Les lois de la nature (extraits)

De Spinoza et Nous.
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Extraits de texte de Spinoza sur les lois de la nature, tirés pour les trois premières œuvres de la traduction de Charles Appuhn, GF et pour l’Éthique et le Traité théologico-politique de celle d'Émile Saisset.

Sommaire

Dans le Court Traité

Court traité II, chapitre 24 : « (4) [...] les lois de Dieu ne sont pas d'une nature telle qu'elles puissent être transgressées. Car les règles que Dieu a établies dans la Nature et suivant lesquelles toutes choses naissent et durent - si nous voulons les appeler des lois - sont de telle sorte qu'elles ne peuvent jamais être transgressées ; ainsi, que le plus faible doit céder au plus fort, que nulle cause ne peut produire plus qu'elle ne contient en elle, et autres semblables qui sont de telle sorte qu'elles ne peuvent se modifier ni avoir de commencement, mais qu'au contraire, tout leur est soumis et subordonné.

(5) Et pour en parler ici brièvement, toutes les lois qui ne peuvent pas être transgressées sont des lois divines pour cette raison que tout ce qui arrive est non contraire, mais conforme à son propre décret. Toutes les lois qui peuvent être transgressées sont des lois humaines [...].

(6) Quand des lois de la Nature sont plus puissantes, les lois des hommes sont détruites. Les lois divines n'ont, en dehors d'elles-mêmes, aucune fin, en vue de laquelle elles existent ; elles ne sont pas subordonnées ; il n'en est pas ainsi des humaines. Bien que, en effet, les hommes fassent des lois pour leur propre bien-être et n’aient en vue aucune autre fin que d’améliorer par ce moyen leur propre condition, cette fin qu’ils se proposent (étant subordonnée à d’autres fins qu’a en vue un être supérieur aux hommes et qui les laisse agir d’une certaine façon en tant que parties de la Nature) peut cependant bien faire aussi que leurs lois concourent avec les lois éternelles établies par Dieu de toute éternité et aident, avec tout le reste, à produire l’œuvre totale. [...].

(7) Après avoir jusqu'ici traité des lois données par Dieu, il est à observer maintenant que l'homme perçoit en lui-même une double loi ; celui du moins qui use bien de son entendement et parvient à la connaissance de Dieu ; et ces lois ont pour cause l'une la communauté qu'il a avec Dieu, et l'autre la communauté qu'il a avec les modes de la Nature.

(8) La première de ces lois est nécessaire, mais non la seconde ; car, pour ce qui touche la loi qui naît de la communauté avec Dieu, puisqu'il doit être toujours et sans relâche nécessairement uni à Dieu, il a toujours et doit toujours avoir devant les yeux les lois selon lesquelles il doit vivre pour Dieu et avec lui. Pour ce qui touche, en revanche, la loi qui naît de sa communauté avec les modes, en tant qu'il peut se séparer des hommes, elle n'est pas aussi nécessaire. […]. »

Dans le Traité de la Réforme de l’Entendement

§ 57 : [Des choses singulières soumises au changement] : « [...] il n'est pas du tout nécessaire non plus que nous en connaissions la succession, puisque les essences des choses singulières soumises au changement ne doivent pas être tirées de cette succession, c'est-à-dire de leur ordre d'existence, lequel ne nous offre rien d'autre que des dénominations extrinsèques, des relations ou, au plus, des circonstances, toutes choses bien éloignées de l'essence intime des choses. Cette essence, au contraire, doit être acquise des choses fixes et éternelles et aussi des lois qui y sont, on peut dire, véritablement codifiées et suivant lesquelles arrivent et s'ordonnent toutes les choses singulières ; en vérité, ces choses singulières soumises au changement dépendent si intimement et si essentiellement (pour ainsi dire) des choses fixes qu'elles ne pourraient sans ces dernières ni être ni être conçues. Ces choses fixes et éternelles, bien qu'elles soient singulières, seront donc pour nous, à cause de leur présence partout et de leur puissance qui s'étend au plus loin, comme des universaux ou des genres à l'égard des définitions des choses singulières et comme les causes prochaines de toutes choses. »

§58 : « [...]. Il nous faudra donc nécessairement chercher d'autres secours que ceux dont nous usons pour connaître les choses éternelles et leurs lois ; ce n'est cependant pas le lieu ici d'en traiter, et ce n'est pas nécessaire tant que nous n'aurons pas acquis une connaissance suffisante des choses éternelles et de leurs lois infaillibles et que la nature de nos sens ne nous sera pas connue. »

