Spinoza - par Alain/La méthode réflexive

De Spinoza et Nous.
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Nous voulons apprendre à bien user de notre Raison; nous voulons apprendre à former des idées vraies. Qu'est-ce qu'une idée vraie? La première réponse qui nous vient, c'est qu'une idée vraie ou adéquate est l'idée qui convient à son objet, ou, si l'on veut, qui est conforme à son objet. L'idée vraie de tel cheval, ce serait une idée qui coïnciderait parfaitement, si l'on peut ainsi dire, avec le cheval réel qu'elle représente. Et, comme l'idée est distincte de l'objet, puisque Pierre, Paul ou Jacques peuvent former chacun une idée d'un même objet, la vérité d'une idée serait un caractère extrinsèque de l'idée, un rapport entre l'idée et autre chose que l'idée. Une idée ne pourrait donc être connue et reconnue comme vraie que si on la compare avec son objet. Or on comprend aisément qu'une telle comparaison est impossible, puisque, par exemple, ce que j'appelle le cheval réel, c'est justement l'idée que j'ai de ce cheval, et rien de plus, et qu'ainsi je ne puis comparer une idée d'un objet qu'à une autre idée du même objet.
 
Nous voulons apprendre à bien user de notre Raison; nous voulons apprendre à former des idées vraies. Qu'est-ce qu'une idée vraie? La première réponse qui nous vient, c'est qu'une idée vraie ou adéquate est l'idée qui convient à son objet, ou, si l'on veut, qui est conforme à son objet. L'idée vraie de tel cheval, ce serait une idée qui coïnciderait parfaitement, si l'on peut ainsi dire, avec le cheval réel qu'elle représente. Et, comme l'idée est distincte de l'objet, puisque Pierre, Paul ou Jacques peuvent former chacun une idée d'un même objet, la vérité d'une idée serait un caractère extrinsèque de l'idée, un rapport entre l'idée et autre chose que l'idée. Une idée ne pourrait donc être connue et reconnue comme vraie que si on la compare avec son objet. Or on comprend aisément qu'une telle comparaison est impossible, puisque, par exemple, ce que j'appelle le cheval réel, c'est justement l'idée que j'ai de ce cheval, et rien de plus, et qu'ainsi je ne puis comparer une idée d'un objet qu'à une autre idée du même objet.
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Version actuelle en date du 22 janvier 2012 à 14:28



par Alain

I. La méthode réflexive


Spinoza par Alain

Préface

La vie et les œuvres de Spinoza

Conclusion

Table analytique des matières et des références

La vie et les œuvres de Spinoza
La philosophie de Spinoza

Mémento bibliographique

Nous voulons apprendre à bien user de notre Raison; nous voulons apprendre à former des idées vraies. Qu'est-ce qu'une idée vraie? La première réponse qui nous vient, c'est qu'une idée vraie ou adéquate est l'idée qui convient à son objet, ou, si l'on veut, qui est conforme à son objet. L'idée vraie de tel cheval, ce serait une idée qui coïnciderait parfaitement, si l'on peut ainsi dire, avec le cheval réel qu'elle représente. Et, comme l'idée est distincte de l'objet, puisque Pierre, Paul ou Jacques peuvent former chacun une idée d'un même objet, la vérité d'une idée serait un caractère extrinsèque de l'idée, un rapport entre l'idée et autre chose que l'idée. Une idée ne pourrait donc être connue et reconnue comme vraie que si on la compare avec son objet. Or on comprend aisément qu'une telle comparaison est impossible, puisque, par exemple, ce que j'appelle le cheval réel, c'est justement l'idée que j'ai de ce cheval, et rien de plus, et qu'ainsi je ne puis comparer une idée d'un objet qu'à une autre idée du même objet.

