Spinoza et la maitrise pratique des affects

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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fantasueno
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Messagepar fantasueno » 13 déc. 2006, 17:37

Bonjour Miam,

Merci à toi de ton analyse détaillée et tranchante. J’insiste ici sur ma lecture non philosophique de Spinoza. Le but ici est de savoir comment l’appliquer à la vie de tous les jours. Aussi, mettons-nous dans cette perspective pratique et reprenons qq points si tu veux bien :

Sur la première partie, à savoir le lien affect/sujet :
1/
« Un affect ne peut être, « une chose exclusivement interne » car tout affect est porté par un désir, une affirmation de l’objet (c’est l’essence même du Mental) et donc un processus d’appropriation des choses extérieures ».
Que se passe-t-il en moi quand j’ai mal à une dent, ou bien quand j’ai mal à cause d’une maladie osseuse, ou quand je suis dépressif et cloué au lit ? Est-ce que la douleur que je ressens est liée à un objet extérieur ?

Par ailleurs quel est l’enseignement pratique de ceci ? Il me semble, que comme tout système biologique, l’affect fonctionne en boucle sujet/objet, c'est-à-dire qu’il s’agit d’un "cycle affectif" : Propulsé par l’imagination, le cycle affectif part du sujet, investit les objets et se ramène au sujet pour augmenter ou baisser sa puissance, pour le rendre plus joyeux ou plus triste.
Par conséquent, si je me considère comme la source de ces cycles affectifs, je prépare le terrain pour ma future
autonomie (cf. le mécanisme amoureux décrit par Stendhal). Je comprends que je peux maîtriser mes affects puisqu'ils j'en suis à l'origine.

Question : Pour faire simple, un affect ne serait-il pas simplement la traduction mentale de notre devenir ?

2/
« L’accroissement de puissance comme appropriation nécessite une opposition extérieure dans la mesure même où il est un processus de connaissance et d’appropriation ».
Que se passe-t-il quand je sens une joie passive ? où est le processus de connaissance et d’appropriation quand j’avale un exta ? ou bien quand je prend plaisir à ne rien faire sur la plage ?

3/
« L’affect actif, c’est au contraire «la « Grande Santé » nietzschéenne. C’est guérir de ces blessures, même si cette guérison exige d’inhumaines souffrances : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». L’affect actif c’est s’approprier, digérer, cicatriser : tout cela est une seule et même chose. »
ABSOLUMENT GENIALE comme synthèse : Je comprends mieux un affect actif à présent. Merci à toi.

4/
« Plus on est « fort », plus on est constitué d’individus synthétisés » : Entièrement d’accord.

5/
« Spinoza ne fait jamais d’une vie sans tristesse une hypothèse ou une institution durable »
Alors qu’est ce donc la « béatitude » ?

6/
« Donc, en gros : la Tristesse, chez Spinoza, n’est ni négative, ni anormale ».
Ni négative, ni anormale : cela veut dire positive ou normale.
Dans ce cas, alors pourquoi vouloir à tout prix une éthique de la joie ? Que penses-tu alors de cette citation de Nietzsche « Bonheur et malheur sont deux frères jumeaux qui grandissent ensemble, ou restent petits ensemble… »

Merci à toi
Amitiés

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Messagepar hokousai » 13 déc. 2006, 22:33

""""""""""""" Aussi la cause de la Tristesse, ce ne sont pas les affections extérieures mais l’inadéquation de l’appropriation de ces affections, quand bien même cette affection serait une jambe cassée ou le sida. """"""""(miam)

Finalement on est triste parce qu’on est pas gai .Les affections extérieures n’y sont pour rien , c’est votre mauvaise volonté qui y est pour quelque chose . Réappropriez-vous les décès , les maladies incurables (la vôtre ) dans la joie et la bonne humeur et tout ira bien aux yeux des bons conseilleurs qui ne seront pas les payeurs .

