L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique - Deuxième partie

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L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Bruno Giuliani

Deuxième partie : Anthropologie

L’être humain : l’esprit et le corps



L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Mon but n’étant pas d’expliquer l’infinité des choses qui sont produites par Dieu, c’est-à-dire la Nature, mais uniquement de comprendre le moyen pour les hommes de vivre dans le bonheur, je vais à présent délaisser les autres sciences de la nature et me concentrer sur l’anthropologie.

L’objectif n’est pas de comprendre la nature de l’esprit et du corps humain. Il est de définir leur puissance et leur aptitude à vivre dans la joie suivant la méthode intuitive, avec toujours pour seul critère la certitude de la pensée.

Sommaire

La nature de l’esprit humain

La première chose à avoir à l’esprit, c’est que l’être humain est une partie de la nature : comme toute chose produite par l’être infini, il n’est rien d’autre qu’un mode de la substance et doit être compris comme tel.

Chaque homme est une manière d’être particulière et déterminée par laquelle Dieu, c’est-à-dire la Nature, existe. Cette manière d’être qu’est l’homme est une actualisation d’une partie de la puissance infinie de Dieu, c’est-à-dire la Nature : chaque être humain est la manifestation particulière et absolument singulière de la puissance divine, et cela est vrai de tous les humains.

En termes poétiques, les hommes et les femmes sont tous fils et filles de Dieu, c’est-à-dire de la nature. Tous sont des étincelles du feu divin. Tous sont des êtres parfaits, aussi parfaits que Dieu, c’est-à-dire la Nature, dont ils sont une expression particulière. Malheureusement, pratiquement personne ne le sait : les hommes se croient généralement coupés de Dieu et de la nature. Ils se comparent à un idéal qu’ils imaginent être la perfection et de ce fait ils négligent de vivre et d’agir dans la joie, selon la perfection divine de leur être, et c’est pourquoi ils vivent généralement dans la frustration et la tristesse.

Comme toute chose, un être humain exprime son essence à travers une infinité d’attributs. Cependant, l’esprit ne perçoit la substance qu’à travers deux attributs seulement : la pensée, dans l’éternité non spatiale, et la matière, dans le temps et l’espace.

Nous ne concevons en effet que des corps et des idées. Quand un homme perçoit son être dans la pensée, il s’apparaît comme un esprit à travers la forme d’une idée, sa conscience, elle-même constituée d’un grand nombre d’autres idées (sensations, émotions, sentiments, perceptions, concepts…). Quand un homme se perçoit dans l’étendue, il s’apparaît comme de la matière, à travers la forme d’un corps, son corps, lui-même composé d’un grand nombre d’autres corps (organes, tissus, cellules, molécules…). Mais en réalité, ni l’esprit ni le corps n’existent séparément et en tant que tels. Ils sont uniquement les manières dont un être humain s’apparaît à lui-même. La découverte de cette vérité est essentielle : l’anthropologie ne peut devenir une éthique que si elle se libère de l’illusion fondamentale de l’humanité, le dualisme corps / esprit.

L’illusion dualiste

J’ai déjà vu que le corps humain et l’idée de ce mode qu’est l’esprit humain sont une seule et même chose, exprimée par Dieu de deux manières. L’esprit est l’expression pensante d’un être et le corps est son expression spatiale. Cependant ces deux expressions existent nécessairement en même temps, puisqu’elles sont deux manifestations d’un même être. La distinction habituellement faite entre le corps et l’esprit comme deux réalités séparées n’est qu’une illusion due au fait que l’esprit humain a spontanément une idée fausse, mutilée et confuse, de l’être, de lui-même et de toute chose.

Cependant, quand nous avons une idée adéquate de nous-mêmes, c’est-à-dire quand nous pensons la réalité comme Dieu, c’est-à-dire la Nature, la conçoit, nous percevons notre unité ontologique sans pour autant cesser de nous apparaître comme un esprit et un corps. L’esprit humain ne peut se concevoir adéquatement qu’en ayant une conception adéquate de Dieu dont il n’est qu’une partie, ou plus exactement une expression particulière et déterminée.

Qu’est-ce que l’esprit humain ? Ce n’est pas la production d’un cerveau comme le croient les matérialistes, ni la propriété d’une âme créée par un Dieu transcendant et associée au corps, comme le croient les idéalistes. Ces croyances sont en effet inintelligibles. L’esprit humain ne peut être que l’expression particulière de l’esprit infini de Dieu dans un corps singulier, le corps humain. C’est pourquoi il faut à présent chercher à mieux comprendre l’esprit de Dieu lui-même, c’est-à-dire la Nature.

