Traité théologico-politique/Préface

De Spinoza et Nous.
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Baruch Spinoza

Préface



Tractatus theologico-politicus

PraefatioCaput IIIIIIIVV
VIVIIVIIIIXX
XIXIIXIIIXIVXV
XVIXVIIXVIIIXIXXX

Autres œuvres

Sommaire

I. La superstition est le moyen le plus efficace de gouverner la multitude

[1] Si les hommes étaient capables de gouverner toute la conduite de leur vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours favorable, leur âme serait libre de toute superstition. Mais comme ils sont souvent placés dans un si fâcheux état qu’ils ne peuvent prendre aucune résolution raisonnable, comme ils flottent presque toujours misérablement entre l’espérance et la crainte, pour des biens incertains qu’ils ne savent pas désirer avec mesure, leur esprit s’ouvre alors à la plus extrême crédulité ; il chancelle dans l’incertitude ; la moindre impulsion le jette en mille sens divers, et les agitations de l’espérance et de la crainte ajoutent encore à son inconstance. Du reste, observez-le en d’autres rencontres, vous le trouverez confiant dans l’avenir, plein de jactance et d’orgueil.

[2] Ce sont là des faits que personne n’ignore, je suppose, bien que la plupart des hommes, à mon avis, vivent dans l’ignorance d’eux-mêmes ; personne, je le répète, n’a pu voir les hommes sans remarquer que lorsqu’ils sont dans la prospérité, presque tous se targuent, si ignorants qu’ils puissent être, d’une telle sagesse qu’ils tiendraient à injure de recevoir un conseil. Le jour de l’adversité vient-il les surprendre, ils ne savent plus quel parti choisir : on les voit mendier du premier venu un conseil, et si inepte, si absurde, si frivole qu’on l’imagine, ils le suivent aveuglément. Mais bientôt, sur la moindre apparence, ils recommencent à espérer un meilleur avenir ou à craindre les plus grands malheurs. Qu’il leur arrive en effet, tandis qu’ils sont en proie à la crainte, quelque chose qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils en augurent aussitôt que l’avenir leur sera propice ou funeste ; et cent fois trompés par l’événement, ils n’en croient pas moins pour cela aux bons et aux mauvais présages. Sont-ils témoins de quelque phénomène extraordinaire et qui les frappe d’admiration, à leurs yeux c’est un prodige qui annonce le courroux des dieux, de l’Être suprême ; et ne pas fléchir sa colère par des prières et des sacrifices, c’est une impiété pour ces hommes que la superstition conduit et qui ne connaissent pas la religion. Ils veulent que la nature entière soit complice de leur délire, et, féconds en fictions ridicules, ils l’interprètent de mille façons merveilleuses.

[3] On voit par là que les hommes les plus attachés à toute espèce de superstition, ce sont ceux qui désirent sans mesure des biens incertains ; aussitôt qu’un danger les menace, ne pouvant se secourir eux-mêmes, ils implorent le secours divin par des prières et des larmes ; la raison (qui ne peut en effet leur tracer une route sûre vers les vains objets de leurs désirs), ils l’appellent aveugle, la sagesse humaine, chose inutile ; mais les délires de l’imagination, les songes et toutes sortes d’inepties et de puérilités sont à leurs yeux les réponses que Dieu fait à nos vœux. Dieu déteste les sages. Ce n’est point dans nos âmes qu’il a gravé ses décrets, c’est dans les fibres des animaux. Les idiots, les fous, les oiseaux, voilà les êtres qu’il anime de son souffle et qui nous révèlent l’avenir. Tel est l’excès de délire où la crainte jette les hommes.