Parole de bien portant ou méthode coué ?

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Messagepar Miam » 14 déc. 2006, 17:57

Salut Fantasueno


- « Que se passe-t-il en moi quand j’ai mal à une dent, ou bien quand j’ai mal à cause d’une maladie osseuse, ou quand je suis dépressif et cloué au lit ? Est-ce que la douleur que je ressens est liée à un objet extérieur ? » -

Dans tes exemples, il me paraît clair qu’il y a toujours une cause externe, une affection par un corps extérieur. Lorsque j’ingurgite une nourriture, celle-ci ne m’est pas encore interne. Elle me le sera lorsqu’elle aura été digérée, le plus souvent en partie, le reste étant exécré comme des poisons, dans la mesure où nous en restons aux « notions communes » partielles de II 39. Il en est de même de toute maladie. Il s’agit d’une mauvaise digestion, même quand elle dépasse toutes les capacités humaines enregistrées jusqu’au jour d’hui. Je n’use pas de la digestion comme d’une simple métaphore car chez Spinoza (Par exemple dans les Lemmes et les propositions qui s’y réfèrent) et chez Nietzsche, la digestion joue le rôle d’un véritable schème universel, de sorte que chez ces deux, la physique est une biophysique.

Je pense que la question se pose moins en termes d’intérieur et d’extérieur qu’en termes d’inné et d’acquis. Il y a des maladies létales innées. C’est alors, semble-t-il, dans la composition des parties et en principe « avant toute affection » dans l’existence, qu’apparaît la maladie. Mais que veut dire « avant toute affection » ? Cela ne s’entend que si l’on considère l’essence comme préexistant à son existence telle une possibilité incluse dans les attributs. Mais Spinoza ne le voit pas ainsi. Il n’y a pas plus d’avant que d’après dans l’attribut éternel. Dans les Pensées métaphysiques, l’éternité, dit-il, est sans avant ni après, et il critique les autres conceptions de l’éternité. Si on parle d’avant et d’après, il faut rester dans la durée. L’essence d’un corps n’est rien d’autre alors que la composition de parties sous un certain rapport global de mouvement. Si ce rapport global de mouvement est inadapté à la vie, c’est à dire aux affections de corps extérieurs (y compris dans la matrice), il durera le temps qu’il durera, comme tous les autres, et la maladie ne pourra être dite intérieure puisqu’elle est relative aux affections par des corps extérieurs dans la durée.

- « Question : Pour faire simple, un affect ne serait-il pas simplement la traduction mentale de notre devenir ? » -

Si. On peu dire ça. Chez Spinoza comme chez Nietzsche (et comme chez Artaud), il n’y a que des affects. Tout individu est un affect et un complexe d’affects, c’est à dire aussi de mouvements (puisque les corps sont des mouvements) ou de forces. De plus la « durée », cette « affection de l’existence » à ne pas confondre avec « temps » imaginaire, est conduite par des « transitions » (« transit » écrit Spinoza) affectives qui, à la différence des instants temporels, « contiennent » l’infinité de la cause immanente (Voir N. Izraël). Selon moi, la pensée de Spinoza est à la fois une pensée dynamique et une pensée du Devenir.

- « Que se passe-t-il quand je sens une joie passive ? où est le processus de connaissance et d’appropriation quand j’avale un exta ? ou bien quand je prend plaisir à ne rien faire sur la plage ? » -

Avaler un ecsta relève de la digestion. Ne rien faire sur une plage peut (par exemple) relever du repos, c’est à dire d’un processus de ré-appropriation mentale et corporelle. D’une manière générale, se diriger dans l’espace, c’est déjà s’approprier l’étendue qui est, selon II 38, une notion commune universelle.

- « Spinoza ne fait jamais d’une vie sans tristesse une hypothèse ou une institution durable »
Alors qu’est ce donc la « béatitude » ? -

Et bien comme j’ai tenté de l’expliquer dans mon précédent message, c’est l’appropriation des affects, y compris des affects tristes, de sorte qu’ils soient causes de joie et se transforment eux-même en joie (digestion, gymnastique ou diététique des affects)..