§59 : « Il sera temps, avant d'entreprendre de connaître les choses singulières, de traiter de ces secours qui se rapportent tous à cette fin : savoir nous servir de nos sens et faire, d'après des règles et dans un ordre arrêté, des expériences suffisantes pour déterminer la chose que l'on étudie, de façon à en conclure enfin selon quelles lois des choses éternelles elle est faite et prendre connaissance de sa nature intime, comme je le montrerai en son lieu. […]. »

Dans les Pensées Métaphysiques

Première partie, chapitre 3 : … Il faut noter enfin que cette sorte de nécessité qui est dans les choses créées par la force de leur cause peut être relative ou à leur essence ou à leur existence ; car, dans les choses créées, elles se distinguent l’une de l’autre. L’essence dépend des seules lois éternelles de la Nature, l’existence de la succession et de l’ordre des causes.

Deuxième partie, chapitre 9 : … Pour nous qui avons démontré déjà que toutes choses dépendent absolument du décret de Dieu nous disons que Dieu est omnipotent ; mais, quand nous avons aperçu qu’il a décrété certaines choses par la seule liberté de sa volonté, et en second lieu qu’il est immuable, nous disons alors que rien ne peut agir contrairement à ses décrets et que cela est impossible par cela seul que cela répugne à la perfection de Dieu.

… si les hommes connaissaient clairement tout l’ordre de la Nature, ils trouveraient toutes choses aussi nécessaires que toutes celles dont il est traité dans la Mathématique ; mais, cela étant au-dessus de la connaissance humaine, certaines choses donc sont jugées par nous possibles, et non nécessaires. Par suite ou bien il faut dire que Dieu ne peut rien parce que toutes choses sont réellement nécessaires ; ou bien Dieu peut tout et la nécessité que nous trouvons dans les choses provient du seul décret de Dieu.

Deuxième partie, chapitre 12 : … un philosophe ne cherche pas ce que la souveraine puissance de Dieu peut faire ; il juge de la Nature des choses par les lois que Dieu a établies en elles ; il juge donc que cela est fixe et constant, dont la fixité et la constance se concluent de ces lois ; sans nier que Dieu puisse changer ces lois et tout le reste. Pour cette raison, quand nous parlons de l’âme, nous ne cherchons pas ce que Dieu peut faire, mais seulement ce qui suit des lois de la Nature.

… les lois de la Nature sont des décrets de Dieu révélés par la Lumière Naturelle, comme il est très évidemment certain par ce qui a été dit antérieurement. De plus nous avons démontré déjà que les décrets de Dieu sont immuables. De tout cela nous concluons clairement que Dieu a fait connaître aux hommes sa volonté immuable concernant la durée des âmes, non seulement par révélation, mais aussi par la Lumière Naturelle.

Dieu n’agit pas contre la Nature mais au-dessus d’elle ; en quoi cette action consiste selon l’Auteur. – Nous ne sommes point arrêtés par cette objection possible que Dieu peut à un moment quelconque détruire ces lois naturelles pour produire des miracles ; car la plupart des théologiens les plus sages accordent que Dieu ne fait rien contre la Nature, mais agit au-dessus d’elle, c’est-à-dire, comme je l’explique, que Dieu a pour agir beaucoup de lois qu’il n’a pas communiquées à l’entendement humain et qui, si elles lui avaient été communiquées, paraîtraient aussi naturelles que les autres. …

Dans l'Éthique

Première partie, scolie de la proposition 15 : « […]. Je le répète, toutes choses sont en Dieu, et tout ce qui arrive, arrive par les seules lois de la nature infinie de Dieu, et résulte (comme je vais le faire voir) de la nécessité de son essence. Par conséquent, il n'y a aucune raison de dire que Dieu souffre l'action d'un autre être, ni que la substance étendue soit indigne de sa nature, alors même qu'on supposerait l'étendue divisible ; pourvu toutefois qu'on accorde qu'elle est éternelle et infinie. Mais, pour le moment, il est inutile d'insister davantage. »

Première partie, proposition 17 : « Dieu agit par les seules lois de la nature et sans être contraint par personne.

