Le Bien chez Spinoza, un problème de traduction?

Questions philosophiques diverses sans rapport direct avec Spinoza. (Note pour les élèves de terminale : on ne fait pas ici vos dissertations).

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Patonline
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Le Bien chez Spinoza, un problème de traduction?

Messagepar Patonline » 21 nov. 2011, 19:22

Bonjour,

L'hiver arrive, la vie de plein-air se resserre comme peau de chagrin et il est temps pour moi d'attaquer à nouveau l'Ethique et le Tchouang-Tseu!

Pour faire bref, j'ai découvert l'existence de l'Ethique en écoutant l'entretien Misrahi - Enthoven et j'ai donc acheté la traduction de Misrahi ainsi que quelques uns de ses ouvrages. Cette année, j'ai décidé d'améliorer ma compréhension de ce texte en entreprenant la lecture de Rovere "Exister" que je trouve magnifique lorsqu'il m'est donné de comprendre ce que je lis (ce qui reste assez rare:). Et là, problème....

En effet, Misrahi traduit Eth. III, 39, Scolie par
"Par bien, j'entends ici toute forme de joie et, en outre, tout ce qui conduit à la Joie, notamment ce qui satisfait un désir..."

Alors que la traduction qu'utilise Rovere est:
"Par bien, j'entends ici tout genre de Joie, et ensuite tout ce qui y conduit, et surtout ce qui satisfait le regret..."

Si Rovere, en tous cas ce que j'en comprends, postule que le Désir et le Regret seraient, selon Spinoza, les deux côtés d'une même pièce, le sens qui se dégage naturellement à la lecture de cette scolie me semble tout à fait différent selon que l'on lise la traduction de Misrahi ou la traduction utilisée par Rovere.

Ceci ne serait pas dramatique s'il ne s'agissait pas d'un point qui, dans le cadre de la lecture de l'Ethique par un béotien, parait central. En tant que débutant, lorsque je lis Spinoza définir Le Bien, j'ai le sentiment qu'il s'agit d'un passage important et que je détiens là, peut-être, un premier indice précieux pour mieux comprendre ce que l'auteur entend par Bien Véritable, qui devrait me permettre de réfléchir plus précisément sur, toujours si j'ai bien compris, ce qu'est mon Utile Propre.

Mais bref, là je me perds... Donc si sur ce forum il y avait une bonne âme pour me dépanner et répondre à mes deux questions:

1) Quelle traduction Rovere cite t'il dans son ouvrage"Exister, Méthodes de Spinoza", CNRS).

2) Dois-je brûler tous les livres de Misrahi (je plaisante évidemment, car comment me passer par exemple des "100 mots sur l'Ethique de Spinoza" de Misrahi que j'utilise comme une carte dont je ne pourrais plus me passer lorsque je vogue sur l'océan houleux et parfois obscur de l'Ethique) ou, plus sérieusement, quelle traduction est-il souhaitable de détenir pour un novice qui n'entend rien au latin (et qui a déjà de la peine avec les trois déclinaisons de l'allemand).

Je ne suis pas sûr de poster ce message dans le bon forum et je vous prie de m'excuser si je devais me trouver à la mauvaise place.

Au passage, pourriez-vous m'indiquer s'il existe un forum débutant où l'on peut poser des questions à des lecteurs de l'Ethique attentifs, bienveillants et prêts à guider la piétaille.

Chaleureuses salutations,
Patrick


Modifié en dernier par Patonline le 05 déc. 2011, 02:02, modifié 9 fois.

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Messagepar Epictete » 22 nov. 2011, 03:46

Bonjour,

Une précision pour commencer : la définition du bien se trouve dans III39 scolie et non dans III9 scolie.

Il semblerait que Rovere paraphrase la traduction de Pautrat que voici : « Par bien, j’entends ici tout genre de Joie, et de plus tout ce qui y contribue, et surtout ce qui donne satisfaction au regret, quel qu’il soit. »

Vous soulevez un problème fort intéressant car là où Misrahi et Guérinot traduisent par « désir », Pautrat et Rovere introduisent le mot « regret ».

Qu’en pensent les latinistes du forum ?

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Messagepar Patonline » 22 nov. 2011, 15:33

Merci Epictete pour votre réponse rapide!

