Cher Serge,
je crains que les malentendus dans nos messages sont en train de s'accumuler. Sans doute ma façon de m'exprimer y est pour quelque chose. Tentative de défaire les noeuds, donc ... :
Louisa a écrit:
...mon problème, c'est que le fait de supposer (car il faut tout de même avouer que tel que tu l'as décrit, rien ne le PROUVE, non?) que la gentillesse qui TE semblait exagérée de la part de ton collègue, SI il s'agit réellement d'un exemple du troisième genre de connaissance, devrait te procurer une Joie Suprême. Etait-ce le cas ou non ...?
Serge:
Tu prétends me montrer mes a priori et tu interprètes sans retenue ce que tu ne connais pas. Rien ne prouve le contraire non plus et moi j'étais en situation. Comment veux-tu prouver cela ? Cela n'avait rien à voir avec de la gentillesse (je suis peut-être prétentieux en disant cela, mais je pense la reconnaître, la vraie ; elle ne sonne pas du tout comme cela ; vraiment pas du tout...) Si tu ne me crois pas, eh bien, cela n'empêchera pas la Terre de tourner, comme on dit...
je ne parlais pas du tout de toi ni de la situation réelle dans laquelle tu étais (en effet, je suis ignorant aussi bien de l'un que de l'autre), mais de ta DESCRIPTION d'un événement qui selon toi était un exemple du troisième genre de connaissance.
Tel que tu l'as décrit, RIEN ne prouve que la passion que tu as attribuée à ton collègue était réellement là. Tu as en revanche dit que son attitude te dérangeait. Ce qui veut dire qu'elle te donnait un sentiment de Tristesse, donc de diminution de ta puissance (de penser et d'agir). A mon sens, si l'on veut "pratiquer" le spinozisme dans ce genre de cas, il s'agit avant tout de distinguer son propre sentiment de la cause extérieure, et de comprendre en quoi cette passion dit quelque chose de soi-même. C'est à ce niveau-là que l'Ethique 3 et 4 me semble être hautement utile.
Car dès que l'on fait l'inverse, donc dès que l'on essaie d'interpréter le comportement de l'autre en termes de "passion mauvaise", toi tu prétends que simplement lire l'Ethique suffit pour en déduire des lois certaines ET des interprétations certaines du comportement des autres, moi je ne vois pas où Spinoza affirmerait cela. En même temps, tu affirmes qu'il est tout à fait impossible de PROUVER en quoi une situation x serait l'application de la "loi de l'esprit" y. Or comment concevoir des lois où aucune preuve de son application ne soit possible ... ?
Je ne veux pas dire que je l'exclus cette possibilité, cela signifie seulement que j'aurai besoin de citations et d'arguments avant de pouvoir le fonder dans le "spinozisme". En attendant, ces lois sont pour moi des lois de type philosophique, qui effectivement ne demandent aucune preuve objective, empirique pour avoir un intérêt. Mais alors l'intérêt est conceptuel, ce n'est pas une question de vérité ou de preuves.
Le troisième problème avec ta description, c'était qu'il s'agit clairement de la découverte d'une impuissance chez l'autre, tandis que tu prétends qu'il s'agit d'un exemple du troisième genre de connaissance. Pour moi, cette prétention est contradictoire avec ce que Spinoza dit en 5.10, que le 3e genre ne peut NAÎTRE que quand on voit ce qui est bon (chez soi-même, chez l'autre). De même, le 3e genre consiste à comprendre l'essence des choses, essence qui est un degré de puissance. C'est pourquoi je ne vois pas comment une compréhension d'une impuissance (supposant que cela soit possible; mais là aussi il me faudrait des citations avant de pouvoir changer d'avis - ce qui n'a bien sûr rien à voir avec le respect que j'ai pour toi) pourrait nous donner une expérience de 3e genre de connaissance.
Louisa a écrit:
... il vaut mieux apprendre à voir dans les gens ce qui constitue leur puissance, et non pas leur impuissance.
