L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique - Première partie

De Spinoza et Nous.
Version du 24 septembre 2007 à 18:03 par Brunogiuliani (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à : Navigation, rechercher


L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Bruno Giuliani

Première Partie : Ontologie

L’être infini : Dieu, c’est-à-dire la Nature



L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Sommaire

L'être

Connaissons-nous l’être par intuition ? Oui : nous le savons immédiatement sans avoir besoin de preuve ou d’argument, la notion d’être désigne par définition ce qui existe, tel que cela existe, par opposition à ce qui n’existe pas.

Ainsi nous comprenons qu’une chose quelconque est ce qu’elle est et qu’elle est différente de ce qu’elle n’est pas justement parce que nous comprenons tous intuitivement qu’un être quelconque est ce qu’il est et qu’il diffère de ce qu’il n’est pas. Ainsi un cercle est un cercle, différent d’un triangle ou d’un carré, et de toute autre chose qui n’est pas ce cercle. De même une personne est qui elle est, différente d’une autre, différente aussi de qui elle était et de qui elle va devenir. Rien de plus simple, rien de plus évident donc que la notion d’être. L’être est l’idée de base dont nous devons partir pour penser toute réalité, en partant de la plus générale, la réalité toute entière, c’est-à-dire l’univers, jusqu’à la réalité la plus particulière, la plus singulière, comme par exemple la possibilité de notre bonheur personnel, ici et maintenant.

Tout ce qui existe est une manière d’être : devenir, c’est être en transformation. Apparaître, c’est être apparent.

La notion d’être est facile à comprendre pour les choses simples dont l’essence se comprend immédiatement, comme les formes géométriques, mais aussi pour toutes celles qui, plus complexes, demandent un effort de pensée. Ainsi pour reprendre l’exemple de la réalité que nous désirons le plus connaître, le bonheur, nous savons que le bonheur est, dans son être même, du bonheur, c’est-à-dire une certaine joie, et qu’il diffère de tout sentiment qui n’est pas du bonheur, par exemple un plaisir, qui n’est qu’une joie partielle et éphémère, et encore plus une souffrance ou une tristesse.

De même, chaque être conscient est en permanence en relation avec l’être par l’intuition qu’il a de sa propre réalité, de sa propre participation à l’être. L’être, c’est d’abord ce que chacun connaît à travers l’intuition de son propre être, de sa propre identité. Je sais que je suis qui je suis et que je suis différent des autres… Je sais également avec la même certitude que les vérités mathématiques ce qu’est l’être par le fait de sentir que je suis vivant, c’est-à-dire que je ne suis pas mort, ou encore de penser que je suis conscient et non pas inconscient.

L’essence de l’être est également donnée dans toutes nos intuitions, et en particulier dans la connaissance directe et immédiate de la réalité qui passe par la sensibilité : les sensations telles que le toucher, le goût, l’olfaction, l’audition, la vue sont des intuitions. Nous avons ainsi l’intuition que la lumière est la lumière, que le rouge est rouge, que le chaud est chaud, que le sucré est sucré, etc. Chaque être connaît ainsi intuitivement l’être par l’ensemble des affects qui le traversent : le désir et la peur, la tristesse et la joie, le plaisir et la douleur, l’amour et la haine.

De même la perception de réalités extérieures à notre être telles que le soleil et la lune, le feu et la terre, l’air et l’eau font également connaître avec certitude ce qu’est l’être. Non certes en tant que choses séparées de soi, puisque nous n’avons pas l’intuition directe de leur essence, mais en tant que choses qui existent et nous affectent d’une manière que nous pouvons concevoir : quand je perçois le soleil je ne sais certes pas ce qu’il est, mais je sais qu’il est ce qu’il est et qu’il est différent de la lune. La perception sensible des choses nous fait ainsi accéder à l’intuition de l’être quand nous savons les percevoir en tant qu’elles sont ce qu’elles sont, en tant qu’essence, par exemple l’essence du soleil, l’essence de tel animal ou de telle fleur, même si nous connaissons mal ces essences.

Maintenant que nous savons que nous pouvons connaître la vérité de l’être par intuition, voyons ce qu’il est en tant qu’infini, puisque telle est la première idée vraie dont il nous faut partir pour comprendre le maximum de choses.

L’être infini

Quel que soit un être, on peut voir par intuition qu’il n’existe pour lui que deux manières d’être. Une chose quelconque peut en effet soit exister en soi-même, soit exister en autre chose. Ainsi notre bonheur n’existe pas en lui-même : c’est une réalité affective qui surgit en nous au même titre que les autres sentiments, comme nous sommes nous-mêmes des réalités particulières au sein de l’humanité, et l’humanité existe elle-même, à l’intérieur de la totalité de l’être. Le bonheur est ainsi une réalité relative, elle dépend d’autre chose qu’elle pour exister.

Un être quelconque peut ainsi exister de deux manières : soit il est causé par autre chose, soit il est causé par lui-même. Je peux ainsi dire que je suis la cause de mon bonheur, que l’humanité est la cause de mon être, et que l’être infini est la cause de l’humanité, comme il l’est de toute chose existante.

Et l’être infini, par quoi est-il causé ? De quoi dépend-t-il ? Il est évident que, puisqu’il est infini, il ne peut être causé que par lui-même. Et par conséquent il est évident qu’il ne dépend de rien d’autre que de soi. En un mot l’être infini est l’être absolu, et il est par essence cause de lui-même.

La cause de soi ! L’être infini ne peut être que cause de soi. Et c’est pourquoi il est absolu, c’est-à-dire qu’il ne dépend de rien d’autre, pour exister, que lui-même ! Il ne peut en effet être limité par rien puisqu’il ne peut être que causé par lui et être en lui-même. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est nécessairement infini.

La cause de soi

En comprenant ce qu’est l’être infini, une aurore nouvelle se lève dans mon esprit : je viens de trouver l’expression de l’intuition première, celle-là même que je cherchais pour commencer mon enquête, et j’en éprouve une joie extraordinaire…

L’être infini peut être défini avec certitude et sans aucun doute possible comme la cause de soi, et donc aussi de toute chose. Et comme cet être est infini, il est nécessairement éternel.