[4] La véritable cause de la superstition, ce qui la conserve et l’entretient, c’est donc la crainte. Que si l’on n’est pas satisfait des preuves que j’en ai données, et qu’on veuille des exemples particuliers, je citerai Alexandre, qui ne devint superstitieux et n’appela auprès de lui des devins que lorsqu’il conçut des craintes sur sa fortune aux portes de Suse (voyez Quinte-Curce, liv. V. ch. 4). Une fois Darius vaincu, il cessa de consulter les devins, jusqu’au moment où la défection des Bactriens, les Scythes qui le pressaient et sa blessure qui le retenait au lit, vinrent de nouveau jeter dans son âme la terreur. " Alors, dit Quinte-Curce (liv. VII, chap. 7), il se replongea dans les superstitions, ces vains jouets de l’esprit des hommes ; et plein d’une foi crédule pour Aristandre, il lui donna l’ordre de faire des sacrifices pour y découvrir quel serait le succès de ses affaires. " Je pourrais citer une infinité d’autres exemples qui prouvent de la façon la plus claire que la superstition n’entre dans le cœur des hommes qu’avec la crainte, et que tous ces objets d’une vaine adoration ne sont que des fantômes, ouvrage d’une âme timide que la tristesse pousse au délire, enfin que les devins n’ont obtenu de crédit que durant les grandes calamités des empires et qu’alors surtout ils ont été redoutables aux rois. Mais tous ces exemples étant parfaitement connus, je ne crois pas nécessaire d’insister davantage.

[5] De l’explication que je viens de donner de la cause de la superstition, il résulte que tous les hommes y sont naturellement sujets (quoi qu’en disent ceux qui n’y voient qu’une marque de l’idée confuse qu’ont tous les hommes de la Divinité). Il en résulte aussi qu’elle doit être extrêmement variable et inconstante, comme tous les caprices de l’âme humaine et tous ses mouvements impétueux, enfin qu’il n’y a que l’espérance, la haine, la colère et la fraude qui la puissent faire subsister, puisqu’elle ne vient pas de la raison, mais des passions et des passions les plus fortes. Ainsi donc, autant il est facile aux hommes de se laisser prendre à toutes sortes de superstitions, autant il leur est difficile de persister dans une seule ; ajoutez que le vulgaire, étant toujours également misérable, ne peut jamais rester en repos ; il court toujours aux choses nouvelles et qui ne l’ont point encore trompé ; et c’est cette inconstance qui a été cause de tant de tumultes et de guerres. Car ainsi que nous l’avons déjà fait voir, et suivant l’excellente remarque de Quinte-Curce (liv. VI, ch. 18) ; " Il n’y a pas de moyen plus efficace que la superstition pour gouverner la multitude. " Et voilà ce qui porte si aisément le peuple, sous une apparence de religion, tantôt à adorer ses rois comme des dieux, tantôt à les détester comme le fléau du genre humain.

[6] Pour obvier à ce mal, on a pris grand soin d’entourer la religion, vraie ou fausse, d’un grand appareil et d’un culte pompeux, pour lui donner une constante gravité et imprimer à tous un profond respect ; ce qui, pour le dire en passant, a parfaitement réussi chez les Turcs où la discussion est un sacrilège et où l’esprit de chacun est rempli de tant de préjugés que la saine raison n’y a plus de place et le doute même n’y peut entrer.

II. Objet de ce traité : montrer la dépendance entre liberté et paix de l'État

[7] Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt principal, c’est de tromper les hommes et de colorer du beau nom de religion la crainte où il faut les tenir asservis, de telle façon qu’ils croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage, et que la chose du monde la plus glorieuse soit à leurs yeux de donner leur sang et leur vie pour servir l’orgueil d’un seul homme, comment concevoir rien de semblable dans un État libre, et quelle plus déplorable entreprise que d’y répandre de telles idées, puisque rien n’est plus contraire à la liberté générale que d’entraver par des préjugés ou de quelque façon que ce soit le libre exercice de la raison de chacun ! Quant aux séditions qui s’élèvent sous prétexte de religion, elles ne viennent que d’une cause, c’est qu’on veut régler par des lois les choses de la spéculation, et que dès lors des opinions sont imputées à crime et punies comme des attentats. Mais ce n’est point au salut public qu’on immole des victimes, c’est à la haine, c’est à la cruauté des persécuteurs. Que si le droit de l’État se bornait à réprimer les actes, en laissant l’impunité aux paroles, il serait impossible de donner à ces troubles le prétexte de l’intérêt et du droit de l’État, et les controverses ne se tourneraient plus en séditions.