L’esprit de Dieu

Dieu est une chose pensante et il constitue nécessairement toutes les idées de ses modes. L’infinité des idées existantes ou pouvant exister dans la pensée sont pour ainsi dire la pensée de Dieu, c’est-à-dire la Nature, ou plutôt l’être infini considéré sous l’attribut pensée.

En même temps, l’être infini est également chose étendue dans l’attribut de l’étendue matérielle et il constitue nécessairement tous les corps de l’espace qui existent dans le temps. L’infinité des corps existants ou pouvant exister sont donc pour ainsi dire le corps de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Et l’infinité des idées et des corps correspondants à ces idées constituent ce que j’ai appelé la nature naturée.

La différence entre Dieu et un de ses modes, c’est que Dieu a nécessairement aussi bien une idée de son essence que de tous les modes qui sont produits par cette essence. Cette idée n’est rien d’autre que la pensée de la puissance infinie de Dieu, qui est elle-même la puissance de concevoir une infinité de modes sous une infinité d’attributs.

Cette idée de Dieu est nécessairement en nous : c’est l’idée que nous avons lorsque nous pensons Dieu intuitivement, comme cause de soi et être infini.

Lorsque nous pensons le monde intuitivement, nous pensons les choses telles que Dieu les pense.

Nous savons aussi que Dieu est la cause immanente de tout, non seulement de tout ce qui existe et a existé mais de tout ce qui peut exister. La représentation traditionnelle de Dieu comme un monarque dont la volonté s’exerce sur toutes choses est donc invalidée, ainsi que cette autre idée couramment admise que l’intelligence de Dieu est antérieure à son action.

Nous savons aussi que l’idée de Dieu ne peut être qu’unique et qu’elle n’est rien d’autre que l’infinité des modes existants et pouvant exister. Les idées pensées par Dieu existent donc en lui sans dépendre des objets qu’elles représentent. Cependant, en tant qu’elles sont des idées, elles sont des choses réelles, même si leurs corps n’existent pas dans le monde et qu’elles ne sont pensées par aucun esprit singulier.

L’esprit de Dieu, c’est-à-dire la Nature, contient l’infinité des idées qu’il pense selon sa propre nécessité, et il ne contient que cela. Et toutes ces idées sont nécessairement vraies, ou si on préfère réelles, puisqu’elles sont les événements mêmes de la nature.

L’ordre des idées

Comme aucune chose du monde n’existe sans être déterminée par Dieu à exister selon sa libre nécessité, et comme toutes les idées de ces choses sont nécessairement pensées par Dieu selon la même libre nécessité, l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses.

Quand un homme pense une idée telle que Dieu, c’est-à-dire la Nature la conçoit, alors son esprit est dans la vérité. La vérité n’est donc pas l’accord accidentel entre un jugement humain et une réalité extérieure, comme on le croit généralement. Elle est l’expression de l’identité entre une idée et l’essence qu’elle exprime en Dieu, c’est-à-dire dans la nature. Ainsi l’esprit humain est dans la vérité quand il conçoit un cercle tel que l’esprit de Dieu, c’est-à-dire la Nature, le conçoit : comme la rotation d’un segment de droite autour d’un point fixe.

Deux grandes conséquences anthropologiques découlent de cette identité causale : d’abord, que rien ne se passe dans un esprit humain qui ne se passe également et en même temps dans son corps, et réciproquement. Et ensuite, qu’aucune interaction entre l’esprit et le corps ne peut exister : c’est seulement par des idées que d’autres idées peuvent être déterminées par Dieu à exister, et seulement par des corps que d’autres corps peuvent également l’être, ce qui revient au même. Corps et esprit expriment une réalité absolument unique, une seule énergie humaine, mais ils l’expriment chacun selon deux apparences distinctes, que nous pouvons connaître séparément à travers chaque attribut.