- « Dans ce cas, alors pourquoi vouloir à tout prix une éthique de la joie ? Que penses-tu alors de cette citation de Nietzsche « Bonheur et malheur sont deux frères jumeaux qui grandissent ensemble, ou restent petits ensemble… » -

Parce que Nietzsche n’écrit pas une éthique de la joie ? « Humain écoute, que dit Minuit de sa voix grave ?… » « …mais la douleur dit : passe et péris ! Tandis que la joie veut l’éternité ! », ce n’est pas une éthique de la joie ? Ces mots pourraient venir de la plume d’un Spinoza du 19è siècle… Ne confonds-tu pas Nietzsche et cet « embaumeur mortuaire » qu’est Schopenhauer ? N’est-ce pas Nietzsche qui a dit : « mieux vaut un monstre gai qu’un sentimental triste » ?

Tu sais sans doute aussi bien que moi qu’une citation de Nietzsche sorti de son contexte ne veut rien dire. Mais dans tous les cas ta citation ne s’oppose pas nécessairement à la démarche spinoziste. Si la béatitude est à la fois augmentation de puissance et de connaissance, le « béat » doit nécessairement s’attaquer à des problèmes de plus en plus complexes et pouvoir digérer des affects de plus en plus dangereux.

Maintenant, bon, je dis pas : j’ai peut-être une lecture très nietzschéenne de Spinoza.

A bientôt
Amicalement
Miam

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Messagepar fantasueno » 14 déc. 2006, 22:56

Salut Miam,

A te lire et relire et rerelire, je commence à comprendre petit à petit les subtilités qui jalonnent la notion d’affect chez Spinoza.
A se demander si la pratique d’une pensée aussi complexe est vraiment possible. J’ai la fâcheuse impression que l’éthique ressemble fort bien au « Devenir » dont nous avons parlé : ce livre est un continuum qui se suffit à lui-même ; il est impossible d’en isoler un concept ; c’est un tout qu’il faut respirer d’un seul coup. D’où ma difficulté de comprendre certaines choses comme la valeur existentielle de la tristesse dans sa philosophie.

Maintenant continuons notre discussion, pas pour nous porter mutuellement la contradiction, mais vraiment pour rendre abordable aux néophytes cette notion d’affect, pour la rendre praticable :
Continuons notre discussion de juriste :

1/
« Je pense que la question se pose moins en termes d’intérieur et d’extérieur qu’en termes d’inné et d’acquis […]il durera le temps qu’il durera, comme tous les autres, et la maladie ne pourra être dite intérieure puisqu’elle est relative aux affections par des corps extérieurs dans la durée. »
Je suis d’accord. Par ailleurs un conatus ne peut porter, en soi, sa propre négation.
Mais dans ce cas, comment peux-tu expliquer l’existence des modes finis ?
On peut répondre que les modes finis n’existent que dans notre perspective humaine en tant que mode fini, mais pas du point de vue de la substance.
Mais alors pourquoi l’être humain a-t-il développé une conscience de soi qui lui a valu cette méprisable imagination d’avoir été arrachée à la substance ?
On peut répondre : pour s’adapter à la vie ; c'est-à-dire pour ne pas être éliminé par les autres modes finis.
Mais alors, dans ce cas, l’imagination n’est que le mode de pensé transitoire pendant la durée de l’adaptation de l’être humain à son environnement (nous sommes conscients que depuis qq dizaines de milliers d’années) ; jusqu’à ce que la conscience puisse s’imposer, dans qq dizaines de milliers d’années, comme une force majeure dans l’économie globale de la psyché.
Sauf que dans ce cas, les modes finis n’ont aucune réalité tangible, hormis dans notre imagination…

Comment se sortir de ce merdier ?

