Pej a écrit :Certes, un corps humain est constitué des mêmes atomes qu'un corps inanimé. C'est pourquoi mon corps obéit au principe d'inertie, qu'il résiste quand une force s'exerce sur lui, etc. Mais entre le conatus de la pierre, et le conatus d'un être humain, il n'y a pas seulement une différence de degré ; il y a aussi une différence de nature.
le principe d'inertie, pour autant que je sache, dit seulement qu'aussi longtemps un corps en repos ne soit pas mu par autre chose, il ne bougera pas, et quand il est en mouvement, son trajet ne sera pas dévié aussi longtemps qu'il ne se heurte pas à autre chose. Je ne suis pas du tout certaine que l'on puisse traduire le conatus spinoziste sans reste en ce genre de principe. A mon avis, le conatus est 'antérieur' à tout cela, si j'ose dire: le conatus, c'est ce qui fait qu'une chose soit en repos ou en mouvement, avant même qu'elle a rencontrée une autre chose.
Pej a écrit : Le principe d'inertie explique pourquoi mon corps ne s'anéantit pas quand je tombe par terre par exemple, mais il n'explique pas pourquoi j'ai le "désir" de vivre.
en effet, tandis que le conatus explique le désir même de vivre. Voir aussi le TP, ou des sujets 'inertes' sont justement définis comme étant des humains esclaves, n'ayant plus rien de proprement humain. Je ferais donc le pari qu'identifier le conatus et le principe d'inertie chez Spinoza, c'est y aller un peu trop vite.
Pej a écrit :Sauf bien entendu à adopter un point de vue réductionniste total, qui consiste à ramener l'ensemble des phénomènes biologiques et psychologiques aux lois de la matière (mes pensées seraient alors explicables par de simples transmisions nerveuses, traduisibles en termes physico-chimiques.
non, je ne crois pas. Si on réduit les phénomènes spirituels à des phénomènes corporels ou non, aussi longtemps que l'on définit l'essence de l'homme ou le désir par le principe d'inertie, on se trompe, à mon avis. Si on veut trouver un parallèle avec la physique du XVIIe, il faudrait trouver une force physique qui explique non pas l'inertie du corps, mais le mouvement ou repos essentiel caractérisant ce corps. Là, je ne vois pas quelle force cela pourrait être. En plus, Spinoza dit bien qu'il n'y a aucune causalité entre psychè et corps. Tout réductionnisme dans ce genre est donc non spinoziste. Chaque entité, corps et esprit, a son propre conatus. Ou plutôt: il s'agit du même conatus, considéré tantôt en tant que corps, tantôt en tant qu'esprit.
Pej a écrit :Vous accusez Freud d'être réducteur à propos de la libido. Mais ce faisant, vous figez le concept de libido. Comme si la libido d'un chat était identique à la libido d'un homme. Freud à mon avis ne dit rien de tel (mais je n'ai pas lu tout Freud).
moi non plus, et je n'ai jamais rencontré un passage où il parle de la libido d'un animal. Mais si on en reste à l'homme, il me semble incontournable de reconnaître ce qu'écrivent Pontalis et Laplanche à ce sujet: "D'un point de vue qualitatif, la libido n'est pas réductible, comme le voudrait Jung, à une énergie mentale non spécifiée. Si elle peut être 'désexualisée', notamment dans les investissements narcissiques, c'est toujours secondairement et par une renonciation au but spécifiquement sexuel." Même si la sexualité se définit toujours par rapport à l'objet et aux zones érogènes spécifiques, je ne vois pas ce qui indiquerait que chez Freud, le fait que chez l'homme et l'animal, l'objet (quoique ...) et les zones érogènes sont différents suffit pour supposer une libido ESSENTIELLEMENT différente entre les hommes et les autres animaux.
Pej a écrit : Si on défend l'idée que le conatus de Spinoza peut prendre plusieurs formes, alors on doit aussi accepter que la libido freudienne puisse s'exprimer sous différentes modalités. Vous faites comme si Freud niait les différences entre un chat et un homme, ce qui m'apparaît peu "fair play".
la question n'est pas tellement de nier des différences ou non. La question est de savoir si l'un des deux nie qu'il y a des différences ESSENTIELLES. Freud reconnaît les différences, bien sûr (et Lacan, qui mettra l'accent sur le langage, encore davantage), mais sont-elles pour autant ESSENTIELLES, à ses yeux? Je ne vois rien qui m'oblige à le croire. Vous oui?
