Comprendre le Traité théologico-politique/La superstition

De Spinoza et Nous.
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Yves Dorion

étude de la préface

La superstition



Passage étudié
Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu’ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l’espérance et la crainte, ils ont très naturellement l’âme encline à la plus extrême crédulité ; est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher dans un sens ou dans l’autre, et sa mobilité s’accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l’espoir, tandis qu’à ses moments d’assurance elle se remplit de jactance et s’enfle d’orgueil. Cela, j’estime que nul ne l’ignore, tout en croyant que la plupart s’ignorent eux-mêmes.

Personne en effet n’a vécu parmi les hommes sans avoir observé qu’aux jours de prospérité presque tous, si grande que soit leur inexpérience, sont pleins de sagesse, à ce point qu’on leur fait injure en se permettant de leur donner un conseil ; que dans l’adversité, en revanche, ils ne savent plus où se tourner, demandent en suppliant conseil à tous et sont prêts à suivre tout avis qu’on leur donnera, quelque inepte, absurde ou inefficace qu’il puisse être. On remarque en outre que les plus légers motifs leur suffisent pour espérer un retour de fortune, ou retomber dans les pires craintes. Si en effet, pendant qu’ils sont dans l’état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c’est l’annonce d’une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l’appellent un présage favorable ou funeste.

Qu’il leur arrive maintenant de voir avec grande surprise quelque chose d’insolite, ils croient que c’est un prodige manifestant la colère des Dieux ou de la suprême Divinité ; dès lors ne pas conjurer ce prodige par des sacrifices et des vœux devient une impiété à leurs yeux d’hommes sujets à la superstition et contraires à la religion. De la sorte ils forgent d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux. En de telles conditions nous voyons que les plus adonnés à tout genre de superstition ne peuvent manquer d’être ceux qui désirent sans mesure des biens incertains ; tous, alors surtout qu’ils courent des dangers et ne savent trouver aucun secours en eux-mêmes, implorent le secours divin par des vœux et des larmes de femmes, déclarent la Raison aveugle (incapable elle est en effet de leur enseigner aucune voie assurée pour parvenir aux vaines satisfactions qu’ils recherchent) et traitent la sagesse humaine de vanité ; au contraire les délires de l’imagination, les songes et les puériles inepties leur semblent être des réponses divines ; bien mieux, Dieu a les sages en aversion ; ce n’est pas dans l’âme, c’est dans les entrailles des animaux que sont écrits ses décrets, ou encore ce sont les insensés, les déments, les oiseaux qui, par un instinct, un souffle divin, les font connaître. Voilà à quel point de déraison la crainte porte les hommes. La cause d’où naît la superstition, qui la conserve et l’alimente, est donc la crainte.

Traité théologico-politique, préface, Trad. Appuhn.



La Préface, outre l’énoncé de la thèse qui va y être soutenue, donne les raisons qui conduisent l’auteur à écrire ce traité. Cela va de soi, car c’est ce qu’on écrit ordinairement dans une préface. La thèse est exprimée clairement dans le sous-titre de l’ouvrage, elle l’est à nouveau au milieu de la préface, à la fin de sa première moitié, et enfin de manière plus lapidaire lorsque l’auteur indique à la dernière page de celle-ci l’objet de son dernier chapitre. Ce livre est une arme philosophique dans le combat pour la liberté d’expression. Il s’agit pour Benedictus, ex-Baruch, Spinoza, qui à cette occasion interrompt la rédaction de l’Éthique pour celle du présent traité, qui n’a pourtant pas la même portée philosophique, d’asseoir mieux qu’il ne l’est le droit de juger librement et de dire ce qu’on pense. Il va cumuler et articuler deux sortes d’arguments : ceux, religieux, qui appartiennent à la critique de l’Écriture (exégèse), et ceux qui relèvent de la philosophie politique. Le plan du livre, tel qu’il est annoncé, montre ainsi essentiellement deux parties:


1) les chapitres 1-15 établissent que la théologie laisse à chacun le droit de philosopher comme il l’entend ;


2) les chapitres 16-20 montrent que cette liberté peut et même doit être accordée sans danger pour la paix de l’État et le droit du souverain.