Ce monisme anthropologique s’applique à absolument toute la réalité humaine et doit être la base d’une réforme du langage humain dont la partie essentielle reste dualiste, y compris chez les scientifiques. Pour ne donner qu’un exemple emprunté à la médecine, on a coutume de parler des maladies de l’esprit en les distinguant des maladies du corps comme si les unes pouvaient exister sans les autres. Mais il est évident qu’une maladie de l’esprit est aussi une maladie du corps, et inversement, puisqu’il s’agit de la même chose, considérée sous deux attributs. Il en est de même de la santé : un corps sain est nécessairement un esprit sain, et inversement. Toute la médecine et toutes les sciences doivent donc réformer leur langage si elles veulent être conformes à l’éthique, c’est-à-dire à l’ontologie.

La production des idées

L’attribut pensée a une spécificité : il contient non seulement les idées de ces choses que sont les corps, mais aussi de ces choses que sont les idées. La pensée contient donc non seulement l’infinité des idées des corps, mais aussi les idées des idées, et de toutes les idées d’idées d’idées, etc. Il y a donc dans notre esprit non seulement les idées de tous les corps qui composent notre corps, mais aussi toutes les idées de son affection par d’autres corps, et toutes les idées de ces idées.

Il existe ainsi en nous deux sortes de pensée : la conscience spontanée ou perception, lorsque l’esprit pense l’idée d’un corps, et la conscience réflexive ou réflexion, lorsque l’esprit pense l’idée de l’idée d’un corps. L’esprit connaît son corps et les corps extérieurs par les idées des affections de son corps et il se connaît réflexivement lui-même par les idées de ces idées.

Le mystère de la conscience est ainsi complètement élucidé par ces analyses : la conscience n’est rien d’autre que l’idée intuitive qu’un être a de lui-même et de ses affects, et la réflexion est l’idée de cette idée, accompagnée de nouveaux affects. Le raisonnement est l’association des idées entre elles. Il est vrai quand il suit un ordre conforme à la nature, et faux quand il suit un ordre différent, créé par l’imagination. Quand à la raison elle-même, elle est la pensée de Dieu et l’unique source de toute vérité. Ainsi l’homme n’est dans la vérité et par suite dans la liberté que quand il pense la réalité comme Dieu, c’est-à-dire la Nature la produit, autrement dit quand il pense selon la raison.

L’ontologie moniste apporte donc une solution au problème fondamental de la phénoménologie et des sciences cognitives.

Les idées qui se rapportent aux essences de choses singulières sont contenues dans l’esprit infini de Dieu. Elles peuvent donc se comprendre directement à partir de lui, sans référence à d’autres causes, exactement comme les propriétés d’une figure géométrique se déduisent de la définition de cette figure sans qu’on ait besoin de faire intervenir des idées extérieures.

Par contre, les idées qui se rapportent à des choses singulières que nous percevons avec notre corps ne naissent pas directement de l’intuition de Dieu. Elles naissent de ce que notre esprit est affecté par leur perception sensible. Ainsi, si Pierre voit le corps de Marie, l’idée qu’il s’en forme n’est pas l’essence de Marie telle que Dieu la conçoit mais ce que le corps de Pierre peut en percevoir d’après le déterminisme des lois de la nature, et cette connaissance perceptive ne peut être qu’inadéquate. Elle ne lui fait connaître que les effets du corps de Marie sur son propre corps. C’est pourquoi les sciences de la nature ne peuvent se développer qu’à partir d’une théorisation de l’expérience à partir de l’ontologie.

Comment maintenant l’esprit humain peut-il se connaître adéquatement ?

La connaissance adéquate de soi

Un être humain se connaît adéquatement quand il se pense comme n’étant pas une substance autonome mais comme un mode fini de la substance, c’est-à-dire une chose singulière parmi les autres et soumise aux mêmes nécessités, celles du déterminisme universel.

L’esprit humain est d’abord constitué par l’idée de son corps existant en acte. Il se connaît ainsi comme partie de l’esprit infini de Dieu, et de ce fait il peut connaître tout ce que Dieu peut connaître, quelle que soit la manière dont il connaît. Quand un esprit humain perçoit telle ou telle chose, c’est Dieu qui a telle ou telle idée, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il constitue l’essence de l’esprit humain et qu’il a en même temps l’idée d’autre chose. Le corps humain est donc l’objet unique de l’esprit humain, et de ce fait le corps humain existe comme nous le sentons. Toutes les intuitions sensibles sont donc adéquates : nos visions, nos auditions, nos touchers, nos saveurs, nos odeurs et tout ce que nous percevons d’une manière sensible révèlent la véritable nature de Dieu, c’est-à-dire la Nature.