En effet, il s'agit d'Eth III, 39 scolie, pardon et merci d'avoir rectifié!

L'ouvrage de Rovere me donne de la fièvre, je me réjouis de rentrer du travail pour esquisser et schématiser ce que j'arrive à comprendre du livre "Exister, méthode de Spinoza" sur une immense page de papier!

Comme un géographe j'y localise par exemple les six Indispositions de l'imagination qui précèderaient le Désir, je fais baigner ce dernier dans l'illusion finaliste, le tout commence à prendre du sens, mes démons commencent à se poser la question de savoir s'il n'est pas pour eux venu le temps de se faire du souci, pourvu que Baruch et Maxime ne me laissent pas tomber!

Bref, Rovere nous révèle les premières équations qui se dessinent entre le Désir (l'essence de l'Homme non?) et le Regret, il nous fait deviner les contours de cette "Zone d'extraordinaires perturbations qui régissent le rapport de l'individu à son propre Désir"*. Suspens, ici tout semble se jouer entre Eth III, 9, scolie - Eth III, 39, scolie et Eth III, Définitions des Affects XXXII, Explications.

Et là, béance! Les plus grands spécialistes se divisent sur la traduction d'une scolie qui représente pour moi un rare morceau de lumière dans cette oeuvre difficile. Mais je ne veux pas me laisser faire, je vais oublier Misrahi (tout du moins provisoirement) et désire continuer ma lecture avec le même texte que Rovere, mon nouveau guide. C'est pour tout ça que je me permets de vous demander avec insistance quelle traduction utilise Rovere. Dans sa bibliographie, il cite:

Benedicti de Spinoza Opera quotquot reperta sunt, édition de J Van Volten...1993 (sûrement en latin et pas le livre que je cherche)

Spinoza Opera, Im Afutrag der Heidelberger Akademie...1925 (sûrement en allemand)

Spinoza, Oeuvres, vol III, Traité Théologico-Politique, sous la direction de Moreau, ..., PUF, 1999 (il me semble que le traité T-P est différent de l'Ethique non?)

Spinoza, Oeuvres, vol. V, Traité Politique, sous la direction de Moreau, PUF 2005 (ce n'est toujours pas l'Ethique non?)

Bref, après il parle de Traductions Séparées et ça ne m'avance pas plus. Glups, Help, SOS, j'aimerais bien le même texte que Rovere pour l'annoter....

Je me suis permis de donner un nouveau titre à mon message pour le rendre plus clair, merci Epictete, j'espère une réponse rapide afin que je puisse avancer dans ma lecture!

Merci à tous,
Chaleureuses salutations,
Patrick

* "Exister, Méthodes de Spinoza", Maxime Rovere, CNRS Editions 2010
Modifié en dernier par Patonline le 26 nov. 2011, 19:48, modifié 2 fois.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 23 nov. 2011, 02:36

D'abord, bienvenue à vous ici "Patonline"
Il faut remarquer pour commencer que la définition du bien dans E3P39 est anthropologique et non pas encore éthique comme elle le sera dans la def. 1 de la quatrième partie. Il s'agit dans la troisième partie de définir ce que les hommes entendent par bien en raison de leurs passions, la quatrième partie se proposera de définir le bien du point de vue de la raison, d'où la définition "ce que nous savons avec certitude nous être utile".

En ce qui concerne le bien dans la troisième partie, je ne dirais pas que Spinoza identifie le désir et le regret. Ce qu'on traduit habituellement par désir en français, notamment dans le scolie de la prop. 9, est le latin cupiditas. Le terme qui apparaît dans le scol. de la prop. 39 en latin est desiderium : Per bonum hîc intelligo omne genus Laetitiae, et quicquid porrò ad eandem conducit, et praecipuè id, quod desiderio, qualecunque illud sit, satisfacit.

Puisqu'il y a deux mots, il n'y a pas lieu d'identifier désir et regret. En fait, dans son dictionnaire de l'Ethique, Gilles Louise nous indique que desiderium n'a pas de traduction absolue en français et peut ainsi signifier aussi bien regret, qu'attente ou souci, selon le contexte.