En admettant donc que l'idée vraie seule soit conforme à l'objet, nous sommes obligés d'accorder pourtant que ce n'est pas d'après cette conformité avec l'objet que nous pourrons reconnaître l'idée vraie. Et il faudra, ou bien que nous n'ayons aucun moyen de savoir si une idée est vraie, ou bien que l'idée vraie se distingue encore de l'idée fausse par quelque caractère intrin­sèque. Or il en est bien ainsi, et nous voyons qu'une idée n'attend pas, pour être vraie, que l'objet qu'elle représente existe dans le monde. Si un artisan conçoit une machine ingénieuse, et dont toutes les parties soient disposées convenablement pour l'usage qu'il en veut faire, sa pensée est vraie, quoi­qu'une telle machine n'existe pas au moment où il la conçoit, quoiqu'elle n'ait jamais existé dans le passé, et quoiqu'elle ne doive peut-être jamais exister dans l'avenir. Or, si la vérité d'une idée dépendait pour nous de son rapport avec un objet réel, nous ne pourrions pas dire que l'idée de cet artisan est vraie.

Mais il y a bien plus. Une idée peut n'être pas vraie, alors même qu'elle est conçue comme conforme à un objet réel. Si quelqu'un dit, sans avoir de raisons de le dire, et tout à fait au hasard : “ Pierre existe ”, et s'il se trouve qu'à ce moment-là Pierre existe, il y a assurément accord entre l'idée de cet homme et l'objet, c'est-à-dire le fait de l'existence de Pierre ; mais, malgré cet accord, nous dirons fort bien que son idée est fausse ou, si vous aimez mieux, n'est pas vraie ; car cette affirmation “ Pierre existe ” n'est vraie que pour celui qui sait certainement que Pierre existe. De même, ainsi que disaient les Stoïciens, le fou qui dit en plein jour : “ Il fait jour ”, n'a pas pour cela une idée vraie ; l'accord fortuit entre son affirmation et l'objet ne suffit pas pour faire de cette affirmation une vérité.

Pour savoir si une idée est vraie, il n'est donc pas nécessaire de regarder autre chose qu'elle. Il y a certainement dans les idées quelque chose de réel par quoi les idées vraies se distinguent des fausses. Il y a certainement une manière de penser qui, par elle-même, est vraie. Ce n'est pas de l'objet qu'il faut rapprocher l'idée pour savoir si l'idée est vraie, c'est d'un type de l'idée vraie, d'une manière vraie de penser. D'où l'on voit que la vérité d'une idée est dans la façon dont cette idée est idée, et, comme on dit, dans sa forme, et qu'elle dépend uniquement de la nature et de la puissance de l'intellect.

Cette conclusion est assez importante pour que nous l'examinions de près. C'est pourquoi il importe que nous fassions une revue de toutes les manières de connaître, en allant des moins certaines aux plus certaines, afin de voir si leur perfection dépend d'un caractère intrinsèque de l'idée, ou bien dépend d'autre chose.

Nous connaissons une chose quelconque, ou bien par ouï-dire, ou bien par expérience, ou bien par déduction. Je sais par ouï-dire la date de ma naissance et le nom de mes parents ; il faut bien que je sache ces choses par ouï-dire, car je n'en puis avoir aucune expérience. C'est encore par ouï-dire que nous connaissons toute l'histoire, une grande partie de la géographie et même une assez grande partie des sciences de la nature ; car il arrive rarement que nous songions seulement à recommencer nous-mêmes les expériences que d'autres ont faites. Ce qu’il y a de remarquable, c'est que nous considérons ces con­naissances comme vraies; en quoi il est évident que nous nous trompons. Sans doute, en général, nous ne doutons pas de la valeur de ces connaissances, mais il ne faut pas dire pour cela que nous en sommes certains. Je ne doute pas de l'existence de l'Angle­terre, mais je n'en suis pourtant pas certain comme je suis certain que la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits.