Plus nous sentons le monde, plus nous connaissons Dieu.

L’union de l’esprit et du corps qui constitue la réalité humaine dépend ainsi de la corrélation entre le corps humain et toutes les choses du monde. Cela est valable non seulement pour l’homme pris individuellement, mais aussi pour l’humanité dans son ensemble. Mais tout cela ne peut se comprendre adéquatement si on ne connaît pas adéquatement la nature du corps.

Plus un corps est capable d’accomplir d’actions, plus l’esprit de ce corps est capable de percevoir simultanément un plus grand nombre d’objets. Et plus les actions d’un corps dépendent de lui seul, plus son esprit est capable de comprendre distinctement un grand nombre de choses. De là la supériorité d’un esprit sur un autre et aussi la connaissance généralement confuse que nous avons de notre corps. Nous connaissons en effet notre corps d’abord par ses affections, c’est-à-dire par les modifications produites sur lui par d’autres corps et non par l’idée de son essence telle qu’elle est déterminée par Dieu. Il est donc nécessaire à présent pour développer notre capacité de compréhension et notre aptitude à la joie de mieux connaître la nature des corps en général et du corps humain en particulier.

La nature du corps

Comme tous les corps naturels, le corps humain s’explique à partir des déterminations de l’espace. Tous les corps sont, soit en repos, soit en mouvement plus ou moins rapide. Ils se distinguent les uns des autres non par une différence de substance, mais par une différence d’organisation et de mouvement.

Tous les corps ont quelque chose de commun, mais les plus simples prennent leur mouvement de causes extérieures alors que les composés sont des individus formés de corps unis entre eux selon un certain rapport.

L’identité humaine

Un individu conserve sa nature s’il conserve le même rapport entre ses constituants. L’identité d’un individu vient donc de la constance du rapport singulier de mouvement et repos entre les parties qui le constitue. Cette identité n’est pas statique mais dynamique. La mort survient quand l’individu change de forme, mais sa vie même est faite de multiples changements, transformations et même parfois métamorphoses. Cependant à travers les changements de son identité existentielle, physique, psychique, sociale, relationnelle, il conserve toujours une même identité ontologique, qui est son essence singulière. Un individu peut être affecté selon de nombreuses modalité par les autres corps et changer de vitesse, c’est-à-dire d’intensité, sans perdre sa nature originelle, quelle que soit sa complexité. A la limite, la nature entière est un individu unique dont les parties varient d’une infinité de façons mais qui demeure toujours le même.

De la même façon, l’identité humaine n’est pas une entité statique, mais au contraire une infinité de variations au sein d’un ensemble déterminé d’affections d’une même essence, et elle évolue tout au long de la vie en fonction de ses rencontres avec les autres corps.

Le corps humain est en effet très complexe et peut être affecté d’un très grand nombre de modifications. Ce sont ces modifications qui sont à l’origine des perceptions et des affects. Quand Marie pense à Pierre, elle est affectée par une pensée constituée par des percepts et des affects aussi complexes qu’elle-même, et ces modifications contribuent à transformer son identité personnelle, c’est-à-dire sa personnalité.

Le corps humain a besoin d’un très grand nombre d’autres corps pour se conserver. Il peut également les modifier d’un très grand nombre de façon. Sur cette base, nous pouvons maintenant mieux comprendre le pouvoir de l’esprit et ses lois de fonctionnement.

Le pouvoir de l’esprit et les trois genres de connaissance.

L’imagination

Comme je l’ai déjà vu succinctement en commençant cette étude, l’esprit dispose de trois manières de concevoir les choses. Nous pouvons à présent les analyser sur la base de nos intuitions. La première regroupe la perception des choses extérieures et l’imagination. L’esprit est modifié en permanence lorsque le corps humain est affecté par des corps extérieurs. Il forme des idées des affections du corps au fur et à mesure que celles-ci se produisent dans les parties du corps, et par ces idées il perçoit simultanément son propre corps et les corps extérieurs qui l’affectent sans pouvoir distinguer ce qui relève de l’un et de qui relève des autres. Si le corps subit une affection correspondant à la nature d’un corps extérieur, l’esprit considèrera ce corps comme existant en acte, jusqu’à ce que le corps soit affecté d’un affect qui exclut l’existence de ce corps, même si ce corps n’existe pas ou n’est pas présent. Autrement dit, la représentation spontanée que nous avons des choses est fondamentalement imaginaire, y compris la perception sensorielle des choses.