Démonstration : C'est de la seule nécessité de la nature divine, ou, en d'autres termes, des seules lois de cette même nature, que résultent une infinité absolue des choses, comme nous l'avons montré dans la Propos. 16 ; et il a été établi en outre, dans la Propos. 15, que rien n'existe et ne peut être conçu sans Dieu, mais que tout est en Dieu ; par conséquent, il ne peut rien y avoir hors de Dieu qui le détermine à agir ou qui l'y contraigne, d'où il suit qu'il agit par les seules lois de sa nature et sans être contraint par personne. C. Q. F. D. »

Première partie, appendice : « […]. Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n'a pas créé tous les hommes de façon à ce qu'ils se gouvernent par le seul commandement de la raison, je n'ai pas autre chose à leur répondre sinon que la matière ne lui a pas manqué pour créer toutes sortes de choses, depuis le degré le plus élevé de la perfection, jusqu'au plus inférieur ; ou, pour parler plus proprement, que les lois de sa nature ont été assez vastes pour suffire à la production de tout ce qu'un entendement infini peut concevoir, ainsi que je l'ai démontré dans la proposition 16. […]. »

Troisième partie, préface : « Quand on lit la plupart des philosophes qui ont traité des passions et de la conduite des hommes, on dirait qu'il n'a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l'univers, mais de choses placées hors du domaine de la nature [...]. Rien n'arrive, selon moi, dans l'univers qu'on puisse attribuer à un vice de la nature. Car la nature est toujours la même ; partout elle est une, partout elle a même vertu et même puissance ; en d'autres termes, les lois et les règles de la nature, suivant lesquelles toutes choses naissent et se transforment, sont partout et toujours les mêmes, et en conséquence, on doit expliquer toutes choses, quelles qu'elles soient, par une seule et même méthode, je veux dire par les règles universelles de la nature. Il suit de là que les passions, telles que la haine, la colère, l'envie, et autres de cette espèce, considérées en elles-mêmes, résultent de la nature des choses tout aussi nécessairement que les autres passions ; et par conséquent, elles ont des causes déterminées qui servent à les expliquer ; elles ont des propriétés déterminées tout aussi dignes d'être connues que les propriétés de telle ou telle autre chose dont la connaissance a le privilège exclusif de nous charmer. […]. »

Quatrième partie, scolie de la proposition 50 : « Celui qui a bien compris que toutes choses résultent de la nécessité de la nature divine, et se font suivant les lois et les règles éternelles de la nature, ne rencontrera jamais rien qui soit digne de haine, de moquerie ou de mépris, et personne ne lui inspirera jamais de pitié ; il s'efforcera toujours au contraire, autant que le comporte l'humaine vertu, de bien agir et, comme on dit, de se tenir en joie. »

Quatrième partie, scolie de la proposition 57 : « […]. Toutes ces conséquences découlent de la nature de cette passion avec autant de nécessité qu'il résulte de la nature d'un triangle que ses trois angles égalent deux droits ; mais j'ai déjà averti qu'en donnant aux passions de ce genre le nom de mauvaises passions, je n'avais égard qu'à l'utilité des hommes. Les lois de la nature, en effet, enveloppent l'ordre entier de la nature dont l'homme fait partie ; et j'ai voulu noter cela en passant, afin que personne ne pense que je m'amuse ici à raconter les vices des hommes et leurs folies, au lieu d'exposer la nature et les propriétés des choses. Car, comme je l'ai dit dans la préface de la troisième partie, je considère les passions humaines et leurs propriétés du même oeil que toutes les choses naturelles. Et certes les passions humaines marquent l'art et la puissance de la nature, sinon celle de l'homme, non moins que beaucoup d'autres choses que nous admirons et dont la contemplation nous enchante. [...]. »


