l’on croyait mort, il eut besoin de se pencher sur lui à plusieurs reprises, jusqu’à ce que l’enfant fût réchauffé et rouvrît les yeux (Rois, liv. II, chap. IV, vers. 34, 35). On trouve aussi dans l’Évangile de Jean (chap. IX) le récit de certaines circonstances préliminaires dont Jésus-Christ se servit pour guérir un aveugle. En un mot, je pourrais citer ici une foule de récits de l’Écriture qui prouvent suffisamment que les miracles requièrent d’autres conditions qu’un simple commandement de Dieu, comme on dit. Il faut donc croire que si les circonstances des miracles et les causes naturelles qui les expliquent ne sont pas toujours mentionnées, elles n’en ont pas été moins nécessaires à leur accomplissement. Ainsi, dans le récit de l’Exode (chap. XIV, vers. 27), on voit qu’au seul commandement de Moïse, la mer recommença de s’enfler ; et il n’est pas question du vent. Mais dans le cantique de Moïse (chap. XV, vers. 10) il est dit que la mer s’enfla par un souffle de Dieu (c’est-à-dire par un vent très-fort) ; par où l’on voit que si cette circonstance a été omise dans le récit qui précède, c’est pour que le miracle parût plus grand. On dira que nous trouvons dans l’Écriture une foule de choses qui ne semblent pas pouvoir être expliquées en aucune façon par des causes naturelles : on y voit, par exemple, que les péchés des hommes et leurs prières peuvent être cause de la pluie et de la fertilité de la terre, que la foi a pu guérir des aveugles, et une infinité de choses semblables. Mais je crois avoir déjà répondu à cette objection ; j’ai montré en effet que l’Écriture n’a jamais pour objet d’expliquer les choses par leurs causes prochaines, mais seulement de les présenter dans un certain ordre et avec un certain style capables d’exciter la dévotion des hommes, particulièrement du vulgaire ; et c’est pourquoi elle s’exprime sur Dieu et sur toutes choses d’une façon très-peu exacte ; car ce n’est point la raison qu’elle veut convaincre, c’est l’imagination qu’elle veut frapper. Supposez en effet que l’Écriture raconte la chute d’un empire à la façon des écrivains politiques, le peuple n’en sera nullement touché ; mais il arrivera justement le contraire, si on fait un tableau poétique de cet empire qui s’écroule, et si on a soin, comme l’Écriture, de tout rapporter à Dieu. Lors donc que l’Écriture raconte que la terre est devenue stérile à cause des péchés des hommes, ou que les aveugles ont été guéris par leur foi, nous ne devons pas plus être choqués de tout cela que de l’entendre dire que Dieu s’irrite des péchés des hommes, qu’il en est contristé, qu’il regrette le bien qu’il leur a promis et qu’il leur a fait ; ou encore que Dieu se souvient, en apercevant quelque signe, d’une promesse par laquelle il s’est engagé ; et mille paroles semblables, qui sont des images poétiques, ou bien qui marquent seulement les opinions et les préjugés de l’écrivain. Concluons donc sans hésiter que tout ce qu’il y a de vrai dans les récits de l’Écriture s’est passé selon les lois de la nature qui régissent toutes choses ; et si l’on y rencontre quelque événement qui soit évidemment contraire aux lois naturelles, ou ne puisse absolument pas s’en déduire, il faut croire alors qu’il a été ajouté aux saintes Écritures par une main sacrilège. Car ce qui est contre la nature est contre la raison ; et ce qui est contre la raison, étant absurde, doit être immédiatement rejeté.