Seule une motivation puissante a pu faire abandonner momentanément à Spinoza son œuvre principale. Ce Traité théologico-politique est un plaidoyer pro domo. C’est ce que montre la composition même de la préface. Elle est agencée en plusieurs temps. En premier lieu, et dans un esprit qui est commun à tous les philosophes, elle dénonce la superstition. Plus exactement elle en analyse 1° la cause et 2° l’usage, car, si elle a des fondements dans la nature de l’homme, elle est entretenue de manière bien peu innocente par ceux qui peuvent en bénéficier. Mais ce dont il est question sous ce nom n’est rien d’autre que ce que les hommes tiennent pour la religion. Il ne s’agit pourtant pour l’auteur que de fausse religion. Cette distinction est extrêmement importante, car il rejette l’accusation d’athéisme qui lui est ordinairement adressée. Et en effet il n’est pas sans piété, on verra ce que cela veut dire. Mais ce souci polémique montre qu’il est engagé dans une situation historique déterminée avec un objectif déterminé. C’est pourquoi les considérations philosophiques de fond ne suffisent ni à déterminer son projet, ni à lui faire interrompre son travail le plus théorique. Il énonce donc en second lieu des raisons beaucoup plus conjoncturelles. Il explique pourquoi il écrit en se référant à la situation politique et idéologique dans laquelle se trouve la Hollande vers la fin du dix-septième siècle. Le contexte est unique, très privilégié, et en même temps son exceptionalité est très menacée. Lui-même est très menacé. Il peut compter ses amis, et dans sa situation il serait bien légitime de dire " qui n’est pas avec moi est contre moi ", parce que vraiment les autorités religieuses excitent la haine contre lui. Ce traité constitue une tentative pour desserrer l’étau qu’il sent se fermer sur lui. Mais ses illusions ne sont pas bien grandes. Après quelques pages destinées à dresser le plan du livre, pratiquement chapitre par chapitre, ce qui en montre la cohérence, il avoue qu’il ne s’adresse qu’à une minorité infime. Un tel geste n’a de sens que si cette dernière tient en main les leviers de commande. Il est vrai qu’on peut penser qu’il s’adresse effectivement à De Witt et à sa mouvance. Mais il est bien dangereux de s’en remettre à elle et si les mots qu’il écrit pour finir en manifestent une certaine conscience, il n’en est pas moins vrai que la tentative est encore plus imprudente qu’il ne la croit et qu’elle se retournera contre lui.


On pourrait discuter de la proposition selon laquelle "les hommes(...) de nature(...) sont sujets à la superstition". On la rencontre à deux reprises (p. 3, l. 2 et p. 6, l. 8). Elle suppose une nature humaine. Au contraire Marx dans la Critique de la philosophie du droit explique que c’est la situation de misère où ils se trouvent qui incline les hommes à la religion. De même sa 6e thèse sur Feuerbach affirme qu’il n’y a pas d’autre nature humaine que les rapports sociaux. Cependant il ne s’agit pas ici de réfléchir sur la nature des conditions qui font que les hommes sont enclins à croire n’importe quoi. Le rôle du Traité est de mettre en lumière le rôle néfaste que joue cette excessive crédulité, d’établir combien elle est irrationnelle et que la religion n’a à y gagner pas plus que la philosophie. Car on ne peut dire qu’elle donne "une idée confuse de la divinité". C’est une allusion à Descartes (Méditations métaphysiques, III, pléiade pp. 294-300) qui plaide pour l’idée d’un Dieu infini. Mais, je ne sais plus où, il dit que la superstition s’explique par une connaissance confuse de la nature de Dieu. Au fond, sans se prononcer sur ses origines, Spinoza décrit un fonctionnement psychique. Il y a une réalité que chacun reconnaît aisément : la prise des hommes sur les événements qui appartiennent pourtant à leur propre sphère est tellement faible qu’ils sont ballottés par eux entre l’espoir que se produisent ceux d’où ils peuvent tirer du bien et la crainte de ceux dont ils n’ont rien de tel à attendre. Comme ce n’est manifestement pas de leur volonté qu’ils sont issus, comme aussi ils ont beaucoup à en redouter, parce que le hasard ne saurait leur être toujours favorable, ils imaginent une autre volonté, dont ces événements dépendent plus que de la leur, et ils s’inquiètent des moyens de se la ménager. Ils sont dans la situation décrite par Machiavel dans le chapitre 29 du premier livre de ses Discours sur la première décade de Tite-Live, de ces particuliers ou de ces peuples manquant de virtù, qui sont réduits à l’impuissance devant le destin. Mais la préoccupation ici n’est pas de gouverner. Elle est d’obtenir du gouvernement qu’il accorde à chacun la liberté de philosopher comme il l’entend.