Dans le Traité théologico-politique

Chapitre III : « Mais avant d’entrer en matière, je veux expliquer en peu de mots ce que j’entendrai dans la suite par gouvernement de Dieu, secours interne et externe de Dieu, élection de Dieu, enfin par ce qu’on nomme fortune. Par gouvernement de Dieu, j’entends l’ordre fixe et immuable de la nature, ou l’enchaînement des choses naturelles. Car nous avons dit plus haut et nous avons montré aussi en un autre endroit que les lois universelles de la nature, par qui tout se fait et tout se détermine, ne sont rien autre chose que les éternels décrets de Dieu, qui sont des vérités éternelles et enveloppent toujours l’absolue nécessité. Par conséquent, dire que tout se fait par les lois de la nature ou par le décret et le gouvernement de Dieu, c’est dire exactement la même chose. De plus, comme la puissance des choses naturelles n’est que la puissance de Dieu par qui tout se fait et tout est déterminé, il s’ensuit que tous les moyens dont se sert l’homme, qui est aussi une partie de la nature, pour conserver son être et tous ceux que lui fournit la nature sans qu’il fasse aucun effort, tout cela n’est qu’un don de la puissance divine, considérée comme agissant par la nature humaine ou par les choses placées hors de la nature humaine. Nous pouvons donc très-bien appeler tout ce que la nature humaine fait par sa seule puissance pour la conservation de son être secours interne de Dieu ; et secours externe de Dieu tout ce qui arrive d’utile à l’homme de la part des causes extérieures. Il est aisé d’expliquer, à l’aide de ces principes, ce qu’il faut entendre par élection divine ; car personne ne faisant rien que suivant l’ordre prédéterminé de la nature, c’est-à-dire suivant le décret et le gouvernement de Dieu, il s’ensuit que personne ne peut se choisir une manière de vivre, ni rien faire en général que par une vocation particulière de Dieu, qui le choisit pour cet objet à l’exclusion des autres. Enfin, par fortune, j’entends tout simplement le gouvernement de Dieu, en tant qu’il dirige les choses par des causes extérieures et inopinées. »

Chapitre IV : « Le nom de loi, pris d’une manière absolue, signifie ce qui impose une manière d’agir fixe et déterminée à un individu quelconque, ou à tous les individus de la même espèce, ou seulement à quelques-uns. Cette loi dépend d’une nécessité naturelle, ou de la volonté des hommes : d’une nécessité naturelle, si elle résulte nécessairement de la nature même ou de la définition des choses ; de la volonté des hommes, si les hommes l’établissent pour la sécurité et la commodité de la vie, ou pour d’autres raisons semblables. Dans ce dernier cas, elle constitue proprement le droit. Par exemple, que tout corps qui choque un corps plus petit perde de son propre mouvement ce qu’il en communique à l’autre, voilà une loi universelle des corps qui résulte nécessairement de leur nature. De même encore, c’est une loi fondée sur la nécessité de la nature humaine, que le souvenir d’un certain objet rappelle à l’âme un objet semblable ou qu’elle a perçu en même temps que le premier. Mais quand les hommes cèdent ou sont forcés de céder une partie du droit qu’ils tiennent de la nature, et s’astreignent à un genre de vie déterminé, je dis que cela dépend de leur bon plaisir. Ce n’est pas que je n’accorde pleinement que toutes choses, sans exception, sont déterminées par les lois universelles de la nature à exister et à agir d’une manière donnée ; mais il y a deux raisons qui me font dire que certaines lois dépendent du bon plaisir des hommes. 1° L’homme, en tant qu’il est une partie de la Nature, constitue une partie de la puissance de la Nature. Par conséquent, tout ce qui résulte nécessairement de la nature humaine, c’est-à-dire de la Nature en tant qu’on la conçoit déterminée par la nature humaine, tout cela résulte, bien que nécessairement, de la puissance de l’homme : d’où il suit qu’on peut dire, en un sens excellent, que l’établissement des lois de cette espèce dépend du bon plaisir des hommes. Elles dépendent en effet de leur puissance, à ce point que la nature humaine, en tant qu’elle perçoit les choses comme vraies ou fausses, se peut comprendre très-clairement, abstraction faite de ces lois, tandis qu’elle est inintelligible sans ces autres lois nécessaires que nous avons définies plus haut. 2° Ma seconde raison, c’est que nous devons définir et expliquer les choses par leurs causes prochaines. Or, la considération du fatum en général et de l’enchaînement des causes ne peut nous servir de rien pour former et lier nos pensées touchant les choses particulières. J’ajoute que nous ignorons complètement la coordination véritable et le réel enchaînement des choses ; et par conséquent il vaut mieux pour l’usage de la vie, et il est même indispensable de considérer les choses, non comme nécessaires, mais comme possibles. Je n’en dirai pas davantage sur la loi prise d’une manière absolue.

