comme promis, reprenons ce que tu dis en détail.
Bardamu a écrit :Bonjour Louisa,
c'est pas pour dire mais j'ai comme une impression de déjà-vu...
certes ...
Bardamu a écrit :Je ne crois pas que Serge soit là dans des questions "techniques" sur le potentiel et l'actuel chez Spinoza et Aristote, d'autant plus qu'il s'agit de parler à quelqu'un qui débute à peine sa lecture.
En effet. Je dirais même: pour l'une ou l'autre raison (voir ci-dessous), il ne veut pas aborder ces questions, alors que pour les raisons que je viens d'expliquer dans mon dernier message, les aborder me semble être crucial, surtout lorsqu'on essaie de répondre à une question d'un débutant. C'est bien pourquoi je me suis permise d'intervenir dans la discussion.
Bardamu a écrit :On peut certes dire que Spinoza n'utilise pas les notions de "potentiel" comme Aristote, mais dans le langage commun il me semble qu'on saisit assez bien de quoi veut parler Serge.
Absolument. Etant moi-même usager quotidien du langage commun, je crois que je comprends parfaitement ce qu'on veut dire lorsqu'on utilise la notion de potentiel. Je dirais seulement "de potentiel" tout court, et non pas de "potentiel comme Aristote", puisqu'Aristote n'est que celui qui a inventé le "concept" du potentiel tel que l'utilise aujourd'hui le langage commun, c'est-à-dire qui a développé cette idée dans toutes ses conséquences logiques, et en cela, la notion du potentiel est signée "Aristote". Inversément, retourner à Aristote lorsqu'on discute du potentiel au sens commun du terme permet de mieux saisir ce que nous sommes en réalité en train de dire et de penser lorsqu'on utilise cette notion.
Pour moi, toute la question est: est-ce qu'on peut introduire cette idée de potentiel, tel que le comprend le langage commun, dans le spinozisme? Ma réponse était: pas du tout. Les deux types de pensées sont incompatibles, à ce sujet. Ceci a comme conséquence éthique importante que suivre la voie de Spinoza implique apprendre à laisser tomber tout ce que le langage commun associe à la notion du potentiel. Ce qui n'est pas une mince affaire .. .
Bardamu a écrit :Prenons E5p39 scolie :Ethique, E5p39 Scolie a écrit :
C'est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c'est de transformer le corps de l'enfant, autant que sa nature le comporte et y conduit, en un autre corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à une âme douée à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses ; de telle sorte qu'en elle ce qui est mémoire ou imagination n'ait, au regard de la partie intelligente, presque aucun prix, comme nous l'avons déjà dit dans le Schol. de la Propos. précédente.
Ce "autant que sa nature le comporte et y conduit" se comprend très bien dans le langage courant par "réaliser son potentiel".
Si je te comprends bien, tu donnes ici la même objection que celle déjà faite par Amstel et Durtal (ce qui n'est pas un reproche; ou bien tu n'as pas lu les messages concernés, ci-dessus, ou bien tu n'étais pas convaincu par ma réponse, ou bien ... ; tout cela me va).
Tu prends un passage de l'Ethique, et tu dis: je suis capable de donner un sens à ce que Spinoza dit ici en supposant qu'il parle d'une potentialité ("au sens du langage courant", si tu veux, mais pour moi cela revient à dire au sens d'Aristote; donc je dirais "potentialité" tout court).
Ma réponse était: on peut effectivement faire cela, rien ne nous empêche de d'abord présupposer que quelque chose comme une potentialité existe réellement, et ensuite de lire ainsi l'un ou l'autre passage chez Spinoza.
C'est que les passages principaux qui nous obligent à laisser tomber l'idée de potentialité se trouvent ailleurs. Il faut donc déjà les avoir étudier un peu sérieusement pour savoir que non, lire ce passage par les lunettes d'une quelconque potentialité ne va pas, il faut le lire autrement.