Mais l’être infini est-il accessible à ma connaissance ? N’est-il pas transcendant à mon expérience ? Non : il est évident que l’être infini n’est pas transcendant au monde, précisément parce qu’il est infini. Il est nécessairement immanent, c’est-à-dire intérieur au monde. Il est présent partout, à tout moment, en toute chose. Mieux : il constitue toute chose.

Bien qu’elle soit intuitive et tout à fait claire à mon esprit, cette idée n’est pas facile à concevoir de prime abord, et elle n’est pas facile à exprimer à travers le langage. C’est sans doute que je suis habitué à ne penser qu’à des êtres finis et à des causes transcendantes, c’est-à-dire extérieures à leurs effets. Mais la compréhension peut en être facilitée en utilisant l’image suivante : lorsque l’eau jaillit d’une source, elle continue à constituer l’ensemble de la rivière d’une autre manière et continue d’en être la cause immanente, d’une manière infinie, alors que chaque goutte d’eau en est une expression finie. De la même manière chaque chose finie est une manière d’être de l’être infini qui continue à en être la cause immanente. L’être infini est ainsi immanent à chaque être particulier comme l’eau est la cause immanente et infinie de chaque partie de la rivière.

Je peux donc bien distinguer l’être infini qui constitue la substance de toute chose et les êtres finis qui sont les manières d’être particulières de cette substance. Pour fixer le vocabulaire dans le langage habituel de la métaphysique, l’être infini peut être appelé « la substance » des choses et les choses elles-mêmes peuvent être appelées des manières d’être de la substance, ou plus simplement des « modes », c’est-à-dire des modalités particulières de l’être infini. Chaque mode est ainsi l’expression singulière d’une partie déterminée de l’ensemble infini de toutes les potentialités de l’être.

Pour prendre encore une image, la substance et les modes sont dans le même rapport que la musique et les notes. La musique est la substance infinie immanente aux notes et les notes sont l’expression déterminée de cette substance infinie qu’est la musique.

L’unité de la substance infinie

De l’intuition de l’être infini comme cause de soi je peux déduire qu’il ne peut exister qu’une seule substance et je peux également déduire que toutes les choses de l’univers sont nécessairement des modes de cette unique substance infinie.

Cela signifie qu’il est impossible qu’une chose arrive dans le monde sans être une détermination de l’être infini. Tout cela est évident, du moins quand on parvient à l’intuition de l’être infini, ce qui suppose de ne penser le réel qu’à l’aide de l’intuition, en oubliant tout ce que nous pensons par la perception. Voyons maintenant quelles sont les autres propriétés de l’être en tant qu’être.

La puissance infinie de la substance

Parce qu’elle est infinie, il est évident que rien ne peut empêcher la substance d’être ce qu’elle est et de créer toutes les choses qu’elle crée selon sa propre nécessité. L’être infini est ainsi la cause libre de toute chose. C’est une puissance de création que rien ne peut contraindre ou limiter. En d’autres termes, l’être infini est pure affirmation de soi, c’est-à-dire qu’il ne contient aucune négation et rien ne peut s’opposer à lui. L’être infini est ainsi la cause libre de soi et de toutes choses, y compris de nous-mêmes et de notre bonheur, et toutes choses sont en lui.

L’éternité de la substance

Il est également dans l’essence de l’être infini d’être éternel dans le sens où il est intemporel, c’est-à-dire qu’il est hors du temps. En effet, la substance n’a jamais commencé et ne finira jamais, et de ce fait elle contient en elle toutes les choses possibles de l’univers, non seulement toutes celles qui ont existé, existent actuellement et existeront dans l’espace-temps, mais aussi toutes celles qui peuvent exister, même si elles n’existent pas et n’existeront jamais.

On pourrait penser en ce sens que l’être infini est l’ensemble de toutes les réalités virtuelles de l’univers, en prenant le terme de virtuel non au sens de ce qui n’existe pas mais au contraire de ce qui est pleinement réel sur le plan des essences et peut, soit exister dans le temps sous la forme d’un corps, soit ne pas exister actuellement.

Pour prendre un exemple simple, notre visage fait partie de toute éternité des virtualités infinies des visages humains possibles. Et même si nos parents n’avaient pas conçu notre corps dans l’espace temps du monde, notre visage et notre essence n’en existeraient pas moins dans l’infinité des visages et des essences d’homme possibles.

Ce raisonnement peut être étendu à toutes les réalités possibles, toutes les énergies particulières, tous les corps, les minéraux, les végétaux, les animaux et toutes les choses de l’univers. L’être infini contient toutes les essences virtuelles possibles, par exemple les essences de tous les êtres humains possibles, ce qui fait bien plus que plusieurs milliards de milliards de milliards de visages et qui n’est encore qu’une minuscule partie de l’univers infini. Si bien que l’être infini n’est rien d’autre que l’ensemble des possibles.

Nous pouvons aussi comprendre que l’être infini est aussi la cause de toutes les idées de ces choses possibles, et que ces idées sont elles-mêmes intemporelles, c’est-à-dire éternelles.

L’immanence de l’être infini

Comme je l’ai déjà remarqué, il est dans l’essence de l’être infini d’être immanent, c’est-à-dire intérieur aux choses qu’il produit et détermine à exister, et non pas transcendant, c’est-à-dire extérieur et indépendant. Rien ne peut en effet par définition être en dehors de l’infini. Ainsi, toutes les choses finies comme notre esprit et notre corps sont nécessairement dans l’être infini et causées par l’être infini. La substance infinie est donc immanente aux modes et toutes les choses ne peuvent exister que comme des modes de la substance.

De ce fait l’être infini est objet ou plutôt sujet permanent d’expérience humaine, il est même la seule chose que nous puissions concevoir et expérimenter. Nous pouvons à tout moment éprouver la substance infinie en percevant que tout ce qui existe en est une détermination particulière, à commencer par nous-mêmes.