Mais comme ce mot de loi semble avoir été appliqué aux choses naturelles par extension, et qu’on n’entend communément par loi rien autre chose qu’un commandement que les hommes peuvent accomplir ou négliger, parce qu’il se borne à retenir la puissance humaine en des limites qu’elle peut franchir, et n’impose rien qui surpasse les forces de l’homme, il semble nécessaire de définir la loi dans un sens plus particulier : une règle de conduite que l’homme s’impose et impose à autrui pour une certaine fin. Toutefois, comme la véritable fin des lois n’est aperçue d’ordinaire que par un petit nombre, la plupart des hommes étant incapables de la comprendre et de régler leur vie suivant la raison, voici le parti qu’ont pris les législateurs afin d’obliger également tous les hommes à l’obéissance : ils leur ont proposé une fin toute différente de celle qui résulte nécessairement de la nature des lois, promettant à ceux qui les observeraient les biens les plus chers au vulgaire, et menaçant ceux qui oseraient les violer des châtiments les plus redoutés ; et de telle sorte ils ont entrepris de maîtriser le vulgaire comme on fait un cheval à l’aide du frein. De là vient qu’on s’est accoutumé d’appeler proprement loi une règle de conduite imposée par certains hommes à tous les autres, et à dire que ceux qui obéissent aux lois vivent sous leur empire et dans une sorte d’esclavage. Mais la vérité est que celui-là seul qui ne rend à chacun son droit que par crainte de la potence, obéit à une autorité étrangère et sous la contrainte du mal qu’il redoute ; le nom de juste n’est pas fait pour lui. Au contraire, celui qui rend à chacun son droit parce qu’il connaît la véritable raison des lois et leur nécessité, celui-là agit d’une âme ferme, non par une volonté étrangère, mais par sa volonté propre, et il mérite véritablement le nom d’homme juste. C’est là sans doute ce que Paul a voulu nous apprendre quand il a dit que ceux qui vivaient sous la loi ne pouvaient être justifiés par la loi. La justice en effet, selon la définition qu’on en donne communément, consiste dans une volonté ferme et durable de rendre à chacun ce qui lui est dû. C’est pourquoi Salomon a dit (Proverbes, chap. XXI, vers. 12) que l’exécution de la justice est la joie du juste et la terreur du méchant.

La loi n’étant donc autre chose qu’une règle de conduite que les hommes s’imposent à eux-mêmes ou imposent aux autres pour une certaine fin, il paraît convenable de distinguer deux sortes de lois, l’humaine et la divine. J’entends par loi humaine une règle de conduite qui sert à la sûreté de la vie et ne regarde que l’État ; j’appelle loi divine celle qui n’a de rapport qu’au souverain bien, c’est-à-dire à la vraie connaissance et à l’amour de Dieu. Ce qui fait que je donne à cette dernière loi le nom de divine, c’est la nature même du souverain bien, que je vais expliquer ici en peu de mots et le plus clairement qu’il me sera possible.

La meilleure partie de nous-mêmes, c’est l’entendement. Si donc nous voulons chercher ce qui nous est véritablement utile, nous devons nous efforcer de donner à notre entendement toute la perfection possible, puisque notre souverain bien consiste en cette perfection même. Or, comme toute la connaissance humaine et toute certitude parfaite dépendent exclusivement de la connaissance de Dieu, soit parce que sans Dieu rien ne peut exister ni être conçu, soit parce qu’on peut douter de toutes choses tant qu’on n’a pas une idée claire et distincte de Dieu, il s’ensuit clairement que c’est à la connaissance de Dieu, et à elle seule, que notre souverain bien et toute perfection sont attachés. De plus, rien ne pouvant être ni être conçu sans Dieu, il est certain que tout ce qui est dans la nature, considéré dans son essence et dans sa perfection, enveloppe et exprime le concept de Dieu ; d’où il résulte qu’à mesure que nous connaissons davantage les choses naturelles, nous acquérons de Dieu une connaissance plus grande et plus parfaite ; en d’autres termes (puisque connaître l’effet par sa cause, ce n’est autre chose que connaître une des propriétés de cette cause), à mesure que nous connaissons davantage les choses naturelles, nous connaissons d’une façon plus parfaite l’essence de Dieu, laquelle est cause de tout le reste. Et, par conséquent, toute la connaissance humaine, c’est-à-dire le souverain bien de l’homme, non-seulement dépend de la connaissance de Dieu, mais y est contenu tout entier. Cette conséquence, du reste, peut aussi être déduite d’un autre principe, savoir : que la perfection de l’homme croît en raison de la nature et de la perfection de l’objet qu’il aime par-dessus tous les autres, et réciproquement. D’où il suit que celui-là est nécessairement le plus parfait et participe le plus complètement à la souveraine béatitude, qui aime par-dessus toutes choses la connaissance intellectuelle de l’être le plus parfait, savoir, Dieu, et s’y complaît de préférence à tout le reste. Voilà donc notre souverain bien, voilà le fond de notre béatitude : la connaissance et l’amour de Dieu. Ce principe une fois posé, tous les moyens nécessaires pour atteindre la fin suprême des action humaines, je veux dire Dieu, en tant que nous en avons l’idée, peuvent très-bien s’appeler des commandements de Dieu, puisque l’emploi de ces moyens nous est en quelque sorte prescrit par Dieu même, en tant qu’il existe dans notre âme ; et par conséquent la règle de conduite qui se rapporte à cette fin peut aussi très-bien recevoir le nom de loi divine. Maintenant, quels sont ces moyens ? quelle est la règle de conduite qui nous est imposée pour atteindre à cette fin ? comment l’État y trouve-t-il son plus solide fondement ? ce sont là des questions qui embrassent la morale tout entière. Or je ne veux traiter ici de la loi divine que d’une manière générale.

