bardamu a écrit :1- tu refuses l'idée qu'on puisse connaître l'essence d'une chose particulière par le 3e genre de connaissance et tu veux en rester à un "rerum", les choses en général,
D'abord, j'essaye de comprendre Spinoza ; donc je me base sur son texte pour en percevoir le sens. Quand je me suis fait une idée consolidée de ce qu'il signifie en assemblant tous les passages afférant à un aspect particulier, je le dis. Bien sûr, cependant, si je ne me sentais pas en affinité avec Spinoza, j'emploierais mon temps à autre chose.
Ce que je dis c'est que Spinoza dit clairement et à de multiples reprises que ce que l'on peut connaître clairement et distinctement ne constitue l'essence d'aucune chose singulière : ce sont à la base les notions communes, ou axiomes, et ce qui en découle par la logique, les propositions, le tout étant des lois. Le couronnement de cela est au-delà : c'est la vision de ces lois, sans verbalisation, en action dans les choses singulières (réelles) que l'on a en face de soi : le troisième genre, la science intuitive. Les choses singulières sont changeantes, les lois sont éternelles, ce qui convient à Dieu. La reine des lois, qui a elle seule vaut plus que tout le reste est : tout ce qui est est en Dieu et ne peut être conçu sans Dieu, y compris moi-même, et Dieu est éternel (et l'éternel perceptible, outre les attributs et les modes infinis, ce sont les lois.)
Par ailleurs, il me semble évident qu'on ne peut avoir une connaissance du troisième genre d'une chose singulière, par quelque bout qu'on prenne le problème (sa forme n'est que très partiellement connue, elle change en permanence, elle est inconcevable sans la matière qui la compose, ni sans les autres choses singulières qui sont en interaction avec elle, etc.)
Si je fais une expérience, disons, de thermique, j'ai un "front de chaleur" qui se propage et se déforme continûment. Je peux le voir comme une chose singulière (comme toutes impermanente et interdépendante.) Mais si j'en reste strictement là, je suis comme une vache regardant passer un train. Mais si je perçois les lois, alors là c'est la racine éternelle du processus que je perçois.
bardamu a écrit :2- quand on dit "une chose en elle-même", tu vois contradiction selon le principe que ce sont des modes : tu identifies le "être soi" à "être cause de soi"
La seule chose qui est en elle-même, c'est Dieu-la Nature. C'est la reine sus-citée. Si tu la manque, c'est pauvre. Si tu en as conscience (vivante, intuitive), tout le reste est permis. C'est du moins comme cela que je le vois.
bardamu a écrit :3- un point que je subodore mais sans certitude aucune : est-ce que tu considèrerais qu'on ne peut pas connaître une autre chose que soi ou connaître autrement que par ce qu'on a de commun avec une autre chose, parce que tu identifierais la connaissance vraie au fait d'être l'idée d'un objet, d'être le mode d'une chose selon l'attribut Pensée ? Dit autrement : en nous, il ne pourrait y avoir d'autre mode de la Pensée que le nôtre donc nous ne pourrions connaître l'essence d'autre chose que nous ?
Le problème là, c'est le "moi." Il n'y a pas de moi qui reste avec Spinoza : il y a des phénomènes, et dans ces phénomènes des passions. Les actions c'est connaître l'essence de Dieu. Ce que je suis dans ce second cas, c'est Dieu lui-même en tant qu'il s'explique par mon esprit seul. Il n'y a plus de "moi", c'est le "soi" divin.
bardamu a écrit :Concernant le point 2 :
Tu auras sans doute compris que quand je dis "en elle-même", je n'identifie pas le "être soi" (essence) à "être cause de soi" (substance). Comprendre une chose comme elle est, en elle-même, à partir des attributs, c'est justement la comprendre comme mode (si c'est un mode). Toute chose déterminée a, par définition, un "elle-même" qui fait qu'elle est une chose déterminée, qu'elle fait "effort pour persévérer dans son être" et pas dans celui d'un autre, chose qu'on comprend chaque fois que l'esprit est déterminé à "comprendre les convenances, les différences et les oppositions" (E2p29scolie).
La précision méritait d'être faite, donc. Je ne fais pas de différence entre "être en soi" et "être cause de soi." Si pour toi, comprendre qu'une chose qu'on perçoit en acte sans la connaître exactement, loin s'en faut, est un mode, c'est à dire une manière d'être de Dieu, est connaître son essence, alors nous sommes d'accord. Simplement, je pense qu'il faut alors éviter "connaissance du troisième genre d'une chose singulière" - qui prête à confusion - c'est une connaissance du troisième genre
au sujet d'une chose singulière,
ou d'une autre (quelle qu'elle soit, que nous affirmons dépendre de Dieu : c'est l'esprit de E5P36S.)