La deuxième manière de connaître, c'est l'expérience, c'est-à-dire la cons­tatation des événements qui se présentent à nous. Cette manière de connaître dépend de ce que nous appelons le hasard, c'est-à-dire d'un concours de causes innombrables que nous ne pouvons pas connaître : il se trouve que j’ai vu cet homme tomber du toit, ou ce navire se briser sur les rochers. Or il nous semble que la connaissance vraie ne peut pas ainsi nous venir d'une heureuse rencontre, et que la différence entre le sage et l'ignorant n'est point dans les événements remarquables que l'un d'eux a rencontrés sur son chemin.

Mais, de plus, il est facile de montrer que cette connaissance par expé­rience ne peut jamais être vraie au sens où une proposition de géométrie est vraie. Toute la puissance de l'expérience se réduit à la constatation d'un fait. Or nos sens peuvent nous tromper; nous pouvons être endormis et rêver, alors que nous croyons que nous sommes bien éveillés et que nous percevons ; nous pouvons encore rêver tout éveillés, comme nous savons qu'il arrive à quelques-uns ; et, de plus, comme l'événement passe et ne revient plus, nous sommes obligés de nous fier, au sujet de l'événement, à notre mémoire. Or qui peut se fier à sa mémoire sans risquer de se tromper ? La connaissance par expérience est donc toujours, et par sa nature même, incertaine.

Enfin il faut bien remarquer que l'existence d'une chose, qui est propre­ment ce que l'expérience nous fait connaître, est bien distincte de la nature de cette chose. Ce qui fait qu'une chose existe à un moment déterminé, dans un certain lieu, et qu'elle dure seulement pendant un certain temps, ce n'est pas la nature de cette chose, mais le nombre infini des circonstances qui l'accompa­gnent. Par exemple, un homme n'existe pas parce qu'il est construit de telle façon et qu'il est capable de telles actions, mais bien parce que certaines circonstances le soutiennent et le conservent. Ce qui le montre bien, c'est que je puis concevoir très clairement un homme sans que pour cela l'homme que je conçois existe ; et pourtant il existerait alors, si c'était sa nature, ou, si l'on veut, son essence, qui le faisait exister. De même on ne peut pas dire qu'un homme meurt parce que sa structure et ses fonctions cessent d'être telles ou telles ; car la structure et les fonctions de cet homme, tout ce qui fait qu'il est lui, tout cela constituera encore sa nature quand il sera mort ; ce qui est vrai de cet homme ne peut devenir faux de lui, ni cesser d'appartenir à son essence ; par suite, les raisons qui font qu'il cesse d'être ne peuvent pas venir de sa nature, mais seulement d'autre chose : il faut dire qu'il meurt parce que cer­taines circonstances l'excluent, le chassent de l'existence. En d'autres termes, de la définition ou essence d'un être on ne peut pas conclure qu'il existera à un certain moment ou qu'il cessera d'exister à un certain moment. À supposer que l'on connaisse très bien la nature d'un homme, cela n'expliquera pas du tout pourquoi il est né à tel moment et pourquoi il meurt à tel moment. Il n'y a aucun rapport entre l'accord de la structure et des fonctions dans un homme et le fait qu'il reçoit une pierre sur la tête, ou que la pierre tombe à côté de lui. Les événements qui appellent un être à l'existence ou qui le chassent de l'existence n'entrent pas dans sa définition ils sont extrinsèques par rapport à lui ils dépendent de l'ensemble de toutes les autres choses, c'est-à-dire de l'état de l'Univers tout entier à chaque moment.

Par suite, étudier l'existence et les conditions de l'existence plus ou moins prolongée d'un être, ce n'est pas l'étudier lui-même, c'est étudier autre chose que lui ; ce n'est pas étudier ce qui est encore vrai de lui quand il est détruit ou quand il est mort, par exemple que l'homme est sociable parce qu'il est raisonnable ; ce n'est pas étudier ce qu'il y a en lui d'éternel, son essence ; c'est s'occuper seulement de ce qui lui arrive, et dont sa nature ne rend point comp­te, c'est s'occuper de l'accident. En d'autres termes, le moment où un être apparaît dans l'existence, et le temps qu'il y passe, ne font point partie de l'idée vraie de cet être. L'expérience et la vérité ne sont donc point du même ordre.