Quel nom donner à l’être infini ?

Avant de continuer, il convient de faire une remarque au sujet du langage. Quel nom choisir pour désigner l’être infini, la source éternelle et immanente de toute chose ? Je pourrais conserver les termes abstraits d’être infini ou de substance. Mais ce vocabulaire est pénible à employer, et le langage commun offre deux autres possibilités plus satisfaisantes parce que plus concrètes, d’ailleurs très différentes et presque opposées, pour qualifier l’être infini.

La première vient des théologiens, des philosophes idéalistes et des croyants, il s’agit de « Dieu ». La seconde vient des physiciens, des philosophes matérialistes et des athées, il s’agit de « la Nature ». L’avantage du mot Dieu est qu’il est défini dans notre langage comme l’être infini et éternel, créateur de toutes choses. L’avantage du mot Nature est qu’il est défini comme la cause immanente, c’est-à-dire intérieure, de toute chose.

Etant donné que je ne m’intéresse ici qu’à la vérité concernant la réalité des choses et au moyen d’être pleinement heureux avec certitude, je ne vais pas me laisser arrêter à une querelle de mots. La création de ces concepts vient de l’incompréhension des anciens philosophes qui n’avaient pas encore découvert le moyen de parvenir avec certitude à la vérité avec l’intuition. Et comme j’ai montré que l’être infini était nécessairement à la fois éternel et immanent, je peux l’appeler à la fois Dieu et la Nature, en sachant que ces deux mots ne désignent qu’une seule et même chose, l’être infini ou la substance immanente à toute chose.

Si je devais créer un nouveau mot pour désigner l’être infini, je pourrais utiliser celui de puissance ou encore d’énergie parce qu’il correspond parfaitement à l’idée d’une réalité immanente et indéterminée qui constitue et détermine toute chose à exister selon ses lois propres. L’être infini peut donc être également qualifiée d’énergie cosmique fondamentale, à condition de ne pas la comprendre comme limitée dans le temps et l’espace, mais comme indéterminée, infinie et éternelle.

Dieu, Nature, substance, énergie cosmique fondamentale, peu importent en fait les mots. Je pourrais tout aussi bien utiliser le mot Chi comme le proposaient les anciens sages de la Chine, ou encore celui de Prana, comme les sages de l’Inde, ou celui d’Eros comme les poètes de la Grèce, ou encore ceux de réalité, de source, de Vie et bien d’autres encore.

L’essentiel est de saisir intuitivement l’essence de l’être infini que nous pouvons penser comme « puissance infinie », sans les mots. Il ne faut pas se laisser influencer par les habitudes mentales qui viennent de notre mémoire et de notre imagination, toutes choses qui sont l’unique source d’erreurs de nos pensées. Le meilleur choix terminologique est d’utiliser tous ces mots de manière interchangeable, utilisant l’un ou l’autre au mieux en fonction du contexte à chaque fois que je veux parler de l’être infini, éternel, immanent et cause de tout.

Pour éviter tout risque de confusion et parce qu’il faut bien utiliser un langage pour exprimer et communiquer la pensée, j’utiliserais ici par convention l’expression « Dieu, c’est-à-dire la Nature » pour respecter les usages de la tradition tout en minimisant les contresens possibles. Mais à chaque fois il faudra bien prendre garde de penser cette expression « Dieu, c’est-à-dire la Nature » avec le concept d’énergie immanente, infinie et indéterminée.

Les êtres finis

Comment nommer maintenant les choses finies qui constituent l’univers spatio-temporel dans lequel nous vivons tous, le monde des choses ? Nous disposons également de deux termes pour les désigner : les corps et les esprits. Je pourrais ici utiliser le mot « âme » plutôt qu’esprit, mais je préfère employer ce dernier terme parce qu’il exprime mieux le caractère actif de production des idées, ce qui est la réalité même de l’esprit. De plus la notion d’âme est souvent perçue comme une substance autonome et séparée du corps, et j’ai déjà vu que l’être était unique. J’appellerai donc corps la manifestation spatio-temporelle d’un être et esprit sa manifestation psychique ou spirituelle.

En général, la croyance humaine est que le corps et l’esprit constituent deux substances distinctes, qu’ils obéissent à leurs lois propres et qu’ils existent indépendamment l’une de l’autre, la matière d’un côté et la pensée de l’autre. Les habitudes de langage nous inclinent d’ailleurs à le croire lorsque nous employons des formules dualistes telle que « j’ai un corps » ou « mon corps me fait souffrir » comme si notre être était notre esprit et que celui-ci était différent de notre corps.

La plupart des hommes croient en effet qu’ils sont constitués par deux substances : d’un côté un corps matériel qui sent, désire et agit, et de l’autre côté un esprit immatériel qui pense, veut et subit. Mais quoique cette idée est naturellement acceptée par presque tous les hommes, je la rejette sans hésitation parce qu’elle n’est pas intuitive, et qu’elle s’oppose à l’intuition de l’unité de l’être infini. Ce dualisme corps / esprit est en fait une simple croyance qui vient sans doute de ce que nous ignorons notre véritable nature et que nous avons été habitués à nous penser nous-mêmes comme toute chose par le moyen de l’imagination à travers des concepts inadéquats. Nous imaginons ainsi avoir un esprit qui connaît et commande notre corps et un corps qui informe et affecte notre esprit, mais en réalité nous ignorons tout de l’un et de l’autre, et croyons naïvement ce qu’on nous en dit dans l’enfance.

Parce qu’il existe nécessairement une seule substance, il est nécessairement vrai que ce que nous appelons le corps et l’esprit sont en réalité une seule et même chose considérée selon deux points de vue différents. L’intuition sensible de mon être me montre d’ailleurs clairement que je suis un, qu’il n’y a aucune différence entre percevoir mon corps et percevoir mon esprit. Je le vois en particulier dans la manière dont je vis toute mon affectivité. Je sens bien en effet que la joie et la tristesse, le désir et la crainte, l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, les sensations affectent autant ce que j’appelle mon esprit que ce que j’appelle mon corps. En réalité ces deux entités n’en font qu’une. Cela se voit aussi dans toutes mes perceptions. Tous les objets que je perçois par les sens apparaissent en moi sans que je puisse distinguer s’il s’agit de perceptions corporelles ou spirituelles.

