Article Spinoza du Dictionnaire historique et critique de Bayle/B

De Spinoza et Nous.
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[Ce que je dis... concernant la théologie d’une secte de Chinois.]

Le nom de cette secte est Foe Kiao. Elle fut établie par l’autorité royale parmi les Chinois, l’an 65 de l’ère chrétienne. Son premier fondateur était fils du roi In fan vam, et fut appelé d’abord Xe, ou Xe Kia [1], et puis quand il eut trente ans, Foe, c’est-à-dire, non-homme[2]. Les Prolégomènes des jésuites, au devant du Confucius qu’ils ont publié à Paris, traitent amplement de ce fondateur. On y trouve[3] que « s’étant retiré dans le désert dès qu’il eut atteint sa dix-neuvième année, et s’étant mis sous la discipline de quatre gymnosophistes, pour apprendre la philosophie d’eux, il demeura sous leur conduite, jusqu’à l’age de trente ans, que s’étant levé un matin avant le point du jour, et contemplant la planète de Vénus, cette simple vue lui donna tout d’un coup une connaissance parfaite du premier principe, en sorte qu’étant plein d’une inspiration divine, ou plutôt d’orgueil et de folie, il se mit à instruire les hommes, se fit regarder comme un dieu, et attira jusqu’à quatre-vingt mille disciples… À l’âge de soixante-dix-neuf ans, se sentant proche de la mort, il déclara à ses disciples que pendant quarante ans qu’il avait prêché au monde, il ne leur avait point dit la vérité ; qu’il l’avait tenue cachée jusque-là sous le voile des métaphores et des figures, mais qu’il était temps alors de la leur déclarer : C’est, dit-il, qu’il n’y a rien à chercher, ni sur quoi l’on puisse mettre son espérance que le néant et le vide [4], qui est le premier principe de toutes choses. » Voilà un homme bien différent de nos esprits forts : ils ne cessent de combattre la religion que sur la fin de leur vie ; ils n’abandonnent le libertinage que quand ils croient que le temps de partir du monde s’approche [5]. Mais Foe, se voyant en cet état, commença de déclarer son athéisme. Teterrimum virus atheismi jam moriturus evomuisse perhibetur, diserte professus, se per annos quadraginta eoque amplius non declarasse mundo veritatem, sed umbratili et metaphorica doctrina contentum, figuris, similibus, et parabolis nudam veritatem occultasse ; at nunc tandem, quando esset morti proximus, arcanum sensum animi sui significare velle : extra vacuum igitur et inane, primum scilicet rerum omnium principium, nihil esse quod quæratur, nihil in quo collocentur spes nostræ [6]. Sa méthode fut cause que ses disciples divisèrent sa doctrine en deux parties ; l’une extérieure, qui est celle qu’on prêche publiquement, et qu’on enseigne au peuple ; l’autre intérieure, qu’on cache soigneusement au vulgaire, et qu’on ne découvre qu’aux adeptes. La doctrine extérieure, qui n’est, selon les bonzes, « que comme les cintres, sur lesquels on bâtit une voûte, et qu’on ôte ensuite, lorsqu’on a achevé de bâtir, consiste 1°. à enseigner qu’il y a une différence réelle entre le bien et le mal, le juste et l’injuste ; 2°. qu’il y a une autre vie où l’on sera puni ou récompensé de ce qu’on aura fait en celle-ci ; 3°. qu’on peut obtenir la béatitude par trente-deux figures et par quatre-vingt qualités ; 4° que Foe ou Xaca est une divinité et le sauveur des hommes, qu’il est né pour l’amour d’eux, prenant pitié de l’égarement où il les voyait, qu’il a expié leurs péchés, et que par cette expiation ils obtiendront le salut après leur mort, et renaîtront plus heureusement en un autre monde Bibliothèque universelle, tom. VII, pag. 404 et suiv. Voyez aussi, tom. VIII, la remarque (C) de l’article JAPON, et les Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Chine, par le père le Comte, tom. II, pag. 103, édition d’Amsterdam, 1698.. » On ajoute à cela cinq préceptes de morale, et six œuvres de miséricorde, et l’on menace de la damnation ceux qui négligent ces devoirs.

