L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique - Quatrième partie

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L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Bruno Giuliani

Quatrième partie : Éthique

Le bonheur : la raison et la liberté



L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Il n’y a pas de plus grand bonheur que de vivre dans la liberté, et la liberté n’est rien d’autre qu’une joie. C’est la joie de vivre en accord avec la nature, en agissant selon la puissance créatrice de son essence. Plus nous sommes libres, puissants et joyeux, plus nous sommes vertueux et heureux, et plus nous nous approchons du souverain bien, la béatitude.

Or les seules choses qui nous empêchent de vivre dans la joie de la liberté et la puissance des vertus sont nos passions. J’entends par passions les tristesses, craintes, haines, joies et désirs qui n’expriment pas notre essence. Les passions sont en effet la seule cause de servitude et de malheur. Nos souffrances ne viennent donc pas d’un vice de la nature humaine. Elles viennent seulement de notre incapacité à agir selon la vraie puissance de notre être, c’est-à-dire la raison.

Dès lors le seul moyen de parvenir au bonheur suprême de la liberté est de développer notre raison et d’apprendre à l’utiliser dans le sens de notre désir, pour réaliser notre essence et jouir de la vie des bienheureux.

Comment transformer nos passions en vertus? Comment vivre dans la liberté et la joie quelles que soient les circonstances ? Comment jouir d’un véritable bonheur?

Avant de répondre à ces questions, il est important de faire quelques remarques sur la notion de perfection.

Sommaire

La perfection

Contrairement à ce que nous croyons spontanément, il n’y a dans la réalité ni perfection, ni imperfection, ni bien, ni mal. Je l’ai déjà vu dans l’Ontologie, nous appelons « parfait » ce qui correspond à une attente et « bien » ce qui procure de la joie. Inversement nous appelons « imparfait » ce qui déçoit notre attente et « mal » ce qui nous fait souffrir.

Or ces valeurs n’existent pas dans la réalité. Elles ne font que traduire nos états intérieurs, nos affects. Si nous cessons de projeter nos affects dans le monde, autrement dit si nous voyons simplement la réalité telle qu’elle est sans projection ni interprétation, nous la percevons comme une création constante de la nature selon des lois nécessaires sans la comparer à un modèle imaginaire et idéal. Quand nous pensons ainsi, adéquatement, nous comprenons que toute la réalité est parfaite et nous voyons que tout est bien. Tout est parfait, en effet, dans le réel, non par comparaison avec de l’imparfait ou du mauvais, mais simplement dans la mesure où cela existe. Exister est en effet une perfection. Car tout ce qui existe est déterminé par Dieu, c’est-à-dire la Nature, à exister comme cela existe.

Les choses, les personnes, les évènements ne peuvent pas exister autrement que comme ils existent parce qu’ils ne sont rien d’autre que des manifestations de la puissance infinie de la nature, des manières d’être de Dieu. Nous pouvons donc voir toutes les choses comme « parfaites » et « bonnes », chacune en leur genre, quand nous les percevons par l’intuition telles qu’elles sont, des incarnations de Dieu, et alors nous pouvons en éprouver de la joie.

Or quand on pense la réalité adéquatement, elle devient source de joie. Nous concevons alors de l’amour pour la réalité, quelle qu’elle soit, y compris « la pire ». Ainsi même la mort qui est généralement la plus grande cause de tristesse peut devenir, quand elle est comprise adéquatement, une source de joie. Quand nous pensons adéquatement, nous devenons aussi à ce moment là sources de joie pour nous-mêmes parce que nous comprenons que nous sommes aussi parfaits que toutes les choses de la nature. Notre bonheur devient ainsi parfait lorsque que sommes capables de penser le monde dans sa perfection, c’est-à-dire lorsque nous le voyons simplement tel qu’il est.

Cette remarque nous fait bien comprendre que le bonheur ne s’obtient jamais en changeant le monde. Il se trouve au contraire en comprenant que notre monde est parfait, ce qui suppose un total renoncement à le changer. Changer le monde est d’ailleurs impossible : il faudrait pour cela avoir une puissance infinie, et nous ne sommes que des hommes dont la puissance est très limitée. La seule chose que nous avons la puissance de changer, ce sont nos idées. Et ce que nous pouvons faire de mieux, c’est développer nos idées vraies, pour percevoir toujours mieux la perfection de la réalité, c’est-à-dire la puissance infinie de Dieu toujours à l’œuvre dans toutes les choses de la nature, et en éprouver de la joie.

Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi sommes-nous insatisfaits ? Parce que nous désirons autre chose que le réel, d’après la croyance que le monde est imparfait. Et pourquoi le croyons-nous imparfait ? Parce que nous ne le comprenons pas. Et que ne le comprenant pas, nous ne sommes pas dans la joie. La cause de la souffrance n’est donc pas le désir. C’est la pensée fausse. C’est l’ignorance et l’imagination.

En résumé, les passions et la souffrance n’ont pas d’autre origine que l’incompréhension du réel. Les vertus et la joie n’ont pas d’autre source que sa compréhension.

Ceci étant vu, je vais à présent reprendre mon enquête et répondre à la question centrale de l’éthique : comment transformer nos passions en vertus, notre impuissance en puissance, notre servitude en liberté ?

Commençons par mieux comprendre les causes de notre servitude.

La condition humaine

La servitude passionnelle

Nous le voyons sans cesse en nous et autour de nous, l’humanité est pour l’essentiel dominée par des affects tristes : avidités, frustrations, craintes, haines et toutes les tristesses qui leur sont associées. Dominé par les forces affectives qui naissent de l’ignorance et de l’imagination, l’être humain vit le plus souvent dans la servitude. Il est contraint intérieurement de faire le mal même lorsqu’il voit le bien et il en vient généralement à accuser les autres, la société et le destin plutôt que de réaliser qu’il est le seul responsable de sa propre impuissance à vivre dans la joie.

La seule manière de transformer nos passions en vertus et notre frustration en joie est la connaissance de la vérité, c’est-à-dire la compréhension de la nature, dans chaque circonstance de notre vie. Seule en effet cette compréhension nous fait connaître la perfection de la nature en nous et hors de nous et cette prise de conscience produit en nous l’affect de joie active qui est à la base de toute vertu, de la fermeté comme de la générosité. Plus nous comprenons ce que nous sommes et ce que sont les choses, plus nous sommes déterminés à agir avec la force de la vertu en éprouvant notre réelle puissance. Plus nous expérimentons la joie d’être parfait dans un monde parfait.

Cependant, ce n’est pas la connaissance de la vérité en tant que telle qui nous permet de nous opposer aux affects qui constituent les passions et nous font mal agir. C’est uniquement le désir et la joie qui découlent de la vraie compréhension. En effet, il ne suffit pas d’avoir une opinion vraie des choses pour être libre et éprouver une joie active. Il faut réellement comprendre, avec la puissance de sa propre pensée, ce qui nous arrive et ce que nous sommes : il faut éprouver un affect actif, c’est-à-dire une joie qui découle de l’intuition de notre essence et des choses qui nous entourent, par la réalisation de notre désir.