Pej a écrit :S'agissant de la distinction entre "conservation de soi" et "reproduction de soi", je ne saisis pas bien ce qui motive votre propos. En quoi Freud réduit-il tout à la simple reproduction de soi ? Au contraire, la distinction entre pulsions d'autoconservation et pulsions sexuelles me semble aller contre cette idée.
oui, vous avez raison, je me suis mal exprimée, merci de l'avoir indiqué.
En effet, Freud reconnaît très clairement ces deux types de pulsions, et l'appareil psychique est précisément pour lui un genre de théâtre sur la scène duquel ces deux principes se combattent dans une lutte permanente. Dans ce sens, il est certain qu'il ne rabat PAS les pulsions d'auto-conservation sur les pulsions sexuelles, comme je l'avais écrit. Il fallait donc effectivement que je sois plus précise. Ce que je voulais dire, c'est que j'ai l'impression que quand Freud fait des pulsions sexuelles des pulsions INDEPENDANTES de la pulsion d'auto-conservation, il suppose que l'apparition de la sexualité constitue, chez les animaux concernés, une motivation qui peut aller à l'encontre de la pulsion d'auto-conservation. Vous me direz que Spinoza ne fait rien d'autre quand il dit que l'homme le plus souvent est conduit par l'affect (dont souvent l'affect lubrique) et non pas par la raison. Mais la grande différence (et je le répète, à mon sens elle est bel et bien ESSENTIELLE), c'est que pour Spinoza, les pulsions sexuelles font intégralement partie des pulsions d'auto-conservation. Cela me semble être la grande originalité de Spinoza, par rapport aux trois monothéïsmes ET par rapport à Freud. Et qui, qui n'est pas prêtre ou psychanalyste, pourrait nier cela? Qui n'a PAS déjà ressenti de la Joie après un orgasme? Si on définit la Joie par une augmentation de puissance, je ne vois pas comment ne pas appeler l'orgasme une Joie. Freud a préféré l'appeler 'plaisir', mais ça change tout. Car pour lui, le plaisir s'oppose au principe de réalité, équivalent de la raison spinoziste. Tandis que chez Spinoza, la compréhension est une Joie, donc un plaisir. C'est bien une des raisons pour lesquelles ces deux anthropologies me semblent être tout à fait incompatibles.
Pej a écrit :J'ai l'impression que vous adaptez une grille de lecture néo-darwinienne à Freud ; ce que vous dites peut sans doute valoir pour un biologiste comme Dawkins, mais j'aimerais connaître les passages de Freud où il dit clairement que toute la vie humaine se ramène à la seule reproduction de soi.
je n'ai pas encore lu Dawkins, donc cela m'étonnerait que ma lecture de Freud soit influencée par le néo-darwinisme. Mais j'ai beaucoup plus lu Lacan que Freud, donc il est possible que j'ai une idée trop lacanienne de Freud.
Sinon en effet, je le répète: Freud ne ramène pas tout à la seule reproduction de soi. Désolée pour le malentendu.
Pej a écrit :Sur la question de la castration, je vous rejoins. S'il y a bien une idée abusive chez Freud, c'est celle-là. Personnellement, je l'élimine du tableau psychanalytique que je considère pertinent.
aha, vous faites donc ce que Deleuze appelerait un 'freudisme tronqué' ...
Vous croyez vraiment que l'on peut appeler le tableau encore 'psychanalytique' dès que l'on enlève l'angoisse de castration, si fondamentale pour le complexe d'Oedipe ... ?