Si l’esprit est affecté simultanément par deux ou plus plusieurs corps, dès que l’esprit imaginera l’un d’entre eux il se souviendra aussitôt des deux autres. Ainsi s’expliquent les phénomènes de la mémoire et ceux du langage.

L’esprit ne sait qu’il existe et ne se connaît que par les idées des affections dont le corps est affecté. La connaissance spontanée qu’a l’esprit de lui-même (la conscience) est d’abord imaginaire car elle est associée aux affections du corps par d’autres corps, autrement dit pas les images des corps. L’esprit n’est alors pas sujet mais objet de la connaissance qu’il a de lui-même. Il ne se connaît que comme idée des affections du corps. Or les idées spontanées que nous formons des choses par l’intermédiaire de ces représentations imaginaires sont toutes inadéquates. Elles ne permettent en effet ni la connaissance de l’essence des choses extérieures ni la connaissance du corps humain. Elles sont non pas claires et distinctes, mais confuses et mutilées.

L’esprit humain a donc une idée inadéquate de lui-même, de son corps et des corps extérieurs chaque fois qu’il perçoit les choses selon l’ordre commun de la nature, c’est-à-dire chaque fois qu’il est déterminé de l’extérieur par le cours des événements à penser à tel ou tel objet, et c’est le cas à chaque fois qu’il perçoit les choses, les imagine ou les conçoit par le langage. De plus nous ne pouvons avoir de la durée de notre corps et des choses extérieures qu’une connaissance inadéquate qui nous les fait percevoir comme contingentes, et non comme nécessaires.

La connaissance rationnelle

Au contraire, toutes nos idées sont vraies quand elles se produisent en nous selon la nécessité selon laquelle Dieu les pense, et cela même quand elles sont fausses en nous. La fausseté n’est en effet qu’une privation de connaissance et contient toujours une part de vérité. Si par exemple nous voyons un de nos ennemis et disons « c’est un méchant» alors que cet homme est en réalité bon et vertueux, nous nous trompons certes dans l’expression de notre jugement mais exprimons pourtant une vérité partielle, à savoir celle des affections de notre corps telles qu’elles sont nécessairement déterminées par Dieu, c’est-à-dire la Nature. Cette vérité ontologique, c’est que la vue de cet homme nous a rappelé un mauvais souvenir et a provoqué en nous un sentiment de tristesse, de crainte et de haine, que nous avons ramené par paresse de l’esprit et par notre habitude de langage au jugement « cet homme est méchant ». Notre pensée serait adéquatement exprimée si nous avions l’intelligence de dire « la vision de cet homme me rend triste, craintif et haineux, mais cet homme est peut être bon, allons engager avec douceur et humour la conversation !». Mais une telle attitude de prudence et de justice demande précisément une lucidité qui ne peut venir que de la compréhension des mécanismes de notre esprit par la pensée adéquate.

Nous pouvons généraliser l’ensemble des attitudes vicieuses des hommes à partir de ce simple exemple. Nos idées fausses résultent toujours de ce que imaginons les choses que nous ne connaissons pas à partir de la perception ou de l’imagination. Ainsi, comme je l’ai déjà dit, les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent. Leur idée de la liberté vient de ce qu’ils ne connaissent aucune cause à leur action et qu’ils l’attribuent à la volonté qui n’est qu’un mot dont ils ne connaissent pas la signification et son rapport au corps. De même quand nous regardons le soleil, nous l’imaginons distant de quelques kilomètres bien que je sachions qu’il est à des millions de kilomètres, parce que nous en formons une idée confuse dont l’origine est l’affection de notre corps par le soleil.

Les idées inadéquates et confuses s’enchaînent avec la même nécessité que les idées adéquates : elles sont produites comme toute chose par Dieu selon une nécessité immanente absolue. Il y a donc toujours une raison par laquelle on est dans l’erreur.

Ainsi, qu’il s’agisse d’une perception sensorielle, d’une idée abstraite liée au langage ou d’une pure fiction, nous en avons une idée inadéquate si nous n’en formons pas l’idée à partir de la seule puissance de notre esprit, en la pensant telle que Dieu pense son essence, mais à partir des modifications de notre corps. Pour cette raison j’appellerai ce premier genre de connaissance l’opinion.