2/
« Parce que Nietzsche n’écrit pas une éthique de la joie ? « Humain écoute, que dit Minuit de sa voix grave ?… » « …mais la douleur dit : passe et péris ! Tandis que la joie veut l’éternité ! », ce n’est pas une éthique de la joie ? Ces mots pourraient venir de la plume d’un Spinoza du 19è siècle… Ne confonds-tu pas Nietzsche et cet « embaumeur mortuaire » qu’est Schopenhauer ? N’est-ce pas Nietzsche qui a dit : « mieux vaut un monstre gai qu’un sentimental triste » ? »

Je ne suis pas philosophe, mais définir Nietzsche comme un eudémoniste est tout de même un peu osé… je ne pense pas qu’il soit un philosophe de la joie, mais le philosophe de la puissance. Sauf que Spinoza associe systématiquement l’augmentation de puissance à la joie. En ce qui concerne Nietzche, je ne pense pas que pour lui la volonté de puissance soit exclusivement corrélée à la joie. Au contraire, il y inclut toute l’affectivité, y compris la tristesse.
D’où mon problème sur le statut de la tristesse chez Spinoza depuis le début de notre discussion…

A+
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Messagepar hokousai » 14 déc. 2006, 23:33

"""""""""""""Sauf que dans ce cas, les modes finis n’ont aucune réalité tangible, hormis dans notre imagination… """""""""""""
c'est ce que dit Spinoza .

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Messagepar Miam » 15 déc. 2006, 14:18

Spinoza n'a jamais dit cela ! Il écrit l'inverse : les modes sont des "res", des choses, donc "de la réalité". Ce n'est pas la conception des modes qui est imaginaire mais seulement l'inadéquation de cette conception lorsque le mode n'est pas connu par ses causes, c'est à dire comme ce qui suit de la nature de l'attribut.

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Messagepar fantasueno » 19 déc. 2006, 17:52

Je reformule ma question sur les modes finis :

Existe-t-il une place pour l'inconscient dans le mode fini "idée du corps humain" de l'attribut pensée chez Spinoza ?
Si oui, quelle en est la définition chez lui ?
Si non, comment dès lors on peut parler de "devenir" pour une chose n'ayant aucune virtualité ?

Merci de votre aide

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Messagepar hokousai » 19 déc. 2006, 22:09

à fantasueno

(une certaine question(voir plus bas ) m’intéresse d’ où ma remarque un peu provocatrice .Miam réagit d’ ailleurs à juste titre ,Spinoza n aurait pas dit """"les modes finis n’ont aucune réalité tangible, hormis dans notre imagination… """")

Spinoza dit exactement cela (Lettre à Louis Meyer 20 4 1663)

"""""" J’appelle modes , d’autre part, les affections d’une substance, et leur définition , n’étant pas celle de la substance , ne peut envelopper l’existence . C’est pourquoi bien que les modes existent , nous pouvons les concevoir comme n’existant pas , d’ où suit que si nous avons égard à la seule essence des modes et non à l’ordre de toute la nature , nous ne pouvons conclure de ce que présentement ils existent , ils existeront par la suite , qu’ils ont existé antérieurement ou n’ont pas existé ou qu’ils n’existeront pas """"""""""

Spinoza est réaliste (dans les modes comme dans les attributs) il n’est pas idéaliste au sens ou les modes seraient une production de l’esprit sans corps ( celui dont il est l’idée et les autres corps aussi )
Les modes en ce sens ne sont pas un produit de l’imagination .
Reste que les imaginations de l’esprit indiquent plus les affects de notre corps que la nature des corps extérieurs .

Mais Vous demandiez :
""""""Mais alors pourquoi l’être humain a-t-il développé une conscience de soi qui lui a valu cette méprisable imagination d’avoir été arrachée à la substance ?""""""""""""""

Répondre au pourquoi c’est une chose , constater le phénomène en est une autre et prime pour moi sur la question de l’origine causale .