Il ne me reste plus qu’à présenter quelques remarques sur l’interprétation des miracles, ou plutôt à reprendre (car le principal est dit) les points que je viens d’exposer, et à les éclaircir par un ou deux exemples. Ce qui rend ces explications nécessaires, c’est que je crains qu’en interprétant mal quelques miracles, on ne suppose témérairement qu’on a rencontré dans l’Écriture quelque chose de contraire à la lumière naturelle. Il est bien rare que les hommes racontent un événement tout simplement, comme il s’est passé, sans rien ajouter au récit. C’est surtout quand ils voient et entendent quelque chose de nouveau qu’il leur arrive, à moins qu’ils ne soient fortement en garde contre leurs opinions préconçues, d’en avoir l’esprit tellement prévenu, qu’ils aperçoivent les choses tout autrement qu’ils ne les voient ou les entendent raconter, particulièrement si l’événement dont il s’agit passe la portée de celui qui le raconte ou de celui qui l’entend raconter, et plus encore si tous deux sont intéressés à ce que les choses se soient passées de telle ou telle façon. De là vient que, dans les Chroniques et les Histoires, les hommes exposent bien plutôt leurs opinions sur les choses que les choses elles-mêmes ; de telle sorte que, si un seul et même événement est raconté par deux hommes d’opinions différentes, on pourrait croire qu’il s’agit de deux événements différents ; et il est souvent très-facile de déterminer, par le caractère d’une certaine histoire, les opinions de l’historien. Je pourrais confirmer ces réflexions en citant un grand nombre de philosophes qui ont écrit l’histoire de la nature, et une foule de chroniqueurs ; mais cela est présentement superflu, et je vais me borner à un exemple tiré de l’Écriture sainte, me fiant pour le reste à la sagesse du lecteur.

Au temps de Josué, les Hébreux (ainsi que nous l’avons déjà remarqué) croyaient, comme fait encore le vulgaire, que le soleil se meut d’un mouvement diurne, et que la terre est en repos. Ils ne manquèrent pas d’accommoder à cette opinion le miracle qu’ils virent s’accomplir, quand ils livrèrent bataille aux cinq rois. Car ils ne dirent pas simplement que le jour de cette bataille fut plus long qu’à l’ordinaire ; ils ajoutèrent que le soleil et la lune s’étaient arrêtés, avaient suspendu leur mouvement. Or, il est clair que cette manière de présenter l’événement était très-propre à agir sur les nations païennes de ce temps qui adoraient le soleil, et à leur prouver par le témoignage des faits que le soleil est sous l’empire d’une puissance plus haute, qui peut l’obliger par sa seule volonté à changer l’ordre de son cours. Ainsi donc, moitié par religion, moitié par suite de préjugés établis, les Hébreux furent amenés à concevoir un événement et à le raconter tout autrement qu’il n’avait pu effectivement se produire.