En revanche, si nous concevons une chose tel que Dieu la conçoit selon sa propre nécessité, alors l’idée que nous formons est adéquate et cette conception a toutes les propriétés de l’idée vraie. Ce n’est plus une idée imaginative, confuse et mutilée, mais une idée rationnelle qui relève d’un autre genre de connaissance que j’appellerai la raison.

Quelles sont maintenant les choses que mon esprit peut connaître adéquatement par la raison ? Ce ne peut être que ce qui est déterminé par Dieu de la même manière en nous comme en toute chose.

Les notions communes

Ce qui est commun à toutes choses se trouve également dans la partie et dans le tout. De ce fait, nous pouvons en avoir une intuition et cette notion ne peut être conçue qu’adéquatement. L’idée de cette chose est en effet nécessairement en Dieu de la même manière qu’il est dans notre être et dans tous les autres. Il existe donc en nous certaines idées qui ne peuvent être conçues qu’adéquatement, de manière claire et distincte. Ce ne sont pas des abstractions tirées de la perception des choses singulières dont l’esprit gomme les différences (ce que la tradition a appelé des universaux comme « homme » ou « cheval », notions qui relèvent de l’imagination). Ce sont des idées que l’on comprend comme nécessairement vraies quand on les pense.

Les notions communes les plus simples sont celles d’espace et de temps, de mouvement et de repos, de totalité et de partie et d’autres du même genre. Toutes les idées qui sont déduites selon une stricte nécessité de ces idées adéquates sont également adéquates. Ainsi toutes les mathématiques, la logique, la géométrie, la physique sont adéquates en tant qu’elles se déduisent des notions communes, véritablement fondements du raisonnement adéquat.

En plus des notions communes à tous les corps, il y a des notions communes à certains corps par lesquels le corps humain est habituellement affecté, par exemple les autres corps humains. Ces notions communes sont par exemple celle d’augmentation de puissance et de diminution de puissance, de liberté et de servitude, de joie et de tristesse, de passion et de vertu, etc. Ces notions sont également adéquates et l’esprit est d’autant plus apte à percevoir adéquatement plus de choses que son corps a plus de choses en commun avec les autres corps. A chaque fois que nous raisonnons intuitivement à partir de ces notions communes, nous sommes nécessairement dans la vérité et comprenons parfaitement ce que nous pensons sans risque de nous tromper, sans avoir à nous servir ni de la mémoire, ni de l’imagination, ni du langage, et nous tirons de cette pensée adéquate et des actions qui s’accompagnent d’une joie sans mélange.

De tout cela il résulte que la puissance d’un esprit est liée à la puissance de son corps : plus grande est la complexité d’un corps, plus nombreuses sont les connexions avec les autres corps, plus riches et plus variées sont ses affections et plus grande est l’aptitude à penser adéquatement cette richesse et cette variété de rapports par les notions communes.

La connaissance adéquate

Une idée est adéquate quand elle est connue comme nécessairement vraie indépendamment de sa relation avec l’objet dont elle est l’idée. Son caractère de vérité ne vient pas de son accord avec une réalité extérieure, comme c’est le cas lorsque, voyant le soleil briller dans le ciel, j’affirme qu’il fait beau. Elle se déduit nécessairement de ses critères internes, parce qu’elle est pensée comme Dieu la pense nécessairement lui-même dans son esprit. Cette détermination intrinsèque d’une idée vraie peut prendre deux formes différentes : soit elle considère l’idée dans son rapport à d’autres idées, par comparaison, opposition, différenciation, et je parlerai alors de déduction. Soit elle la considère en elle-même directement, et c’est ce que j’appelle depuis le début l’intuition. Ainsi trois nombres étant donnés, on peut déduire le quatrième par déduction en faisant une règle de trois (déduction) ou bien en pensant directement la solution par intuition. Soit par exemple les nombres 1, 2 et 3. Si je cherche la valeur d’un quatrième qui soit au troisième ce que le second est au premier, je sais intuitivement et sans avoir besoin de raisonnement que le quatrième nombre est 6.

L’erreur et la vérité

Toute erreur vient du premier genre de connaissance (l’imagination). Toute vérité du second et troisième genre (raisonnement et intuition), ces deux dernières étant une connaissance par la raison.

Du fait du caractère nécessaire et intrinsèque de la vérité de l’idée, celui qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance. Comme la lumière se connaît d’elle-même et permet de connaître l’obscurité, la vérité est norme d’elle-même et du faux.