La conscience de soi est un mode (une manière de penser ie une manière d’idée du corps) . il s agit alors de mon corps c’est à dire de l’attribution de ce corps non à la nature en général mais à un sujet particulier qui est celui du cogito .

Ce mode n’est pas imaginaire ;le cogito est clair et distinct , cogito dont je ne pense pas que Spinoza ait jamais mis en doute la clarté et la distinction .
Mais cette manière de conscience est une certaine manière de penser le corps et les corps donc les modes .

Ce mode on ne peut dire qu ‘il a toujours été ni qu ‘il sera par la suite .
Mais on peut supputer sur des états de consciences différentes permettant de penser d’autres modes (et le corps autrement et les corps extérieurs aussi )

Ces autres modes de conscience seraient- il coexistants d’une modification du corps ? L’apparition de la conscience fut-elle coexistante d’une modification du corps ? Difficile de se prononcer là dessus .
Difficile car l ‘enquête sur l’apparition de la conscience n’est pas aisée .


bien à vous
Hokousai

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Messagepar Louisa » 22 déc. 2006, 04:47

Bonjour fantasueno,

me voici enfin de retour sur ce forum. Merci de tes questions supplémentaires, auxquelles je répondrai sans avoir lu la suite des échanges à ce sujet, donc désolée déjà si je répète certaines choses que d'autres ont peut-être déjà dites.

fantasueno a écrit :Que la diminution de puissance se traduise mentalement, au cordeau et simultanément, comme une tristesse, d'accord.
Mais pourquoi la tristesse doit être décrétée comme un affect absolument négatif ?
Pourquoi dans chaque manifestation d’impuissance s’exprime encore paradoxalement, même si c’est d’une manière incomplète et inaboutie, un élan affirmatif, donc une certaine puissance d’être ?


Je ne crois pas que chez Spinoza, l'un empêche l'autre. Car toute diminution de puissance n'annule pas la puissance en tant que telle (sinon ce n'est plus un affect mais tout simplement la destruction de la chose affectée). Comme tu le dis, la Tristesse spinoziste ne concerne QUE le moment du passage à une moindre puissance. Le moment après, on n'est déjà plus Triste, et un certain degré de puissance demeure (disons x-1).
Mais peut-être veux-tu plutôt dire que celui qui sent la tristesse au moins sent quelque chose, dans un sens assez proche de certains poèmes de Fernando Pessoa? Prenons 'Orphelin d'un rêve suspendu' par exemple, où il s'agit de quelqu'un qui aimerait bien sentir la tristesse de celui qui doit dire adieu à un ami: "Heureux ceux qui sont tristes, car moi je souffre de la vie, sans tristesse". La tristesse, pris dans ce sens, a évidemment un côté négatif (car après tout on souffre), mais elle a tout de même comme grand avantage de ne suspendre aucun désir, au contraire. Souvent on cultive une telle tristesse parce qu'elle permet d'entretenir un grand désir, désir irréalisable peut-être, mais auquel on ne veut pas renoncer. Tandis que ceux qui essaient d'oublier leur tristesse, dans le sens nietzschéen, renoncent même à l'essentiel, le désir.
Si c'est dans ce sens que tu comprends la tristesse comme une joie, de nouveau je ne suis pas certaine qu'une traduction dans le vocabulaire et la pensée de Spinoza ne soit pas possible. Une tentative: si Nietzsche a exclamé, à la lecture de Spinoza, qu'enfin il n'est plus seul au monde, c'est qu'ils doivent avoir bel et bien des choses en commun. A mon avis, c'est notamment le fait de mettre le désir central. Le désir, c'est l'essence même de l'homme. Alors ne plus rien désirer ... pour Nietzsche cela est pire que de ressentir de la tristesse, et on peut être d'accord avec lui. Mais pour Spinoza, c'est la fin de l'essence humaine en tant que telle. Je ne crois donc pas qu'il faut conclure à une négativité absolue de la tristesse chez Spinoza. Il s'agit précisément d'une négativité relative: une baisse instantanée d'un certain degré de puissance, et donc de désir, à un degré moindre. Mais degré moindre ne veut pas dire abolition de tout désir. Ce degré x-1 du désir reste néanmoins un degré de désir, bien préférable, aussi bien chez Nietzsche que chez Spinoza, comparé à l'absence de désir.

