Deus sive natura - par Serge Schoefert

De Spinoza et Nous.
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La conception de Dieu chez Spinoza est tout-à-fait moderne (en fait, éternelle, elle est de tout temps actuelle) : c’est tout simplement – et il fait lui-même l’association : Deus sive natura – ce que nous appelons « la Nature ».

Bien sûr, ce vocable ne correspond pas forcément exactement à la même perception chez tous. Certains peuvent avoir l’opinion que « la Nature » est uniquement « matérielle » (au sens ou elle relèverait uniquement de notre Science Physique, imaginée devenue Vérité absolue : mécanicisme) et/ou qu’elle n’est rien de réel, comme une notion générale regroupant sous un même vocable des entités (modes, ou seulement corps) séparées – voir l’article de Henrique Diaz « Le Spinozisme est-il un athéisme ? ». Chez Spinoza – et je le ressens, autant qu’il m’est possible, comme cela – c’est dans une perception sublime qu’elle se réalise, perception que l’on retrouve, pour ce que j’en sais, dans tout grand mouvement spirituel, aux quatre coins du Monde (archétype).

TRE(5) 13. « […] l'homme conçoit une nature humaine de beaucoup supérieure à la sienne, où rien, à ce qu'il lui semble, ne l'empêche de s'élever ; il recherche tous les moyens qui peuvent le conduire à cette perfection nouvelle ; tout ce qui lui semble un moyen d'y parvenir, il l'appelle le vrai bien ; et ce qui serait le souverain bien, ce serait d'entrer en possession, avec d'autres êtres, s'il était possible, de cette nature supérieure. Or, quelle est cette nature ? nous montrerons, quand il en sera temps que ce qui la constitue, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière. »

Remarque : C’est pourquoi le mot de « Dieu » n’est pas un « paravent » chez Spinoza – voir l’article cité ci-dessus – : entre autres, la Nature nous contient et nous dépasse ; en ce sens, elle est omnipotente et transcendante. Par ailleurs, nous avons une idée première de cette appartenance et donc de cette communauté. Lorsque nous connaissons réellement, cette idée se sublime en Amour (« véritable »), ou Joie (« véritable »), ou Béatitude.

Note : il est clair que Spinoza « ne croit pas en Dieu », le terme posant problème ici étant « croire », car croire n’est pas connaître et, de fait, il se rapporte à l’opinion (non fondée selon la connaissance vraie) de l’existence d’un Dieu humanoïde (une difficulté étant que cette conception colle tellement au mot qu’on peine à s’en dégager complètement, ce que fait au contraire – évidemment – Spinoza). Mais si celui-ci anéantit l’anthropomorphisme, il le fait sans tomber du tout dans une erreur plus grave, consistant à rejeter conjointement le spirituel : l’union spirituelle avec la Nature – union « intellectuelle » dans les traductions, mais en fait elle n’est pas du domaine de la logique ou Raison (deuxième genre de connaissance, suivant l’ « Éthique ») mais de la science intuitive (troisième genre de connaissance), considérablement supérieure.

Tentons par introspection d’exprimer ce que recouvre cette vision intérieure intuitive à laquelle nous associons le vocable « la Nature » :

- La Nature est avant tout le principe de toute chose ou évènement et, parmi les objets sensibles (choses singulières), de tout ce qui existe, a existé, existera, pourrait exister.

- Elle s’« impose » en tout en toute circonstance, selon la nécessité imprescriptible de sa nature unique. Tout ce qui est, est par elle et ne saurait être autrement. Tout ce qui est, est absolument parfait (si l’on veut employer ce terme) par le simple fait qu’il est, et ce en vertu de cette nécessité.

- Toutes les choses singulières – ou la Nature Naturée – font elles-mêmes partie de la Nature. Quoiqu’elles changent en permanence à l’évidence, la Nature n’en reste pas moins éternellement la même ; car elle est, en tout état de choses, partout et en tout, action nécessaire. Le mouvement est dans la Nature et pas hors d’elle.

Note : cette intuition forte réunit d’un coup Héraclite et Parménide, la question de la compatibilité logique entre les deux approches étant une création, un jeu, sans intérêt réel, voire d’une nuisance réelle : il n’y a pas de lien logique, et cela ne remet pour autant nullement en cause l’essentiel, c’est-à-dire ce qui précède. La logique est considérablement inférieure à la science intuitive, non coextensive à celle-ci et donc à tout point de vue non nécessaire, même si elle peut être utile. L’avantage reste cependant globalement à Parménide concernant la portée éthique.

