Shub-Niggurath a écrit :Pour ma part j'entends que nous aurions du préserver notre planète telle qu'elle était avant l'invention de l'agriculture, je pense ainsi à un monde très sauvage, dans lequel les animaux avaient leur place autant que les hommes.
Le problème commence avec l'agriculture et culmine actuellement avec l'industrie, qui transforme inexorablement notre planète en désert.
Je vais me permettre une question personnelle : est-ce que tu as déjà vécu dans un milieu où l'homme est rare ? As-tu déjà tenté l'expérience de la vie milieu sauvage pour savoir si c'est vraiment la vie que tu penses ?
Personnellement, j'ai vu 2 conditions : soit des gens qui parvenaient à établir leur petit domaine dans la "nature" avec tout le confort moderne, c'est-à-dire qui profitaient de tout ce qu'implique la technologie (puits de pétrole, raffineries, mines, industries etc.) mais s'isolaient des régions où ça se faisait, soit des gens qui vivaient quasiment comme au néolithique, des éleveurs dans des huttes s'éclairant au mieux à la lampe à pétrole, et là, franchement, c'est pas gagné, non seulement au niveau économique (manger...) mais aussi par rapport au type de rapports humains qui s'établissent quand la ressource est rare.
D'autre part, les "animaux nombreux", c'est bien souvent une vue de l'esprit. Ce qu'un écosystème peut soutenir comme densité animale n'a pas grand chose à voir avec ce qu'on montre dans les documentaires animaliers : il vaut mieux regarder Koh-Lanta ou Man vs Wild (sur NT1) pour avoir une idée de la densité réelle d'animaux en milieu sauvage. Dans cette dernière émission, on voit l'aventurier partir à la chasse avec une tribu locale (jungle du Panama, de mémoire) et résultat de leur traque : capture d'un iguane de 20 cm, de quoi faire l'apéritif.
Dans les environnements plus ou moins contrôlés par l'homme, la diversité peut baisser parce que nous agissons comme des super-sélecteurs mais bien souvent la densité augmente parce que nous aménageons le milieu pour les animaux, que nous faisons en sorte que nos forêts soient giboyeuses, forme d'élevage soft. Le végétal a l'animal pour ennemi, il déploie ses ressources pour réduire la pression animale, alors que l'homme fait le contraire.
Et ça fonctionne à peu près pareil pour la végétation utile, fruitière, racines, médicamenteuse ou autre, dont le développement est favorisé par l'homme au détriment des espèces qui lui sont inutiles.
Ceci pour dire que les "paradis terrestres" où les lapins gambadent joyeusement au milieu des pommiers et des cerisiers en attendant de passer à la casserole, ça n'existe que si on les crée.
En cela, nous ne sommes guère différent des fourmis ou des termites qui se créent aussi leur environnement favorable.
Je dirais même que quand Spinoza dit que l'homme n'est pas dans la nature comme un empire dans un empire, ça implique une conscience écologique : comme les fourmis nous nous faisons un environnement favorable mais celui que nous faisons implique une richesse à la hauteur de la nôtre. Si on veut "sauver" les ours blancs, c'est que nous avons ces affects esthétiques qui nous font trouver la nature plus belle avec ces animaux bien qu'ils soient pour nous des dangers. Les fourmis n'en auraient rien à faire des ours blancs, et une planète correspondant à leur nature nous semblerait un morne désert.
Donc, les "paradis terrestres", cette vie bucolique qui finalement est si présente dans les imaginaires, qui semble si désirable à l'homme, c'est moins dans une mythique nature pré-humaine qu'on les trouvera, que dans les efforts que nous ferons pour les créer.
Notre société est sans doute animée de désirs absurdes, on s'est créé une société sauvage où on se bat pour des "biens" comme on se battrait contre une jungle hostile et il en découle une hybris consumériste oublieuse des conditions environnementales, mais je crois que tout un chacun sait aujourd'hui qu'il y a un problème dans notre développement, que ce n'est pas un paradis terrestre qu'on se crée mais un enfer. L'espérance de vie augmente, mais ça tend à être une vie de stress, d'anxiété, de dépression, une vie qui ne vaut guère mieux que celle de l'homme de Cro-magnon qui craignait que la chasse soit stérile comme le salarié craint le chômage.