Serge:
Pas du tout. Il faut voir tout ce qu'il y a à voir, autant qu'on le peut. C'est l'accusation, qui implique le libre arbitre, qui est une erreur. Puisque tout dans la Nature se vaut à son échelle, il n'y a précisément rien qui soit mieux à comprendre qu'autre chose qualitativement : c'est neutre moralement. Ce que tu dis me fait penser aux antiracistes qui ont un fond de pensée raciste.
il faudrait expliquer ce que tu veux dire par ces antiracistes-racistes avant que je puisse comprendre.
Sinon quand je dis "il vaut mieux" je ne parle que du point de vue du troisième genre de connaissance (et de 5.10 comme condition préalable). Ce n'est pas parce que tu omets l'idée de libre arbitre que caractériser quelqu'un par une passion fait de cette passion une illustration de la puissance de la personne en question. Une passion (la vanité, l'ambition, ...) est toujours mauvaise pour la personne qui la subit, dit Spinoza. En même temps, elle ne peut pas se déduire de la nature de la personne, et en cela elle ne nous informe en rien sur qui cette personne est réellement. Elle n'indique qu'un manque.
Autrement dit: ce n'est pas parce qu'on enlève tout jugement moral que du coup on ne parle plus d'impuissance (c'est même exactement l'inverse: ce qui avant était désigné comme "faiblesse morale" devient "rien", une impuissance). Chaque personne étant, en essence, un degré de puissance, distinguer une impuissance chez quelqu'un ne dit donc rien de son essence.
Louisa a écrit:
Le 3e genre de connaissance n'est donc PAS neutre, puisqu'en 5.10 il REPREND la notion de BON, pour dire qu'il ne peut naître que de la connaissance de ce qui est bon (chez soi-même, chez l'autre).
Serge:
Tu confonds comprendre la réalité, dont les mécanismes des passions, et être soi-même passif.
c'est bien possible. Dans quel sens?
Louisa a écrit:
Il a donc fallu d'abord "neutraliser" le côté moral (que tu appelles "accusateur") de ces notions, en montrant à quoi elles répondent en réalité (les lois de la nature), pour ensuite nous faire comprendre en quoi se concentrer sur les "mauvaises passions" chez l'autre ne peut rien donner, en tant que Joie, et surtout pas la Joie Suprême.
Serge:
J'appelle "accusateur" seulement ce qui dans l'exposé relève de l'inculpation (hors exercice de la Justice, j'entends), et donc de la croyance au libre arbitre.
oui, en cela nous sommes d'accord. Ce que je voulais dire ci-dessus, c'est que cette opération intellectuelle à mes yeux est nécessaire, chez Spinoza, avant de pouvoir entrer dans le troisième genre de connaissance, qui est plus exigent: il ne faut non seulement laisser tomber tout jugement moral/accusateur, il faut également apprendre d'abord à voir le bon, puis même à voir le degré de puissance qu'est chaque chose. Juste laisser tomber l'idée de libre arbitre ne suffit pas du tout, il y a beaucoup plus d'étapes à franchir.
Serge a écrit : Je ne vois pas en quoi la politique de l'autruche serait le salut. Mais je suis d'accord que le terme de "mauvais" n'est pas applicable au fait, mais à ce qui éloigne du potentiel de puissance. A ce titre il en devient presque positif (il invite au soutien.)
potentiel de puissance? Tu crois en l'existence d'une puissance potentielle, chez Spinoza? Tu trouves donc que pas toute puissance est toujours actualisée? Si oui, pourquoi?
Sinon je ne crois pas que quand Spinoza conseille en 5.10 d'apprendre à concentrer son attention sur le bon, qu'il s'agit d'une politique d'autruche. C'est précisément parce que les passions sont signes d'impuissances que, en REALITE, elles ne sont rien. Elles sont des idées inadéquates, mais en Dieu, donc en réalité, il n'y a que des idées adéquates. Le but n'est donc pas de nier la misère du monde, si tu veux, mais de voir ce qu'il y a de positif au sein même de cette misère, le reste ayant seulement le statut de manque, donc relevant du domaine de l'imaginaire.
Louisa a écrit:
... comment expliques-tu que selon Spinoza, chaque fois que l'on fait cela, il faudrait être suprêmement heureux? Quand, pendant que j'écris ce message, je m'efforce un instant à penser aux lois de l'électricité qui font que je sais lire l'écran, devrais-je sentir une Joie suprême ... ?