Il en est de même de toutes mes pensées et de toutes mes actions. Que je dorme, que je parle ou que je danse, mon esprit est autant actif que mon corps. Je ne suis constitué que d’une seule énergie, et mon énergie n’est rien d’autre que l’expression singulière de l’énergie cosmique fondamentale, ce que j’ai appelé Dieu, c’est-à-dire la Nature. Mon corps et mon esprit sont donc une seule et même chose, et pourtant ils m’apparaissent comme distincts et différents quand j’essaye de les imaginer. Comment comprendre cette énigme ?

La matière et la pensée

Comme il existe une seule substance et que je distingue spontanément deux substances quand je les pense hors de l’intuition par ma perception et mon imagination, c’est nécessairement que mon esprit a pour propriété de percevoir la substance selon un certain point de vue qui n’en offre qu’une perspective. Je vois d’ailleurs à l’expérience que mon esprit dispose de deux points de vue sur la substance, c’est-à-dire la réalité, quand il pense intuitivement : soit il la perçoit comme étendue matérielle existant dans l’espace et durant un certain temps, et c’est ainsi qu’il perçoit son propre corps et les autres corps extérieurs. Soit il la perçoit comme des pensées, c’est-à-dire des idées hors du temps et de l’espace, et c’est ainsi qu’il conçoit son propre être par intuition (ce qu’il appelle l’esprit ou la conscience) et les autres idées des choses.

Mon esprit peut ainsi percevoir un cheval de deux manières : soit comme le corps de ce cheval, perceptible par mon corps, soit comme l’idée de ce cheval, perceptible par la pensée. Mais le corps du cheval et son idée renvoient à la même réalité, le cheval lui-même, qui n’est ni corps ni idée, mais la réalité énergétique propre à ce cheval singulier, autrement dit l’être de ce cheval.

Je peux en déduire que toute énergie peut être perçue par notre esprit de plusieurs manières différentes, ainsi la matière et la pensée, mais qu’elle n’est en elle-même ni matière, ni pensée. La matière et l’esprit n’existent donc pas en elles-mêmes d’une manière absolue. Ce ne sont pas deux substances. Ce sont deux manières d’apparaître de l’unique substance, l’énergie infinie qui est en soi et par soi.

Je pourrais appeler ces manifestations de l’énergie des « attributs de la substance », pour employer le vocabulaire des anciens philosophes, en comprenant qu’il ne s’agit pas là de deux êtres ou de deux substances distinctes mais bien d’une seule. De la même manière que l’être infini est un, nous sommes nous-mêmes une unité ontologique, notre corps et notre esprit n’étant que deux manières d’apparaître de notre être : un qui est perçu dans l’espace-temps de l’existence, l’autre qui est perçu dans l’éternité de la substance. Mais en Dieu, c’est-à-dire dans la Nature, nous sommes une réalité énergétique qui n’est ni corps, ni idée. Et cette réalité énergétique est ce que nous percevons intuitivement de nous-mêmes lorsque nous ne cherchons pas à nous saisir d’une manière déterminée à travers une idée figée : « je suis ceci ou cela », mais que nous nous éprouvons dans l’immanence de l’ici et maintenant, comme un être vivant dans l’éternité : « je suis ».

Pour ceux qui auraient encore du mal à penser cette unité, il est possible d’utiliser l’image suivante : imaginons un homme qui ne pourrait percevoir son existence que par les images que lui renverraient deux miroirs différents et opposés. Il croirait nécessairement qu’il est l’un et l’autre en fonction de son point de vue, alors qu’en réalité les deux ne seraient que des apparences de son être unique. Cet homme ne pourrait percevoir cette illusion et s’en libérer que si il parvient à comprendre qu’il est en réalité un seul et même être dont les images visuelles ne sont que des manifestations. Comprendre cela est possible par l’expérience. Cela demande seulement de penser notre être comme énergie. Et cette conscience énergétique de l’être par lui-même n’est rien d’autre que l’intuition de soi.

Les attributs de la substance

Pour résumer, l’esprit perçoit l’être à travers ses manières de se manifester, qui sont apparemment au nombre de deux, du moins dans la perception commune des choses. Je peux donc définir les attributs de l’être comme ce que l’esprit perçoit de la substance comme constituant son essence. Mais je peux immédiatement noter que cette perception est illusoire si elle n’est pas corrigée par l’intuition de l’essence une et infinie de l’être.

Pour en finir pour l’instant sur ce sujet, je peux faire deux remarques essentielles. La première, c’est que les attributs comme l’espace temps et la pensée sont nécessairement immanents à la substance infinie. Ce ne sont pas des apparences extérieures, mais des modes d’apparition internes de la substance à elle-même. D’autre part les attributs sont nécessairement en nombre infini, même si notre esprit n’en perçoit que deux. L’être infini peut en effet apparaître d’une infinité de manière, comme il peut se particulariser dans une infinité de modes, c’est-à-dire de choses singulières.

La deuxième remarque, c’est que la substance est bien ce que je perçois à travers ses attributs. Dieu, c’est-à-dire la Nature, n’est en effet pas autre chose que l’ensemble des corps et des idées que je perçois ou peux percevoir. Pour le dire autrement, l’être n’est pas autre chose que l’ensemble de ses manifestations. Si tout est en Dieu, c’est-à-dire la Nature, tout est en effet la manifestation de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Tout ce qui arrive est divin, c’est-à-dire naturel. Pour employer encore le jargon des philosophes, l’ontologie est une phénoménologie, et la phénoménologie est une physique. Et inversement la physique est une phénoménologie, et la phénoménologie est une ontologie.