Pej a écrit :Il faudrait néanmoins s'entendre sur la notion de "crainte". Dire que la vie en société a pour fondement la crainte, au sens où les hommes vivraient en société parce qu'ils ont peur de vivre seul est difficilement discutable. C'est parce que je ne peux pas vivre seul que je vis en société ; car seul, je me trouve impuissant par rapport aux forces de la nature.
avec Spinoza, je crois qu'il est tout à fait possible de s'unir entre hommes SANS être motivé par la crainte. Dans le TP il le dit littéralement: même si chaque homme a peur de la solitude, c'est bien dans l'état naturel que l'homme craint le plus, tandis qu'une société civile surgit dès que certains gens partagent un certain affect, cet affect pouvant être la crainte, mais aussi l'espoir, ou la vengeance, ou n'importe quel autre affect. Fin XIXe et encore tout au long du XXe, l'angoisse de la mort est sans doute un affect central dans la culture occidentale, mais Spinoza croît qu'il est tout à fait possible de ne pas en souffrir, et cela même déjà dans une monarchie bien menée.
Autrement dit: chez Spinoza, ce n'est PAS seulement parce que je ne peux pas vivre seul que je vis en société. C'est aussi parce que l'homme peut être un dieu pour l'homme, et parce que ma puissance et ma liberté ne cessent d'augmenter quand je vis en société. Il y a pour moi un côté tout à fait affirmatif dans la façon de concevoir la société, chez Spinoza, qui me semble être beaucoup plus faiblement présent chez Freud.
Pej a écrit :Votre incursion politique me paraît fragile et les termes employés trahissent là encore Freud. Vous parlez par exemple de "essence essentiellement vicieuse" de l'homme. Ce que dit Freud, c'est qu'un être humain soumis uniquement à ses pulsions est un être associable au sens où il est impossible de vivre en société sans une restriction des pulsions (c'est ue idée d'une banalité affligeante).
cette idée est malheureusement devenue banale en ce début du XXIe (et déjà en XXe, en Occident). Freud nous dit qu'elle est liée à l'essence même de l'homme, Spinoza nous dit que l'essence de l'homme est EXACTEMENT L'INVERSE: l'homme est un homo sociale. Vraiment, pour moi ça change tout. Et ici on ne parle pas métaphysique, on ne parle que d'anthropologie. Chez Freud, c'est le Désir même de l'homme qui le fait instituer une société civile. C'est bien pourquoi dans le TP il dit qu'il soit IMPOSSIBLE que les hommes annulent tout ce qui relève de la civitas. Un état naturel est un être de raison, chez Spinoza, tandis que chez Freud non. On naît dans l'état naturel, et il faut toute une éducation avant d'accepter la vie en société. Cela, pour Spinoza, est absurde. Le conatus lui-même a vite compris qu'il vaut mieux vivre en société. C'est-à-dire l'essence même de l'homme.
C'est bien aussi pourquoi pour Spinoza construire une société civile sur l'affect de crainte, c'est la construire sur quelque chose d'instable. Mieux vaut la construire sur la raison et sur la fortitude de l'âme. Cela, de nouveau, c'est tout autre chose. En matière politique pe cela signifie que l'on ne peut pas se limiter à avoir une police qui intervient le plus vite et le plus efficacement possible. Il faut cela aussi, mais il faut avant tout avoir une idée de comment EVITER que des violences se produisent, c'est-à-dire comment éviter la crainte. Cette question est impensable chez Freud, car chez lui, c'est la crainte même qui motive toute société civile. C'est bien pourquoi à mon sens au niveau politique Spinoza va BEAUCOUP plus loin que Freud: il dit que la crainte certes est utile pour contenir la masse, mais que si on condamne les sujets d'un Etat à cela, on les traite comme rien d'autre que du bétail. Ce n'est plus une vie humaine. C'est l'inverse chez Freud: sans crainte, pas de vie humaine.
Pej a écrit :Parler de nature "vicieuse" est un contresens car la partie pulsionnelle de l'homme n'est pas "vicieuse". Les pulsions ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi. C'est le Surmoi qui va venir qualifier les pulsions de bonnes ou mauvaises. Autrement dit, quand vous parler d'essence vicieuse, vous parler d'un point de vue moral étranger au "ça" et qui est le propre du Surmoi.
oui, tout à fait d'accord, mais pour Freud, ce Surmoi fait partie de l'essence de l'homme. Pour Spinoza, il ne s'agit que d'une idée inadéquate, qui nous est inculquée par des théologiens qui veulent dominer les masses pour en tirer plus de profit, plus de "utile privatum" ... .