[8] Or ce rare bonheur m’étant tombé en partage de vivre dans une république où chacun dispose d’une liberté parfaite de penser et d’adorer Dieu à son gré, et où rien n’est plus cher à tous et plus doux que la liberté, j’ai cru faire une bonne chose et de quelque utilité peut-être en montrant que la liberté de penser, non-seulement peut se concilier avec le maintien de la paix et le salut de l’État, mais même qu’on ne pourrait la détruire sans détruire du même coup et la paix de l’État et la piété elle-même. Voilà le principe que j’ai dessein d’établir dans ce Traité. Mais pour cela j’ai jugé nécessaire de dissiper d’abord divers préjugés, les uns, restes de notre ancien esclavage, qui se sont établis touchant la religion, les autres qu’on s’est formés sur le droit des pouvoirs souverains. Nous voyons en effet certains hommes se livrer avec une extrême licence à toutes sortes de manœuvres pour s’approprier la plus grande partie de ce droit et, sous le voile de la religion, détourner le peuple, qui n’est pas encore bien guéri de la vieille superstition païenne, de l’obéissance aux pouvoirs légitimes, afin de replonger de nouveau toutes choses dans l’esclavage. Quel ordre suivrai-je dans l’exposition de ces idées, c’est ce que je dirai tout à l’heure en peu de mots ; mais je veux expliquer avant tout les motifs qui m’ont déterminé à écrire.

III. Comment la religion a-t-elle pu se pervertir ?

[9] Je me suis souvent étonné de voir des hommes qui professent la religion chrétienne, religion d’amour, de bonheur, de paix, de continence, de bonne foi, se combattre les uns les autres avec une telle violence et se poursuivre d’une haine si farouche, que c’est bien plutôt par ces traits qu’on distingue leur religion que par les caractères que je disais tout à l’heure. Car les choses en sont venues au point que personne ne peut guère plus distinguer un chrétien d’un Turc, d’un juif, d’un païen que par 1a forme extérieure et le vêtement, ou bien en sachant quelle église il fréquente, ou enfin qu’il est attaché à tel ou tel sentiment, et jure sur la parole de tel ou tel maître. Mais quant à la pratique de la vie, je ne vois entre eux aucune différence.

En cherchant la cause de ce mal, j’ai trouvé qu’il vient surtout de ce qu’on met les fonctions du sacerdoce, les dignités, les devoirs de l’Église au rang des avantages matériels, et que le peuple s’imagine que toute la religion est dans les honneurs qu’il rend à ses ministres. C’est ainsi que les abus sont entrés dans l’Église, et qu’on a vu les derniers des hommes animés d’une prodigieuse ambition de s’emparer du sacerdoce, le zèle de la propagation de la foi se tourner en ambition et en avarice sordide, le temple devenir un théâtre où l’on entend non pas des docteurs ecclésiastiques, mais des orateurs dont aucun ne se soucie d’instruire le peuple, mais seulement de s’en faire admirer, de le captiver en s’écartant de la doctrine commune, de lui enseigner des nouveautés et des choses extraordinaires qui le frappent d’admiration. De là les disputes, les jalousies ; et ces haines implacables que le temps ne peut effacer. Il ne faut point s’étonner, après cela, qu’il ne soit resté de l’ancienne religion que le culte extérieur (qui en vérité est moins un hommage à Dieu qu’une adulation), et que la foi ne soit plus aujourd’hui que préjugés et crédulités. Et quels préjugés, grand Dieu ? des préjugés qui changent les hommes d’êtres raisonnables en brutes, en leur ôtant le libre usage de leur jugement, le discernement du vrai et du faux, et qui semblent avoir été forgés tout exprès pour éteindre, pour étouffer le flambeau de la raison humaine.