fantasueno a écrit :Deleuze désigne ces manifestations de puissance comme des joies tristes; des joies indirectes, par ex. la joie provoquée indirectement par la haine etc.
Mais une joie indirecte, n'est ce pas encore une augmentation de puissance ? Une joie qui enveloppe une tristesse; c'est toujours une joie.


oui, là-dessus je crois que tu as tout à fait raison. C'est pourquoi, justement, à mon avis on ne peut pas parler d'une négativité absolue de la tristesse chez Spinoza. Son approche de la tristesse est plus complexe. Des joies tristes sont possibles, et comme je viens de le dire, désirer quelque chose, ne fût-ce qu'avec un minimum de puissance, et pour lui aussi toujours mieux que de ne plus rien désirer du tout.

fantasueno a écrit :Donc en restant sur la logique Spinoziste je tourne toujours en rond (je dis bien "je" parce que je n'ai pas encore une lecture pertinente de Spinoza).


pour éviter tout malentendu: je ne prétends pas du tout avoir atteint une 'lecture pertinente' de Spinoza non plus, je ne peux que donner les résultats de ma lecture actuelle.

fantasueno a écrit :En revanche, pour Nietzche, il me semble que "Savoir souffrir" pendant une baisse de puissance est l'essence même d'une autre manifestation de puissance, une autre source de force émanant d'une autre partie de nous-même, tout à fait séparée de la partie qui subit une baisse de puissance. Disons un rapport caractéristique simultané, mais tout à fait décorrélé du rapport qui perd sa cohérence sous l'effet de l'affect négatif.


oui, mais en quoi cela serait-il opposé à la façon spinoziste de penser la tristesse et le désir?

fantasueno a écrit :Après tout, une partie de nous peut perdre sa puissance alors qu'une autre partie peut augmenter sa force en même temps.
Ne sommes-nous pas plusieurs individus en même temps ? les trois types de connaissances ne sont-ils pas déjà trois individus en nous ?


oui, mais en quoi as-tu l'impression que Spinoza ne serait pas d'accord avec cela?

fantasueno a écrit :Pourquoi alors décréter que la tristesse baisse nécessairement notre puissance d'agir ? Peut être que c'est l'individu du 1er genre (imaginatif) qui perd sa puissance alors que l'individu du 2ème genre (raisonnable) en profite pour augmenter la sienne ?


je ne suis pas certaine que si Spinoza parle de 'notre' puissance d'agir, qui en plus définit notre essence, il ne s'agit pas du degré 'global' de puissance. A mon avis il faut donc tout de même s'imaginer une baisse de ce degré global, avant de pouvoir parler de Tristesse, chez Spinoza.
Pe: je vois mal comment le 2e genre pourrait 'profiter' d'une baisse de puissance de l'imagination, vu que que le 2e genre concerne les propriétés communes, et que, comme le dit la démonstration de l'E5.7, nous contemplons ces propriétés toujours comme présentes. Or cela, c'est précisément la définition de l'imagination (voir E2.17 scolie): contempler les corps extérieurs comme présents. Si donc notre Esprit arrive moins bien à imaginer, forcément cela doit avoir un effet négatif sur notre puissance de connaissance de 2e degré.

fantasueno a écrit :Voilà ce que propose Nietzche : Savoir souffrir, se dominer, rester pudique et noble. Cela signifie peut être de laisser l'individu raisonnable en nous augmenter son pouvoir.