Serge:
Tu n'as pas l'impression d'exagérer un peu ?
Non, sinon je ne le dirais pas, bien sûr. J'ai plutôt l'impression que c'est toi qui trouves que j'exagère ...
Je me base sur par exemple la démonstration de l'E5P27: "
et par suite qui connaît les choses par ce genre de connaissance passe à la suprême perfection humaine, et par conséquent est afecté de la plus haute Joie, qu'accompagne l'idée de soi-même et de sa vertu, et partant de ce genre de connaissance naît la plus haute satisfaction qu'il puisse y avoir".
Bien sûr, tous ces superlatifs semblent être exagéré, mais cela seulement si l'on croit que le troisième genre de connaissance ne consiste qu'en la simple application des lois de la nature à des cas spécifiques. Or pour moi, c'est précisément une des raisons pour lesquelles j'ai des difficultés à comprendre ton interprétation du troisième genre. Effectivement, lier ce que tu en dis à une suprême perfection humaine, à de la plus haute Joie, à la plus haute satisfaction qu'il puisse y avoir, ça a l'air d'être tout à fait exagéré. C'était précisément cela ce que je voulais dire par mon message précédent, tu vois?
Serge a écrit :Si je vois en action la loi d'inertie tout-à-fait clairement, c'est puissance de ma part
d'accord, tu en as une idée adéquate. Mais éprouves-tu de la plus haute Joie? Non. Pour moi, cela signifie que juste faire ce type d'exercice ne peut pas être ce que Spinoza a en vue quand il parle de connaissance intuitive ou troisième genre de connaissance.
D'ailleurs, je ne vois même pas ce qui pourrait être "intuitif" dans l'exemple que tu donnes: il faut d'abord, rationnellement, apprendre la loi de l'inertie, puis rationnellement comprendre qu'elle s'applique à toute chose qu'on voit. A partir de là, il ne faut aucune autre capacité intellectuelle à part la raison pour pouvoir se souvenir, par rapport à chaque chose, qu'effectivement, elle aussi obéit à cette même loi.
Serge a écrit : de-là à ressentir la béatitude immédiatement. Il y a une hiérarchie, au faite de laquelle on trouve la perception de la substance-Dieu-Nature universelle.
je ne crois pas. Le troisième genre de connaissance ne demande pas d'abord d'appliquer mille fois la loi de l'inertie aux choses autour de nous avant de basculer du coup de la raison et ses Joies à la Joie suprême.
La cause formelle du troisième genre, ce n'est rien d'autre que l'éternité de mon Esprit à moi. Cela suffit. E5P31: "
en tant qu'il est éternel, il a la connaissance de Dieu, connaissance qui assurément est nécessairement adéquate, et partant l'Esprit, en tant qu'il est éternel, est apte à connaître tout ce qui peut suivre de cette connaissance donnée de Dieu, c'est-à-dire connaître les choses par le troisième genre de connaissance".
La perception de la substance-Dieu ne se trouve donc pas au terme du processus, et la plus grande Joie n'arrive pas une fois qu'on atteint cette "fin". Le troisième genre de connaissance COMMENCE par la connaissance adéquate de Dieu. Et pour l'avoir, il suffit de contempler "l'essence de son Corps sous l'aspect de l'éternité", c'est-à-dire de concevoir l'Esprit en tant qu'il est éternel.
Il n'y a donc aucune "hierarchie" liée au troisième genre. Ce qu'il y a, c'est que la perfection, chez Spinoza, peut toujours augmenter encore. Qui est mode fini, est toujours déjà parfait, mais peut toujours aussi devenir plus parfait. Ainsi, comme le dit le scolie de la même proposition, "
plus chacun est fort dans ce genre de connaissance, (...)plus il est parfait et bienheureux". Il ne faut donc pas parcourir tout un genre d'exercice avant d'atteindre du coup LE bonheur suprême. Il suffit d'avoir une idée adéquate qui relève du troisième genre pour, en ce moment même, éprouver un bonheur suprême. Cette béatitude étant une Joie, elle n'est donc pas du tout un genre d'état "béat" global, elle est, comme toute Joie, avant tout un PASSAGE, un changement de notre puissance vers une plus grande perfection. A mon sens, c'est ainsi qu'il faut comprendre le fait que l'on peut devenir "plus" bienheureux: après avoir eu une première idée adéquate relevant du 3e genre, on désire en avoir une deuxième (5.26), et s'il en acquiert une, il est effectivement "plus" bienheureux encore, et ainsi de suite.