Il semble que Pautrat, dont Maxime Rovère semble partir pour proposer sa propre traduction, traduise quant à lui systématiquement desiderium par regret. Mais comme nous l'indique le scol. de la prop. 36, desiderium que Misrahi traduit bien ici par regret, est une tristesse (l'absence de ce que nous aimons), ce qui n'est manifestement pas le cas dans celui de la prop. 39 puisqu'il y est question du bien comme joie dans la satisfaction. Parler de "satisfaire un regret" (même en le définissant comme tristesse rapportée à l'absence de ce qu'on aime) n'a pas grand sens : l'avare ne se satisfait pas de l'absence d'argent mais bien au contraire de son abondance. Ici, il est bien question de ce qui satisfait le désir, qu'on appelle bien, ou de ce qui le prive de son objet, qu'on appelle mal. La traduction dans ce scolie de desiderium par regret, qui signifie tristesse, n'a donc pas de sens dans le cadre de l'anthopologie spinozienne.

Quant à Misrahi, il justifie son choix de traduction par la référence que fait ce scolie à celui de la prop. 9 où il est question de cupiditas, condition de la joie comme de la tristesse, et donc non identifiable en soi à l'une ou à l'autre.

Pour ma part, je dirais que c'est Spinoza qui ici a pu ne pas être très rigoureux dans le choix de son terme. Le contexte du scolie indique clairement qu'il pense à ce qu'il a choisi d'appeler cupiditas dans E3P9S mais, comme il l'explique dans E2P47S : "la plupart des erreurs viennent de ce que nous n'appliquons pas convenablement les noms des choses", il a pu se laisser induire en erreur par l'usage du latin qui ne distingue pas très clairement, comme il se propose de le faire dans son ouvrage, cupiditas, conatus, desiderium. Cette ambiguïté du latin explique d'ailleurs aussi le fait qu'en français on traduit cupiditas par désir plutôt que par cupidité (désir immodéré d'argent) et en général desiderium par regret plutôt que par désir.

A cet égard, l'opposition que les commentateurs font souvent entre le désir selon Platon et le désir selon Spinoza peut faire penser à ce que notre auteur dit lui-même à la fin du scol. d'E2P47 : "Et de là viennent la plupart des controverses, je veux dire de ce que les hommes n'expliquent pas bien leur pensée et interprètent mal celle d'autrui au plus fort de leurs querelles ; ou bien ils ont les mêmes sentiments, ou, s'ils en ont de différents, les erreurs et les absurdités qu'ils s'imputent les uns aux autres n'existent pas. "

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Messagepar bardamu » 23 nov. 2011, 16:52

Henrique a écrit :(...) La traduction dans ce scolie de desiderium par regret, qui signifie tristesse, n'a donc pas de sens dans le cadre de l'anthopologie spinozienne.

Quant à Misrahi, il justifie son choix de traduction par la référence que fait ce scolie à celui de la prop. 9 où il est question de cupiditas, condition de la joie comme de la tristesse, et donc non identifiable en soi à l'une ou à l'autre.

Pour ma part, je dirais que c'est Spinoza qui ici a pu ne pas être très rigoureux dans le choix de son terme.

Salut,
je serais d'accord avec toi pour trouver que la traduction par "regret" est inadapté à l'idée mais je pense que l'usage est ici en accord avec la définition de desiderium, def. 32 des affections : "le desiderium est un désir (conatus) ou appétit (appetitus) de posséder quelque chose qui est alimenté par la mémoire de cette même chose et en même temps est contrarié par la mémoire des autres choses qui excluent l'existence de cette même chose recherchée."

Le desiderium, ne serait-il pas le désir comme manque ?

Appuhn traduit par "attente" (E3p39 sc.) ou "souhait frustré" (Déf. 32) et, en l'occurrence, il me semble proche de l'idée.
Dans E3p39 scolie, desiderium s'articule avec les verbes satisfaire et frustrer, le vocabulaire du manque. Dans la définition, Spinoza explique que le desiderium est une forme de tristesse du fait de l'absence de joie que provoquerait la présence de l'objet visé mais que le terme doit être renvoyé à des affections de désir pas de tristesse.
Le desiderium porte en lui une tristesse (frustration) mais il est susceptible d'être source de joie (satisfaction) et n'étant donc pas nécessairement source de l'une ou de l'autre, on le laisse dans le domaine du désir.