Cependant la phénoménologie (la perception immédiate des corps et des pensées par la conscience) ne peut, pas plus que la physique (la science des phénomènes naturels), amener l’esprit à l’intuition de l’essence des choses tant qu’il n’a pas une intuition de l’essence de l’être comme étant Dieu, c’est-à-dire la Nature. C’est pourquoi la philosophie doit, tant dans la phénoménologie que dans la physique commencer par une ontologie intuitive ou bien être condamnée à demeurer dans le scepticisme. La sagesse est ontologique ou elle n’est pas.

Nature naturante et nature naturée

Tout cela est très simple, mais apparaîtra sans doute comme fort compliqué pour ceux qui n’ont pas l’habitude de penser d’une manière intuitive. Pour les aider à exercer leur intelligence il est possible de proposer une nouvelle distinction terminologique. On peut appeler nature naturante l’objet de l’ontologie, c’est-à-dire Dieu ou la Nature, et nature naturée l’objet de la phénoménologie, c’est-à-dire le monde des corps et des idées. La nature naturante est la source de toutes les choses possibles, la nature naturée est l’ensemble des choses existantes à un moment donné.

Pour prendre une image simple, la mer est à la nature naturante ce que les vagues sont à la nature naturée. Mais l’essentiel est de bien comprendre qu’il ne s’agit que d’une distinction de raison. En réalité, l’une et l’autre sont la même chose, puisqu’il n’y a qu’un seul être. La mer n’est rien d’autre que l’ensemble de l’eau sous les vagues, même si nous n’en voyons que la partie superficielle perceptible par nos yeux. De même, la substance n’est rien d’autre que l’ensemble des modes, même si nous n’en percevons par notre corps que la partie perceptible par nos sens et concevables par nos idées.

Pour le dire de manière plus rigoureuse, la nature naturante désigne ce qui est en soi et est conçu par soi, et également les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire l’espace-temps infini et la pensée infinie, autrement dit Dieu.

Par différence la nature naturée désigne tout ce qui de la nécessité de la nature divine ou de chacun des attributs de Dieu, c’est-à-dire l’infinité des modes de Dieu, soit l’ensemble des corps et des idées qui existent et peuvent exister.

Ce vocabulaire intuitif pour parler du réel de manière certaine étant fixé, quelles sont maintenant les propriétés de Dieu, c’est-à-dire la Nature ? Il faut que je récapitule et éventuellement complète l’ontologie fondamentale.

L’ontologie divine

Etant cause de soi, Dieu, c’est-à-dire la Nature, existe nécessairement. Etant infini, il est nécessairement unique. Etant cause de tout, il existe et agit nécessairement par sa seule nécessité interne. Et déterminant toute chose à exister sans que rien ne puisse le déterminer lui-même à exister, je peux dire que Dieu, c’est-à-dire la Nature, est la cause libre de toutes choses, et enfin que sa puissance est infinie.

Il suit de là que rien ne peut se produire dans le monde autrement que de la manière dont Dieu, c’est-à-dire la Nature, le produit.

Le déterminisme universel

Une conclusion extraordinaire se dégage de tout cela : tout dans le monde existe nécessairement de la manière dont Dieu, c’est-à-dire la Nature, le détermine à exister. En d’autres termes, il n’y a pas de hasard. Tout est nécessaire, rien n’est contingent. Tout ce qui arrive ne peut arriver autrement que comme cela arrive, d’après la nécessité de la nature divine, selon des causes déterminées, elles-mêmes déterminées par d’autres causes, et ainsi de suite, au sein d’un libre déterminisme ontologique à la fois universel et absolu.

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une science de l’univers est possible, la cosmologie, ainsi qu’une science de Dieu, la théologie, qui n’est autre en fait que la science de la nature, la physique, et de tout ce que la nature contient, comme la vie, par une biologie, et l’homme, par une anthropologie. Mais toutes ces dénominations ne sont rien d’autre que des manières de parler de l’unique science, l’ontologie, car le cosmos, Dieu et la nature sont en réalité des manières de nommer une seule et même chose, l’être infini.

Toutes ces sciences sont possibles parce que l’être infini obéit à des lois nécessaires et universelles, ce qui est d’ailleurs manifeste quand on contemple l’ordre vivant du monde. Les mêmes causes engendrent en effet toujours les mêmes effets. Le déterminisme est absolu. Chacun peut également comprendre qu’il ne peut exister autrement que comme il est, qu’il ne peut faire à tout moment autre chose que ce qu’il fait, que la Terre et tout ce qui l’habite ne peut pas exister autrement, et ainsi de suite dans l’univers infini de l’espace temps du monde. Tout ce qui existe – y compris mon bonheur et mon malheur - est déterminé d’une manière nécessaire par les lois de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Remarquons que ce déterminisme absolu n’est évidemment pas un fatalisme : les événements de l’univers ne sont pas fixés à l’avance, pas plus dans les choses que dans l’homme. A tout moment tout ce qui existe peut agir de manière créatrice par le pouvoir de Dieu, c’est-à-dire de la nature. Ainsi l’homme peut-il être considéré comme un être libre, non parce qu’il s’affranchit du déterminisme, mais parce qu’il agit au contraire selon sa propre détermination, en créant sa vie de la même manière que Dieu, c’est-à-dire la Nature, crée à tout moment la vie du monde.

La perfection de l’être

Il suit également de tout cela que le monde est parfait, parce qu’il est à chaque moment tout ce qu’il peut être. Le monde est néanmoins infini et en création constante, puisqu’il est dans l’essence de Dieu d’être en perpétuelle création de soi par soi, à travers l’infinité des modes. Les lois de la nature ne sont ainsi pas écrites et figées comme si elles étaient écrites dans un livre, ce qui est la croyance de beaucoup. Elles sont nécessairement en création et modification constantes, conformément à la puissance infinie de l’être.