La piété, la religion, sont devenues un amas d’absurdes mystères, et il se trouve que ceux qui méprisent le plus la raison, qui rejettent, qui repoussent l’entendement humain comme corrompu dans sa nature, sont justement, chose prodigieuse, ceux qu’on croit éclairés de la lumière divine. Mais en vérité, s’ils en avaient seulement une étincelle ils ne s’enfleraient pas de cet orgueil insensé ; ils apprendraient à honorer Dieu avec plus de prudence, et ils se feraient distinguer par des sentiments non de haine, mais d’amour ; enfin, ils ne poursuivraient pas avec tant d’animosité ceux qui ne partagent pas leurs opinions, et si en effet ce n’est pas de leur fortune, mais du salut de leurs adversaires qu’ils sont en peine, ils n’auraient pour eux que de la pitié.

J’ajoute qu’on reconnaîtrait à leur doctrine qu’ils sont véritablement éclairés de la lumière divine. Il est vrai, je l’avoue, qu’ils ont pour les profonds mystères de l’Écriture une extrême admiration ; mais je ne vois pas qu’ils aient jamais enseigné autre chose que les spéculations de Platon ou d’Aristote, et ils y ont accommodé l’Écriture, de peur sans doute de passer pour disciples des païens. Il ne leur a pas suffi de donner dans les rêveries insensées des Grecs, ils ont voulu les mettre dans la bouche des prophètes ; ce qui prouve bien qu’ils ne voient la divinité de l’Écriture qu’à la façon des gens qui rêvent ; et plus ils s’extasient sur les profondeurs de l’Écriture, plus ils témoignent que ce n’est pas de la foi qu’ils ont pour elle, mais une aveugle complaisance. Une preuve nouvelle, c’est qu’ils partent de ce principe (quand ils commencent l’explication de l’Écriture et la recherche de son vrai sens) que l’Écriture est toujours véridique et divine. Or, c’est là ce qui devrait résulter de l’examen sévère de l’Écriture bien comprise ; de façon qu’ils prennent tout d’abord pour règle de l’interprétation des livres sacrés ce que ces livres eux-mêmes nous enseigneraient beaucoup mieux que tous leurs inutiles commentaires.

IV. Plan du traité

[10] Ayant donc considéré toutes ces choses ensemble, savoir, que la lumière naturelle est non-seulement méprisée, mais que plusieurs la condamnent comme source de l’impiété, que des fictions humaines passent pour des révélations divines, et la crédulité pour la foi, enfin que les controverses des philosophes soulèvent dans l’Église comme dans l’État les passions les plus ardentes, d’où naissent les haines, les discordes, et à leur suite les séditions, sans parler d’une foule d’autres maux qu’il serait trop long d’énumérer ici ; j’ai formé le dessein d’instituer un examen nouveau de l’Écriture et de l’accomplir d’un esprit libre et sans préjugés, en ayant soin de ne rien affirmer, de ne rien reconnaître comme la doctrine sacrée que ce que l’Écriture elle-même m’enseignerait très-clairement. Je me suis formé à l’aide de cette règle une méthode pour l’interprétation des livres sacrés, et une fois en possession de cette méthode, je me suis proposé cette première question : qu’est-ce que la prophétie ? et puis, comment Dieu s’est-il révélé aux prophètes ? pourquoi Dieu les a-t-il choisis ? est-ce parce qu’ils avaient de sublimes idées de Dieu et de la nature, ou seulement à cause de leur piété ?