Peut-être que "envie" pourrait rendre cette idée de désir comme manque par sa connotation passionnelle.

Per bonum hîc intelligo omne genus Laetitiae, et quicquid porrò ad eandem conducit, et praecipuè id, quod desiderio, qualecunque illud sit, satisfacit. Per malum autem omne tristitiae genus et praecipue id quod desiderium frustatur.

Je traduirais :
Par bien, j’entends ici tout genre de Joie, et de plus tout ce qui y conduit, et particulièrement ce qui donne satisfaction à une envie, quelle qu’elle soit. Par mal, tout genre de tristesse et particulièrement ce qui frustre une envie.

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Messagepar Patonline » 23 nov. 2011, 22:51

Un immense merci à tous les deux chers Henrique et Bardamu,

Je suis surpris que la notion de Bien défini par un homme si rigoureux pose aujourd'hui encore des problèmes d'interprétation, c'est beau!

Je me disais que c'est quand même dingue que dans le cadre d'une Ethique on ne soit pas sûr de la définition du Bien:) surtout après avoir décodé le génôme et inventé le microprocesseur, c'est juste magique!

De mon côté, j'ai passé le WE sur les trois pages de Rovère et je suis arrivé à la conclusion que le Regret étant le Désir, ou l'Appétit, d'avoir une chose en son pouvoir, alimenté ou contrarié par deux images immanentes s'excluant l'une de l'autre, toutes deux lovées en son sein à savoir; le souvenir d'une chose et le souvenir d'autres choses excluant l'existence de cette chose, il s'agit donc bien pour ma part du Regret!

De l'importance de ces deux images immanentes qui s'excluent, on pourrait considérer leur proportion relatives (reste à trouver les critères de comparaison, quantitatif, qualitatif?), ce qui permettrait de définir une espèce de volant qui orienterait cette imagination "bipolaire" vers le Bien qui contrarie le regret ou son contraire, (le mal?) qui alimente le regret et on retomberait alors sur EthIII, 9, scolie.

Bon, je vais me prendre une aspirine et je vais aller me coucher mais en tous cas mille mercis pour vos réponses très enrichissantes et surtout de vous occuper de la bleusaille, c'est franchement très réconfortant de se sentir entouré lors de son premier voyage à travers ce texte incroyable.

A très bientôt j'espère, chaleureuses salutations,
Patrick
Modifié en dernier par Patonline le 02 déc. 2011, 19:07, modifié 6 fois.

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Messagepar bardamu » 25 nov. 2011, 04:53

Bonjour,
Patonline a écrit :Un immense merci à tous les deux chers Henrique et Bardamu,

Je suis surpris que la notion de Bien défini par un homme si rigoureux pose aujourd'hui encore des problèmes d'interprétation, c'est beau!

Je me disais que c'est quand même dingue que dans le cadre d'une Ethique on ne soit pas sûr de la définition du Bien:) surtout après avoir décodé le génôme et inventé le microprocesseur, c'est juste magique!

Sur le fond des idées, sur ce qu'il faut entendre par "bien", je crois que tous les connaisseurs de Spinoza sont à peu près d'accord.
On a le bien/mal comme augmentation/baisse de puissance valable pour tout être, fonctionnant d'une manière quasi-physiologique (ça fait du bien) et qui se signalent chez l'homme par la joie ou la tristesse, et quand il s'agit d'appliquer ça au rapport de l'homme au monde et aux interactions humaines, Spinoza s'efforce de se rapprocher d'un sens éthique/moral commun (il est bon pour l'homme moyen de faire ceci ou cela, ça le renforce).
Patonline a écrit :De mon côté, j'ai passé le WE sur les trois pages de Rovère et je suis arrivé à la conclusion que le Regret étant le Désir, ou l'Appétit, d'avoir une chose en son pouvoir, alimenté ou contrarié par deux images immanentes s'excluant l'une de l'autre, toutes deux lovées en son sein (au sein du Regret) à savoir; le souvenir d'une chose et le souvenir d'autres choses excluant l'existence de cette chose, il s'agissait bien du Regret!