Si par exemple nous essayons de nous abstenir d’accomplir un acte quelconque, par exemple manger d’un aliment que nous aimons, parce qu’on nous a dit qu’il est mauvais pour nous de le faire, bien que nous sachions réellement cela et que nous désirions réellement la santé, nous serons impuissants et ne parviendrons pas à réprimer notre désir de manger et ce d’autant plus que nous ressentons de l’amour pour cet aliment. Si au contraire nous comprenons de manière adéquate qu’il est mauvais pour nous de manger de cet aliment par l’intuition de notre essence, alors cette pensée même s’accompagnera de la joie de ne pas en manger, non par répression de notre désir, mais au contraire par sa réalisation à travers la pensée d’autres actions à accomplir pour être dans la joie. Nous mangerons ainsi un autre aliment que nous savons être bon pour nous pour apaiser notre faim et nous sentirons libres vis-à-vis de l’alimentation.

D’une manière plus générale la liberté ne consiste en rien d’autre que dans la puissance de comprendre ce qui est réellement mauvais et ce qui est réellement bon pour nous, autrement dit à connaître notre essence, c’est-à-dire notre vrai désir.

Le fondement naturel de la vertu : l’intérêt vital comme recherche de l’utile

Nous savons par intuition que chacun s’efforce nécessairement de chercher tout ce qu’il juge bon et de fuir tout ce qu’il juge mauvais. De ce fait, toutes nos actions, notre bonheur comme notre malheur, nos passions comme nos vertus ont tous la même source : le désir.

Qu’est ce en effet que le malheur, sinon la frustration totale du désir, soit une tristesse maximale ? Et qu’est-ce que le bonheur, sinon la satisfaction totale du désir, soit une joie maximale ? La passion n’est rien d’autre non plus que notre désir dont la puissance est affectée par une puissance extérieure, alors que la vertu n’est rien d’autre que la pleine expression de sa seule puissance dans le sens de sa nature, de son utilité et de sa joie.

Ainsi tout être humain désire nécessairement rester en vie, augmenter ses joies et diminuer ses tristesses. Mais seul celui qui réalise constamment son désir par l’actualisation de sa puissance peut effectivement vivre dans la joie.

La seule différence entre l’être esclave de ses passions et l’être libre qui agit par vertu réside donc dans sa puissance, ou plutôt dans sa capacité à utiliser sa puissance, qui est potentiellement infinie, non en quantité, car il n’est pas Dieu, mais en qualité, car il est une partie de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Or un être est d’autant plus puissant qu’il est déterminé à agir par des idées adéquates et d’autant plus impuissant qu’il est déterminé à agir par des idées inadéquates. Agir par vertu n’est rien en effet d’autre que vivre sous la conduite de la raison en faisant tout ce que nous comprenons comme réellement utile à notre bonheur.

Quand nous sommes vertueux, nous ressentons que nous sommes libres et puissants et nous en éprouvons une joie totale, une joie qui est sans crainte, sans tristesse et sans haine. Qu’elle soit fermeté ou générosité, qu’elle recherche sa propre joie ou celle d’un autre, l’action vertueuse est ainsi toujours accomplie sans le sentiment de faire un effort, alors même qu’elle demande la mobilisation d’une énergie et suppose donc en un certain sens un effort de notre esprit et un mouvement de notre corps. L’action vertueuse s’accomplit en effet toujours de manière joyeuse, spontanée et naturelle. La vertu nous fait toujours agir selon une nécessité intérieure, celle du désir d’être heureux, et elle s’accompagne toujours d’un affect de joie et d’un sentiment de liberté, c’est-à-dire d’absence de contraintes. La vertu ne découle pas d’un acte de la volonté opposé au désir. Elle vient toujours de la compréhension intuitive qu’une action donnée est bonne en elle-même parce qu’elle réalise notre désir et qu’elle est source de joie. La vertu est ainsi toujours un acte d’amour, une force qui vient du cœur, un élan amoureux.

Le bonheur n’étant rien d’autre que la joie qui est actuellement éprouvée par un être libre qui réalise son désir, et cette joie ne venant de rien d’autre que de la connaissance de son désir, c’est-à-dire de son essence, il s’ensuit que la chose la plus utile pour atteindre le bonheur est la connaissance vraie de soi et tout ce qui y conduit, les vertus et leurs causes. Et inversement, la chose la plus nuisible est la méconnaissance de soi et tout ce qui y conduit, les passions et leurs causes.

Rien n’est ainsi plus utile qu’un bon maître ou un ami qui nous amène à développer notre raison et nos vertus, et rien n’est plus nuisible qu’un mauvais maître ou un ami qui nous amène à développer nos opinions et nos passions. La prudence doit ainsi nous amener à nous méfier des mauvais maîtres et des faux amis, et à nous rapprocher au contraire des bons maîtres et des vrais amis.

Cependant il faut remarquer qu’en toute rigueur la connaissance de soi ne nécessite aucun maître. Chacun possède en effet de manière innée une idée adéquate de soi comme chacun possède nécessairement une idée adéquate de l’être, c’est-à-dire de Dieu. La connaissance de soi est d’ailleurs impossible sans la compréhension de Dieu, car notre être fini n’est rien d’autre qu’une manifestation particulière de l’être infini.

Plus nous connaissons que nous sommes une partie de Dieu, plus nous connaissons notre véritable puissance qui n’est autre que celle de Dieu telle qu’elle s’incarne dans notre être fini. Si la source du bien, de la vertu et du bonheur est la connaissance de soi, la source du bien, de la vertu et du bonheur suprême est donc la connaissance de Dieu. Et tout ce qui permet de prendre conscience que nous sommes Dieu, ou ce qui revient au même, que nous sommes vivants, puissants, parfaits, réels ou naturels est absolument bon.

Cependant la compagnie d’autrui nous est extrêmement utile tant que nous n’avons pas développé complètement notre sagesse par la connaissance de nous-mêmes et de Dieu, et c’est pourquoi la philosophie nous conduit à développer des rapports humains raisonnables et à chercher l’intérêt d’autrui autant que le notre. Ce point mérite un approfondissement.

De l’utile propre à l’utile commun : la genèse de la socialité

La relation avec les autres hommes obéit aux mêmes lois générales que la relation avec toutes les autres choses de la nature. Or une chose quelconque n’est bonne ou mauvaise que dans la mesure où elle augmente ou diminue notre puissance d’être, d’agir et de penser. Si une chose s’accorde avec notre nature, elle ne peut qu’augmenter notre puissance en nous aidant à réaliser notre désir et elle est toujours bonne. Inversement, si elle ne s’accorde pas avec notre nature, elle est mauvaise.

Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, ils ne peuvent s’accorder en nature parce qu’ils sont alors impuissants à réaliser leur désir, ne sont pas libres ni joyeux et ne sont pas dirigés par la compréhension et la vertu. Au contraire, plus ils sont animés par des passions, plus ils sont inconstants et vicieux les uns envers les autres et plus ils s’opposent dans des conflits sans fin. Les passions et les vices ne peuvent que développer la haine et la crainte entre les hommes, en particulier quand plusieurs aiment ce qu’un seul peut posséder : un amour, un territoire, un travail, une réputation, un bien matériel etc. Le désir de posséder quoi que ce soit est ainsi une passion extrêmement nocive dans la mesure où il engendre des souffrances et des conflits avec les autres et surtout avec nous-mêmes dans la mesure où il nous empêche de réaliser notre véritable désir, qui est d’être simplement de vivre dans la joie, sans crainte de perdre quoi que ce soit, libre de tout attachement.