À cela s'ajoute que la connaissance expérimentale, qui n'a d'autre raison que son utilité pratique, se perd, justement à cause de cela, dans l'abstrait et le général, et, à vrai dire, dans les mots. Pour être utile, il faut qu'elle permette l'application, à un autre cas semblable, de ce qui a été constaté. Je sais, par expérience, que je mourrai, parce que j’ai vu des êtres qui me ressemblent mourir ; il n'y a pourtant rien de vrai dans la formule générale que j'en tire ; car il y a autant de manières d'exister qu'il y a d'hommes, et autant de façons de mourir qu'il y a d'hommes ; et, ce qui existe, c'est tel homme déterminé et telle mort déterminée ; et voilà justement ce qui échappe à l'expérience. Il importe que le lecteur arrête son esprit là-dessus, car nous avons l'habitude de confondre les connaissances les plus précises avec les idées les plus abstraites et les plus générales ; et cela vient de ce que les idées abstraites sont utiles, et nous mettent en garde contre les dangers ; mais elles ne représentent aucun être ni aucune vérité. Ce qui existe dans la nature, ce sont des choses parti­culières, ayant chacune leur nature propre. Tous les charbons ardents peuvent nous brûler si nous les touchons, voilà assurément une affirmation utile ; mais elle est néanmoins tout à fait grossière et confuse, car chaque parcelle de charbon a sa manière d'être charbon et de nous brûler.

Venons maintenant à la déduction et considérons-la de fort près, car c’est là que nous trouverons une vérité, et une vérité indépendante des hasards qui amènent les objets à l'existence. Mais, pour bien comprendre la nature et la vraie puissance de la déduction, il faut oublier pour un moment les mots et les enchaînements de mots qui l'exposent, et considérer l'acte même par lequel nous construisons, au moyen d'une essence, une autre essence. Pour former le concept de sphère, j'invente telle cause qui me convient ; par exemple, je fais tourner un demi-cercle autour de son diamètre, et la sphère naît. Assurément une telle idée de la sphère est vraie. Pourtant nous savons bien que, dans la nature, aucune sphère n'a été formée ainsi ; et nous savons bien aussi qu'au­cune sphère, dans la nature, n'est entièrement conforme à cette idée de la sphère que nous venons de former. Mais il y a bien plus. Pour former une sphère, j'affirme qu'un demi-cercle tourne ; cette affirmation est-elle vraie ou fausse ? Pour répondre à cette question, il ne s'agit pas de chercher s'il existe quelque demi-cercle dans la nature, et si ce demi-cercle tourne, a tourné, ou va tourner, car nous savons bien que ni l'un ni l'autre de ces faits ne sera jamais constaté ; il s'agit seulement de considérer comment nos idées sont liées, c'est-à-dire, en somme, de les rapporter à une manière de penser qui soit par elle-même vraie, d'y apercevoir une manière de penser vraie. Et l'on voit claire­ment que cette affirmation, le demi-cercle tourne, serait fausse si on considé­rait le demi-cercle seul, parce qu'il n'y a rien, dans l'idée du demi-cercle, dont on puisse déduire que le demi-cercle tourne. Mais cette affirmation est pourtant vraie si elle est jointe à l'idée d'une sphère.

On voit d'après cela que la considération d'un objet existant ou non exis­tant, d'un fait constaté ou non constaté, est ici tout à fait absente, et que la vérité ou l'erreur ne résultent que d'un certain rapport entre les idées, c'est-à-dire d'une déduction plus ou moins correcte. Il n'est pas vrai que le demi-cercle tourne, mais il est vrai que le demi-cercle, en tournant, engendre une sphère.