A la réflexion, je ne suis pas vraiment satisfait de ma proposition d'"envie" mais je reste dubitatif sur l'emploi de "regret" surtout pour E3p39 sc.
L'expression de Rovere "ce qui satisfait le regret" est pour le moins originale en français. Comment traduit-il la suite, id quod desiderium frustatur ? "ce qui frustre le regret" ?

Je crois que cet aspect de frustration est important notamment du fait que le terme intervient dans des propositions parlant de haine et que celle-ci revient dans l'explication de la définition. Comme dans le corollaire de E3p36, il y a cette focalisation sur une chose qui nous coupe d'une joie et sur laquelle se portera la haine. Au niveau du ressenti, je trouve que "regret" est trop doux, mélancolique, la faute à Hugo peut-être : "Et le plaisir accourt ; mais sans remplir l’absence, De celui qu’on pleure toujours"...

Mais bon, je crois que c'est un problème récurrent dans la traduction des affects : on a le biais du passage du latin au français et en plus le fait que Spinoza présente des mécaniques affectives précises dont la correspondance est partielle avec la complexité des réalités mises sous un terme du langage "normal".
Par exemple, quand on cherche ce que serait la peur, on a metus (def. 13) et timor (def. 39), dont les définitions traduisent des mécaniques précises mais qui me semblent mal coller au simple réflexe animal de peur.

Et comme Henrique fait bien de rappeler que Spinoza n'emploie pas forcément les termes d'après leur définition précise, pour compléter les connotations du terme latin de desiderium, les traductions d'un gaffiot :
1. désir [de quelque chose qu'on a eu, connu, et qui fait défaut], regret
2. désir, besoin (desideria naturae satiare, satisfaire à ce que réclame la nature ; desiderium naturale, le besoin, les besoins),
3. prière, demande, requête

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Messagepar Patonline » 25 nov. 2011, 15:55

Un immense merci cher Bardamu pour tous vos commentaires ainsi que pour l'énergie que vous déployez avec Henrique pour nous guider.

Je me demandais s'il arrivait à Maxime Rovère ou Robert Misrahi de fréquenter ce forum pour nous répondre? Car quand même, Spinoza ne nous dit-il pas qu'il entend par "Bien" tout genre de Joie? Ne touchons-nous donc pas ici au fondement de l'Ethique?

Ça serait incroyable que nos deux érudits nous donnent la justification de leur traduction. J'ai bien envie de leur poser la question, je vais voir si je peux trouver leurs adresses sur le Net!

Mais bon là, je m'emballe:) ...mon imagination... En tous cas je me permets de vous faire parvenir toute ma reconnaissance et me permets aussi de changer le titre de ce sujet afin qu'il soit plus clair.

Chaleureuses salutations, et merci pour ces vers magnifiques,
Patrick

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Messagepar hokousai » 25 nov. 2011, 20:44

De quel regret s agit il ?
Dans l' idée de regret il y a perte de quelque chose . Qu' est ce qui est perdu ?
Et bien tout simplement ici c'est qui a quelqu'un en haine s 'efforcera de l'éloigner ou de le détruire .
Voila ce qu'on va regretter .

On va regretter parce que les circonstance s' opposent à la réalisation de ce qu'on souhaitait en première instance.

En effet face à la peur d' un mal plus grand ( ce qui est plus triste) on croit pouvoir l’éviter en ne faisant pas à celui qu'on hait le mal médité, on désirera s' en abstenir .

Employer le mot regret répond très bien à la situation décrite par Spinoza
Il y a un désir, certes ,mais contrarié .
...........................................
Notez que Spinoza parle alors d' un effort plus grand .
...........................................

PS:

C'est pas bien compliqué: vous désirez casser la figure a quelqu'un mais vous avez peur des conséquences donc vous vous retenez ( à regret ). Il n’empêche que vous êtes en joie quelque part .Vous êtes en joie parce que votre puissance d'agir a augmenté .(disons que c'est ce que vous en pensez. Mais ça suffit, si vous estimez vous êtes sorti d' un mauvais pas ce moyen là, alors psychologiquement vous êtes plus fort ).

Par exemple ; Quelqu’un qui renonce à un duel qu' il sait trop risqué pour lui a toutes les raisons de se sentir mieux que s'il avait cédé à la pression sociale du sens de l 'honneur . Spinoza pense que la fuite est plus raisonnable dans certains cas que l'affrontement .