Cette idée de Nature infinie est donc une intuition forte et c’est en « interrogeant sa conscience », s’il est nécessaire, qu’elle vient en pleine clarté. Chez certains, toutefois, focalisés sur les objets sensibles, par exemple, elle peut être fortement masquée. C’est pourquoi il peut être utile de développer un peu. Nous pouvons ainsi ajouter :

- Les premières perceptions qui accompagnent les sensations, sans distinction véritable et évidemment sans verbalisation, sont : « je suis », « il y a quelque chose en dehors de moi », ET « je et ce quelque chose appartenons à un même monde ».

Note : On peut se demander si les vérités premières sont perçues, éventuellement grossièrement, dès la naissance (et même avant), l’acquis ultérieur étant de ce point de vue souvent plutôt un boulet - qu’il faudra ensuite limer, autant qu’on le peut - ou si, au contraire, elles ne se révèlent qu’à force de pensée discursive, ou simplement d’expérience. Je crois personnellement à la première hypothèse. Un archétype, même s’il est sans doute impropre de parler à son sujet d’ « idée innée » (dans le sens où elle serait indépendante de toute sensation), en relève nécessairement, selon moi.

- La Nature nous apparaît comme éternelle au travers de ses Lois (voir les extraits de Spinoza sur les lois de la Nature). Ce sont, en quelque sorte, des Notions Communes mais vues non selon la Raison mais selon la science intuitive. Notons que cette conception est pour beaucoup, souvent inconsciemment, un fondement de la Science Physique elle-même : si celle-ci décrit des changements au sein des modes, les lois sur lesquelles elle se base sont pensées comme parties de la Nature éternelle, s’imposant nécessairement (en dépit des limites réelles des lois effectivement perçues). Certaines dimensions de l’être étant données (Matière, Pensée), ainsi que l’existence modale et les mouvements dans le monde modal, les Lois suffisent à tout.

Note : Einstein – lecteur convaincu de Spinoza – avait pour base une telle vision esthétique de la Nature et par conséquent de la Physique. C’est pourquoi, en particulier, il croyait dur comme fer au déterminisme absolu et a dit à propos de l’ « Interprétation de Copenhague » de la Mécanique Quantique – qu’il n’acceptait donc pas par principe : « Dieu ne joue pas aux dés » (le même « Dieu » que Spinoza). Pour autant, l’indétermination quantique ne met nullement en cause l’idée première de la Nature nécessaire, pas plus que ne le fait le Chaos Déterministe. Elle ne met en évidence que nos propres limites structurelles, indépassables. Autrement dit, supposé qu’elle soit exacte, l’indétermination quantique est une Loi de la Nature, telle qu’inscrite dans les limites de notre potentiel de connaissance.

- Une chose singulière est en interaction permanente avec le reste de la Nature. Nous pouvons la distinguer effectivement en quelque manière de ce « reste » mais pas de façon absolue : elle « change » (par « perte » ou « augmentation » : en fait, elle évolue continûment dans le monde modal – ou Nature Naturée) et est donc impermanente ; les choses singulières dans leur ensemble sont interdépendantes. En somme, les choses singulières n’ont pas d’existence en soi et par soi, ni de nature parfaitement déterminée (vacuité du Bouddhisme). Elles ne sont concevables qu’en tant que manifestations (modes) de la Nature prise dans sa totalité et son unité.

Eh bien, … tout cela est exactement la « définition » de Dieu que nous donne Spinoza.

Comme le mot « Dieu » est inconsciemment chargé d’opinions étrangères à Spinoza, un exercice – qui est beaucoup plus qu’un jeu – consiste à remplacer « Dieu » par « la Nature » – ou « l’Univers », qui présente pour avantage d’être aussi du genre masculin – par substitution globale dans une version numérisée de ses textes (sans tomber, autant que possible, en Scylla, c’est-à-dire dans une interprétation mécaniciste liée au nouveau vocable) : ce peut alors devenir beaucoup plus lumineux…

Serge Schoeffert

Article initialement publié sur Spinoza et Nous le 23/04/03

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