Ce qui vient d'être dit ne s'applique pas seulement aux figures géométri­ques, mais aussi aux êtres qui existent dans la nature. Ce qui fait la différence entre une fiction et une idée vraie, c'est encore une déduction plus ou moins correcte. Je dis, par exemple, que des arbres parlent, et je sais bien que c'est là une fiction, c'est-à-dire une idée fausse. Comment le sais-je ? Ce n'est assurément pas parce que je sais qu'en fait jamais des arbres n'ont parlé ni ne parleront, car mon expérience ne peut aller jusqu'à me faire connaître tout le passé et tout l'avenir. C'est donc parce que je n'arrive jamais à me représenter que des arbres parlent, et que je me borne à le dire. Je ne puis me représenter réellement qu'un arbre parle ; je me contente de penser en même temps à un arbre et à une parole, et je dis que c'est l'arbre qui parle : je le dis, mais je ne le vois pas, je n'en ai aucune idée. De même si je dis qu'un homme est changé instantanément en un rocher, je ne me représente pas du tout un tel change­ment ; mais je pense successivement à un homme et à un rocher, et je dis que ce rocher était tout à l'heure cet homme ; je le dis, mais je n'en ai nullement l'idée.

Toutes ces fictions, à vrai dire, ne consistent que dans des mots. La repré­sentation de tel changement déterminé ou de telle action déterminée manque, et cette représentation est la déduction véritable. Ce qui est vrai, c'est que le demi-cercle, en tournant autour de son diamètre, engendre une sphère. De même, pour celui qui se représente distinctement les parties d'un homme, il est vrai que l'homme se nourrit, marche, parle, se souvient ; et cela serait encore vrai, à supposer que, dans ce moment-là, aucun homme ne se nourrisse, ne parle et ne se souvienne de la façon que l'on se représente. Au contraire, pour celui qui ne conçoit l'homme que tout à fait en gros, c'est-à-dire abstraitement et en général, il n'est pas vrai que cet homme-là marche, parle et se souvienne, pas plus qu'il n'est vrai que la statue de Galatée s'anime et que les arbres parlent ; et pourtant, il existe des hommes qui parlent, marchent et se souvien­nent. Connaître l'événement et ignorer l'essence, c'est ne connaître rien de vrai, c’est réellement rêver tout éveillé.

Ainsi, la vérité d'une idée résulte de la manière dont elle est pensée, c'est-à-dire d'un certain usage que l'on fait de l'intellect, d'une certaine méthode que l'on suit. Et cette méthode semble être la déduction correcte, c'est-à-dire la représentation précise des causes et des propriétés de ce qui est affirmé. Avoir une idée vraie de l'ellipse, c'est se représenter un plan coupant un cône sous un certain angle, ou encore un crayon, une ficelle tendue, deux piquets fixes, et le mouvement du crayon. Avoir une idée vraie du cercle, c'est se représenter qu'une droite de longueur fixe tourne autour d'une de ses extrémités. Avoir une idée vraie de la parole, c'est se représenter que des organes de l'homme, disposés d'une certaine façon, impriment tels mouvements à l'air. Avoir une idée vraie de la mémoire, c'est se représenter comment les organes de l'hom­me, par leur structure, leur consistance et leurs mouvements, rendent la mémoire possible. Avoir une idée vraie de la monarchie, c'est se représenter comment telles coutumes, telles institutions, telles idées conçues par tels hommes et telles actions faites par tels hommes rendent durable le pouvoir d'un seul. On n'aperçoit pas le moyen, pour l'homme, de s'avancer avec certi­tude dans l'étude de choses un peu compliquées, autrement que fait le géomè­tre dans l'étude des figures et des solides ; et il importera que la science de Dieu, de l'homme et du bonheur ressemble autant que possible, par l'ordre, la rigueur et la clarté de ses démonstrations, à un traité de géométrie.