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Messagepar Henrique » 26 nov. 2011, 18:23

Tout d'abord, je voudrais rectifier ce que j'avais dit : "Il semble que Pautrat, dont Maxime Rovère semble partir pour proposer sa propre traduction, traduise quant à lui systématiquement desiderium par regret. "

En effet, en y regardant de plus près, Pautrat, ne rend lui-même pas systématiquement desiderium par regret : dem. de la prop. 42, III, ça n'aurait effectivement ici pas grand sens dans ce contexte : "être animé par le regret d'être aimé en retour", Pautrat met "envie" ; et IV, 51 scol. également "le pouvoir souverain, tenu par le regret de maintenir la paix" serait bien confus, Pautrat met souci.

Maxime Rovere, avec qui j'ai eu le plaisir d'en discuter via facebook, pense quant à lui qu'il faut se tenir à une traduction bijective du latin au français, dont Pautrat est pour lui le meilleur modèle, pour ne pas perdre la rigueur mathématique de l'Ethique. Peut-être pourra-t-il venir nous faire l'honneur d'en discuter directement avec nous.

En ce qui concerne "id quod desiderium frustatur ", Pautrat le traduit en effet par "ce qui déçoit le regret", mais finalement, puisque le regret, tel qu'il est défini dans III,36,sc. et dans l'explication de la def. 32, est une tristesse, cela reviendrait à décevoir une tristesse, autrement dit à la négation d'une négation qui serait donc affirmation. Ce qui satisfait une tristesse serait ainsi au fond ce qui la renforce, et donc un "bien" qui serait un mal, et ce qui la diminue, serait un mal qui serait un bien ! Je crains que vouloir absolument soutenir la bijectivité et surtout l'idée que Spinoza emploierait chacun de ses termes en latin uniquement dans le sens où il l'a défini, aboutit à l'absurdité.

Pour Maxime Rovere, on peut cependant "satisfaire un regret" car les objets du désir sont interchangeables (III, 15 et 16). Ainsi, si je perds ma grand-mère que j'aimais beaucoup, je regretterai sa présence passée mais je pourrais "satisfaire ce regret" en découvrant avec d'autres personnes des interférences avec la joie passée qui anéantiront la tristesse liée au regret. Mais alors, Spinoza aurait dit plutôt "ce qui détruit le regret" ou alors, il faut gommer de la def. esquissée après la prop. 36 l'élément de tristesse, pour ne garder que l'élément de désir, car satisfaire signifie posséder l'objet désiré et donc "posséder l'objet désiré dans la tristesse que contient le regret" sous-entendrait que la tristesse serait en soi désirable, ce qui serait absurde chez Spinoza.

A la limite, "posséder l'objet désiré dans le regret" serait au moins plus clair en français que "satisfaire le regret", si on veut absolument garder une seule traduction pour "desiderio", tandis que "ne pas posséder le bien désiré dans le regret" serait plus clair que "décevoir le regret". Mais ce serait risquer de faire oublier qu'il est question ici de "tout genre de joie". Or, il existe bien des joies qui sont simplement la satisfaction d'un désir dont rien n'exclut l'existence dans notre mémoire. Il y a aussi la gaité qui est une joie qui ne se rapporte à aucune cause connue. Ainsi manger avec appétit une nourriture variée (IV, 45, sc.) peut être une joie simple et commune, dans laquelle il n'y a pas d'élément de tristesse. Les exemples que Spinoza donne à la suite sont aussi de cet ordre : l'avare qui juge que le souverain bien est l'abondance d'argent n'en manque pas forcément, l'ambitieux qui désire (cupit) la gloire peut se réjouir de la posséder et ne pas en manquer. Le passage de desiderare à cupere montre bien ici que Spinoza emploie le premier terme dans le sens général du second, et non dans le sens restrictif que l'on trouve en III,36 et dans la def. 32. D'ailleurs, la référence à III,9 sc. à l'intérieur du scolie montre bien que Spinoza pense en utilisant desiderium à ce qu'il a appelé cupiditas auparavant.