En attendant de formuler cette exigence, Spinoza ironise contre cette superstition. Il s’en moque d’autant plus que ses congénères ne craignent pas d’accroître leur ridicule lorsque les événements leur sont favorables en attribuant leurs succès à leur sagesse. Si les faits semblent obéir à leur volonté non seulement ils se persuadent d’avoir eu l’intelligence de les prévoir, voire de les organiser (" Ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ", déclarait plaisamment, mais lucidement un personnage de Cocteau), mais ils repoussent dédaigneusement les tentatives que d’autres pourraient faire de les faire profiter d’une sagesse moins hypothétique. C’est ce qui les rend d’autant plus drôles lorsque le vent de la fortune a tourné, que rien ne leur réussit plus : alors ils redeviennent clients de toutes sortes de conseilleurs, et pas seulement des meilleurs. Aussi inepte (ineptum), absurde (absurdum) ou inefficace (vanum) que puisse être un avis, il a ses chances d’être entendu. Car leur raisonnement ne dépasse pas le niveau de l’association d’idées. C’est de cette manière qu’ils créent ce qu’ils appellent des présages. N’importe quel événement mineur, et d’ailleurs accidentel relativement à celui qu’ils attendent, sera interprété par eux comme un signe du prochain succès (un trèfle à quatre feuilles) ou du prochain échec (un chat noir), selon qu’il a déjà été associé à l’un ou à l’autre. Si l’accident n’est pas mineur il sera d’autant plus tenu pour un message des puissances supérieures : un ciel qui s’obscurcit, un coup de tonnerre isolé, comme on le voit dans les Evangiles au moment où expire le crucifié, sont tenus pour un prodige exprimant la volonté de celles-ci. La superstition est clairement décrite comme un délire qui consiste à croire que les lois de la nature sont suspendues et que cette suspension signifie l’intervention divine. C’est ce qu’on appelle un miracle. Le superstitieux délire en tant qu’il croit possible que la nature n’obéisse plus à ses propres lois, ce qui est projeter sur elle son propre délire. Croire qu’on transforme de l’eau en vin (hélas), ou qu’on ressuscite un mort par exemple, ou que le soleil s’immobilise dans le ciel c’est du délire pur et simple.


La raison de ces délires n’est pas seulement dans l’incertitude de ceux qui s’en rendent coupables, elle est aussi, plus positivement dans leur désir immodéré de ce qui n’est pas en leur pouvoir, de ce qui échappe à leur volonté. Descartes distinguait déjà parmi les biens ceux qui dépendent de la volonté, lesquels à vrai dire se réduisent à nos pensées, et ceux qui nous échappent (Discours de la méthode). Il est clair que les hommes qui n’ont pas la sagesse de ne porter leurs espérances que sur ce qui dépend d’eux ont plus que les autres de raison d’espérer une intervention bénéfique des puissances supérieures ou de craindre leur intervention hostile. Ceci ne serait qu’amusant, car chacun est révélé par ses propres pensées, les individus grossiers en particulier par leur superstition. Mais il y a pourtant du scandale là-dedans, puisqu’ils ne se contentent pas d’énoncer leurs insanités, et qu’ils s’efforcent de rabaisser la raison. Si la raison est en effet impuissante à défricher une voie par laquelle on pourrait obtenir sans un quelconque travail la richesse qui comblerait tous les désirs, on trouve là un argument définitif contre la raison elle-même, qu’on révoque donc absolument comme faculté de comprendre le monde et de déterminer les actes humains. D’un même mouvement l’auteur s’en prend à la superstition païenne et à la superstition judaïque et chrétienne. Car si ce sont les Anciens qui interrogeaient les Dieux dans l’examen de entrailles des animaux qu’ils leur sacrifiaient, c’est bien la religion monothéiste qui délibérément rabaisse la sagesse humaine en déclarant vain tout ce qui appartient à l’homme, et c’est bien le discours des béatitudes dans le Sermon sur la montagne qui fait des pauvres d’esprit les confidents privilégiés du Seigneur. "Dieu a les sages en aversion". C’est cette superstition dont jouait déjà Platon dans Phèdre (où le second discours de Socrate déclarait divins quatre sortes de délire), dans Ion (discours sur l’inspiration), etc. dans d’autres dialogues relativement à son propre démon. Mais Spinoza ne s’en amuse plus du tout. Sa philosophie a-t-elle relativement à la raison une attitude différente de celle de Platon ? Pour celle-ci l’épistèmè ne constitue pas une démarche seulement rationnelle. Elle implique une maïeutique ou une ascension vers l’idée qui n’ont plus rien à voir avec les procédés mis en œuvre dans les mathématiques, lesquels représentent la dianoia. Il en va parallèlement chez Spinoza, pour qui la connaissance rationnelle n’est que la connaissance du deuxième genre, tandis que l’intuition la dépasse. Mais il se refuse à jouer de la double opposition de la raison à l’intuition et à la superstition qui l’autoriserait à faire de la superstition l’image de l’intuition.