Quelles sont les vérités que nous connaissons intuitivement par la raison, et quelles sont celles qui peuvent nous amener à la réalisation de notre but, l’accès au bonheur ?

Il est dans la nature de la raison de considérer les choses non comme contingentes mais comme nécessaires. La raison conçoit en effet que toute chose ne peut exister qu’en étant déterminée par autre chose à exister selon la nécessité de la substance. D’autre part, il est dans la nature de la raison de percevoir les choses sous l’espèce de l’éternité, c’est-à-dire sans aucun rapport avec le temps. Enfin, toute idée d’un corps quelconque enveloppe nécessairement l’essence éternelle de Dieu. Non pas en tant que ce corps existe en étant causé par d’autres corps, mais en tant qu’il est en Dieu, c’est-à-dire déterminé à exister et à persévérer dans son être par une force qui exprime la puissance de Dieu selon une nécessité qui est éternelle, c’est-à-dire sans rapport au temps. Or la connaissance de cette essence de Dieu est adéquate. Donc tous les hommes ont en eux l’idée adéquate de Dieu, de son essence infinie et de son éternité et peuvent penser toute chose de manière adéquate en les déduisant de l’idée de Dieu. Leur méconnaissance vient de ce qu’ils ont pris l’habitude d’imaginer Dieu à partir du premier genre de connaissance en le considérant comme ils considèrent les corps extérieurs. Et plus généralement les erreurs viennent de ce que les hommes n’appliquent pas correctement les noms aux choses et les controverses viennent de ce que les hommes n’expliquent pas assez rigoureusement ce qu’ils ont dans l’esprit et interprètent mal la pensée des autres.

Au contraire, tous les esprits peuvent s’entendre et communier dans la vérité s’ils pensent selon la raison en comprenant les choses d’une manière adéquate, c’est-à-dire tel que Dieu ou la nature les produit. De plus, la pensée adéquate s’accompagne nécessairement de joie et contribue directement au bonheur, jusqu’à la béatitude.

L’entendement et la volonté

Il n’y a dans l’esprit humain aucune volonté libre puisqu’il est nécessairement déterminé à vouloir une chose par une cause qui est elle aussi déterminé par une cause et ainsi de suite à l’infini. Il en est de même de tous les modes du penser comme comprendre, désirer, aimer. Par conséquent, il n’existe donc pas de facultés dans l’esprit comme « la volonté » ou « l’entendement ». Ces notions sont des universaux, c’est-à-dire des fictions imaginées par les hommes pour parler de ce qu’ils ne comprennent pas. En réalité, l’entendement et la volonté sont avec telle ou telle idée dans le même rapport que la « pierréité » avec telle ou telle pierre ou l’homme avec Jacques ou Paul.

La notion de volonté sert dans le langage à désigner la faculté par laquelle l’esprit affirme ou nie ce qui est vrai ou faux, alors que le désir désigne la faculté par laquelle l’esprit poursuit les objets ou bien les fuit. Mais en réalité il n’existe dans l’esprit aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation ou négation, en dehors de celle qui est contenue dans l’idée elle-même.

L’idée du triangle par exemple enveloppe l’affirmation selon laquelle la somme de ses trois angles est égale à deux droits. Cette affirmation ne peut être conçue sans l’idée du triangle et inversement. Cette volition par laquelle l’esprit affirme cette vérité au sujet du triangle n’est donc rien en dehors de l’idée du triangle elle-même.

La volonté et l’entendement sont donc une seule et même chose. La volonté, qui est la faculté d’affirmer, et l’entendement, qui est la faculté de comprendre, ne sont en effet rien en dehors des volitions et des idées singulières elles-mêmes, et ces volitions et ces idées sont une seule et même chose.

Cette connaissance adéquate peut s’effectuer pour toutes les idées, y compris les idées sensibles et perceptives. Lorsque par exemple je place un aliment dans ma bouche, je peux connaître adéquatement mon désir de le manger à partir de l’affect de saveur que je ressens. La volition de le manger et la compréhension de son goût sont alors une seule et même chose, et dans la mesure où cet affect est une joie, ma volition est une affirmation.

Il en est de même des souvenirs et des projections dans le futur : l’affect lié à ces perceptions me dispose à les désirer ou au contraire les fuir. Ainsi un projet quelconque sera d’autant plus voulu qu’il peut être compris de manière adéquate comme source de joie dans le présent. La volonté et la compréhension sont donc bien une seule et même chose. Et plus je comprends ce que je pense dans la joie, plus je veux ce que je désire dans la foi.