[11] Ces questions résolues, il m’a été aisé d’établir que l’autorité des prophètes n’a de poids véritable qu’en ce qui touche à la pratique de la vie et à la vertu. Sur tout le reste leurs opinions sont de peu d’importance. Je me suis demandé ensuite pour quelle raison les Hébreux ont été appelés élus de Dieu. Or, m’étant convaincu que cela signifie seulement que Dieu leur avait choisi une certaine contrée où ils pussent vivre commodément et avec sécurité, j’ai appris par là que les lois révélées par Dieu à Moïse ne sont autre chose que le droit particulier de la nation hébraïque, lequel par conséquent ne pouvait s’appliquer à personne qu’à des Juifs, et auquel même ceux-ci n’étaient soumis que pendant la durée de leur empire. Puis, j’ai voulu savoir si l’on peut inférer de l’Écriture que l’entendement humain soit naturellement corrompu ; et pour cela j’ai recherché si la religion catholique, je veux dire, la loi divine révélée par les prophètes et par les apôtres à tout le genre humain, est différente de celle que nous découvre la lumière naturelle.

[12] Ce qui m’a conduit à me demander si les miracles s’accomplissent contre l’ordre de la nature, et s’ils nous enseignent l’existence de Dieu et la Providence avec plus de certitude et de clarté que les choses que nous comprenons clairement et distinctement par leurs causes naturelles. Mais n’ayant rien découvert dans les miracles dont parle l’Écriture qui ne soit d’accord avec la raison ou qui y répugne, voyant d’ailleurs que les prophètes n’ont rien raconté que des choses très-simples dont chacun peut facilement se rendre compte, qu’ils les ont seulement expliquées par de certains motifs, et embellies par leur style de façon à tourner l’esprit de la multitude à la dévotion, je suis arrivé à cette conclusion que l’Écriture laisse la raison absolument libre, qu’elle n’a rien de commun avec la philosophie, et que l’une et l’autre doivent se soutenir par les moyens qui leur sont propres. Pour démontrer ce principe d’une façon irrécusable et résoudre à fond la question, je fais voir comment il faut interpréter l’Écriture, et que toute la connaissance qu’elle donne des choses spirituelles ne doit être puisée qu’en elle-même et non dans les idées que nous fournit la lumière naturelle.

[13] Je fais connaître ensuite l’origine des préjugés que le peuple s’est formés (le peuple, toujours attaché à la superstition et qui préfère les reliques des temps anciens à l’éternité elle-même), en adorant les livres de l’Écriture plutôt que le Verbe de Dieu. Puis, je montre que le Verbe de Dieu n’a pas révélé un certain nombre de livres, mais seulement cette idée si simple, où se résolvent toutes les inspirations divines des prophètes, qu’il faut obéir à Dieu d’un cœur pur, c’est-à-dire en pratiquant la justice et la charité. Je prouve alors que cet enseignement a été proportionné par les prophètes et les apôtres à l’intelligence de ceux à qui le Verbe de Dieu se manifestait par leur bouche ; et cela, afin qu’ils pussent le recevoir sans aucune répugnance et sans aucun trouble. Après avoir ainsi reconnu les fondements de la foi, je conclus que la révélation divine n’a d’autre objet que l’obéissance, qu’elle est par conséquent distincte de la connaissance naturelle tant par son objet que par ses bases et ses moyens, qu’ainsi donc elles n’ont rien de commun, que chacune d’elles peut reconnaître sans difficulté les droits de l’autre, sans qu’il y ait ni maîtresse, ni servante.

[14] Or l’esprit des hommes étant divers, celui-ci trouvant son compte à de certaines opinions qui conviennent moins à celui-là, de façon que l’un ne trouve qu’un objet de risée dans ce qui porte un autre à la piété, j’aboutis finalement à cette conséquence qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’entendre les principes de la religion comme il lui plaira, et ne juger de la piété ou de l’impiété de chacun que suivant ses œuvres. C’est ainsi qu’il sera possible à tous d’obéir à Dieu d’une âme libre et pure, et que la justice et la charité seules auront quelque prix.