Il est par conséquent nécessaire, pour interpréter les miracles de l’Écriture et s’en faire une juste idée d’après le récit qu’on a sous les yeux, de connaître les opinions des premiers témoins de ces faits miraculeux et de ceux qui nous ont transmis leur témoignage, et d’établir une distinction profonde entre les opinions du témoin ou de l’écrivain et les faits eux-mêmes tels qu’ils ont pu se présenter à leurs yeux. Faute de cette distinction, on confondra des faits réels avec des opinions et des jugements. Ce n’est pas tout : on confondra ces faits avec d’autres faits tout fantastiques, qui n’ont eu lieu que dans l’imagination des prophètes. Car il ne faut pas douter que dans l’Écriture une foule de choses ne soient données comme réelles et qu’on croyait effectivement réelles, qui ne sont au fond que des représentations imaginaires, comme, par exemple, que Dieu (l’être en soi) soit descendu du ciel (Exode, chap. XIX, vers. 28 ; Deutéronome, chap. V, vers. 28) ; que le mont Sinaï ait lancé de la fumée, parce que Dieu venait d’y descendre entouré de flammes ; ou enfin qu’Élie soit monté au ciel sur un char enflammé traîné par des chevaux de feu. Ce ne sont là que des représentations fantastiques appropriées aux opinions de ceux qui nous les ont racontées, lesquels en effet nous ont décrit les choses comme ils les avaient imaginées, c’est-à-dire comme réelles. Quiconque a l’esprit un peu élevé au-dessus du vulgaire sait parfaitement que Dieu n’a ni droite ni gauche, qu’il n’est pas en mouvement, ni en repos, ni situé en tel endroit, mais qu’il est absolument infini et qu’il contient toutes les perfections. On sait tout cela, je le répète, quand on règle ses jugements sur les perceptions de l’entendement pur, et non pas sur les impressions des sens et de l’imagination, comme fait le vulgaire, qui se représente un Dieu corporel entouré d’une pompe royale, assis sur un trône élevé, par delà les étoiles, au plus haut de la voûte céleste, sans que cette distance toutefois l’éloigne beaucoup de la terre. C’est à de pareilles opinions que sont appropriés une foule de récits de l’Écriture, que des philosophes ne peuvent par conséquent pas prendre à la lettre. Je conclus qu’il importe, pour se rendre compte des miracles et savoir comment ils se sont passés, de connaître le langage et les figures hébraïques ; et quiconque n’y fera pas une attention suffisante risquera de trouver dans l’Écriture plusieurs miracles que l’historien n’a jamais pensé à donner pour tels ; de façon qu’il ignorera, non seulement la véritable manière dont se sont passées les choses, mais la pensée même des auteurs sacrés. Je vais citer quelques exemples : Zacharie (chap. XIV, vers. 7), prédisant une guerre prochaine, s’exprime ainsi : " Il y aura un jour unique, connu du Seigneur seul, (qui ne sera) ni jour ni nuit ; mais sur le soir la lumière paraîtra. " Ces paroles ont l’air de prédire un grand miracle, et cependant le prophète ne veut rien dire autre chose, sinon que le succès du combat sera tout le jour incertain, que Dieu seul en connaît l’événement, et qu’enfin les Hébreux, vers le soir, seront vainqueurs. C’est avec des formes de style semblables que les prophètes prédisaient d’ordinaire les victoires et les revers des nations. Entendons Isaïe dépeignant la ruine de Babylone (chap. XIII) : " Les étoiles et les astres du ciel ne feront plus briller leur lumière ; le soleil s’obscurcira à son lever, et la lune ne répandra plus ses clartés. " Or je ne suppose pas que personne s’imagine que tout cela est arrivé à l’époque de la dévastation de l’empire babylonien ; pas plus que ce qu’ajoute le prophète : " C’est pourquoi je ferai trembler les cieux, et la terre sera ôtée de sa place. " Isaïe emploie encore le même langage (chap. XLVIII, derniers vers.), quand il prédit aux Juifs qu’ils reviendront à Babylone sans que leur sûreté soit troublée, et sans souffrir de la soif pendant le chemin : " Et ils n’ont point eu soif, " dit-il ; " il les a conduits à travers les déserts, et il leur a fait couler l’eau du rocher ; il a fendu le rocher, et les eaux se sont répandues. " Ce qui signifie tout simplement que les Juifs trouveront dans le désert des sources pour étancher leur soif ; puisqu’il est certain qu’au retour des Juifs de Babylone, autorisé par Cyrus, il ne se produisit aucun miracle de cette sorte. On rencontre ainsi dans l’Écriture une foule de miracles apparents qui ne sont au fond que des figures hébraïques ; et il n’est certes pas nécessaire que je les cite ici l’un après l’autre ; qu’il me suffise de montrer que ces figures n’ont pas seulement pour objet d’orner le récit, mais qu’elles servent principalement à lui donner un caractère religieux. C’est pour cela qu’on trouve dans l’Écriture sainte bénir Dieu pris dans le sens de maudire (Rois, liv. I, chap. XXI, vers. 10 ; Job, chap. II, vers. 9) ; c’est encore pour cela qu’elle rapporte tout à Dieu, de façon qu’elle a toujours l’air de raconter des miracles, même quand elle parle des événements les plus naturels, comme on peut le voir par plusieurs exemples que j’ai cités. Ainsi, quand l’Écriture dit que Dieu avait endurci le cœur de Pharaon, cela signifie tout simplement que Pharaon avait le caractère opiniâtre. Et quand elle dit que Dieu a ouvert les fenêtres du ciel, il faut entendre qu’il a beaucoup plu, et ainsi pour tout le reste. Si donc on veut bien se rendre attentif à toutes ces choses et considérer en outre que l’Écriture sainte contient beaucoup de récits où les faits sont exposés rapidement, sans aucune de leurs circonstances, et en quelque sorte dans un état de mutilation, on ne trouvera presque rien dans les livres sacrés qui soit essentiellement contraire à la lumière naturelle, et une foule de choses qui avaient paru jusque-là très-obscures se feront comprendre et interpréter sans effort.