en tout cas, je ne vois pas en quoi l'un serait l'opposé de l'autre. Car se dominer, c'est quoi? N'est-ce pas avoir la volonté de ne pas essayer, dans ce cas-ci, d'oublier la souffrance, donc la volonté de maintenir/cultiver le désir, malgré ce qui arrive? Or chez Spinoza, la volonté n'est rien d'autre qu'une affirmation de l'Esprit, c'est-à-dire un effort de persévérer dan son Etre (E3.9 scolie), et cela en tant qu'il a des idées adéquates, mais AUSSI en tant qu'il a des idées inadéquates. Cette volonté, on ne la perd pas quand on subit une Tristesse. Elle devient seulement moins forte, moins puissante.
On pourra toujours dire que parfois, des moments de Tristesse permettent de nous réveiller de l'un ou l'autre 'sommeil dogmatique', ou permettent de nous rappeler ce qu'au fond nous désirons, mais à nouveau, je ne vois pas de contradiction avec ce que propose Spinoza. Car après le moment de Tristesse, il reste toujours une certaine puissance de l'Esprit, qui sera toujours une tendance à comprendre les choses, selon la puissance qui est en lui. Essayer de ne pas commencer à désespérer dans des situations désespérantes, voilà ce qui est déjà une façon d'affirmer sa puissance d'agir même si ces situations l'ont affecté de manière négative, c'est-à-dire l'ont baissée. Il suffit que nous avons compris une petite chose de la Tristesse, pour que celle-ci se transforme déjà immédiatement en augmentation de puissance. Dans ce sens, comprendre quelque chose d'une Tristesse peut bien permettre d'acquérir une plus grande conscience de son essence ou de son désir. Seulement, le fait même d'en avoir une plus grande conscience signifie, par définition, que le désir s'aggrandit. Ce qui revient à ce que tu cites ici de Nietzsche, il me semble, non?

fantasueno a écrit :Rien n'empêche en parallèle de chercher à diminuer la souffrance en essayant d'en comprendre les causes : C'est à dire laisser l'individu imaginatif qui souffre rejoindre celui qui a "les manettes" en nous, c'est à dire l'individu raisonnable...


je n'ai pas l'impression que Spinoza oppose imagination et raison. L'imagination, c'est tout simplement la faculté qui nous représente les choses comme étant présentes à notre Corps, comme existantes en acte. La raison voit en quoi les idées des affections du Corps ou images se conviennent et en quoi pas. L'un est donc étayé sur l'autre. Sans images, la raison n'aurait jamais d'idées sur lesquelles elle pourrait s'exercer. Et l'Esprit n'a d'idée que d'une affection du Corps, donc sans les images, l'Esprit n'aurait pas d'idées du tout.
On ne cherche donc pas 'parallèlement' à quelque chose de diminuer la souffrance. Que l'on souffre ou non, pour Spinoza on cherche toujours à augmenter notre puissance. Une phase de Tristesse pourrait, in fine, très bien servir à cela aussi.

fantasueno a écrit :Mais que se passe-t-il dans la pratique ?
Soit on termine sur le canapé du psy, soit on remplace le psy par des amis ou des proches pour justement essayer de comprendre : en parlant, en étalant nos problèmes devant tout le monde et surtout en prenant le risque d'être influencé par des conseils amicaux parfois stupides.


oui, en parlant à d'autres on prend toujours le risque d'être affecté d'encore plus de Tristesse, cet autre étant un psy ou un ami, n'importe. Mais il se fait, aussi, que cela apporte de nouvelles affections. Et qui dit nouvelles affections, dit nouvelles possibilités de se comprendre et de mieux comprendre le monde, donc nouvelles Joies potentielles ... .

fantasueno a écrit :A moins d'atteindre la sagesse de Spinoza, il est pratiquement impossible de comprendre les causes de ce qui nous arrive en réflechissant seuls dans un coin. Ce qui fait d'ailleurs de cette démarche Spinoziste une pratique aussi héroique et aristocratique que celle préconisée par Nietzche.