Il ne suffit cependant pas de déclarer superstitieuses les croyances que les hommes prennent pour religieuses en montrant qu’elles ne sont dictées que par la peur ; il faut encore mettre en lumière le fait qu’étant dictées par la peur elles ne peuvent qu’être instables, sujettes à se substituer indéfiniment les unes aux autres. Comme l’hydre dont parle Platon (dans la République), il ne suffirait pas de couper la tête à celle de ces superstitions qui actuellement occupe les esprits pour mettre fin à la superstition elle-même. Toujours déçus par elles, les hommes ne cessent de passer de l’une à l’autre. Cependant le plus important n’est pas encore dans la constatation de la variabilité de la superstition. Il est dans la mise en rapport étroit de ce que tout le monde reconnaît pour superstitieux avec ce qu’on admet être religieux. La religion n’est qu’une superstition stabilisée. C’est afin de mettre de la constance dans les esprits qu’on a mis en place un culte et un appareil qui leur en imposent. On penserait assez spontanément que la pratique religieuse et les moyens qu’elle se donne sont fondés sur la croyance supposée vraie et les articles de son dogme. Mais la pompe est commune à toutes les religions, et évidemment autant aux fausses qu’à la prétendue vraie. On voit par là qu’elle est forcément indépendante de la vraie foi. Il faut cependant encore poursuivre l’analyse. La diversité des superstitions est la source de très graves désordres politiques. Spinoza ne le voit que trop dans le monde qui l’entoure. Plusieurs faits indépendants les uns des autres convergent dans son esprit.


D’une part il y a lieu de penser qu’il se souvient, et sans mal, de quel pays sa famille est originaire et dans quelles conditions elle a dû le quitter. Le royaume de Grenade a été jusqu’en 1492 le dernier bastion des musulmans en Espagne. La victoire des "rois catholiques" a mis fin à la bonne entente qui régnait entre les diverses religions dans cette région de la péninsule. Le fanatisme et l’intolérance qui avaient déterminé l’offensive catholique contre le royaume musulman s’exercèrent alors contre les Juifs. Ils n’eurent plus le choix qu’entre la conversion forcée et le bûcher. Et comme cette conversion était soupçonnée (!) de n’être pas sincère, le choix se réduisit encore entre le bûcher et l’exil. Quelques émigrants eurent le bonheur de trouver un bon accueil chez les Ottomans (Salonique, Istanbul), d’autres se retrouvèrent nouveaux chrétiens et prisonniers au Portugal. Dès que la porte de ce pays s’entrebâilla la fuite vers le nord fut générale. C’est ainsi que la famille Espinosa finit par gagner Amsterdam, où elle s’installa aux environs de 1600.