Au contraire, plus les hommes vivent dans la raison, plus ils sont libres, vertueux et joyeux, et plus ils s’accordent en nature et peuvent augmenter chacun leur puissance de celle des autres dans le cadre de l’amitié. Rien n’est d’ailleurs plus utile à un homme qu’un autre homme qui vit sous la conduite de la raison. Car celui-ci s’efforce d’agir avec autant de force pour son propre bonheur par la fermeté que pour le bonheur des autres par la générosité. D’autre part, quand deux hommes dirigés par la raison sont amis, ils augmentent chacun leur puissance par celle de l’autre et ils en augmentent d’autant leur joie, leur vertu et leur liberté.

L’amitié

La plupart des communautés humaines étant davantage composée d’hommes soumis aux passions que dirigés par la vertu, il s’ensuit que la vie en société engendre de nombreux inconvénients dus à la rivalité, l’envie, la jalousie des uns envers les autres. Cependant, les hommes préfèrent quand même la société à la vie solitaire parce qu’elle apporte plus d’avantages que d’inconvénients pour réaliser leurs désirs et combler leurs besoins. En réalité, tous cherchent à avoir des amis, mais n’étant pas conduits par la raison, ils négligent généralement la première condition de l’amitié qui est d’être vertueux inconditionnellement auprès de ses proches. Ils cherchent ainsi passionnellement à avoir des amis comme ils cherchent à posséder des richesses et non à raisonnablement être un ami dans la vraie générosité et sans désir de possession. Tout ceci explique pourquoi la véritable amitié est si rare entre les êtres humains : elle ne peut unir en effet que les êtres suffisamment vertueux. Les relations de camaraderie fondées sur le plaisir ou l’utilité réciproque et non sur la générosité ne sont donc en fait que de pseudo amitiés. La véritable amitié est en fait extrêmement rare dans le monde et un être humain peut s’estimer heureux s’il rencontre ne serait-ce qu’un véritable ami dans sa vie, c’est-à-dire une personne réellement vertueuse avec lequel il se lie par des sentiments d’amour.

La société heureuse

Bien que l’amitié soit rare, une société de personnes vertueuse dans laquelle chacun s’efforcerait spontanément d’aider les autres à être heureux par amitié peut tout à fait exister. Cela suppose seulement que chaque membre de cette société vive majoritairement sous la conduite de la raison et soit donc assez libre, vertueux et joyeux pour éviter les rapports d’injustice et de violence. De telles sociétés vertueuses et heureuses ont existé et existent sans doute encore, mais elles sont à l’évidence pour l’instant peu nombreuses et à une échelle fort réduite. L’important ici est de comprendre que rien ne s’oppose à ce que l’humanité entière vive dans la concorde d’une société vertueuse, si ce n’est la mauvaise éducation des enfants et le manque de philosophie des adultes.

La philanthropie de l’homme libre

Le bien suprême de ceux qui vivent selon la raison est la joie d’être libre et ce bien est commun à tous les hommes vertueux. En effet, tous les hommes libres se réjouissent ensemble de leur liberté et oeuvrent spontanément et généreusement au bonheur de la société toute entière sans rien en attendre en retour. Tout homme libre désire en effet autant que son propre bonheur le bonheur des autres hommes. Cela vient de ce que l’homme libre comprend que rien ne lui est plus utile pour son bonheur qu’un autre homme libre, heureux et vertueux, (c’est-à-dire un vrai ami) et il se réjouit d’autant plus du bonheur d’autrui qu’il a une plus grande connaissance de Dieu. L’homme libre agit ainsi pour que les autres hommes aiment ce qu’il aime, à savoir Dieu, c’est-à-dire la Nature, non à cause d’une affection pour un objet particulier et pour faire partager sa passion, comme on le voit partout dans la société avec les partis, les églises, les arts et les modes, mais pour que tous puissent vivre dans le bonheur en réalisant leur propre désir, selon leur goût propre, dans la joie et la sérénité.

Celui qui s’efforce d’aider les autres à vivre selon la raison pour devenir libres et heureux n’agit jamais par impulsion et dans l’agitation intérieure comme le sont les passionnés. Au contraire, il agit dans la douceur et sérénité en étant pleinement en accord avec lui-même.

L’ensemble de ses désirs et de ses actions peuvent d’ailleurs être rapportés à la religion, au vrai sens du terme : le respect du sacré qui relie les hommes à Dieu et entre eux.

La religion de l’homme libre

Les désirs et les actions d’un homme dirigé par la raison n’ont en réalité pas d’autre cause que la compréhension de soi qui passe par la connaissance intuitive de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Or cette connaissance s’accompagne d’un amour très différent de l’amour ordinaire, l’amour de Dieu, qui est le fondement même de la religion et qu’on peut également appeler la foi. Cet amour est fondé sur la compréhension intuitive de Dieu. Il est en tous points opposé à la croyance et la superstition religieuses qui admet que Dieu est différent de la nature et transcendant à l’homme. Ces amours passionnels sont fondés sur l’ignorance et l’imagination. L’homme libre s’attache à les détruire chaque fois qu’il le peut, avec douceur, générosité et prudence pour laisser la place à l’amour de la vérité et à l’amitié entre tous les hommes.

Toute personne qui s’efforce spontanément d’aider les autres à être libre et heureux en étant animé par l’amour de Dieu ne fait rien d’autre que relier les hommes entre eux et avec Dieu par un lien de joie et d’amour. Seule cette personne est réellement religieuse, et sa vertu peut être appelée piété. Un tel homme n’a besoin d’aucune croyance, aucune église, aucun dogme, aucun rite pour être totalement pieux. Il peut bien sûr les apprécier et leur trouver une utilité mais il lui suffit pour être religieux d’être vertueux, c’est-à-dire d’aimer. Il est alors animé par l’amour des autres avec autant de force que par l’amour de Dieu.

La moralité

De la même façon, le désir de faire du bien qui vient de la raison peut être appelé la moralité. La vraie moralité est ainsi indépendante de toutes les morales qui sont généralement imposées, apprises et enseignées par les hommes à leurs enfants à travers l’éducation. La vraie moralité ne s’impose pas, elle se réalise librement. Elle ne s’apprend pas : elle se comprend. Elle ne s’enseigne pas : elle se révèle à chacun par le seul usage de la raison, c’est-à-dire par la pratique de la philosophie.

Nous voyons ainsi clairement maintenant la différence entre la vertu véritable qui conduit à faire le bien et l’impuissance des morales qui conduit à condamner le mal. La vertu en effet ne condamne rien. Elle conduit au contraire à agir librement en faisant sans cesse ce que l’on comprend comme nécessairement bon pour soi et pour les autres d’après son propre désir, en exerçant joyeusement toute sa puissance dans le sens de la joie de tous.

Au contraire l’impuissance consiste à se laisser passivement conduire par les choses extérieures pour satisfaire de faux désirs qui n’expriment pas notre vraie nature. Elle nous condamne à vivre misérablement, dans la servitude, la frustration et la tristesse et elle conduit chacun à s’indigner et à condamner de surcroît l’action de ceux qu’ils ne comprennent pas sous couvert d’une fausse moralité.

Faute de vivre dans la vertu, la religion et la moralité, les hommes sont ainsi tous potentiellement en conflit les uns avec les autres, et c’est pourquoi ils en sont venus à concevoir des lois et un Etat chargé de les faire respecter.

La nécessité du droit

Si les hommes vivaient tous sous la conduite de la raison, chacun pourrait utiliser son droit naturel de faire tout ce qui est en son pouvoir sans dommage pour personne. Mais comme ils sont presque tous et presque tout le temps soumis à leurs passions, il est nécessaire, du moins tant que la raison ne règne pas dans tous les esprits, qu’ils renoncent à leur droit naturel et acceptent d’obéir à des lois politiques et à un pouvoir extérieur sous peine de menace. Nul en effet ne renonce à un bien que pour échapper à un mal plus grand. Il faut d’ailleurs noter ici que la faute et l’injustice n’existent pas dans la nature mais seulement dans une société régie par des lois. Dans la nature en effet tout est juste et la faute n’existe pas, pas plus d’ailleurs que le péché. Chacun fait nécessairement ce que sa nature le conduit à faire, selon une stricte nécessité, sans aucun libre arbitre, d’une manière parfaite.

La faute et l’injustice ne sont donc rien d’autre que des désobéissances toute relatives à des lois humaines instituées pour limiter le désordre social dû au conflit entre les hommes soumis aux passions.

De la même façon, le mérite et la justice ne sont rien d’autre qu’une obéissance aux lois qui permettent la concorde. Si les hommes étaient vertueux, ils seraient spontanément justes par leur seule force d’âme sans avoir besoin de lois ni de pouvoir politique pour les y obliger. Le régime politique des hommes libres est donc la démocratie directe qui correspond à l’anarchie propre à la nature. L’anarchie est ainsi l’état naturel de la société humaine, et par anarchie il ne faut pas entendre l’absence d’ordre, mais seulement l’absence d’Etat. Dans le cas où les hommes sont régis par leurs passions, l’anarchie engendre naturellement le chaos et la violence. Mais dans le cas où ils sont gouvernés par la raison, elle engendre la concorde et l’harmonie.

Bien que les hommes soient toujours au moins un peu raisonnables, les sociétés sont majoritairement passionnelles. C’est donc dans ce cadre que nous devons philosopher et nous libérer de nos passions. Bien qu’il soit défavorable au développement de la raison, il n’empêche pas pour autant la réalisation de soi. En effet, ce n’est pas en nous coupant de l’énergie de la société que nous pouvons développer notre raison, notre liberté et notre bonheur. C’est au contraire en apprenant à canaliser tout ce qu’il y a de positif dans notre affectivité et celle des autres.

Comment utiliser la force des affects dans le sens de la raison ? C’est tout le problème de l’éthique. Nous savons que cela demande essentiellement de développer notre pouvoir corporel d’être affecté et notre pouvoir spirituel de comprendre.

De la servitude à la liberté

Typologie rationnelle des passions en fonction de leur utilité

Qu’est-ce qui est réellement bon ? Et d’une manière générale, qu’est-ce qui nous est réellement utile? Nous savons par intuition que c’est tout ce qui est source de joie, et plus particulièrement ce qui nous permet d’accroître notre puissance, de maintenir notre intégrité individuelle et de vivre dans le bonheur avec les autres. Nous savons avec certitude que cela est bon dans la mesure où cela nous conduit à vivre peu à peu sous la conduite de la raison et à accomplir notre essence jusqu’à la béatitude. Inversement est nuisible tout ce qui est cause de tristesse, et donc tout ce qui diminue notre puissance, altère notre intégrité individuelle et introduit de la discorde avec les autres, car tout cela tend à fortifier en nous notre servitude passionnelle et à nous éloigner de la béatitude. A partir de là nous pouvons maintenant comprendre ce qu’il y a de bon et de mauvais dans chacune de nos affections.

Outre les affects qui sont des vertus, il existe en nous des affections bonnes et utiles parce qu’elles nous conduisent à la raison même si elles sont des passions et qu’elles n’expriment pas complètement notre essence. D’autres au contraire sont toujours mauvaises et nuisibles et donc à éviter autant que possible. Faisons l’inventaire de ces bonnes et de ces mauvaises passions.

La joie et la gaieté ne sont jamais mauvaises directement mais bonnes. La tristesse et la mélancolie sont toujours et directement mauvaises. En revanche, un plaisir n’est pas toujours bon. Il est mauvais si il empêche le corps de développer sa puissance, de maintenir son intégrité et de vivre dans la concorde avec les autres. Il est bon au contraire si il ne l’empêche pas et ne nuit pas non plus à l’exercice de notre raison. De la même manière, la douleur est mauvaise, mais elle peut être bonne dans la mesure où elle nous libère de l’emprise d’un plaisir qui enchaîne notre raison et réduit notre liberté.

L’amour et le désir sont bons en eux-mêmes, mais ils peuvent avoir de l’excès quand la joie qui naît de la pensée de ce que nous aimons ou désirons n’est pas liée à une pensée adéquate de cet objet et de notre essence. Ces amours et désirs excessifs nous privent alors de liberté en nous attachant à des objets qui vont exercer sur nous leur puissance et nous rendre vulnérables à de nombreuses passions.

La haine par contre ne peut jamais être bonne, ainsi que toutes les affections qui s’y rapportent : envie, raillerie, indignation, mépris, colère, vengeance, etc. Toutes en effet nous conduisent à désirer détruire ou blesser la cause de notre haine plutôt qu’à faire ce qui augmente notre puissance et nous donne de la joie.

Tout ce qui peut nous donner des occasions de jouissance, de rire et de joie comme les aliments, les boissons, les parfums, les jeux, les arts et la sexualité est bon et utile dans la mesure où nous les cherchons sans excès et dans l’équilibre.

L’homme vertueux est ainsi toujours tempérant. Il ne l’est pas bien sûr pour réduire sa jouissance, mais au contraire pour la purifier de ses souffrances, la maintenir à son niveau maximum et l’enrichir en permanence jusqu’à atteindre les délices de la volupté et les splendeurs de l’extase. Il cultive ainsi sans retenue mais aussi sans excès les activités ludiques, hédonistes et érotiques pour autant qu’elles contribuent à sa liberté et au bonheur de tous.

Plus notre corps est affecté de joies diverses, plus notre esprit développe son aptitude à comprendre plus de choses et augmente par là sa puissance d’agir et sa capacité à percevoir intuitivement la perfection de l’être infini et à jouir ainsi de sa propre perfection.

Lorsque les autres ont pour nous de la haine, de la colère ou du mépris, la raison nous conduit à agir envers eux dans la joie et la sérénité avec amour et générosité de manière à augmenter leur puissance et à nous lier avec eux par un nouveau lien d’amitié. L’amour des ennemis auquel le Christ a invité les hommes paraît une absurdité pour celui qui vit sous le régime des passions. Il est évident et spontané pour celui qui vit sous la conduite de la raison.

L’espoir et la crainte ne sont pas bons par eux-mêmes car ils incluent de la tristesse et ne sont pas fondés sur la connaissance. L’espoir est en effet une joie qui naît de la pensée d’un bien incertain et il engendre la crainte, c’est-à-dire la souffrance liée à l’imagination d’un mal possible. Cependant, l’espoir ou la crainte peuvent parfois être bons s’ils nous permettent de réduire un excès de désir et de joie. Ainsi l’espoir de l’argent nécessaire à la survie et la crainte de la misère peuvent conduire le paresseux à travailler et lui faire découvrir sa véritable puissance, qui est d’œuvrer dans l’amour à la réalisation d’une société heureuse par l’utilisation généreuse de ses compétences. De la même façon, la crainte de la honte et l’espoir d’éviter la solitude peuvent conduire l’homme lubrique et avide de femmes à rester fidèle à la femme qu’il aime. Ainsi ces passions peuvent lui faire découvrir la joie de créer une famille heureuse et de se consacrer à l’éducation de ses enfants, si bien sûr tel est son désir, et de ce fait il peut être progressivement conduit sur la voie de la raison.