Puisqu’il est établi maintenant que l’amour de Dieu fait la suprême félicité de l’homme et sa béatitude, qu’il est la fin dernière et le terme de toutes les actions humaines on doit conclure que celui-là seul observe la loi divine, qui prend soin d’aimer Dieu, non par crainte du châtiment ou par amour d’un autre objet, comme la gloire ou les plaisirs célestes, mais par cela seul qu’il connaît Dieu, ou encore parce qu’il sait que la connaissance et l’amour de Dieu sont le souverain bien. La loi divine est donc tout entière dans ce précepte suprême : Aimez Dieu comme votre souverain bien ; ce qui veut dire, je le répète, qu’il ne faut point aimer Dieu par crainte du châtiment, ni par amour pour un autre objet ; car l’idée de Dieu nous enseigne que Dieu est notre souverain bien, que la connaissance et l’amour de Dieu sont la fin dernière où il faut diriger tous nos actes. C’est là ce que l’homme charnel ne peut comprendre ; ces préceptes lui semblent choses vaines, parce qu’il n’a de Dieu qu’une connaissance imparfaite, parce qu’il ne trouve dans ce bien suprême qu’on lui propose rien de palpable, rien d’agréable aux sens, rien qui flatte la chair, source de ses plus vives jouissances, parce qu’enfin ce bien ne consiste que dans la pensée et dans le pur entendement. Mais pour ceux qui sont capables de comprendre qu’il n’y a rien dans l’homme de supérieur à l’entendement ni de plus parfait qu’une âme saine, je ne doute pas qu’ils n’en jugent tout autrement.

Nous avons expliqué ce qui constitue proprement la loi divine. Toutes les lois qui poursuivent un autre objet sont des lois humaines : à moins toutefois qu’elles ne soient consacrées par la révélation ; car sous ce point de vue, comme nous l’avons montré plus haut, elles se rapportent à Dieu ; et c’est dans ce sens que la loi de Moïse, tout en étant une loi particulière appropriée au génie particulier et à la conservation d’un seul peuple, peut être appelée Loi de Dieu ou loi divine. Nous croyons en effet que cette loi a reçu la consécration de la lumière prophétique.