je n'ai nulle part lu que Spinoza croît qu'il faut atteindre cette compréhension 'seul'. Le 5e livre me semble indiquer justement l'inverse: la meilleure façon de mieux comprendre les choses, c'est de joindre leurs idées à celle de Dieu. C'est ce qui donne le fameux 'amor erga Deum', l'amour envers Dieu. Or celui-ci est précisément stimulé par le fait de s'imaginer un maximum de gens qui l'éprouvent. Sentiment qui s'accompagne en plus de l'affect de la générosité, celui de vouloir aider un maximum de gens. Que de mieux, alors, que, quand on souffre, de chercher quelqu'un dont on a l'impression que non seulement il s'intéresse à comprendre le monde, mais même à comprendre notre Tristesse à nous? Car cela ne pourra que renforcer notre imagination que beaucoup de gens cherchent cet amour de Dieu, ce qui ne peut qu'augmenter notre puissance d'agir ... .

fantasueno a écrit :La prise en compte de la valeur exitentielle de la tristesse ne permet-elle pas de mouiller un peu l'acide ? La tendance obsessionnelle à trouver une tristesse comme un affect non raisonnable, négatif, voire anormal, ne risque-t-elle pas de baisser davantage notre puissance d'agir ?


quel passage, chez Spinoza, te donne l'impression que la Tristesse soit un affect anormal? Car le 3e et 4e livre me donnent justement l'impression inverse, que nous sommes tous obligés de passer par pas mal de Tristesses, dans notre vie quotidienne. Qu'il appelle la Tristesse un affect négatif me semble être assez compréhensible, sinon on ne peut plus distinguer Tristesse de Joie, deux affects pourtant opposés, même si tout en ressentant une Tristesse on peut également ressentir des Joies.
L'idée de vouloir absolument éviter toute Tristesse est en effet probablement pas très propice à promouvoir l'augmentation de notre puissance d'agir. Mais d'après que j'ai compris, ce n'est pas cela ce que Spinoza conseille. Il conseille d'essayer de comprendre toute Tristesse, ce qui ne veut pas du tout dire qu'il faut rêver d'un monde sans Tristesse. Au contraire, cela veut dire que l'on accepte que nos affections du Corps dépendent en partie de la rencontre fortuite de notre Corps avec la nature, rencontre qui fait que rien ne permet de prédire si elle ne nous affectera pas de Tristesse. Plus que d'éviter la Tristesse, l'éthique spinoziste me semble montrer des chemins pour la surmonter, ce qui veut dire qu'il faut d'abord entièrement accepter l'axiome 4 de la 4e partie: on rencontrera toujours, tôt ou tard, des choses qui nous attristent voire détruisent. C'est cela, la réalité, dans toute sa nécessité. La Tristesse est donc inévitable. Essayer de ne pas la rencontrer implique vouloir fuir la condition humaine, ce qui ne peut pas donner beaucoup d'idées adéquates ou de Joies. Et donc pas beaucoup d'augmentations de puissance non plus.
Mais je n'ai peut-être pas tout à fait compris ce que tu voulais dire?
Amitiés,
Louisa

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Messagepar Miam » 22 déc. 2006, 16:15

Quant à la place de l'inconscient, il faut lire les propositions 22 à 30 de la deuxième partie de l'Ethique. L'idée d'une affection du Corps ne nous livre ni la nature de ce qui nous affecte, ni la constitution de notre Corps ou de notre Mental. Telle est la place d'un "inconscient". C'est du reste la démarche de toute l'oeuvre de nous mener à la "conscience de soi et de Dieu". Par contre il n'y a pas d'"inconscient physiologique" au sens propre puisque nous avons toujours les idées de toutes les affections (de ce "qui arrive") de notre Corps (cf. II 12).

Joyeuses fêtes !
Miam


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