Un homme qui affirme une idée fausse peut bien sûr adhérer avec force à cette idée et ne pas en douter si il ressent par accident une joie liée à cette perception sans toutefois la comprendre comme nécessairement vraie. Cependant il ne sera pas dans la certitude, car la véritable certitude est quelque chose de positif qui caractérise la connaissance adéquate de ce qu’on comprend comme nécessairement vrai.

L’homme qui par exemple dit vouloir arrêter d’accomplir une action habituelle qu’il sait être nocive, par exemple fumer du tabac, n’en a en réalité qu’un désir qui exprime la pensée de cet acte liée à une joie vague et incertaine qui est l’espoir de parvenir à être un jour libre de son esclavage. Cependant son désir n’est rien d’autre que la force de sa compréhension de la valeur du tabac pour lui. S’il comprend adéquatement que fumer est nocif alors que respirer un air pur est bon, il ressentira un affect de dégoût pour le tabac et un affect intense d’amour pour la respiration libre. Il s’abstiendra alors de fumer sans effort et dans la joie par la seule force d’affirmation de cette idée. Si au contraire son idée est inadéquate, c’est-à-dire déterminée par sa mémoire et son imagination, alors son désir sera de retrouver le plaisir de fumer, ou plutôt le soulagement du manque de sa drogue (car tout fumeur est d’abord un intoxiqué), et il fumera nécessairement, malgré sa soi-disant volonté d’arrêter.

Ainsi le seul moyen de fortifier sa volonté de faire le bien et d’en tirer du bonheur est d’augmenter la puissance de sa raison, c’est-à-dire la force des affects qui accompagnent la pensée adéquate, et cette force n’a pas d’autre source que la puissance même de Dieu, c’est-à-dire la Nature. Dans cet exemple c’est la joie de respirer librement qui découle de la compréhension de son essence divine qui peut déterminer un homme à s’abstenir de fumer et à jouir ainsi d’une vie pleinement libre.

J’étudierai bientôt la manière dont l’esprit peut se libérer de ses passions et de ses vices. Pour l’heure il importe de bien saisir l’intérêt général de la compréhension adéquate de notre nature humaine.

L’intérêt de cette compréhension

Quelle est l’utilité de l’anthropologie pour la vie ? Je vois quatre point importants.

1) Elle nous apprend que nous agissons par le seul commandement de Dieu, c’est-à-dire par la seule détermination de la nature, que nous sommes des participants de la nature divine tant par le corps que par l’esprit et cela d’autant plus que nous accomplissons des actes plus parfaits et comprenons Dieu, c’est-à-dire la Nature, de plus en plus.

Ainsi, outre que cette compréhension procure une entière sérénité, elle a l’avantage de déjà nous enseigner en quoi consiste notre suprême bonheur, c’est-à-dire notre béatitude : elle consiste en la seule connaissance de Dieu par laquelle nous sommes conduits à n’accomplir que les actions que conseillent l’amour et la moralité.

2) Elle est utile en ce qu’elle nous enseigne à nous conduire avec sagesse face aux choses qui ne sont pas en notre pouvoir. Elle nous conduit à supporter d’une âme égale et avec une même joie de fond les deux faces de la fortune, les échecs comme les succès, puisque rien ne peut être autrement que comme Dieu le détermine.

3) Elle est utile à la vie sociale en ce qu’elle enseigne à ne haïr, ne mépriser, ni moquer personne, ni à s’irriter contre personne ni à envier quiconque, mais à être satisfait de son sort, à aider autrui autant que possible, non par pitié ou superstition, mais par la raison et de bon cœur, selon ce qu’exige le moment et la situation.

4) Elle est enfin utile à la société commune en ce qu'elle enseigne selon quels principes les citoyens doivent être gouvernés et conduits afin qu’ils ne soient pas réduits à une dépendance d’esclave mais en mesure d’accomplir librement les actions les meilleures.

Tous ces points méritent un approfondissement. Mais la psychologie humaine est si complexe qu’elle mérite une étude précise. Je vais donc à présent plonger au cœur de la réalité humaine, au lieu même où se joue tout notre bonheur et tout notre malheur : notre affectivité.


Première partie : Ontologie

L'Éthique de Spinoza - Une version pédagogique

Troisième partie : Psychologie

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