Je crois avoir atteint l’objet que je m’étais proposé dans ce chapitre. Mais, avant de le terminer, j’ai une observation à faire : c’est que la méthode que je viens d’appliquer aux miracles n’est pas la même que celle dont je me suis servi pour les prophètes. Je n’ai rien affirmé touchant les prophéties que je ne fusse en état de le déduire des saintes Écritures. Ici, au contraire, j’ai pris pour base les principes qui nous sont fournis par la lumière naturelle, et c’est avec intention que j’ai procédé de la sorte. La matière de la prophétie étant en effet au-dessus de la portée humaine, et tombant dans le domaine des questions de pure théologie, je ne pouvais rien affirmer sur cette matière, ni même savoir en quoi elle consiste, sans m’appuyer sur la révélation. J’ai donc été obligé de tracer une histoire de la prophétie et d’en déduire quelques principes capables de m’éclairer autant qu’il est possible sur la nature de la prophétie et sur ses propriétés. Mais quant aux miracles, comme il s’agit de savoir s’il peut arriver dans la nature quelque chose qui soit contraire à ses lois ou qui ne puisse s’en déduire, je n’avais pas besoin de la révélation pour résoudre cette question, qui est toute philosophique ; et j’ai jugé plus à propos de n’employer, pour délier le nœud de toutes les difficultés qu’elle présente, que les principes les mieux connus, c’est-à-dire les principes fondamentaux que nous donne la lumière naturelle. Je dis qu’il m’a paru plus à propos de procéder de la sorte ; j’aurais pu en effet résoudre aussi la question avec facilité par les seuls principes de l’Écriture, et c’est ce que je vais prouver en peu de mots. L’Écriture, parlant en plusieurs endroits de la nature en général, dit qu’elle suit un ordre fixe et immuable, par exemple, dans les Psaumes CXLVIII, vers. 6, et dans Jérémie, chap. XXI, vers. 35, 36. En outre, le Philosophe enseigne expressément en son Ecclésiaste, chap. Ier, vers. 18, que dans la nature il n’arrive rien de nouveau, et éclaircissant, un peu plus bas, cette pensée (vers. 11 et 12), il dit que, bien qu’en certaines rencontres il se produise des choses qui semblent nouvelles, elles ne sont pas pourtant absolument nouvelles, et se sont déjà produites dans les siècles antérieurs qui n’ont pas laissé de souvenir. La mémoire du passé, ajoute-t-il, s’évanouit pour les générations nouvelles, comme celle du présent s’évanouira pour les générations futures. Au chap. III, vers. 11, il déclare que Dieu a parfaitement ordonné toutes choses chacune en son temps ; et au vers. 14 que tout ce que Dieu fait doit demeurer pour toute l’éternité, sans qu’il soit possible d’y rien ajouter ou d’en rien retrancher ; paroles qui établissent clairement que la nature garde toujours un ordre fixe et immuable, que Dieu, dans tous les siècles, connus ou inconnus de nous, est resté le même, que les lois de la nature sont si parfaites et si fécondes qu’elles n’ont besoin d’aucune addition et ne souffrent aucun retranchement, enfin que les événements miraculeux ne sont miraculeux et nouveaux qu’au regard de l’ignorance des hommes, tout cela, dis-je, est expressément enseigné dans l’Écriture sainte, et il n’y est dit nulle part qu’il arrive rien dans la nature qui soit contraire à ses lois ou ne s’en puisse déduire : d’où il suit qu’il ne faut rien voir de semblable dans l’Écriture. Ajoutez à cela que les miracles supposent toujours de certaines causes et de certaines circonstances, lesquelles ne dérivent pas de je ne sais quelle autorité royale que le vulgaire imagine en Dieu, mais d’un décret vraiment divin, c’est-à-dire (comme nous l’avons prouvé par l’Écriture elle-même) des lois et de l’ordre de la nature. Ajoutez enfin que les imposteurs peuvent, eux aussi, faire des miracles, ainsi qu’on le voit clairement par le chap. XIII du Deutéronome, et le chap. IV, vers. 24, de Matthieu. Et de tout cela il résulte le plus évidemment du monde que les miracles ont été des événements naturels, et qu’il faut les expliquer, non pas comme des choses nouvelles, pour me servir de l’expression de Salomon, ou comme des choses contraires à la nature, mais de telle façon qu’on les rapproche autant que possible des faits naturels ; et pour opérer ce rapprochement, il suffit d’emprunter à l’Écriture elle-même quelques règles que j’ai exposées plus haut. Toutefois, bien que je dise que l’Écriture enseigne toutes ces choses, je n’entends pas qu’elle les enseigne comme des principes nécessaires au salut ; j’entends seulement que les prophètes ont considéré les miracles comme nous-mêmes les considérons ; et, en conséquence, il est loisible à chacun de penser sur cette matière de la façon qui lui paraîtra la plus propre à porter son âme au culte de Dieu et à la religion. C’est aussi le sentiment de Josèphe ; il termine ainsi le Livre II de ses Antiquités :