Nous savons donc dès maintenant que, puisque nous voulons étudier l'Homme, la Nature et Dieu dans leur vérité, nous devons renoncer à la con­naissance des choses changeantes et périssables dont nous constatons l'exis­tence. Il n'y a point de vérité de l'existence pour l'intellect humain, car l'existence de chaque chose dépend d'une foule de causes et de circonstances, et celles-là d'autres et ainsi indéfiniment. L'ordre de l'existence est, du reste, inutile à connaître, puisqu'il ne nous renseigne point sur l'essence, c'est-à-dire sur la nature des choses qui existent. La connaissance du cercle ne peut être tirée des vicissitudes qu'un cercle de fer ou de bois peut subir dans la nature. De même, quand nous savons que Pierre a vécu tant d'années et est mort tel jour, nous ne savons encore rien de la nature de Pierre. Il n'y a de vérité que de l'essence, et l'essence doit être cherchée dans les choses éternelles et fixes comme sont la sphère et le cercle. Et, comme nous comprenons la nature et les propriétés du cercle, de la même manière nous devons chercher à comprendre toutes les choses particulières, en négligeant leur existence et leur durée pour ne nous occuper que de leur nature telle qu'elle était avant leur naissance et telle qu'elle sera encore après leur mort. Ces choses éternelles, par lesquelles nous pouvons concevoir et comprendre les choses périssables, sont les véritables idées générales. Les vraies idées sont les essences, c'est-à-dire des êtres déterminés ayant une forme, et dont nous nous représentons clairement la nature et les actes. Par exemple, je me représente clairement un certain cercle, engendré par une certaine droite, ayant tous ses rayons égaux et une foule d'autres propriétés, et les ayant non à tel moment, mais toujours, ou, mieux, hors du temps. De même je me représente un certain homme, construit de telle façon, et capable de se mouvoir, de parler, de se souvenir, et cela non pas à tel moment, mais hors du temps, dans l'éternité.

Toutefois, cela ne veut point dire que la déduction se suffise à elle-même. La déduction suppose, non pas au-dessus d'elle ou à côté d'elle, mais en elle, un autre genre de connaissance sans lequel la déduction ne serait pas. Ce qui fait la vérité d'une déduction correcte, c'est que chaque chose est connue comme engendrée par une autre, et celle-là par une autre. Mais enfin, il faut bien que quelque chose soit vrai par soi, et non vrai comme engendré par autre chose. Il faudra toujours à la déduction quelque principe simple et évident. Si la cause prochaine de ce que l'on se représente n'est pas vraie en elle-même et n'est vraie que par une autre idée, il faut bien que cette autre idée soit vraie maintenant, sans quoi notre vérité dépendrait de quelque chose de douteux, c'est-à-dire ne serait pas une vérité. Dans l’idée de la vérité d'une déduction, nous trouvons donc enfermée, comme sa condition nécessaire, l'idée de quel­que vérité qui soit connue autrement que par déduction. Et il n'est pas possible ici de remonter de cause en cause indéfiniment. Car il ne s'agit pas de donner la cause d'un fait, mais de donner la cause d'une essence éternelle. Nous sommes hors du temps, et rien ne précède réellement rien : si quelque chose est vrai, tout doit être vrai éternellement. Il faut donc bien, pour qu'une déduction soit vraie, que quelque première vérité soit vraie autrement que par déduction.

Mais cette autre manière de connaître n'est pas seulement à l'origine de la déduction, elle est partout dans la déduction même. Car la déduction, loin de justifier les idées, est, au contraire, justifiée par elles. Faire tourner un demi-cercle autour de son diamètre, et ainsi engendrer une sphère, voilà une déduc­tion correcte. Pourquoi ? Parce qu'une sphère est engendrée. Jamais vous ne tirerez de l'idée du demi-cercle qu'il doit tourner et engendrer la sphère. De même nous n'aurons pas le demi-cercle tant que nous n'aurons pas le cercle. Nous n'aurons pas le cercle tant que nous n'aurons pas fait tourner une ligne droite autour de ses extrémités. Or jamais, dans l'idée de la ligne droite, nous ne trouverons de quoi la faire tourner. Nous ne déduisons une idée d'une autre que si nous avons d'abord une idée et l'autre. Il faut donc bien qu'à chaque moment de la déduction ce qui est déduit soit connu immédiatement et intuiti­vement comme vrai. Il y a donc une connaissance intuitive et immédiate de chaque essence déterminée.