D’autre part la fin du seizième siècle et la première partie du dix-septième ont été marqués par les atroces guerres dites de religion. Pendant des dizaines d’années des gens qui se disaient chrétiens s’entre-tuaient parce qu’ils n’étaient pas chrétiens à la même mode. Si le massacre de la Saint-Barthélemy (1572) a été une très belle réussite du christianisme en tant qu’institution, la persécution religieuse allant jusqu’à la tuerie n’a cependant été ni exceptionnelle, ni unilatérale. La République des Provinces-Unies elle-même doit son existence à de telles luttes. C’est parce qu’elles étaient protestantes, calvinistes, que les Provinces en question ont fait sécession des Pays-bas, et c’est parce que ceux-ci étaient sous domination espagnole que l’intolérance et le fanatisme du christianisme dans sa variante ibérique y sévissaient. C’est au prix d’une guerre de quatre-vingts ans que l’on put pratiquer en Hollande et dans les autres Provinces le culte de son choix. On put même y être catholique !


Enfin c’est au contexte politique des Provinces-Unies au moment même où il écrit que se rapporte la réflexion de Spinoza. Car si la tolérance y est un fait, elle n’est due qu’à la division, et le fanatisme n’y est pas moins grand qu’ailleurs. Il menace la liberté de pensée. Les sectes les unes tout aussi convaincues que les autres d’être les détentrices exclusives de la vérité se combattent âprement et la principale d’entre elles, l’Eglise calviniste elle-même, intervient vigoureusement contre tout ce qui paraît pouvoir menacer son hégémonie. L’âge d’or de la liberté de pensée, qui est réelle, est fragile, menacé, et Spinoza le sent d’autant mieux que la menace porte en particulier contre lui, contre sa propre activité philosophique. Le rapport entre les autorités politiques et les autorités religieuses calvinistes n’est pas clair. Qui commande et qui obéit ? Le Traité théologico-politique s’inscrit dans une campagne du pouvoir politique bourgeois pour se libérer de la tutelle de l’Église calviniste. Mais c’est peut-être le pavé de l’ours !


Quoi qu’il en soit, il est assuré que ce livre est une œuvre politique. Tout en se situant sur le plan de la philosophie la plus élevée et des principes les plus abstraits, il vise à donner une légitimité à la proposition du chapitre 19 de soumettre l’autorité religieuse à l’autorité politique, de remettre à celle-ci la garde et l’interprétation du droit sacré à côté de celles du droit civil, c’est à dire de définir ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas. Toutefois cette proposition n’a pas des chances égales partout. Certes les rois acceptent mal l’ingérence dans leurs affaires du pape et des théologiens. La querelle des investitures dans l’Empire, le schisme anglican et le gallicanisme de fait de l’Église française, c’est à dire sa soumission au roi, témoignent de diverses manières de l’existence d’un débat et d’une tension sur la question de la préséance entre les deux pouvoirs. Mais les rois ont beaucoup trop intérêt à gouverner la multitude par la superstition pour pouvoir s’émanciper de la tutelle de leurs Églises respectives. Ils ont besoin d’être " adorés comme des dieux ", afin de faire admettre aux peuples des politiques qui sont contraires à leur intérêt. Cela ne les garantit pas contre l’accident qui peut les faire haïr comme des fléaux : l’Eglise catholique a soutenu le poignard contre deux rois successifs de la France, parce que ceux-ci n’étaient manifestement pas ses zélateurs assez chaleureux. La volonté des monarques de contenir la pensée dans des limites étroites a tellement besoin de l’autorité de la religion qu’il lui est difficile de lui refuser la prééminence. Henri III et Henri IV ont été assassinés parce qu’ils étaient plus favorables que d’autres à la liberté de pensée et que par là ils étaient des obstacles à la volonté hégémonique de l’Eglise romaine. Toutefois le regard de l’auteur se porte plus loin, au moins jusqu’à Istanbul, où ce n’est plus seulement le résultat éventuellement défavorable au culte officiel d’une libre discussion, mais la discussion elle-même qui constitue une offense à la religion. La liberté de pensée est anéantie par les dispositions qui sont prises dans l’empire ottoman pour imposer scrupuleusement et constamment l’observance du culte. Est-ce que cette référence aux Turcs ne signifie pas que les autorités religieuses que Spinoza voit auprès de lui sont un peu trop turques à son goût ? Gouverner la multitude par la superstition est un procédé de Turc !