Serge a écrit : Mais oui le sage qui voit tout à sa place est dans la béatitude.
le sage n'est pas omniscient. Jamais il ne voit que "tout" est à sa place. Ce "tout" est une généralisation, donc un être de raison, une abstraction. Le sage est celui qui a pu acquérir beaucoup d'idées adéquates du troisième genre, c'est-à-dire qui réussit à concevoir de plus en plus d'essences de choses singulières sous l'aspect de l'éternité.
serge a écrit : Mais comme il ne s'agit pas de toi, ni de moi, un peu de mesure ne détonerait pas, je pense...
j'avoue que le fait que tu m'attribues sans cesse de grandes prétentions me dérange un peu. Tu te trompes, je ne crois pas du tout que mes opinions ont une grande valeur de vérité. Je ne suis qu'au début de mes apprentissage, et la discussion est pour moi un outil très intéressant pour comprendre mes erreurs et faire évoluer ma compréhension. Or on ne peut discuter sans essayer d'expliciter ce qu'on croit, dans l'état actuel de ses connaissances.
Quant au sage: jamais Spinoza ne dit qu'il faut être sage avant de pouvoir avoir une idée adéquate qui relève du troisième genre de connaissance. Il dit encore moins qu'il faut être sage pour pouvoir comprendre l'Ethique. Conclusion: il ne faut nullement prétendre être sage pour pouvoir avoir une première opinion sur ce que dit réellement l'Ethique et pour pouvoir argumenter contre une interprétation qui DE PRIME ABORD te semble être erronnée ... . La seule chose qui serait prétentieux, ce serait de croire que tu as sans doute tort et moi raison. Mais à partir de ce moment-là, discuter n'aurait plus aucun intérêt. Puis je l'ai déjà répété quelques fois: je ne crois pas DU TOUT que mes raisonnements sont sans failles, et je ne demande pas mieux qu'on essaie de me le montrer.
Louisa a écrit:
La seule "joie" que l'on peut tirer d'une telle interprétation de "manque" chez l'autre, c'est de se croire "meilleur" parce qu'au moins, nous on a compris dans quel jeu stupide se trouve enrôlé ce "con" (je te cite).
Serge:
Je n'ai pas employé ce terme. Si c'est "tour de con" auquel tu fais référence, c'est une expression consacrée par l'Académie depuis Philippe IV le Bel. Le Patrimoine, quoi ! Non ne me prête pas tes interprétations ; la saine satisfaction de percevoir les lois dans les phénomènes, c'est tout.
tu y vas trop vite, je crains. Je ne te prête rien, j'essaie de t'expliquer comment j'interprète ce que tu écris, et c'est tout. Après, c'est à toi de me dire (si tu le veux bien) où je t'ai mal compris. Puis bon, sans doute un tas d'expressions francophones sont consacrées depuis des siècles. Je ne pourrai pas les connaître toutes en seulement cinq ans ... de nouveau, tu me surestimes.
Plus concrètement, tu as décrit ton collègue en des termes de "vaniteux", "ambitieux", etc (oui, je croyais qu'on pourrait prendre l'expression "tour de con" en un sens littéral, mais cela, ce n'était qu'un mot dans la série), bref, en termes de passion. Je ne veux pas DU TOUT dire que faire cela, c'est "mauvais". Je voulais simplement dire que pour Spinoza, les passions ne décrivent PAS l'essence de l'homme. Ce sont des idées inadéquates, qui disparaissent avec la mort, qui ne disent rien de "réel" concernant qui est cette personne. Ma question était: comment peux-tu d'une telle connaissance passer au troisième genre de connaissance, qui est censé être une connaissance de l'essence des choses?
Bien à toi,
Louisa