Soit proposé le problème : trouver une quatrième quantité qui forme avec trois autres une proportion. Les marchands savent résoudre ce problème ou bien par ouï-dire, et parce que leur mémoire a conservé fidèlement les opéra­tions qu'il faut faire, ou bien par l'expérience qu'ils ont souvent faite eux-mêmes sur des nombres simples. Et nous appellerons ces deux manières de connaître opinion, ou imagination, ou encore connaissance du premier genre. On peut aussi savoir résoudre ce problème, parce qu'on a compris par déduc­tion les propriétés de toute proportion. Mais on peut aussi trouver immédiate­ment et intuitivement le quatrième nombre, lorsqu'il s'agit des nombres les plus simples. Si les nombres proposés sont 1, 2, 3, tout le monde verra immédiatement et intuitivement que le nombre cherché est 6 ; et, en réalité, une telle connaissance a précédé nécessairement la démonstration proprement dite. Si l'on n'avait pas vu d'abord, en considérant les nombres les plus simples, ce que c'est qu'une proportion on n'aurait point traité démonstrati­vement des proportions. De même, l'arithmétique fournit des règles pour ajouter un nombre à un autre, et démontre que ces règles s'appliquent à tous les nombres. Mais on n'aurait jamais pensé à des démonstrations de ce genre si l'on n'avait eu d'abord l'intuition immédiate de ce que c'est qu'une somme de nombres ; en particulier, lorsqu'il s'agit des nombres les plus simples, comme 1 et 1, aucune démonstration n'est possible au sujet de la somme 1 + 1 ; on ne peut que voir immédiatement ce que c'est ; et, si on ne le voit pas, on ne pourra jamais rien comprendre au sujet de la somme de deux nombres. Il en est ainsi pour toutes les démonstrations. Si l'on ne voit pas d'avance intuitivement ce que l'on veut démontrer ou déduire, jamais on n’aura l'idée de faire une déduction ou une démonstration. Si la connaissance d'une sphère se faisait réellement en deux moments, et si on faisait tourner un demi-cercle avant d'avoir la sphère, jamais on n'aurait la sphère, car jamais on ne ferait tourner le demi-cercle. Connaître une essence, c'est la connaître comme for­mée d'autres essences, et cela ne peut se faire que d'un seul coup, autrement on connaîtra toujours les idées composantes et non l'idée qu'elles forment.

Sans doute il nous semble qu'au cours de la démonstration la certitude se fait en nous peu à peu ; mais pourtant cela est impossible. Il faut bien qu'à chacun des moments de la démonstration nous soyons immédiatement certains. C'est ensuite, et par le langage, que nous exposons par ordre et que nous accumulons les preuves ; en réalité, nous ne faisons que relier les unes aux autres des intuitions, et tout l'art de la démonstration est à déduire une vérité complexe 2 + 2 = 4 de plusieurs intuitions immédiates et indécom­posables :

2 = 1 + 1,
2 + 2 = 2 + 1 + 1,
2+1=3,
3+1= 4.

Si on ne compose pas la démonstration de propositions assez simples pour qu'on les saisisse immédiatement et sans démonstration, il n'y aura pas de démonstration. Il n'y aurait donc ni vérité ni certitude si la pensée ne saisissait immédiatement et absolument le vrai, avant de réfléchir sur le vrai.