« La doctrine intérieure, qu’on ne découvre jamais aux simples, parce qu’il faut les retenir dans leur devoir par la crainte de l’enfer et d’autres semblables histoires, comme disent ces philosophes, est pourtant, selon eux, la solide et la véritable. Elle consiste à établir, pour principe et pour fin de toutes choses, un certain vide et un néant réel. Ils disent que nos premiers parents sont issus de ce vide, et qu’ils y retournèrent après la mort ; qu’il en est de même de tous les hommes qui se résolvent en ce principe par la mort ; que nous, tous les éléments, et toutes les créatures, faisons partie de ce vide ; qu’ainsi il n’y a qu’une seule et même substance, qui est différente dans les êtres particuliers, par les seules figures et par les qualités ou la configuration intérieure, à peu près comme l’eau, qui est toujours essentiellement de l’eau, soit qu’elle ait la forme de neige, de grêle, de pluie, ou de glace [7]. » S’il est monstrueux de soutenir que les plantes, les bêtes, les hommes, sont réellement la même chose, et de se fonder sur la prétention que tous les êtres particuliers sont indistincts de leur principe[8], il est encore plus monstrueux de débiter que ce principe n’a nulle pensée, nulle puissance, nulle vertu. C’est néanmoins ce que disent ces philosophes ; ils font consister dans l’inaction, et dans un repos absolu, la perfection souveraine de ce principe. Hoc autem principium cum doceant esse prorsus admirandum quid, purum, limpidum, subtile, infinitum, quod nec generari possit nec corrumpi, quod perfectio sit rerum omnium ipsumque summe perfectum et quietum ; negant tamen, corde, virtute, mente, potentia ulla instructum esse : imo hoc esse maxime proprium essentiæ ipsius, ut nihil agitet, nihil intelligat, appetat nihil[9]. Spinoza n’a point été si absurde ; la substance unique qu’il admet agit toujours, pense toujours ; et il ne saurait par ses abstractions les plus générales la dépouiller de l’action et de la pensée. Les fondements de sa doctrine ne lui peuvent point permettre cela.

[QUIÉTISME enseigné et pratiqué par des Chinois.]

Notez en passant que les sectateurs de Foe enseignent le quiétisme ; car ils disent que tous ceux qui cherchent la véritable béatitude doivent se laisser tellement absorber aux profondes méditations, qu’ils ne fassent aucun usage de leur intellect, mais que par une insensibilité consommée, ils s’enfoncent dans le repos et dans l’inaction du premier principe, ce qui est le vrai moyen de lui ressembler parfaitement, et de participer au bonheur. Ils veulent aussi qu’après qu’on est parvenu à cet état de quiétude l’on suive, quant à l’extérieur, la vie ordinaire, et que l’on enseigne aux autres la traditive commune. Ce n’est qu’en particulier, et pour son usage interne, qu’il faut pratiquer l’institut contemplatif de l’inaction béatifique. Quocirca quisquis bene beateque vivendi sit cupidus, huc assdua meditatione, suique victoria eniti oportere, ut principio suo quam simillimus, affectus omnes humanos domet ac prorsus exstinguat, neque jam turbetur, vel angatur re ulla, sed ecstatici prorsus instar absorptus altissima contemplatione, sine ullo prorsus usu vel ratiocinio intellectus, divina illa quiete, qua nihil sit beatius, perfruatur : quam ubi nactus fuerit, communem vivendi modum et doctrinam tradet aliis, et ipsement specie tenus sequatur, clam vero sibi vacet ac veritati, et arcana illa quiete vitæque cælestis instituto gaudeat [10]. Ceux qui s’attachèrent le plus ardemment à cette contemplation du premier principe formèrent une nouvelle secte que l’on appela Vu guei Kiao, c’est-à-dire la secte des oiseux ou des fainéants, nihil agentium. C’est ainsi qu’entre les moines ceux qui se piquent de la plus étroite observance forment de nouvelles communautés ou une nouvelle secte. Les plus grands seigneurs et les personnes les plus illustres se laissèrent tellement infatuer de ce quiétisme, qu’ils crurent que l’insensibilité était le chemin de la perfection et de la béatitude, et que plus on s’approchait de la nature d’un tronc ou de celle d’une pierre, plus faisait-on de progrès, plus devenait-on semblable au premier principe, où l’on devait retourner un jour. Il ne suffisait pas d’être plusieurs heures sans nul mouvement du corps, il fallait aussi que l’âme fût immobile, et qu’on perdît le sentiment. Je ne dis rien là qui ne soit plus faible que le latin que vous allez lire : Optimates imperii et summos quosque viros hac insania adeo occupatos, ut quo quisque propius ad naturam saxi truncive accessisset, horas complures sine ullo corporis animique motu persistens, sine ullo vel sensuum usu vel potentiarum, eo profecisse felicius, propiorque et similior evasisse principio suo aërio, in quod aliquando reversurus esset, putaretur [11]. Un sectateur de Confucius réfuta les impertinences de cette secte, et prouva très-amplement cette maxime d’Aristote, que rien ne se fait de rien[12] : cependant, elles se maintinrent, et s’étendirent, et il y a bien des gens encore aujourd’hui qui s’attachent à ces vaines contemplations[13]. Si nous ne connaissions pas les extravagances de nos quiétistes[14], nous croirions que les écrivains qui nous parlent de ces Chinois spéculatifs n’ont ni bien compris, ni bien rapporté les choses ; mais après ce qui se passe parmi les chrétiens, on serait mal à propos incrédule touchant les folies de la secte Foe Kiao, ou Vu guei Kiao.