Les tromperies auxquelles se livrent les religions ne sont pas compatibles avec une libre République. L’auteur ne parle pas dans le vide, il évoque sa Hollande. Donc son projet politique immédiat apparaît : sauver la Hollande de l’emprise des fanatiques calvinistes, tenus ici pour rien d’autre que superstitieux. Les Provinces-Unies sont dans une situation quelque peu contradictoire. Tout en étant une République, elles font beaucoup trop de place à l’Église calviniste. Un choix s’impose dans les années 1660-70 : ou bien la République l’emportera et il faudra pour cela réduire à la raison les calvinistes, ou bien on ne parviendra pas à rabaisser l’arrogance des religieux et la monarchie sera restaurée. Ce que le traducteur appelle une République, ce n’est rien d’autre que l’État. Il ne fait aucun doute cependant que l’auteur a lu Machiavel, dont il fait l’éloge dans le Traité politique (chapitre V, §7; chapitre X, §1). Or l’État libre, en termes machiavéliens, est en fait celui qui fait une place au pouvoir populaire (Discours sur la première décade de Tite-Live). La différence d’un Etat à l’autre est que dans la monarchie les hommes combattent pour leur servitude tandis que dans la République ils le font pour leur salut, que dans la première ils se sacrifient pour la vanité d’un seul, tandis que dans l’autre c’est pour le bien commun qu’ils sont appelés à le faire, que dans l’une le jugement est asservi aux préjugés, voire simplement contraint, tandis que dans la seconde il est libre. La libre République n’est donc rien de moins que l’État libre, dont la meilleure expression, aux yeux de Spinoza du moins, est la démocratie.


"Quant aux séditions..." Le problème se pose effectivement de savoir si en libérant le jugement on ne déchaîne pas du même coup les actes qui pourraient être commis en conformité avec lui. Si l’on n’autorise pas le libre jugement, si l’on mène une politique à la turque, il est parfaitement clair qu’on ôte tout fondement même subjectif à des actes qui seraient en conformité avec des idées interdites. Par contre si l’on n’interdit pas le libre jugement, est-ce qu’on n’autorise pas du même coup les actes qui sont en conformité avec lui ? Si par exemple chacun est libre de pratiquer le culte de son choix, chrétien, turc, juif ou idolâtre, comme il est dit plus loin, qu’est-ce qui va l’empêcher d’aller entraver la pratique de l’autre, dès lors que sa croyance la lui représente comme mauvaise ? Comment peut-on retenir celui qui se croit le seul détenteur du vrai et du bien, et qui est autorisé à se croire tel parce que ses dogmes ne sont pas combattus par l’État, de mépriser les autres, de chercher à les contraindre, de les persécuter ? Dans la Hollande de la fin du XVIIe siècle, les intolérants calvinistes (Gomaristes) s’en prennent aux Régents, aux Arminiens ou aux adeptes des sectes (Sociniens, Quakers, Mennonites, anabaptistes et collégiants sont les plus représentatifs).


La réponse de Spinoza, la solution qu’il apporte à ce problème constitue le but même de son livre, la proposition finale, celle qui fait l’objet de son chapitre 20 et dernier : la paix civile ne peut être rétablie que si le droit public reconnaît que les opinions ne sont jamais des crimes. Ce qui excite les hommes à la sédition, explique le chapitre 20 du Traité théologico-politique, c’est que leurs opinions soient condamnées et qu’eux-mêmes soient pour cette raison considérés comme des criminels. Il n’y a de remède contre ce mal que radical. Que la liberté du jugement propre soit reconnue à chacun et pas seulement à quelques uns est la condition pour que tous soient libres, c’est à dire pour que personne ne soit privé de cette liberté. Si elle est ôtée à un seul, elle est du même coup ôtée à tous. Il va donc falloir que ce livre fasse la démonstration que la liberté de pensée, et particulièrement la liberté d’honorer Dieu à sa guise, n’est contradictoire ni avec la paix civile ni avec la volonté de Dieu. Bien plus l’auteur entend établir qu’elle en est une condition nécessaire. Ce sont les contraintes exercées sur les pensées, qu’il ne faut pas dissocier de leur expression, qui causent du tort et à l’État et à Dieu. Entraver l’expression des idées c’est créer les conditions de la subordination de la philosophie à la théologie, de la dictature des pires préjugés, c’est rendre l’âme à la servitude, celle qui fait l’âme esclave de ses préjugés et masque les lumières de la saine philosophie.



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