Et d'ailleurs il faut bien qu'il en soit ainsi. Lorsque je sais une chose, je sais que je la sais, et je sais que je sais que je la sais, et ainsi indéfiniment. Et je suis bien certain, par exemple, que je sais que je sais, avant d'être certain que je sais, que je sais que je sais. Or il y a le même rapport entre savoir et savoir qu'on sait, qu'entre savoir qu'on sait et savoir qu'on sait qu'on sait. Donc, par le même raisonnement il faut bien que je sois certain que je sais, avant d'être certain que je sais que je sais. La certitude est donc immédiate et instantanée et elle précède toute réflexion sur la certitude. En d'autres termes, si l'acte de connaître le vrai n'est pas immédiat et instantané, il ne sera jamais; car, au moment où il sera, il faudra toujours qu'il soit immédiat et instantané. Il faut entrer dans le vrai ou rester dehors. Si l'on attend et si l'on délibère, on n'y sera jamais; et si l'on y est, on y sera tout d'un coup. Toute réflexion portant sur autre chose que sur l'idée vraie donnée est une réflexion à côté, une réflexion fausse.

Par suite la méthode Réflexive, ou réflexion véritable, ne consiste pas à enchaîner des idées et à les expliquer les unes par les autres, c'est-à-dire à raisonner sur les causes des êtres et sur les causes de ces causes. Cela c'est la fausse Réflexion, la réflexion sans objet et sans soutien ; car sur quoi porte-t-elle ? Elle enchaîne des ombres à des ombres ; elle est hypothétique toujours ; elle n'est, à vrai dire, l'idée de rien ; car le faux n'est pas et le douteux n'est pas. La méthode Réflexive est l'idée de l'idée, c'est-à-dire la réflexion sur l'idée vraie donnée, la réflexion sur ce qui est certain immédiatement et intuiti­vement. L'idée de l'idée douteuse ou fausse, et l'idée de cette idée, et les idées de ces idées indéfiniment s'éloignent du vrai au lieu de s'en rapprocher ; elles se perdent dans l'abstrait et le général, et c'est ainsi que se forment les idées confuses de Volonté, de Liberté, de Bien et de Mal. La vraie Réflexion est la réflexion sur l'idée vraie donnée, sur la certitude immédiate et absolue. Si nous ne partons pas de la Vérité, nous serons hors de la Vérité. Partons donc de la Vérité, et posons comme principe de nos démonstrations la Vérité immé­diatement connue c'est à-dire l'idée qui n’a besoin de rien d’autre chose que d'elle-même pour être conçue.

Mais nous pouvons même nous avancer plus loin, et apercevoir ce qu'il y a dans cette idée dont nous allons partir. Le faux n'est pas. Ce qui fait, par exemple, que l’idée qu'un demi-cercle tourne est faussée c’est que cette pensée n’est pas jointe à la pensée de la sphère. La fausseté n’est rien de posi­tif dans l'idée fausse ; elle n'est rien de plus que l'absence d'une autre idée.

L'idée fausse est vraie en soi ; elle n'est fausse pour nous que discursi­vement. Avant qu'une idée soit fausse, il faut d'abord qu'elle soit vraie. L'erreur vient de ce que nous avons des idées incomplètes et mutilées ; dans leur être immédiat, dans leur être pour elles, et non dans leur être pour d'autres et pour nous, elles sont vraies ; elles sont éternellement complètes et adé­quates. Si donc le faux résulte de l'absence d'une idée et si la vérité nous est donnée immédiatement, hors du temps, il faut qu'il existe un tout des idées vraies, et qu'il existe le tout des idées vraies dans l'être immédiat de chaque idée. L'être immédiat de chaque idée, l'être pour soi de chaque idée suppose toutes les idées parfaites, c'est-à-dire une pensée parfaite. L'idée immédiate­ment vraie dont nous partons enferme donc nécessairement la Pensée parfaite dont notre pensée est une partie : en même temps que nous définissons la Vérité immédiate et absolue, nous définissons Dieu.


Introduction Spinoza - par Alain II. De Dieu et de l'âme
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