Maxime Rovere fait de desiderium le verso de cupiditas, et si je comprends bien, la connaissance des passions serait ainsi le moyen de purifier la cupiditas de l'élément de tristesse qu'elle contient spontanément à travers le desiderium, mais Spinoza ne reconnaît que trois affects fondamentaux, le désir, la joie et la tristesse (III, 11, sc.), ce qui signifie que le regret n'est qu'un composé de désir et de tristesse. Il me semble que l'interprétation roverienne, pour intéressante qu'elle soit en tout état de cause, revient à poser un quatrième affect fondamental.

Enfin, faire du regret l'autre face du désir, comme si l'un n'allait pas sans l'autre, rend difficile de comprendre comment le désir serait source des valeurs car si la tristesse est au cœur du désir même, c'est le manque qui semble devoir le caractériser fondamentalement, comme chez Platon, or il n'y a de manque qu'en raison de l'idée d'une joie qui serait un bien antérieur au désir même. Ainsi, c'est fondamentalement parce qu'on jugerait qu'une chose et bonne que nous la désirons, ce que Spinoza réfute, comme c'est bien connu. [on peut s'en sortir en rappelant que ce n'est pas forcément un désir qui donne lieu au regret mais aussi un appétit, non conscient, alors le jugement pourrait ne pas précéder le désir, mais cela resterait tout de même le bien regretté qui en serait la source]

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Faire référence à un terme défini auparavant (ce que Spinoza au passage ne fait pas dans III, 39, sc. avec III, 36, sc.) suppose qu'on n'en retranche ni n'y ajoute rien. Or la définition 32 des affects pose que nous désirons le pouvoir sur quelque chose en même temps que nous souvenons de ce qui exclut son existence. L'explication de cette déf. précise que le regret est en fait une tristesse. En un mot c'est le désir qui se pense impuissant. Il n'y a donc pas forcément d'idée de perte comme le suggère Hokousai à partir du sens le plus courant de ce terme en français. Je peux par exemple "regretter" (desiderare) d'être incapable de voler comme un oiseau, non que j'aie jamais eu cette capacité, mais parce que je me rappelle de la liberté dont semble jouir l'oiseau quand je le contemple volant tout en me souvenant que je n'ai pas d'ailes, alors que je désire (cupio) malgré tout cette liberté de mouvement. De même, je peux regretter de dire à un ami qu'il est en train de faire fausse route, parce que j'aurais plutôt souhaité pouvoir l'encourager alors que d'après mes souvenirs, la bonne route est ailleurs.

Mais alors, il devient très difficile de soutenir la bijectivité, si vraiment on n'enlève ni n'ajoute rien à cette définition, dans nombre de passages où desiderium ou <i>desidero </i>apparaissent. Maxime Rovere a des arguments pour III, 42 et IV,51 dont la traduction pour lui donnerait "être animé par le regret d'être aimé en retour", et "le pouvoir souverain, tenu par le regret de maintenir la concorde" : il y aurait regret parce que la chose désirée dans l'avenir (l'amour en retour, la concorde) est niée dans le présent. Mais on ne trouve aucune mention d'une telle négation en ce qui concerne l'amour en retour dans III, 33 et sa dém. : si j'aime mon ami, je préfère penser à lui plutôt qu'à un fâcheux quelconque, et comme j'imagine qu'il m'est semblable, je m'efforcerai de lui causer de la joie en lui montrant mon estime plutôt qu'au fâcheux ; ce qui reviendra à faire effort pour que mon ami éprouve une joie dont je serai la cause, donc pour qu'il m'aime. Or il se peut fort bien ici que le "desiderium" d'être aimé en retour ne s'appuie sur aucun sentiment dans le présent (du souvenir) d'impuissance à être aimé ainsi en retour. Mon ami peut fort bien dès à présent m'aimer en retour sans que cesse pour autant de mon côté l'effort de lui faire plaisir.


Il y en aussi bien d'autres comme "Nam avarus in cibum, et potum alienum se ingurgitare plerumque desiderat." dans l'explication de la def. 48 des affects, ce qui donne avec notre bon vieux Saisset "Car l'avare désire le plus souvent se gorger de nourriture et de boisson, pourvu que ce soit aux dépens d'autrui." On voit bien ici en quoi il peut désirer faire bombance en se souvenant de fois où il a pu le faire au dépens d'autrui, mais on voit mal quel souvenir exclut l'existence de cette possibilité, puisqu'il y a certainement de riches convives qui peuvent l'inviter.