Inversement la crainte de subir les passions d’une femme jalouse et l’espoir de développer sa sagesse par une vie sereine peuvent conduire un philosophe à choisir le célibat malgré son amour de la femme. Mais en revanche ses passions amoureuses peuvent lui faire découvrir sa puissance d’aimer un grand nombre de personnes dans le cadre de l’amitié.

Cependant, plus nous vivons dans la raison, moins nous sommes dépendants de l’espoir et plus nous nous affranchissons de la crainte. Notre seul désir consiste en effet à vivre ici et maintenant dans la joie de la liberté et sous la conduite de la raison, vers toujours plus de bonheur pour tous.

La surestime et la mésestime sont toujours mauvaises. La surestime, parce qu’elle engendre la joie excessive de l’orgueil qui est de se croire supérieur aux autres. La mésestime, parce qu’elle engendre la tristesse de l’humilité qui est de considérer son impuissance et de se croire inférieur aux autres, (ce qui est absurde, chacun étant unique en son genre et donc incomparable)

Quant à la pitié, elle semble bonne dans la mesure où elle nous conduit à aider celui dont la souffrance nous affecte de tristesse. En réalité, elle est mauvaise parce qu’elle est une diminution de puissance liée à une pensée inadéquate de l’autre. Elle est même inutile dans la mesure où la raison nous conduit spontanément à désirer le bien d’autrui et tout particulièrement de ceux qui souffrent par la seule générosité, non pas dans la tristesse, mais dans la joie.

Il faut également noter que celui qui ressent de la pitié n’agit pas selon la raison. Son esprit n’est pas animé par la compréhension de ce qui est réellement bon pour l’autre, mais par le désir de soulager sa souffrance pour se libérer en fait de sa propre tristesse. Ce faisant il ne peut pas être attentif au vrai besoin de l’autre et sera conduit à agir par impulsion selon son imagination, par exemple pour lui rendre le service ou lui donner l’argent qu’il réclame plutôt que de lui faire réellement du bien, qui est de l’aider à vivre selon la raison et selon sa vraie puissance.

L’homme raisonnable sait par ailleurs que tout ce qui arrive dans le monde a pour cause la nécessité de la nature divine, selon les lois éternelles de la nature, en conséquence de quoi il ne trouve rien qui soit digne de haine, de raillerie, de mépris, ni non plus de pitié dans le monde des hommes.

Il se contente donc autant qu’il le peut de bien agir et de se tenir dans la joie. Il ne se lamente pas de la souffrance des hommes et de l’injustice des sociétés. Il sait que tous les hommes peuvent abolir leur souffrance et instaurer la justice s’ils le désirent. Il sait aussi que les hommes n’agissent mal que parce ce qu’ils sont aveuglés par leur ignorance et rendus impuissants par leur esclavage passionnel. L’homme libre s’efforce donc de demeurer dans la joie tout en œuvrant à développer la raison et la justice en lui-même et dans les autres, autant que sa puissance le lui permet.

Quant à celui qui n’est porté à secourir autrui ni par la raison, ni par la pitié, on peut à juste titre l’appeler inhumain. Il conviendra à l’homme raisonnable et à la société de s’en protéger pour ne pas avoir à en pâtir et de développer sa sensibilité et sa raison autant que possible pour le ramener vers l’humanité.

Les États devront en particulier créer des centres de soin pour protéger la société des êtres que leurs passions rendent trop esclaves, vicieux et dangereux pour les autres, non bien sûr pour les punir et leur enlever leur liberté comme le font les prisons qui aggravent le mal plus qu’elles ne le soignent, mais au contraire pour les ramener avec fermeté et douceur à la puissance de la raison, c’est-à-dire à la sociabilité, la vertu et à la liberté.

La faveur est bonne et utile dans la mesure où elle est un amour pour celui qui fait du bien à autrui et qu’elle peut être comprise comme une action de l’âme.

L’indignation par contre est nécessairement mauvaise dans la mesure où c’est une haine pour celui a fait du mal à autrui. L’homme libre ne s’indigne pas. Il comprend que nul ne fait de mal autrement que pour éviter un mal plus grand ou en vue de ce qu’il croit être un bien. Il pardonne aux méchants leurs fautes et combat joyeusement leurs passions pour les ramener vers la justice et la raison avec fermeté et générosité.

Il faut remarquer ici que lorsque l’autorité politique châtie par la justice un citoyen injuste pour faire régner la paix dans la cité et le ramener à la vertu, il ne s’agit pas d’indignation, c’est-à-dire de haine envers celui qui agit mal, mais de moralité, c’est-à-dire de désir de faire du bien à tous sous la conduite de la raison. Le condamné doit pouvoir alors comprendre que le châtiment est alors infligé pour le bien de tous et donc aussi pour son propre bien.

Le contentement de soi est bon quand il tire son origine de la raison, c’est-à-dire de la compréhension de notre vraie puissance d’agir. Il est alors la plus grande joie possible que nous puissions éprouver, puisqu’elle est la pensée adéquate que nous participons à la puissance infinie de Dieu.

Au contraire, l’humilité n’est pas une vertu parce qu’elle est une tristesse et qu’elle ne tire donc pas son origine de la raison. Elle vient de ce que nous pensons à notre impuissance plutôt qu’à notre essence, c’est-à-dire à notre puissance. L’homme raisonnable remplace avantageusement l’humilité par la modestie. La modestie est la joie liée à la conscience de sa puissance qu’il sait être limitée mais qu’il considère du point de vue de sa perfection. Elle est toujours accompagnée de fierté et empêche de tomber autant dans les excès de l’humilité que dans ceux de l’orgueil, du narcissisme et des autres passions liées à l’amour de soi.

De la même façon, le remords (aussi appelé sentiment de culpabilité) n’est pas non plus une vertu. Celui qui se hait lui-même de ce qu’il a fait est en effet deux fois misérable et impuissant : non seulement il est triste d’avoir mal agi, mais en plus il est triste de se condamner lui-même de cette mauvaise action dont il s’attribue à tort la responsabilité d’après la croyance dans son libre arbitre. Le remords a pour cause non pas son essence comme il le croit mais l’impuissance de son esprit face aux passions, autrement dit son irresponsabilité.

Il faut remarquer cependant que l’humilité et le remords sont comme l’espoir et la crainte : ce sont des passions plus utiles que dommageables pour ceux qui ne vivent pas selon la raison. En effet, les hommes impuissants sont si généralement envieux, orgueilleux et sans honte qu’ils ne pourraient pas être maintenus disciplinés et unis en société s’ils n’étaient pas tenus par des craintes et des passions inhibitrices comme la pudeur ou le remords. Il n’est ainsi pas étonnant que les prophètes aient tant recommandé l’humilité, le repentir, l’espoir et la crainte aux foules. Ceux qui sont tenus pas ces passions peuvent en effet être plus facilement que les autres conduits à vivre dans la raison, même si cela reste relatif et fragile. La foule est terrible et vite barbare quand elle est à la fois passionnée et sans crainte.