La chose n'a pas vraiment d'"elle-même", comme le front de chaleur dans l'exemple précédent, mais elle est, c'est vrai, dans toute sa richesse, et en particulier selon la loi d'inertie (ou "conatus"), qui est une autre loi au sujet des choses singulières.
bardamu a écrit :Le scandale de Spinoza est le fait qu'au final Dieu et les choses se disent de la même manière. La connaissance du 3e genre ne fonctionne pas sur le mode indicatif, une chose ne sert pas de poteau indicateur montrant quelque chose au loin, elle fonctionne de manière expressive : le rougeoiement du ciel affirme une puissance d'exister "en rouge" qui n'est rien d'autre que le ciel.
Est-ce une connaissance adéquate ? Mais ceci est perçu en acte, et comme acte en Dieu. Elle exprime la richesse de la Nature, mais pour cela encore faut-il voir Dieu - la Nature en tout.
Spinoza dit que tout se fait suivant les décrets de Dieu, et rien n'est bien ou mal dans ces décrets et leurs conséquences. Le "scandale" c'est que Spinoza a mis, avec toute sa force tranquille, la superstition et la vanité, si universellement répandues, à nu. La haine et la vengeance, furoncles de la vanité blessée, ont été à la hauteur de l'"affront".
bardamu a écrit :Si l'essence de Dieu est puissance en acte, les attributs des manières d'être et leurs modes finis cette même puissance sous ces mêmes manières d'être, lorsqu'on comprend un mode, on comprend une réalité.
Encore faut-il savoir de quelle compréhension il s'agit. Premier genre, ou troisième ? Voir les modes comme étant en soi, c'est une erreur.
bardamu a écrit :Je ne sais pas si quand tu parles des modes comme des "phénomènes" tu veux sous-entendre qu'il y a derrière une nature supérieure, plus profonde, mais justement, la compréhension du 3e genre montre les modes comme des réalités vraies. Des limites certes, des puissances particulières, des directions spécifiques, mais pas d'arrière-monde, pas de substance cachée.
La connaissance du troisième genre a trait à la légalité divine en tout. Dans mon exemple du front de chaleur, qu'est-ce qui est le plus vrai, le plus connaissable : les lois ou de voir le front bouger ? Il n'y a pas d'arrière monde : les modes sont la conséquence perceptible de leur cause immanente : substance et ses lois, attributs, modes infinis.
C'est pourquoi je dis que dans la phrase "la chose singulière que j'ai en face de moi, elle existe", le mot qui pose problème n'est pas tant "existe" que "elle." Qu'est-ce qui existe vraiment ?
Maintenant ces causes immanentes, les choses singulières les expriment. Cela ne nie en rien la richesse qu'elles portent ; c'est pourquoi jusqu'à la fin plus nous connaîtrons (sans "adéquatement", ou alors sous un sens particulier qui ne vaut pas pour la chose prise en totalité) de choses singulières plus nous connaîtrons (adéquatement une partie de l'essence de) Dieu. Avec il y a aussi les plaisirs des sens associés, qui ne sont pas mauvais à prendre, etc.
bardamu a écrit :Il s'agit de percevoir une puissance en acte, un effort à persévérer, un processus, un être-là, un grand jeu de "forces en présence" d'où se détermine les propriétés observables.
Un vecteur force contré par un autre n'apparaîtra pas au premier coup d'oeil mais pourtant il est là, s'affirmant, n'attendant qu'une faiblesse de l'autre pour que sa direction s'impose. Comprendre l'essence d'une chose particulière, c'est voir ce qui pousse en elle, ce qui s'affirme de spécifique, c'est déterminer une direction à partir des convenances, des différences et des oppositions, le tout comme expression divine.
Je dois avouer que je ne "flashe" nullement sur le "conatus" : une chose résiste à la déformation par le principe d'inertie (que Spinoza extrapole en "volonté de puissance", mais là je n'admets pas la pureté de la démonstration.) C'est une loi comme d'autres.
Si j'ai bien compris, je suis assez d'accord. Mais ce que tu en dis s'étend à toutes les choses singulières (même si je le vois suivant le troisième genre dans la chose singulière précise que j'ai en face de moi) : ce n'est pas tant la singularité de la chose singulière que tu mets en valeur ici, mais la puissance divine qu'elle porte. C'est une "loi" (ou "vérité éternelle" dit Spinoza) vue au sujet d'une chose singulière, pas l'essence de la chose singulière même (sa forme), intégralement. Ceci rejoint les remarques que tu as faites antérieurement. Il faudrait définir clairement ce qui est entendu par "essence d'une chose singulière." Pour moi, avant examen spécifique, Spinoza entend par-là sa nature totale - outre qu'elle ne peut être vue clairement en elle-même, mais seulement comme étant en Dieu -, et celle-ci ne saurait être connue adéquatement.
Amicalement
Serge
Connais-toi toi-même.