Mais surtout, un des buts de Spinoza étant de "mettre ses paroles à la portée du vulgaire." (TRE 17), on risque produire une traduction uniquement compréhensible par quelques spécialistes. Comment comprendre en effet, à partir de l'usage ordinaire du français : " l'avare regrette le plus souvent de se gorger de nourriture et de boisson, pourvu que ce soit aux dépens d'autrui." Comment regretter la possibilité de satisfaire un désir (aux dépens d'autrui) ? Surtout quand on sait que "personne ne désirera/regrettera qu'on lui cause un dommage, dans l'espoir d'en être dédommagé, ni d'être malade, dans l'espoir de la guérison." (III,44)

Je soutiendrais donc pour ma part qu'il faut certes s'en tenir à la bijectivité pour les concepts centraux du spinozisme comme substantia, mens, cupiditas, laetitia etc. mais que pour les termes secondaires, comme desiderium mais surtout desidero, Spinoza a pu sacrifier à un usage moins rigide des mots, conforme à celui de la langue naturelle, dans le but d'être lisible y compris en latin. C'est alors le contexte qui doit déterminer si desidero signifie "je regrette" ou plus généralement "je désire", voire "je souhaite", "j'attends que...".

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Enfin, je voudrais revenir et insister sur la différence entre le bien tel qu'il est défini dans le troisième partie et dans la quatrième partie de l’Éthique. Notre sympathique et enthousiaste Patrick, dit Patonline, semble persister à en ignorer la différence. C'est pour le vulgaire que le bien est associé à tout genre de joie, c'est-à-dire pour la connaissance du premier genre, l'imagination. Dans la troisième partie Spinoza s'attache à étudier de quelle façon se construisent les passions. Dans ce cadre, il y a une idée du bien qui est encore partielle, mutilée. Spinoza ne se propose pas encore de définir, comme il le fera dans la quatrième partie, ce qu'est le vrai bien.

L'introduction dans la quatrième partie de ce que nous savons avec certitude être utile à notre effort d'exister et à son augmentation suppose la différence avec ce que nous croyons simplement être utile à cela. En ce sens, toute joie n'est pas bonne, notamment si elle amène une tristesse, et il peut y avoir certaines tristesses qui sont bonnes ou au moins préférables à certaines joies si elles permettent d'éviter une plus grande tristesse encore ou si elles amènent une plus grande joie. Mais c'est la raison et non plus l'imagination qui gouverne ici, sur ce point, tous les commentateurs sont d'accord. Il n'y a pas d'incertitude sur la nature du vrai bien mais plutôt des débats sur ce qui y conduit.

Et il n'y a pas de contradiction entre les deux biens, celui de la troisième et celui de la quatrième, mais un dépassement, un accomplissement.

D'autre part, Bardamu disait : "il est bon pour l'homme moyen de faire ceci ou cela, ça le renforce". En effet, mais pour l'homme moyen seulement. Pour l'homme libre, les choses ou les mouvements du corps ne sont ni bon ni mauvais en soi, seuls sont bons ou mauvais les affects qui nous conduisent à agir. Si ce sont des passions tristes qui me conduisent, je cultive ma tristesse en leur laissant libre cours et l'action qui en découlera ne sera pas bonne '(ni mauvaise non plus d'ailleurs) ; si ce sont vraiment des affects actifs, structurés par la joie de comprendre, qui me motivent, je peux tuer ou voler dans certains cas, sans que cela pose un problème éthique. Comme dans les affects actifs, il y a le désir d'être utile à ses semblables, cela exclut à première vue ce genre de possibilité, mais rien n'interdit absolument de le concevoir : par exemple, dans le cadre d'une euthanasie ou d'un vol visant à éviter un meurtre.

Seuls les affects sont bons ou mauvais, on pourrait dire en paraphrasant St Paul que pour les âmes pures de passions tristes, toutes choses ou actions sont bonnes.
Modifié en dernier par Henrique le 26 nov. 2011, 19:32, modifié 1 fois.


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