L’orgueil et la mésestime de soi sont les pires des passions. En effet, plus nous sommes orgueilleux ou dans la mésestime de nous-mêmes, moins nous nous connaissons et plus nous sommes impuissants. Dans ces deux cas nous n’avons pas une idée de notre essence et ne ressentons donc pas la joie d’être vivants, libres et parfaits, c’est-à-dire raisonnables et vertueux. L’orgueil est pire cependant car il nous donne l’illusion d’être plus parfaits que nous sommes. Il nous fait croire supérieur aux autres et nous fait négliger de nous améliorer par la pratique de la philosophie. De plus, il nous pousse à communiquer cette illusion de supériorité aux autres, surtout s’ils se mésestiment eux-mêmes. L’orgueil nous pousse à séduire les autres et à les convaincre de nous respecter et de nous obéir pour conforter notre illusion de puissance, ce qui a pour effet d’augmenter encore notre orgueil et de nous éloigner encore plus de la raison.

De plus, quand nous sommes dans l’orgueil ou la mésestime de nous-mêmes, nous devenons très facilement soumis à toutes les autres passions, en particulier la crainte et l’espoir. La mésestime est cependant plus facile à corriger parce qu’elle est une tristesse et que notre désir s’oppose naturellement à la tristesse. Au contraire, l’orgueil étant une joie, elle ne peut s’abandonner que difficilement. Il est d’autant plus tenace que l’orgueilleux fuit la présence des généreux qui pourrait le faire revenir à la raison et qu’il recherche celle des flatteurs qui entretiennent sa fausse opinion de lui-même et sa fausse joie de se croire supérieur.

Il faut également noter que l’orgueilleux est surtout soumis aux passions de l’amour. Il a en effet tendance à aimer et encourager tout ce qui fortifie son orgueil et à avoir peur de tout ce qui peut le ramener à la modestie et plus encore à l’humilité. Il est de ce fait soumis fortement au désir de séduction pour conforter dans les yeux de ceux qui l’aiment l’opinion fausse selon laquelle il est puissant, parfait ou simplement meilleur que les autres. L’orgueilleux ne prend ainsi plaisir qu’à la compagnie des complaisants. Inversement, il est très fortement soumis à l’envie et la haine de ceux qu’on loue pour leurs vertus, en particulier des généreux et des modestes.

Bien qu’elle lui soit contraire, la mésestime de soi est en fait très proche de l’orgueil. En effet, la mésestime de soi est une tristesse qui vient de la comparaison de soi-même avec la puissance et la vertu des autres. Elle est donc comme l’orgueil accompagnée de joie lorsque celui qui se mésestime considère l’impuissance et les vices des autres. Personne n’est ainsi plus enclin à l’envie des vertueux et à la critique des vicieux que celui qui se mésestime. De ce fait, l’humble tombe facilement dans l’idolâtrie vis-à-vis de ceux qu’ils considèrent comme puissants et par rapport auxquels il ne peut rivaliser. Il tend alors à les diviniser et à les considérer comme surhumains, comme on le voit dans le culte des idoles en vigueur dans les superstitions religieuses, les arts, le sport, etc. D’autre part, l’humble préfère censurer les fautes humaines que chercher à les corriger par la générosité. Il n’a de louange que pour la mésestime de soi et se glorifie de son humilité de façon à paraître se mésestimer (pour attiser la louange des autres, ce qui est encore une forme de séduction et d’orgueil).

La gloire par contre n’est pas toujours opposée à la raison. Le désir d’être aimé par les autres peut en effet naître de la vérité. Elle peut bien sûr être vaine et nuisible lorsqu’elle est un contentement de soi alimenté par la seule opinion des autres, en particulier de la foule des ignorants. Celui qui dépend de cet amour est alors tourmenté d’une crainte quotidienne et se donne du mal pour conserver son renom auprès des autres. Il cherche par tous les moyens à engendrer l’estime de la foule et aura tendance à vouloir rabaisser et humilier les autres pour augmenter sa gloire. Mais si la gloire a pour origine la connaissance adéquate que nous sommes loués par d’autres pour notre valeur réelle, alors elle restera mesurée et la joie qui découle de la pensée que les autres nous aiment augmentera encore notre fierté et donc notre puissance sans engendrer d’effet passionnels.

Quant à la honte, elle est comme le remords et la pitié une tristesse directement mauvaise. Cependant elle peut être bonne lorsqu’elle empêche l’homme vicieux d’accomplir un mal et qu’elle le conduit à comprendre ce qu’il fait. Il en est de même de la pudeur, qui est la crainte de la honte. Bien que mauvaise la pudeur peut être utile quand elle retient un homme d’accomplir un mal qu’il projette, par exemple une vengeance, et qu’elle engendre en lui le désir de faire le bien pour plaire aux autres ou ne pas leur déplaire.

Nous pouvons remarquer ici que ce qu’on appelle communément la morale est en général de la pudeur, c’est-à-dire une impuissance qui consiste à craindre de déplaire aux autres et de s’abstenir de faire ce qu’on imagine qui pourrait les décevoir. Il est vrai que celui qui s’attriste d’un mal commis et en éprouve de la honte ou du remords est plus parfait que l’impudent qui n’a aucun désir de vivre honnêtement et qui accomplit sans dégoût aucun les pires des vices. Cependant, la vraie moralité ne se base pas sur la crainte du mal. Elle a pour origine le désir de faire du bien, par amour de soi et des autres, sous la conduite de la raison, en étant affranchi de la crainte et de la pudeur, en étant uniquement animé par la force d’âme. Ainsi la pudeur retient parfois l’homme de dire la vérité aux autres, de leur rendre un service ou de leur montrer leur affection sous le prétexte de les respecter alors que c’est ce dont ils ont le plus besoin. La vraie moralité ignore en fait la morale sociale. Elle n’est pas fondée sur des passions comme la pudeur et le remords. Elle est fondée sur le désir du bonheur de tous qui est lui-même l’expression de l’amour de Dieu, c’est-à-dire la Nature. La vertu conduit ainsi à agir simplement avec courage pour faire du bien à tous d’après la compréhension de l’essence de chacun, autant qu’il est possible. La moralité ne conduit pas pour autant au mépris de la pudeur ou de la morale, pas plus qu’elle ne conduit au mépris de quoi que ce soit. Comme toute chose mauvaise, la pudeur ou le remords peuvent être bons dans la mesure où ils permettent d’éviter un mal plus grand et d’aller vers un bien, de la même manière que la douleur nous montre que la partie blessée n’est pas pourrie et engendre en nous le désir de nous soigner.

En résumé, toutes les affections de joie et de tristesse sont bonnes si elles permettent à l’esprit de développer sa puissance ou vertu, c’est-à-dire d’aller vers la raison, la liberté et la béatitude et elles sont mauvaises dans le cas contraire.

En ce qui concerne les désirs, ils sont également bons ou mauvais suivant qu’ils naissent d’affections bonnes ou mauvaises. Cependant tous les désirs qui naissent des affections de joie ou de tristesse sont aveugles et donc inutiles pour atteindre la liberté et la béatitude dans la mesure où ils restent dépendant des choses extérieures et sont donc des passions qui n’expriment pas pleinement notre essence. C’est pourquoi après avoir analysé ce qu’il peut y avoir de bon et de mauvais dans chaque affection il nous faut voir maintenant comment nos affects peuvent devenir et rester actifs, c’est-à-dire raisonnables et vertueux.