Si nous considérons maintenant avec attention la nature de la loi divine naturelle, telle que nous l’avons définie tout à l’heure, nous reconnaîtrons : 1° qu’elle est universelle, c’est-à-dire commune à tous les hommes ; nous l’avons déduite en effet de la nature humaine prise dans sa généralité ; 2° qu’elle n’a pas besoin de s’appuyer sur la foi des récits historiques, quels que soient d’ailleurs ces récits. Car comme cette loi divine naturelle se tire de la seule considération de la nature humaine, on la peut également concevoir dans l’âme d’Adam et dans celle d’un autre individu quelconque, dans un solitaire et dans un homme qui vit avec ses semblables. Ce n’est pas non plus la croyance aux récits historiques, si légitime qu’elle soit, qui peut nous donner la connaissance de Dieu, ni par conséquent l’amour de Dieu, qui en tire son origine ; cette connaissance, nous la puisons dans les notions universelles qui se révèlent par elles-mêmes et emportent une certitude immédiate ; tant il est vrai que la croyance aux récits historiques n’est pas une condition nécessaire pour parvenir au souverain bien. Toutefois, bien que les récits historiques soient incapables de nous donner la connaissance et l’amour de Dieu, je ne nie point que la lecture de ces récits ne nous soit très-utile dans la vie sociale. Plus en effet nous observons, et mieux nous connaissons les mœurs des hommes, que rien ne nous dévoile plus sûrement que leurs actions, plus il nous est facile de vivre en sûreté dans leur commerce, et d’accommoder notre vie et notre conduite à leur génie, autant qu’il est raisonnable de le faire. 3° Nous voyons aussi que cette loi divine naturelle ne nous demande pas de cérémonies, c’est-à-dire cette sorte d’actions, de soi indifférentes, et qu’on n’appelle bonnes qu’à la suite d’une institution, ou si l’on veut, qui représentent un certain bien nécessaire au salut, ou enfin, si l’on aime mieux, dont la raison surpasse la portée de l’esprit humain. Car la lumière naturelle n’exige rien de nous qu’elle ne soit capable de nous faire comprendre et qu’elle ne nous montre clairement comme bon en soi ou comme moyen d’atteindre à la béatitude. Et quant aux actions qui ne sont bonnes que par le fait d’une institution qui nous les impose, ou en tant que symboles de quelque bien réel, elles sont incapables de perfectionner notre entendement ; ce ne sont que de vaines ombres, qu’on ne peut mettre au rang des actions véritablement excellentes, de ces actions filles de l’entendement, qui sont comme les fruits naturels d’une âme saine. Mais il est inutile d’insister plus longuement sur ce point. 4° Nous voyons enfin que le prix d’avoir observé la loi divine, c’est cette loi elle-même, savoir : de connaître Dieu et de l’aimer d’une âme vraiment libre, d’un amour pur et durable ; le châtiment de ceux qui violent cette loi, c’est la privation de ces biens, la servitude de la chair, et une âme toujours changeante et toujours troublée.

Ces quatre points bien établis, nous avons à résoudre les questions suivantes. 1° Pouvons-nous, par la lumière naturelle, concevoir Dieu comme un législateur, ou comme un prince qui prescrit aux hommes certaines lois ? 2° Qu’enseigne l’Écriture sainte touchant la lumière et la loi naturelles ? 3° Pour quelle fin a-t-on institué autrefois des cérémonies religieuses ? 4° À quoi sert de connaître l’histoire sacrée et d’y croire ? Nous traiterons la première et la seconde de ces questions dans le présent chapitre, les deux autres dans le suivant.

Il est aisé de résoudre la première de ces questions en considérant la nature de la volonté de Dieu, laquelle ne se distingue de son intelligence qu’au regard de l’esprit humain : en d’autres termes, la volonté de Dieu et son entendement ne sont qu’une seule et même chose, et toute la distinction qu’on y établit vient des idées que nous nous formons de l’entendement divin. Par exemple, quand nous ne sommes attentifs qu’à ce seul point, savoir : que la nature du triangle est contenue de toute éternité dans la nature divine, à titre de vérité éternelle, nous disons alors que Dieu a l’idée du triangle, ou bien qu’il entend la nature du triangle ; mais si nous venons à concevoir que la nature du triangle est ainsi contenue dans la nature divine par la seule nécessité de la nature divine, et non par la nécessité de l’essence et de la nature du triangle ; bien plus encore, si nous considérons que la nécessité de l’essence et des propriétés du triangle, prises comme des vérités éternelles, dépend de la seule nécessité de la nature et de l’entendement divin, et non de la nature du triangle, il arrive alors que, ce que nous appelions entendement de Dieu, nous l’appelons volonté divine ou décret divin. Ainsi donc, dire que Dieu a voulu que la somme des angles d’un triangle fût égale à deux droits, ou dire que Dieu a pensé cela, c’est, au regard de Dieu, une seule et même chose. D’où il suit que les affirmations et les négations de Dieu enveloppent toujours une nécessité ou une vérité éternelles. Si, par exemple, Dieu avait dit à Adam : Je ne veux pas que vous mangiez du fruit de l’arbre du bien et du mal, il impliquerait contradiction qu’Adam pût manger de ce fruit ; et il serait par conséquent impossible qu’il en eût mangé, le décret de Dieu enveloppant une nécessité et une vérité éternelles. Cependant, suivant le récit de l’Écriture, Dieu fit à Adam cette défense, et Adam ne laissa pas de manger du fruit défendu. Il faut donc entendre de toute nécessité que Dieu révéla seulement à Adam le mal qu’il aurait à souffrir s’il mangeait du fruit de cet arbre, sans lui faire connaître qu’il était nécessaire que ce mal fût la suite de son action. D’où il arriva qu’Adam comprit cette révélation, non pas comme vérité éternelle et nécessaire, mais comme une loi, je veux dire comme un commandement, suivi de récompense ou de punition, non par la nécessité même et la nature de l’acte accompli, mais seulement par le vouloir d’un prince et par son autorité absolue. Par conséquent cette révélation n’eut le caractère d’une loi, et Dieu ne fut semblable à un législateur ou à un prince qu’au regard d’Adam et par l’imperfection et le défaut de sa connaissance. »