Je veux croire, ou que l’on n’exprime pas exactement ce que ces gens-là entendent par Cum hiu, ou que leurs idées sont contradictoires. On veut que ces mots chinois signifient vide et néant, vacuum et inane, et l’on a combattu cette secte par l’axiome que rien ne se fait de rien : il faut donc qu’on ait prétendu qu’elle enseignait que le néant est le principe de tous les êtres. Je ne saurais me persuader qu’elle prenne le mot de néant dans sa signification exacte, et je m’imagine qu’elle l’entend comme le peuple quand il dit qu’il n’y a rien dans un coffre vide. Nous avons vu qu’elle donne des attributs au premier principe, qui supposent qu’elle le conçoit comme une liqueur[15]. Il y a donc de l’apparence qu’on ne lui ôte que ce qu’il y a de grossier et de sensible dans la matière. Sur ce pied-là, le disciple de Confucius serait coupable du sophisme que l’on nomme ignoratio elenchi ; car il aurait entendu par nihil ce qui n’a aucune existence, et ses adversaires auraient entendu par ce même mot ce qui n’a point les propriétés de la matière sensible. Je crois qu’ils entendaient à peu près par ce mot-là ce que les modernes entendent par le mot d’espace : les modernes, dis-je, qui, ne voulant être ni cartésiens ni aristotéliciens, soutiennent que l’espace est distinct des corps, et que son étendue, indivisible, impalpable, pénétrable, immobile et infinie, est quelque chose de réel. Le disciple de Confucius aurait prouvé aisément qu’une telle chose ne peut pas être le premier principe, si elle est d’ailleurs destituée d’activité, comme le prétendent les contemplatifs de la Chine. Une étendue, réelle tant qu’il vous plaira, ne peut servir à la production d’aucun être particulier, si elle n’est mue ; et supposez qu’il n’y a point de moteur, la production de l’Univers sera également impossible, soit qu il y ait une étendue infinie, soit qu’il n’y ait rien. Spinoza ne nierait point cette thèse ; mais aussi ne s’est-il pas embarrassé dans l’inaction du premier principe. L’étendue abstraite qu’il lui donne en général n’est à proprement parler que l’idée de l’espace, mais il y ajoute le mouvement ; et de là peuvent sortir les variétés de la matière.

Notes et références

  1. Les Japonais le nomment Xaca.
  2. Voyez le Journal de Leipsic, 1688, pag. 257, dans l’extrait du livre de Confucius, imprimé à Paris, l’an 1687.
  3. Bibliothèque universelle, tom. VII, pag. 403, 404, dans l’extrait du même livre de Confucius.
  4. P. 29 Vacuum et inane, cum hiu en chinois.
  5. Voyez, tom. III, pag. 448, remarque (E) de l’article BION le Boristhénite.
  6. Acta Eruditor. Lips., 1688, pag. 257.
  7. Bibliothèque universelle, tom. VII, pag. 406.
  8. Omnia quæcunque existunt, vita, sensu, mente prædica, quamvis inter se usu et figura differant, intrinsece tamen unum quid idemque esse, quippe a principio suo indistincta. Acta Erudit. Lips., 1688., pag. 258.
  9. Ibidem, 1688, pag. 258.
  10. Ibidem, 1688, pag. 258. Voyez, tom. IV, pag. 99, la remarque (K) de l’article BRACHMANES.
  11. Acta Eruditor., 1688, pag. 258.
  12. Ciopose probans Aristotelicum illud ex nihilo nihil fieri. Ibidem.
  13. Ibidem.
  14. Voyez la remarque (K) de l’article BRACHMANES, tom. IV, pag. 99.
  15. Purum, limpidum, subtile, voyez ci-dessus la citation (32), aërium ; voyez ci-dessus la citation (34).
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