Je dois dire que c'est pour moi un étonnement de tous les jours qu'en cette époque où nous sommes quasiment "comme maître et possesseur de la nature", nous réussissions à nous faire une culture qui reproduit la brutalité sauvage. On a réussi à remplacer les implacables lois de la nature (au sens commun, pas celui de Spinoza) par d'implacables "lois du marché", le caractère aveugle d'un hiver rude ou d'une épidémie est reproduit dans une "main invisible", c'est-à-dire qu'on tombe dans cette conception d'une nature comme brutalité étrangère à l'homme et qu'on se fait un "naturalisme économique" qui la reproduit.
Si on concevait que "naturel" signifie aussi "être humain", qu'il n'y a pas moins de nature dans nos désirs d'humanité, peut-être qu'on parlerait moins de la vie économique comme d'une mécanique aveugle où il serait "naturel" que des entreprises vivent et que d'autres meurent selon la loi du plus fort, que des gens crèvent de faim dans nos rues victimes de la "crise" etc.
Si on veut vraiment faire une distinction nature/culture, sauvagerie/civilisation, mieux vaut éviter d'invoquer la nature comme règle pour la culture, éviter de se créer une civilisation sur le modèle de la sauvagerie. "L'homme est un loup pour l'homme" ne tient que quand on est éduqué à la prédation sur l'autre, quand "concurrence" ne signifie pas "courir avec" mais pousser l'autre dans le fossé pour "gagner", au point où on se demande si remplacer le cannibalisme papou par un cannibalisme économique change grand chose, si il y a plus de respect de l'humanité dans nos moeurs économiques que dans celles des cannibales. Le cannibale a le mérite de l'honnêteté, il bouffe franchement de l'homme, il ne lui mange pas son énergie à coup de plus-value, de pression au travail ou de tyrannie consommatrice ("le client est roi", dit-on) en se cachant derrière un costume trois pièces de "civilisé".
Pour reboucler sur le sujet initial, je dirais que la chance du spinozisme au niveau socio-politique serait dans la distinction de E3p29 scolie entre Ambitio et Humanitas, c'est-à-dire si l'humanité se donnait l'Humanitas pour passion majeure, si cette solidarité toute naturelle entre humains qu'on voit à petite échelle (amitié, familles etc.), déterminait le comportement face à tout humain, et son établissement devenait vraiment l'ambition commune.
Cet humanisme impliquerait de manière rationnelle une forme d'écologisme dès lors que l'établissement d'une humanité apaisée demande de respecter son cadre de vie, de ne pas produire des conditions de lutte pour la survie entre hommes, et sans doute un rien de pensée cosmopolite, bien différent de la politique des Royaumes, Etats-nations, tribus, clans et mafia, où l'intérêt d'un groupe ne recoupe pas celui du voisin.
Hélas, dans le Traité Politique, Spinoza semble abandonner d'emblée ce genre d'ambition, pour lui l'expérience enseignerait que ce n'est que chimère, et il se contente d'une politique "machiavélienne". Je parlais d'aristocratisme avec Henrique, et pour Spinoza, la politique immanente, les rapports entre gens du vulgaire semble devoir s'arrêter à l'"esclavage de l'homme ou la force des passions". La "puissance de l'entendement ou la liberté de l'homme" serait réservée à un petit groupe et il s'agirait donc de simplement faire un choix parmi les sociétés régies par les passions du vulgaire pour en sélectionner la moins pire.
Pessimisme relatif de Spinoza :
Traité Politique, Introduction, paragraphe 5. :
"si la raison peut beaucoup pour réprimer et modérer les passions, la voie qu’elle montre à l’homme est des plus ardues, en sorte que, s’imaginer qu’on amènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères."