Bardamu a écrit :> Je ne te vois pas parler de libération, des effets de l'effort de la raison, du cheminement que propose Spinoza pour le salut des hommes.
j'en ai parlé notamment en réponse à un passage où tu traites de la libération comprise sur base d'une notion de potentiel. En guise d'exemple, re-voici le dernier paragraphe de ma première réponse à ton avant-dernier message (réponse de hier soir donc):
louisa a écrit :Il n'y a pas déjà là quelque chose en germe qui serait "contraint" de rester non réalisé aussi longtemps que certaines conditions sont absentes. La contrainte chez Spinoza signifie être "co-agi" (coacta). C'est toujours poser un acte, mais ne plus en être la seule cause. Ce n'est plus une contrainte au sens courant du terme. La contrainte n'a plus rien à voir avec ce que Isaiah Berlin a baptisé la "liberté négative" (être libre au sens de être libéré de ce qui m'empêche de faire ce que naturellement/spontanément je ferais). La liberté spinoziste n'est pas une liberté négative (libérer des contraintes), c'est une liberté qui n'est rien d'autre que l'Amour intellectuel de Dieu c'est-à-dire la compréhension d'un certain nombre de choses dans leur essence singulière en tant que celle-ci est éternelle et éternellement telle qu'elle est (et non pas telle qu'elle pourrait un jour être) en Dieu. C'est comprendre qu'une chose est déjà divine telle qu'elle est, est déjà parfait et entièrement "achevée" telle qu'elle est. C'est la comprendre dans ses déterminations, ou comprendre qu'en étant déterminé de cette manière précise, elle est parfaite, divine. En faisant cela, on "se libère" de l'idée inadéquate qu'on avait auparavant de la même chose, aussi longtemps qu'on la concevait comme imparfait, manquant certaines choses dont on trouve qu'il était en elle d'avoir. On se libère donc de ses Passions, si l'on veut. Mais non pas de "contraintes". Et cette "libération" est en réalité un passage d'une essence moins forte à une autre essence plus forte, non pas une "libération" d'une seule et même essence déjà là mais qui ne "se" réaliserait néanmoins pas encore entièrement ou "pleinement".
A propos, je crois qu'il est important de tenir compte du fait que
jamais Spinoza ne parle d'une liberatio dans l'Ethique, raison pour laquelle on ne trouve pas le terme "libération" dans les traductions non plus, du moins pas dans celle de Sausset. Pautrat ayant fait une traduction la plus littérale possible, cela m'étonnerait qu'il l'aurait introduit, mais je ne dispose pas d'une version électronique de sa traduction qui permettrait de vérifier facilement. Peut-être qu'Appuhn le fait, puisqu'on sait que sa traduction est assez "libre", au sens où parfois il traduit par des mots qui ont aujourd'hui des lourdes connotations, qu'ils n'avaient pas nécessairement chez Spinoza?
On pourrait objecter que si Spinoza n'utilise jamais le mot "libération", il doit quand même utiliser le verbe, "se libérer de". Ce verbe apparaît effectivement dans l'
Ethique, mais cela
seulement 5 fois, et
jamais dans la cinquième partie, ce qui serait étrange si la liberté spinoziste était une "libération", puisque cette cinquième partie est entièrement consacrée à la notion spinoziste de liberté. A mon avis c'est aussi pour éviter qu'on confond la liberté spinoziste avec une quelconque "libération" que Pautrat a décidé de traduire
liberare de par "délivrer de".
En réalité, le mot "libérer de" survient la plupart des (5) cas dans un sens tout à fait amoral. Par exemple "se délivrer d'un danger de mort", E4P72 scolie (on retrouve exactement le même sens dans l'E3P57 scolie), ou lorsqu'il dit d'une chose qui nous fait pitié que nous nous efforcerons autant que nous pouvons de "la délivrer du malheur", E3P27 cor.III (repris tel quel dans l'E4P60 démo). Enfin, il y a
un seul endroit où Spinoza utilise le
se liberare de en un sens plus "moral" et moins concret, et cela non pas dans une proposition démontrée mais quelque part dans un scolie: E4P57 scolie: "nous délivrer de la Crainte".
Cela signifie que ceux qui veulent concevoir la liberté spinoziste essentiellement comme une "libération", n'ont qu'un seul endroit sur lequel ils peuvent se baser, une petite phrase dans un seul scolie. Pour le reste, Spinoza n'en parle ... jamais. Et surtout pas lorsqu'il nous explique en détail sa conception de la liberté, objectif de la 5e partie.
Comme déjà dit pour d'autres situations similaires, à mon sens ce n'est pas un hasard que Spinoza n'utilise pas le mot de libération pour désigner son concept de liberté. On peut pas rejeter ce fait comme simple "problème technique". Si Spinoza veut concevoir la liberté comme une libération, il nous l'aurait dit, puisqu'il connaît clairement le mot "se libérer de". Ce qu'il fait en revanche, c'est nous expliquer sous quel point de vue l'homme
est libre, et comment le devenir davantage encore, puisqu'on ne peut pas s'empêcher de le désirer.
Le terme "libération" suggère effectivement que la liberté consisterait à se libérer "de" quelque chose. Alors que comme je viens d'essayer de le montrer, à mon sens la liberté spinoziste (et encore plus lorsqu'on laisse tomber l'idée de potentiel) n'est pas vraiment ça. Chez Spinoza on est toujours aussi libre qu'on est béat, et cela exactement dans la mesure où l'on comprend c'est-à-dire dans la mesure où on a des idées adéquates. Il n'y a pas quelque part une essence éternelle qui a déjà davantage d'idées adéquates que ce que notre même "essence dans l'existence" a (ce qui est une des raisons pour lesquelles à mon sens distinguer une "essence éternelle" et une "essence dans l'existence" est impossible (à part le fait que je ne vois pas comment mon
moi pourrait à la fois se définir par une essence d'un degré "maximal" et une essence de degré inférieur; comme pourrais-je à la fois avoir deux degrés de puissance différents?).
C'est pour ça qu'on est toujours déjà "parfait", il n'y a aucun "cheminement" à faire avant d'arriver à ce que Sescho appelle un "état achevé". On ne devient pas moins imparfait lorsqu'on devient plus libre, on devient plus parfait encore. Il ne s'agit pas de
se défaire de quelque chose (se libérer de, perdre quelque chose qui était "de trop", parvenir à se débarrasser de quelque chose), il s'agit d'
ajouter quelque chose à ce qu'on est déjà (plus précisément des idées adéquates; il faut former des idées adéquates 1) de nos idées inadéquates, 2) des propriétés que nous avons en commun avec d'autres choses, et 3) des essences d'un maximum de choses et de Dieu sur base d'une idée adéquate de l'essence divine et de l'éternité de notre propre essence). Chaque fois qu'on a produit une idée adéquate, on est devenue une chose plus libre, avec une essence plus puissante, et il s'agit bel et bien d'une liberté "positive" au sens de Berlin (
to be free to do something, contrairement à la liberté négative
to be free from, s'être délivré de). Nous serons alors plus libre de penser et d'agir d'une telle manière que nous sommes davantage la seule cause de ces pensées et actions (le "être plus libre de" a ici le sens de "avoir une plus grande force de"). Bref,
l'éthique spinoziste n'est pas une éthique de la libération, c'est une éthique de la libérté (pour ceux qui pensent qu'il ne faut pas trop prendre les mots au sérieux: ceci n'est pas un jeu de mots, cela résume bien plutôt deux manières de penser fort différentes, et j'espère avoir pu déjà un peu indiquer en quoi).
Enfin, Spinoza nous avertit du danger d'interpréter la béatitude comme quelque chose qui ne se produise qu'après ou au cours d'un cheminement lorsque, comme j'ai déjà dit dans cette discussion, dans un fameux scolie dans l'E5 (P33) il dit explicitement que la béatitude n'a pas de commencement, n'a pas de naissance, qu'il n'a fait comme s'il s'agissait de ce genre de "cheminement" que parce qu'il est en train de faire un exposé discursif où les choses se suivent chronologiquement. Il ne dit pas que pour une "essence dans l'existence" il y a cheminement chronologique vers l'état de béatitude, tandis qu'il y aurait quelque part une autre essence, qui néanmoins serait la nôtre aussi, et qui elle serait déjà "béat à notre insu" et sans devoir faire tout ce cheminement. Il dit qu'en réalité la béatitude, je cite, "
à coup sûr, doit consister en ce que l'Esprit est doté de la perfection même". Il n'y a pas de cheminement parce que la béatitude est la perfection de l'Esprit même, tel qu'il est ici et maintenant. Si demain cette perfection augmentait, alors je serai plus béat encore, mais ce ne sera pas moins "pleinement" béat que juste avant (ce qui n'empêche pas qu'il faut faire tout un cheminement dans l'
Ethique avant de pouvoir comprendre les dernières propositions, bien sûr; il ne s'agit pas d'abolir tout cheminement, il s'agit de dire que dès qu'il y a discursivité il y a cheminement, mais
non pas lorsqu'il s'agit de la béatitude). On pourrait éventuellement dire qu'il y a cheminement entre les différents étapes (entre la pleine béatitude vécu au moment x et la plus grande pleine béatitude vécu au moment x + y (si tout va bien), mais alors on dit juste qu'il y a succession dans le temps de différents degrés de puissance. L'essence de la béatitude ne consiste pas dans cette succession, elle est déjà pleinement là à chaque étape. Autrement dit,
il n'y a pas un "cheminement vers la béatitude", si cheminement il y a, c'est toujours vers davantage de béatitude.
Pour un autre développement de la même idée, voir mon message ci-dessus, écrit aujourd'hui, sur le principe de plénitude.
L.