Je m’aperçois que penser uniquement par intuition amène à une conception très différente du reste de l’humanité. Celle-ci considère en effet généralement que Dieu est transcendant (théisme) ou bien inexistant (athéïme), à moins qu’elle ne se réfugie dans l’attitude prudente du scepticisme (agnosticisme). D’autre part la majorité croit que le monde est fini et imparfait ou bien infini et soumis au hasard. Mais ces opinions absurdes ne sont pas étonnantes si on songe au fait que l’humanité n’a commencé à rechercher la vérité que depuis peu de temps. La philosophie vient à peine de commencer sur la Terre. Il n’est donc pas surprenant que la pensée des hommes soit encore dirigée par les désirs et l’imagination selon des croyances et des préjugés plutôt que par la libre raison et l’intuition, et cela explique d’ailleurs suffisamment leur manque de sagesse, leurs conflits continuels et leur absence de bonheur.

L’ensemble des fausses croyances des hommes et tout leur malheur viennent en fait de leur incompréhension de l’être, c’est-à-dire de Dieu ou la nature. Cela n’est pas dû à leur manque d’intelligence mais au fait qu’ils commencent toujours à penser à partir de leurs perceptions et non de leur intuition. Leur pensée est ainsi victime de préjugés qui les empêchent de percevoir avec clarté l’évidence de la vérité.

De tous les préjugés humains, le plus important est sans doute le finalisme. Et comme il est à l’origine de nombreux autres qui peuvent nous empêcher de bien comprendre les choses, d’atteindre la sagesse et d’éprouver le bonheur parfait, je vais m’arrêter un instant sur son examen.

Critique du finalisme

Tous les hommes supposent spontanément que les êtres de la nature agissent comme eux en se dirigeant vers une fin. Certains disent par exemple que Dieu a tout fait pour l'homme, et qu’il a fait l'homme pour être adoré, ou encore que la nature a créé toute chose en vue de produire un être intelligent comme l’homme et d’autres idées sans fondement intuitif.

Il est évident pourtant que Dieu, c’est-à-dire la Nature, ne poursuit aucune fin, puisqu’il est par nature éternel, infini et parfait. En d’autres termes, Dieu, c’est-à-dire la Nature, n’agit jamais en vue d’un but. Il fait seulement à tout moment tout ce qu’il peut faire et jouit éternellement de sa souveraine perfection.

Pourquoi les hommes sont-ils tous spontanément dans l’illusion finaliste ? La réponse est simple : parce qu’ils naissent dans l'ignorance de Dieu, c’est-à-dire de la nature, et des causes des choses et qu’ils désirent néanmoins trouver ce qui leur est utile. Les hommes sont en effet déterminés comme toute chose à être ce qu’ils sont, à faire ce qu’ils font et à penser ce qu’ils pensent selon une nécessité intérieure qui leur échappe, et cette nécessité est celle de leur désir. Malgré le sentiment d’indépendance qu’ils ressentent par rapport au reste de la nature, les hommes ne possèdent aucun libre arbitre. Ils ne peuvent agir que selon la nécessité de leur désir, en faisant ce qu’ils pensent être le mieux, selon des idées déterminées par leur nature. Ainsi ils se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs désirs et leurs pensées, mais pas des causes qui les disposent à désirer et penser.

Tous les hommes agissent ainsi toujours en vue d'une fin qui est la réalisation de leur désir. Mais comme ils ne cherchent pas à comprendre la cause réelle de leurs actes, ils ne pensent qu’aux buts qu’ils se sont fixés et imaginent que ces fins existent en eux-mêmes. Enfin, comme ils rencontrent hors d'eux et en eux un grand nombre de moyens qui leur sont d'un grand secours pour se procurer les choses utiles, par exemple les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les végétaux et les animaux pour se nourrir, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils considèrent que tous les êtres de la nature sont comme des moyens à leur usage. Et comme ils ont rencontré ces moyens tout faits dans la nature, ils croient spontanément qu'il existe un autre être qui les a disposés en leur faveur. Ainsi est née la croyance dans un Dieu transcendant ou pour les athées dans une nature qui agit intentionnellement, et c’est ainsi qu’est née l’illusion que Dieu ou la nature agissaient comme eux-mêmes en vue d’une fin.

Le simple fait de considérer les choses du monde comme des moyens les empêchent de penser qu'elles se soient faites elles-mêmes et c’est pourquoi les hommes ont conclu qu'il y a un ou plusieurs maîtres de la nature qu’ils ont imaginé doués de liberté. Ils ont cru qu’elles prenaient soin de toutes choses en faveur de l'humanité et ont tout fait pour leur usage. Et n'ayant rien pu apprendre sur ces puissances, ils les ont imaginé sur le modèle de leur propre caractère. Cela les a ainsi amené à croire que les dieux règlent tout pour l'usage des hommes afin de se les attacher et d'en recevoir les plus grands honneurs. Chaque peuple a dès lors inventé des moyens divers d'honorer Dieu ou la nature afin d'obtenir qu’ils les aiment et les aident à satisfaire leurs désirs aveugles et de leur cupidité insatiable. Le préjugé finaliste s'est ainsi tourné en superstition et a jeté dans les âmes de profondes racines. De sorte que la recherche des causes finales est devenue une tendance universelle dans l’humanité.

Mais tous ces efforts pour montrer que la nature ne fait rien en vain n'ont abouti qu'à déraisonner. Car au milieu du grand nombre d'objets utiles que nous fournit la nature, les hommes ont rencontré aussi un bon nombre de choses nuisibles comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc. Comment les expliquer ? Ils ont pensé que c'étaient là des effets de la colère de Dieu, provoquée par les injustices des hommes ou par leur négligence à remplir les devoirs du culte. L'expérience proteste pourtant chaque jour contre ces idées en leur montrant par une infinité d'exemples que les dévots et les impies bénéficient tout autant des bienfaits de la nature et de ses rigueurs, mais rien n'a pu arracher de leurs esprits ce préjugé invétéré. Il leur a été plus facile de mettre tout cela au rang des choses inconnues dont les hommes ignorent la fin et de rester ainsi dans leur état inné d'ignorance que de briser tout ce tissu de croyances et d’enfin raisonner.

Les hommes ont donc tenu pour certain que les pensées de Dieu surpassent de beaucoup la portée de leur intelligence. Tout cela aurait suffi pour que la vérité reste cachée au genre humain, si la science mathématique n'avait appris aux hommes un autre chemin pour découvrir la vérité. La mathématique ne procède pas en effet par la considération des causes finales. Elle s'attache uniquement à l'essence et aux propriétés des figures. On peut ajouter à cela que les sciences de la nature comme la physique et la chimie ont permis peu à peu aux hommes de comprendre que la nature ne se propose aucun but dans ses opérations, qu’elle agit toujours par une nécessité intérieure dont on peut découvrir en nous avec un peu de travail les lois universelles, et que par conséquent toutes les causes finales ne sont rien que de pures fictions imaginées par les hommes.

Enfin il est amusant de remarquer que les partisans du finalisme ont inventé pour justifier leur système un nouveau genre d'argumentation, lequel consiste à réduire son contradicteur, non pas à l'absurde, mais à l'ignorance, ce qui fait bien voir qu'il ne leur reste plus aucun moyen de se défendre. Supposons par exemple qu'une pierre tombe du toit d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort. Ils diront que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme. Comment, en effet, cela serait arrivé si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin (et il est vrai que ces circonstances sont souvent en très grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux causes : que le vent a soufflé et qu'un homme est passé par là. Mais ils vous presseront aussitôt de questions : pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? Pourquoi un homme a-t-il passé par là, précisément à ce même moment ? Répondrez-vous encore que le vent a soufflé parce que, la veille, la mer avait commencé de s'agiter, quoique le temps fût encore calme, et que l'homme a passé par là parce qu'il se rendait à l'invitation d'un ami, ils vous presseront encore d'autres questions : mais pourquoi la mer était-elle agitée ? Pourquoi cet homme a-t-il été invité à cette même époque ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à la volonté transcendante de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance.

Les finalistes tombent également dans un étonnement stupide quand ils considèrent l'économie du corps humain. Comme ils ignorent les causes d'un art si merveilleux, ils concluent que ce ne sont pas des lois naturelles, mais une industrie divine et surnaturelle qui a fabriqué ce corps et en a disposé les parties de façon qu'elles ne se nuisent point réciproquement. C'est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles et s'efforce de comprendre les choses naturelles en philosophe est tenu pour hérétique par les autorités religieuses. Ils savent bien que la disparition de l'ignorance ferait disparaître l'étonnement imbécile qui est l'unique base de leurs arguments et l'unique appui de leur autorité.

Mais continuons à examiner les méfaits de ce préjugé universel et ses ravages dans la pensée commune. S'étant persuadé que tout ce qui se fait dans la nature se fait pour eux, les hommes ont alors pensé que le principal en chaque chose est ce qui leur est le plus utile. Ils ont alors considéré comme des objets supérieurs à tous les autres ceux qui les affectent de la meilleure façon. Ainsi se sont formées dans leur esprit ces notions qui leur servent à expliquer la nature des choses et qui dirigent les conduites humaines, comme le Bien et le Mal, l'Ordre et la Confusion, le Chaud et le Froid, la Beauté et la Laideur, etc. Et comme ils se croient libres, ils ont tiré de là les autres notions telles que la Louange et du Blâme, du Péché et du Mérite. Examinons maintenant ces préjugés, de manière à nous débarrasser une fois pour toutes de ces absurdités que les hommes nomment les morales.

Critique des morales

Les morales reposent sur l’idée que le bien et le mal existent indépendamment des hommes et que chacun dispose d’un libre arbitre pour choisir le bien et refuser le mal. Mais il est évident qu’une réalité n’est bonne ou mauvaise que relativement à un homme particulier et que rien de ce qui existe n’a le pouvoir d’agir autrement que selon le déterminisme absolu de la nature. En Dieu, c’est-à-dire dans la nature, il n’existe ni bien ni mal. Tout ce qui arrive, arrive nécessairement, et les hommes font toujours nécessairement ce qu’ils croient être bon pour eux. Les moralistes exigent pourtant des hommes qu’ils obéissent à des devoirs censés s’opposer à leur désir pour réaliser un bien qu’ils affirment être absolu et ils les condamnent sans comprendre qu’il est impossible d’agir autrement que par son désir, d’après l’idée qu’on se fait du bien. Mais tout devoir est l’expression d’un désir et toute valeur n’existe que de manière relative à un désir. De ce fait les obligations morales sont toutes illusoires et l’adhésion à une morale est le principal obstacle à l’éthique, c’est-à-dire à la recherche du vrai bonheur de tous, par la compréhension de ce qui est réellement bon ou mauvais pour chacun dans la réalité, selon les lois de la nature, sans faire intervenir aucun devoir. L’éthique exclut ainsi toute notion de devoir et n’utilise que celle de nécessité. Le désir d’un « devoir être » vient toujours d’une incompréhension de la nécessité de l’être. Ainsi moins on comprend les hommes, plus on les condamne. L’éthique ne condamne rien. Elle conduit à agir d’après la compréhension joyeuse de ce qui est bon pour chacun, d’après le seul critère de la réalisation du désir de joie selon la raison, sans se préoccuper d’aucun devoir être ni d’aucune valeur absolue. La sagesse conduit donc nécessairement à vivre libre de toute morale, précisément parce qu’elle consiste à agir par le seul commandement de la raison, par la seule nécessité de son désir, pour faire naturellement ce que chacun peut comprendre comme une source de joie pour tous les hommes, ce qui est la moralité même.

L’ordre et le désordre

Cette critique vaut aussi pour les notions d’ordre et de désordre. Si les objets extérieurs sont disposés de telle sorte que nous pouvons imaginer leurs relations avec facilité, nous disons que ces objets sont bien ordonnés. Mais si cette imagination est difficile ou impossible, nous les jugeons désordonnés. Comme les objets que nous pouvons imaginer facilement nous sont les plus agréables, nous disons préférer l'ordre à la confusion, comme si l'ordre existait dans la nature. Mais la nature ignore l’ordre et le désordre parce que tout est animé par un unique déterminisme créateur. Les jugements sur l’ordre et le désordre ne viennent donc que de notre imagination, à cause de notre ignorance de la nécessité à l’œuvre dans le monde. Les ignorants prétendent ainsi que Dieu a tout créé avec ordre, ne voyant pas qu'ils lui supposent de l'imagination. Mais il n’y a ni ordre ni désordre dans le monde, si on le considère du point de vue de Dieu, c’est-à-dire la Nature : tout est parfait.

Quant aux autres notions de même genre, comme le beau et le laid ou le juste et l’injuste, elles ne sont aussi que des façons d'imaginer qui affectent diversement l'imagination, et cela n'empêche pas les ignorants de voir là les attributs les plus importants des choses. Persuadés en effet que les choses ont été faites pour eux, ils pensent que la nature d'un être est bonne ou mauvaise, saine ou viciée, suivant les affections qu'ils en reçoivent. C’est le cas notamment pour l’esthétique.

La beauté et la laideur

Si un objet que nous percevons nous donne de la joie, nous disons qu’il est beau. Si sa perception nous donne de la tristesse, nous le disons laid. Mais la beauté et la laideur n’existent pas dans les choses. Pour celui qui, tel le sage, se réjouit à la vue de toute chose, tout est beau, et en cela le sage a parfaitement raison, puisqu’il perçoit alors la perfection divine de l’être infini qui s’incarne dans chaque chose de la nature. Inversement celui qui s’afflige à la vue de toute chose est incapable du moindre affect de beauté et jugera que tout est laid et imparfait. C’est le cas du dépressif ou du mélancolique qui, n’ayant plus conscience de ses désirs, n’est plus capable d’aucune joie, n’a plus de goût à rien, ne peut plus se réjouir d’aucune perception et vit ainsi dans le maximum d’impuissance et de malheur.

Le même raisonnement vaut pour les objets qui touchent l’ensemble de notre sensibilité. Quand c'est à l'aide des narines, nous les déclarons agréables ou désagréables. A l'aide de la langue, doux ou amers, etc. A l'aide du toucher, durs ou mous, rudes ou polis, etc. Enfin on dit que les objets qui ébranlent nos oreilles émettent des sons, du bruit et de l'harmonie, et l'harmonie a si fortement enchanté les hommes qu'ils ont cru qu'elle faisait partie des délices de Dieu. Il s'est même rencontré des philosophes pour s'imaginer que les mouvements célestes composent une certaine harmonie. Et certes tout cela fait assez voir que chacun a jugé des choses suivant la disposition de son cerveau et a mis les affections de son imagination à la place des choses.

C'est pourquoi il n'y a rien d'extraordinaire que tant de controverses aient été suscitées parmi les hommes, et qu'elles aient abouti au scepticisme qui règne en maître chez les philosophes, du moins chez ceux qui n’ont pas sombré dans le dogmatisme (j’entends par là la croyance absolue dans une opinion, au mépris de la vérité intuitive et de la raison). Car bien que les hommes soient souvent en accord sur leurs perceptions, ils sont aussi souvent d’avis contraires, de telle sorte que ce qui paraît bon à l'un semble mauvais à l'autre, ce qui est bien ordonné pour celui-ci est confus pour celui-là, ce qui est agréable à tel ou tel est désagréable à un troisième, et ainsi pour mille autres choses encore. On répète sans cesse : "Autant de têtes, autant d'avis ; tout homme abonde dans son sens ; il n'y a pas moins de différence entre les cerveaux des hommes qu'entre leurs palais." Toutes ces sentences montrent que les hommes jugent des choses suivant la disposition de leur cerveau et qu’ils exercent alors leur imagination plus que leur raison. Car si les hommes comprenaient vraiment les choses, ils trouveraient dans cette connaissance des convictions unanimes et tous vivraient ensemble dans la plus grande harmonie et le plus haut contentement.

Les délires de l’imagination

Il est clair à présent que toutes les raisons dont se sert l’humanité pour expliquer les phénomènes de la nature ne sont que des modes de l'imagination, qu'elles ne renseignent point sur la nature des choses, mais seulement sur la constitution de leur imagination. Et comme ces notions fantastiques ont des noms qui indiquent des êtres réels, indépendants de l'imagination, je les nommerai non pas êtres de raison, mais êtres d'imagination. Cela posé, il devient aisé de repousser tous les arguments puisés à pareille source.

Plusieurs en effet ont l'habitude de raisonner de la sorte : si toutes les choses existent par la nécessité de la nature souverainement parfaite de Dieu, d'où viennent tant d'imperfections dans l'univers ? Par exemple, ces choses qui se corrompent jusqu'à l'infection, cette laideur nauséabonde de certains objets, le désordre, le mal, la guerre, le péché, etc. Tout cela est aisé à réfuter, car la perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance et non par le fait qu’elle plaise ou non aux hommes.

Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n'a pas créé tous les hommes de façon à ce qu'ils se gouvernent par le seul commandement de la raison, je peux leur répondre que la matière ne lui a pas manqué pour créer toutes sortes de choses, depuis le degré le plus élevé de la perfection jusqu'au plus inférieur, ou encore que les lois de sa nature sont assez vastes pour suffire à la production de tout ce qu'un esprit infini peut concevoir.

J’ai ainsi terminé l’examen des principaux préjugés qui peuvent empêcher l’esprit de bien comprendre l’idée de l’être infini et progresser dans sa recherche du bonheur, jusqu’à la béatitude. S'il en reste encore quelques-uns de même sorte, un peu d'attention suffira à qui que ce soit pour les redresser. Je peux maintenant passer à l’examen de la seconde idée essentielle à comprendre pour parvenir à la sagesse, l’idée de l’être que nous sommes, c’est-à-dire l’homme.


Introduction : Méthodologie

L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Deuxième partie : Anthropologie

Outils personnels
Espaces de noms
Variantes
Actions
Découvrir
Œuvres
Échanger
Ressources
Boîte à outils