[15] Ayant ainsi montré que la loi divine et révélée laisse à chacun sa liberté, j’arrive à l’autre partie de la question, c’est-à-dire à faire voir que cette même liberté peut être accordée sans dommage pour la paix de l’État et les droits du souverain, et même qu’on ne pourrait la détruire sans péril pour la paix publique et sans dommage pour l’État. Pour établir cette démonstration, je pars du droit naturel de chacun, lequel n’a d’autres limites que celles de ses désirs et de sa puissance, et je démontre que nul n’est tenu, selon le droit de nature, de vivre au gré d’un autre, mais que chacun est le protecteur né de sa propre liberté. Je fais voir ensuite que nul ne cède ce droit primitif qu’à condition de transférer à un autre le pouvoir qu’il a de se défendre, d’où il résulte que ce droit passe tout entier entre les mains de celui à qui chacun confie son droit particulier de vivre à son gré et de se défendre soi-même. Par conséquent, ceux qui occupent le pouvoir ont un droit absolu sur toutes choses ; eux seuls sont les dépositaires du droit et de la liberté, et les autres hommes ne doivent agir que selon leurs volontés. Mais comme personne ne peut se priver du pouvoir de se défendre soi-même au point de cesser d’être homme, j’en conclus que personne ne peut se dépouiller absolument de son droit naturel, et que les sujets, par conséquent, retiennent toujours certains droits qui ne peuvent leur être enlevés sans un grand péril pour l’État, et leur sont toujours accordés par les souverains, soit en vertu d’une concession tacite, soit en vertu d’une stipulation expresse. Après cela, je passe à la république des Hébreux, afin de montrer de quelle façon et par quelle autorité la religion a commencé à avoir force de loi, et je m’étends en passant à plusieurs autres choses qui m’ont paru dignes d’être éclaircies. Je prouve enfin que les souverains sont les dépositaires et les interprètes, non-seulement du droit civil, mais aussi du droit sacré, qu’à eux seuls appartient le droit de décider ce qui est justice et injustice, piété ou impiété, et je conclus que pour garder ce droit le mieux possible et conserver la tranquillité de l’État, ils doivent permettre à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense.

V. Conclusion

[16] Tels sont, lecteur philosophe, les objets que je propose à vos méditations ; je m’assure que vous y trouverez de quoi vous satisfaire, à cause de l’excellence et de l’utilité du sujet de cet ouvrage et de chacun de ses chapitres ; et j’aurais sur ce point bien des choses à dire encore ; mais je ne veux point que cette préface devienne un volume. Je sais d’ailleurs que je m’entends au fond, pour le principal, avec les philosophes. Quant aux autres, je ne ferai pas grand effort pour leur recommander mon Traité ; je n’ai aucun espoir de leur plaire ; je sais combien sont enracinés dans leur âme les préjugés qu’on y a semés à l’aide de la religion ; je sais qu’il est également impossible de délivrer le vulgaire de la superstition et de la peur ; je sais enfin que la constance du vulgaire, c’est l’entêtement, et que ce n’est point la raison qui règle ses louanges et ses mépris, mais l’emportement de la passion. Je n’invite donc pas le vulgaire, ni ceux qui partagent ses passions, à lire ce Traité, je désire même qu’ils le négligent tout à fait plutôt que de l’interpréter avec leur perversité ordinaire, et, ne pouvant y trouver aucun profit pour eux-mêmes, d’y chercher l’occasion de nuire à autrui et de tourmenter les amis de la libre philosophie. Je dois pourtant faire une exception pour un seul point, tous les gens dont je parle étant convaincus que la raison doit être la servante de la théologie ; car je crois que par cet endroit la lecture de cet ouvrage pourra leur être fort utile.

[17] Du reste, comme plusieurs n’auront ni le loisir ni l’intention de lire tout mon Traité, je suis obligé d’avertir ici, comme, je l’ai fait aussi à la fin de l’ouvrage, que je n’ai rien écrit que je ne soumette de grand cœur à l’examen des souverains de ma patrie. S’ils jugent que quelqu’une de mes paroles soit contraire aux lois de mon pays et à l’utilité publique, je la retire. Je sais que je suis homme et que j’ai pu me tromper ; mais j’ose dire que j’ai fait tous mes efforts pour ne me tromper point et pour conformer avant tout mes écrits aux lois de ma patrie, à la piété et aux bonnes mœurs.


Traité théologico-politique Chapitre I
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