La transformation des passions en vertus

Comment passer de la servitude à la liberté ? Nous savons maintenant clairement que ce changement demande seulement de transformer notre affectivité, et que nous n’avons pas d’autre moyen pour cela que d’apprendre à penser le réel de manière adéquate. Tant que notre esprit est dominé par des affects qui sont des passions, nous ne pouvons pas ressentir en permanence la liberté, la joie et la sérénité qui sont indispensables au parfait bonheur. Nous sommes alors sans cesse ballottés et tourmentés par des affects contraires à notre nature, des tristesses, des craintes et des haines qui nous laissent insatisfaits.

Comment échapper à la servitude passionnelle ? Il suffit de comprendre que toutes les actions que nous sommes déterminés à accomplir par une affection qui est une passion peuvent aussi être déterminées à exister sans elle par la raison. Voyons cela sur un exemple : l’action de frapper. L’action qui consiste à lever le bras, serrer le poing et le mouvoir avec force de haut en bas est une vertu qui se conçoit par la structure du corps humain. Cette action peut naître d’une affection qui est une passion, par exemple la haine, la crainte ou la colère, si elle est associée à des images des choses que nous concevons confusément, par exemple la vue d’un ennemi dont nous désirons nous venger ou nous défendre et que nous désirons assommer. Mais elle peut aussi naître d’un affect raisonnable d’après l’idée adéquate de cet homme non comme ennemi mais comme être humain semblable à nous et un ami potentiel, comme le sont tous les hommes. Dans ce cas la même action de frapper existe, non pour faire du mal à mon ennemi en blessant son corps, mais pour lui faire du bien en éveillant son âme, conformément à la vertu, par générosité et avec fermeté. Dans ce cas nous n’assommerons pas notre ennemi pour lui faire du mal, mais nous agirons pour le neutraliser et le préserver de faire du mal, en étant animé par l’amour, avec l’intention ferme et inébranlable d’en faire un ami.

Ainsi plus on comprend comment agir pour réaliser son désir par la raison, moins on est déterminé par ses affections, plus on agit selon sa nature et plus on se sent libre, joyeux et serein.

Quand elle naît de la raison, la motivation de nos actions n’est pas extérieure et soumise aux aléas déséquilibrant des circonstances. Notre motivation à agir est intérieure. Elle reste constamment en équilibre parce qu’elle exprime la perfection de notre essence, d’après le seul fait que nous comprenons qui nous sommes et ce que nous désirons.

D’autre part, les désirs qui sont des passions sont toujours excessifs car ils tirent leur origine d’une joie ou d’une tristesse qui se rapporte à une seule ou quelques unes des parties de notre corps qui sont plus affectés que les autres et nous déterminent à penser à une chose plutôt qu’à une autre mais non à toutes. De ce fait, une passion n’a pas d’égard à l’utilité et la santé de notre être entier et elle nous détourne donc d’agir dans la joie et la sérénité pour notre réel bonheur.

Au contraire, les désirs qui naissent de la raison expriment uniquement notre essence. Ils tendent à nous faire accomplir ce que nous concevons adéquatement comme bons pour nous, c’est-à-dire à faire et à chercher tout ce qui est source de joie en prenant en considération la totalité des choses, des êtres et des évènements, d’une manière adéquate, c’est-à-dire comme des expressions de Dieu. Les désirs raisonnables sont donc des vertus qui ne peuvent que contribuer à l’utilité et la santé de notre être entier et ne peuvent donc avoir d’excès.

Ainsi l’amour de la sagesse en quoi consiste la philosophie ne peut avoir d’excès, non plus que l’amitié envers les autres ou envers soi-même, ni l’amour des biens véritables comme la santé, la science ou l’art, alors que l’amour de l’argent, d’une personne ou d’une chose qui peuvent avoir de l’excès nous détourne de la liberté et donc du vrai bonheur.

Lorsque notre esprit conçoit adéquatement les choses qui l’affectent, il vit d’une manière indépendante du temps. En effet, celui qui a une idée vraie d’une chose est autant affecté par cette chose qu’elle soit présente, passée ou future. La connaissance adéquate amène en effet à considérer les choses dans leur nécessité et donc leur éternité de manière indépendante de leur existence corporelle dans le temps. Chaque chose est alors pensée intuitivement, exactement comme nous pensons l’être infini.

La raison nous conduit ainsi à désirer et apprécier les biens futurs ou passés comme s’ils étaient présents et à négliger les biens présents qu’elle conçoit comme la cause d’un mal futur. Au contraire, l’imagination et la sensibilité nous conduisent à être beaucoup plus affectés et attachés aux biens et aux maux présents, même s’ils amènent à des maux futurs plus grands ou empêchent d’atteindre un bien plus grand. Tout ce qui amène un plaisir facile et qui divertit des soucis tend à occuper la plus grande place du temps libre de ceux qui passent leur vie à travailler pour gagner l’argent qu’ils croient indispensable à leur bonheur, de telle sorte qu’ils passent leur temps à être affecté par des pensées qui les détournent de prendre conscience de leur essence, donc de réaliser leur vrai désir. De ce fait ils sont constamment dans la frustration et n’éprouvent jamais la joie de se sentir libre, en accord avec eux-mêmes, dans une vie qui exprime la perfection de leur essence.

Au contraire l’homme libre occupe la majeure partie de son temps à prendre conscience de son être en utilisant tous les moyens de cultiver son corps et son esprit de telle sorte qu’il puisse éprouver plus d’affects positifs et comprendre de choses. Il ne cesse donc d’être actif dans sa recherche de sagesse et de bonheur pour lui et pour les autres quoiqu’il fasse, travail, jeu ou repos, et il tire chaque jour de cette activité spirituelle permanente un peu plus de puissance, de liberté et de joie.

La raison nous conduit ainsi à tout considérer d’une manière positive, joyeuse et optimiste, sans aucune pensée du mal, et donc sans aucune crainte ni aucune haine.

Celui qui fait ce qui est bon pour éviter un mal n’est pas conduit par la raison. En effet, un esprit actif dont les idées sont adéquates ne pense qu’au bien et par conséquent ne ressent que de la joie. Même quand les événements tournent en sa défaveur, un homme libre pense naturellement à ce qu’il peut faire pour en tirer quelque bénéfice et il considère chaque affection négative de telle manière qu’elle puisse devenir pour lui une occasion de joie. Quoi qu’il arrive, il reste conscient de sa puissance et n’agit que pour réaliser son désir dans une totale autonomie vis-à-vis des affections qui peuvent le tirer en tous sens. Toute souffrance devient ainsi une occasion de compréhension et par là même une source de joie.

Nous pouvons remarquer ici que les moralistes et superstitieux qui dénoncent les vices et encouragent la peur du mal plutôt qu’enseigner les vertus et le désir du bien ne tendent à rien d’autre qu’à rendre les autres aussi misérables et impuissants qu’eux-mêmes. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient le plus souvent insupportables et odieux aux hommes, alors que ceux qui font réellement le bien en incarnant la vertu, la liberté et la joie ne se soucient pas de dénoncer quoi que ce soit et constituent par leur seule existence et leur vivant exemple le meilleur des enseignements et des encouragements.

Contrairement aux affections, la raison produit sans cesse en nous des désirs qui nous font poursuivre directement le bien et fuir le mal qu’indirectement. Ainsi un homme malade peut absorber un médicament qu’il a en aversion selon deux affects : soit par peur de la mort, par un affect passif, soit par amour de la vie, par un affect actif. De même un juge peut condamner un coupable à la prison ou en cas de nécessité à la mort soit par haine d’après l’idée qu’il a commis le mal et que la société doit en être vengée par une passion, soit par amour et selon la raison pour contribuer au salut public, donc par une vertu.