Pej a écrit :Là où je suis d'accord, c'est que pour Freud, l'homme n'est pas un animal social, mais un être qui ne peut vivre en société que par l'usage de la contrainte. Cependant, Freud ne prône absolument pas un tel usage ; au contraire il le dénonce. Le message d'un ouvrage comme "Malaise dans la culture" c'est justement de dire que la société est abusivement contraignante, c'est-à-dire qu'à la contrainte nécessaire à toute vie en société, est venue se substituer une contrainte superflue, qui réduit la liberté des individus en les empêchant de satisfaire des pulsions qui ne sont pas "objectivement" associales (contrainte qui est alors à l'origine des névroses).
Le message de Freud est donc clair : la société moderne exerce une pression trop forte sur l'individu, qui vivent effectivement dans une crainte illégitime. Il faut donc lutter pour une libération des individus, qui passe par une disparition des craintes abusives.
oui d'accord, mais cela, Freud le dit parce qu'il pense que faire autant un tabou de la sexualité que la société viennoise en fait un, c'est excessif, cela crée une souffrance spécifique. Mais quand on suppose que les deux principes INDEPENDANTS du psychisme, c'est le principe de réalité et le principe (sexuel) de plaisir, on croît qu'il est contre-nature de ne pas supposer que la sexualité soit une motivation tout à fait ESSENTIELLE pour toute vie humaine.
Spinoza, en revanche, n'y voit qu'une idée inadéquate. A mon avis, son problème avec la société viennoise ne serait donc pas qu'elle réprime trop le sexe, mais que trop de ses interdits concernent le sexe, faisant du coup de celui-ci quelque chose de tout à fait central, là où selon lui il vaut mieux ne pas occuper l'Esprit constamment et uniquement avec tout ce qui concerne la sexualité. Freud dénonce le trop peu de sexe admis dans la société, Spinoza refuserait de créer un tel tabou autour de la sexualité parce qu'il vaut mieux se concentrer sur autre chose, plus fondamentale et plus spécifique à l'homme: la raison. Pour moi, encore une fois, ça change tout.
Pej a écrit :Donc Freud est spinoziste. CQFD.
ben ... disons que j'attends toujours à ce que vous montrez en quoi les idées spinozistes fondamentales sont reprises par Freud ... ?
Car certes, comme vous venez de le dire dans votre dernier message, Freud prétend à l'universalité de ses idées, tout comme Spinoza. Mais si l'on lit pe le Kamasutra ... quel Occidental n'a pas été déçu, en le lisant ... ? C'est qu'on n'y retrouve pas du tout tout ce qu'un imaginaire occidentale construit autour de l'idée d'une 'sexualité enfin libérée'. Il ne s'agit pas du tout d'un traité où du coup, tout serait 'permis', là où chez nous, un tas de choses sont tabou. Il se fait qu'il s'agit de rien moins que d'un livre d'art. La sexualité, pour les Indiens, n'est pas ce qui est fondamental et ce qui montre bien notre 'bestialité', elle est, comme toute autre occupation humaine, une activité qui peut donner tous ses bénéfices que si on sait la cultiver, d'une manière tout à fait humaine. Ce qui très vite devient ennuyeux pour l'Occidental qui a l'habitude de penser le sexe en opposition avec la culture. Le Kamasutra est donc pour moi un des traités qui montre bien dans quelle mesure Freud a dressé le tableau d'une société tout à fait particulière, et pas du tout universelle, même si c'est à cela qu'il aspirait. Idem d'ailleurs en ce qui concerne l'Afrique: le rapport à la sexualité y est foncièrement différent que chez nous. Pour ne donner qu'un seul exemple: dans certaines régions africaines, on considère qu'un homme ne peut être vraiment homme que ... si sa maman a sucé son pénis lorsqu'il était bébé. Et effectivement, il se fait que l'on constate que certains hommes qui savent que leur maman n'a pas accompli cette tâche maternelle comme il faut, ont des problèmes de frigidité etc. Tandis qu'inversement, un enfant né en Occident et qui entendrait que sa maman a sucé son pénis quand elle lui changeait les langes a toutes chances d'avoir un grand problème psychologique. Bref, il me semble qu'il faut être extrêmement prudent avec cette idée d'universalité de la théorie freudienne.
Bien à vous,
Louisa