« Le mot de miracle ne doit pas nous rendre incrédules ; pourquoi ne croirions-nous pas le récit naïf des anciens Hébreux qui nous racontent qu’une voie de salut leur fut ouverte à travers la mer, que ce soit par la volonté de Dieu ou par le cours naturel des choses ? Ne savons-nous pas que, dans un temps qui n’est pas loin de nous[4], la mer de Pamphylie s’ouvrit, à défaut de tout autre chemin, devant les compagnons du roi de Macédoine, quand Dieu voulut se servir d’Alexandre pour renverser l’empire persan ? Et rien n’est plus certain que cet événement, puisque tous les historiens d’Alexandre s’accordent à le rapporter. Il faut donc que chacun reste libre de penser, touchant les miracles, comme il lui plaira. »

Voilà les propres paroles de Josèphe et son sentiment sur la croyance aux miracles.


Notes

  1. Par nature, j'entends ici, non-seulement la matière avec ses affections, mais une infinité d'autres êtres. (Note de Spinoza.)
  2. Voyez l’Éthique, part. I, particulièrement les Propos. 16, 21, 22, 23, 29.
  3. L’existence de Dieu n’étant pas évidente d’elle-même. - Nous doutons de l’existence de Dieu, et par conséquent de toutes choses, tant que nous n’avons qu’une idée confuse de Dieu, au lieu d’une idée claire et distincte. De même, en effet, que celui qui ne connaît pas bien la nature du triangle ne sait pas que la somme de ses angles égale deux droits, de même quiconque ne conçoit la nature divine que d’une manière confuse ne voit pas qu’exister appartient à la nature de Dieu. Or, pour concevoir la nature de Dieu d’une manière claire et distincte, il est nécessaire de se rendre attentif à un certain nombre de notions très-simples qu’on appelle notions communes, et d’enchaîner par leur secours les conceptions que nous nous formons des attributs de la nature divine. C’est alors que, pour la première fois, il nous devient évident que Dieu existe nécessairement, qu’il est partout, que tout ce que nous concevons enveloppe la nature de Dieu et est conçu par elle ; enfin que toutes nos idées adéquates sont vraies. On peut consulter sur ce point les Prolégomènes du livre qui a pour titre : Principes de la Philosophie de Descartes exposés selon l’ordre des géomètres. Note marginale de Spinoza
  4. Spinoza cite Josèphe en latin et lui fait dire : Olim et antiquitus a resistentibus. Cette version altère le texte. Je suis le véritable texte dans ma traduction. n.d.t.


Chapitre V Traité théologico-politique Chapitre VII
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