La connaissance du mal est une connaissance inadéquate parce qu’elle n’est rien d’autre que la conscience d’une tristesse dur à une incompréhension de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Au contraire, toute connaissance adéquate découle de la puissance de notre pensée et non de la perception de notre impuissance. De ce fait elle s’accompagne toujours de joie active. Si notre esprit n’avait que des idées adéquates, il ne formerait jamais aucune notion de chose mauvaise. Il serait alors toujours dans la joie. Du fait que nous sommes inévitablement soumis à des affections plus ou moins puissantes par le simple fait que nous sommes un corps en relation avec d’autre corps, nous avons toujours tendance à vivre sous la dépendance des passions et à éprouver des tristesses qui nous font penser au mal. Cependant la raison nous conduit à vivre toujours en considérant le mal à partir du bien et non l’inverse.

Ainsi si nous perdons un être cher comme nos parents, nos enfants ou nos amours, nous pouvons penser à ce qu’il y a de bien dans cet événement malheureux, à savoir la prise de conscience de l’existence éternelle de ces êtres et l’amour éternel que nous pouvons continuer à ressentir pour eux malgré leur absence physique plutôt qu’au désastre de leur perte. Nous ressentirons alors de la joie qui compensera la tristesse liée au regret de leur absence et à la frustration de notre désir de les voir encore en vie.

Nous serons également d’autant plus joyeux malgré la tristesse de leur mort que nous comprendrons que nous n’avons pas besoin de leur existence, pas plus que de n’importe quelle autre d’ailleurs, pour vivre dans le bonheur, dans la mesure où la joie ne dépend que de la connaissance de Dieu, c’est-à-dire de l’être infini et éternel, présent toujours et partout.

De la même façon, nous pouvons accueillir la pensée de notre propre mort dans la joie et non dans la tristesse, et ce d’autant plus que nous avons une plus grande connaissance de nous-mêmes.

Dans la pratique, la raison nous conduit à choisir de deux biens le plus grand et de deux maux le moindre. Elle nous fait comprendre qu’un bien qui empêche d’atteindre un bien plus grand est en fait un mal, et qu’un moindre mal est en réalité un bien. L’homme libre se détache donc sans mal d’un bien présent si cela lui permet d’atteindre un plus grand bien futur, et il accepte dans la joie un mal moindre s’il sait que cela lui permet d’éviter un plus grand mal. De ce fait il devient indépendant par rapport au temps et aux circonstances, n’agissant que d’après ce qu’il comprend être nécessairement le meilleur pour lui, dans une totale autonomie. Un homme libre renonce par exemple facilement à la gloire pour garantir sa tranquillité, la tranquillité étant plus propice à la liberté et à la pratique de la philosophie que la gloire qui attise l’intérêt des ignorants et amène d’inévitables ennuis. De la même façon il préfère la fatigue et les contraintes d’un travail raisonnable qui lui assure les moyens de subsistance et l’indépendance nécessaire à son bonheur que des activités lucratives et des responsabilités sociales qui risquent de lui amener des soucis et des contrariétés.

Au contraire, ceux qui vivent selon l’opinion sont constamment dans la servitude face aux biens présents et agissent sans vraiment savoir ce qu’ils font. C’est le cas de ceux qui croient que le bonheur demande de plaire aux autres, d’avoir beaucoup d’argent, qui ont peur de la mort, ont besoin d’être aimés, qui cherchent désespérément un conjoint ou la célébrité, etc. L’homme raisonnable est libre parce qu’il ne désire plaire qu’à lui-même. Il fait seulement ce qu’il sait être nécessaire à son bonheur en tenant compte de toutes les conséquences de ses actes. C’est fondamentalement un homme prudent : un homme qui fait à chaque instant ce qu’il sait être avec certitude le meilleur non seulement pour son bonheur actuel mais pour demeurer dans la joie tout au long de sa vie.

La vie des hommes libres

Parce qu’il ne pense qu’à la réalité, à ce qui est utile et qui le met en joie, l’homme libre ne pense jamais à la mort. Sa sagesse est donc une méditation de la vie, non de la mort.

Dans la mesure où il a des idées adéquates il ne se fait aucune idée des choses mauvaises ni même par conséquent des choses bonnes. C’est sans doute ce que Moïse a voulu signifier avec son histoire du premier homme. Ce mythe raconte que Dieu a créé l’homme par une puissance qui n’a pensé qu’à son utilité en le plaçant dans le paradis et qu’il a interdit à l’homme de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal sous peine de commencer à vivre dans la crainte de la mort plutôt que de vivre dans l’amour de la vie. Puis il raconte comment l’homme a perdu sa liberté originelle et ne peut la retrouver que sous la conduite de l’esprit du Christ, c’est-à-dire de l’idée de Dieu, seul moyen pour qu’il puisse à nouveau être libre et désirer le bien des autres comme le sien propre. Le mythe devient ainsi intelligible.

Dans la pratique, un homme libre s’évertue surtout à triompher des obstacles dans la joie, mais il évite également les dangers inutiles. Il choisit la fuite avec autant de fermeté que le combat quand la raison le conseille. De même, il n’attend rien des ignorants et ne place sa confiance que dans les hommes qu’il reconnaît également comme libres, c’est-à-dire raisonnables. Il évite donc autant que possible les bienfaits des ignorants qui sont conduits par leurs passions pour ne pas risquer de les attrister par son attitude. Cependant il sait que même les ignorants peuvent être utiles et il respecte les règles communes de l’honnêteté et de la politesse envers tous. Même s’il sait que la vraie reconnaissance ne peut exister que dans le cadre de la vraie amitié qui unit entre eux les hommes libres, il reconnaît l’importance fondamentale des valeurs sociales. Il est en particulier dans la bonne foi avec tous. Il ne trompe et ne ment jamais à personne, pour autant que la raison le détermine et cela quelles qu’en soient les conséquences apparemment mauvaises, y compris la mort. L’homme raisonnable sait en effet qu’il est plus libre dans la Cité en vivant selon le décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même. Il respecte donc les lois de la Cité tout en continuant à agir principalement selon la raison, c’est-à-dire dans la fermeté et la générosité. Il n’a de haine, de colère, de mépris, de mésestime, d’indignation pour personne pas plus qu’il n’a d’orgueil, honte, pitié, humilité, etc. Il s’efforce seulement de vivre joyeusement dans la vérité, dans la religion et la moralité, cherchant toujours à vaincre la haine par l’amour et désirant toujours pour les autres le bonheur qu’il éprouve constamment en lui-même. Sachant que rien n’est mauvais en soi, que tout ce qui paraît mauvais, insupportable, immoral, horrible ou vilain ne vient en fait que d’une idée inadéquate, il s’efforce de concevoir les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes et d’écarter ces obstacles à la connaissance que sont les tristesses, les haines et les craintes. Il s’efforce à tout moment, comme nous l’avons dit, de bien faire et de se tenir en joie.

Jusqu’à quel point est-il possible pour la vertu humaine de parvenir à cette sagesse ? Quel est notre pouvoir réel de notre libérer de nos passions et d’éprouver la béatitude ? C’est ce qu’il nous faut voir pour terminer.


Troisième partie : Psychologie

L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Cinquième partie : Mystique

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