Chapitre VI : « Pour établir mon premier principe, il me suffit de rappeler ce que j’ai démontré au chap. IV, sur la loi divine, savoir : que tout ce que Dieu veut ou détermine enveloppe une nécessité et une vérité éternelles. L’entendement de Dieu ne se distinguant pas, nous l’avons prouvé, de sa volonté, dire que Dieu veut une chose ou dire qu’il la pense, c’est affirmer exactement la même chose. En conséquence, la même nécessité en vertu de laquelle il suit de la nature et de la perfection de Dieu qu’il pense une certaine chose telle qu’elle est, cette même nécessité, dis-je, fait que Dieu veut cette chose telle qu’elle est. Or, comme rien n’est nécessairement vrai que par le seul décret divin, il est évident que les lois universelles de la nature sont les décrets mêmes de Dieu, lesquels résultent nécessairement de la perfection de la nature divine. Si donc un phénomène se produisait dans l’univers qui fût contraire aux lois générales de la nature, il serait également contraire au décret divin, à l’intelligence et à la nature divines ; et de même si Dieu agissait contre les lois de la nature, il agirait contre sa propre essence, ce qui est le comble de l’absurdité. Je pourrais appuyer encore ma démonstration sur ce principe, que la puissance de la nature n’est, en réalité, que la puissance même et la vertu de Dieu, laquelle est le propre fond de l’essence divine ; mais ce surcroît de preuves est présentement superflu. Je conclus donc qu’il n’arrive rien dans la nature qui soit contraire à ses lois universelles, rien, dis-je, qui ne soit d’accord avec ces lois et qui n’en résulte. Tout ce qui arrive se fait par la volonté de Dieu et son éternel décret : en d’autres termes, tout ce qui arrive se fait suivant des lois et des règles qui enveloppent une nécessité et une vérité éternelles. Ces lois et ces règles, bien que toujours nous ne les connaissions pas, la nature les suit toujours, et par conséquent elle ne s’écarte jamais de son cours immuable. Or il n’y a point de bonne raison d’imposer une limite à la puissance et à la vertu de la nature, et de considérer ses lois comme appropriées à telle fin déterminée et non à toutes les fins possibles ; car la puissance et la vertu de la nature sont la puissance même et la vertu de Dieu ; les lois et les règles de la nature sont les propres décrets de Dieu ; il faut donc croire de toute nécessité que la puissance de la nature est infinie, et que ses lois sont ainsi faites qu’elles s’étendent à tout ce que l’entendement divin est capable d’embrasser. Nier cela, c’est soutenir que Dieu a créé la nature si impuissante et lui a donné des lois si stériles qu’il est obligé de venir à son secours, s’il veut qu’elle se conserve et que tout s’y passe au gré de ses vœux : doctrine aussi déraisonnable qu’il s’en puisse imaginer.

Maintenant qu’il est bien établi que rien n’arrive dans la nature qui ne résulte de ses lois, que ces lois embrassent tout ce que l’entendement divin lui-même est capable de concevoir, enfin que la nature garde éternellement un ordre fixe et immuable, il s’ensuit très-clairement qu’un miracle ne peut s’entendre qu’au regard des opinions des hommes, et ne signifie rien autre chose qu’un événement dont les hommes (ou du moins celui qui raconte le miracle) ne peuvent expliquer la cause naturelle par analogie avec d’autres événements semblables qu’ils sont habitués à observer. Je pourrais définir aussi le miracle : ce qui ne peut être expliqué par les principes des choses naturelles, tels que la raison nous les fait connaître ; mais comme les miracles ont été faits pour le vulgaire, lequel était dans une ignorance absolue des principes des choses naturelles, il est certain que les anciens considéraient comme miraculeux tout ce qu’ils ne pouvaient expliquer de la façon dont le vulgaire explique les choses, c’est-à-dire en demandant à la mémoire le souvenir de quelque événement semblable qu’on ait l’habitude de se représenter sans étonnement ; car le vulgaire croit comprendre suffisamment une chose, quand elle a cessé de l’étonner. »

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