C'est pourquoi j'insiste tellement sur les arguments qui montrent que la puissance spinoziste n'est pas une potentialité (on en retrouve quelques-uns dans le dernier message à Amstel; les autres se trouvent de façon plus dispersée dans les messages à Sescho, puisqu'on y aborde simultanément un tas d'autres questions (le statut de l'être de raison, la différence entre l'essence de l'Homme et l'essence de l'homme, les notions Universelles, le souverain bien, la divinité du singulier ...). Car aussi longtemps qu'on ne les réfute pas, je ne peux que répondre à de telles objections qu'on peut tout aussi bien lire ces passages sans se référer à une quelconque potentialité.
D'ailleurs, si l'on fait vraiment attention aux mots qu'utilise Spinoza, je crois que dans une certaine mesure cela se laisse déjà déduire du passage cité ci-dessus.
Car qu'est-ce que Spinoza y dit?
Qu'on va essayer de transformer le corps de l'enfant, autant que sa nature le souffre et s'y prête, en un autre corps. C'est très différent que de dire qu'on va actualiser tout ce que peut ce corps d'enfant. On ne va pas actualiser ce que ce corps (son essence, c'est-à-dire son degré de puissance) quelque part saurait toujours déjà faire, non, on va carrément essayer de lui faire changer de corps (donc d'essence, donc de puissance). On ne va pas actualiser ce que ce corps est "en puissance", on va lui faire changer de puissance ou d'essence, on va passer d'une essence actuelle à une autre essence actuelle.
Bien sûr, pour réussir un tel changement d'essence, il faut tenir compte de la puissance du corps de l'enfant, c'est-à-dire de son aptitude à être affecter. On peut par exemple augmenter la puissance d'un corps d'enfant en lui faisant manger chaque jour d'excellentes choses. Cela (manger ces choses), son corps peut le faire. Là il s'agit d'une affection qui lui convient. Si en revanche on l'affecte chaque jour en lui donnant des pierres à manger, on agira de façon peu appropriée à l'essence même de ce corps, on se trompera d'essence, et on risque de rendre le passage à une autre essence, beaucoup plus puissante, définitivement impossible.
Ici il ne s'agit pas d'actualiser la "potentialité" qu'a le corps d'enfant de manger. Il s'agit de le faire manger, sans plus. Tout comme cela ne pas de sens de dire que lorsqu'on lui fait manger des pierres, on n'a pas actualisé sa puissance. Qu'il meure ne veut pas dire qu'il n'a pas actualisé sa puissance, cela veut dire qu'on n'a pas réussi à l'affecter d'une telle façon que d'une essence actuelle il a pu passer à une tout autre essence actuelle. Il en est resté à sa première essence actuelle, et cela sans doute parce c'était ce qui était nécessaire de toute éternité.
Inversément, comme Spinoza le dit dans le scolie de l'E4P39, ce n'est pas parce que nourrir un corps d'enfant avec des pierres le détruit, donc le fait mourir, que cela est la seule manière pour un corps de mourir. Autrement dit, dans le spinozisme "mourir" cela ne se produit pas uniquement lorsqu'un corps vivant change en cadavre. Le corps qui a une essence x n'en meurt pas moins en effectuant un beau jour une essence x + 100 que lorsqu'il change en cadavre.
C'est bien ce qui montre, encore une fois, me semble-t-il, que le passage du bébé à l'adulte n'est pas un bon exemple pour illustrer l'idée d'une actualisation ou réalisation de quelque chose que ce corps d'enfant ne contiendrait qu'en puissance. Donc même si on laisse un instant de côté les arguments qui permettent d'exclure la possibilité que chez Spinoza la puissance est une potentialité, des passages comme ceux-ci nous y mènent déjà naturellement, il me semble. A moins que tu voies une autre manière d'interpréter ce passage (c'est-à-dire, j'ai bien compris que tu crois qu'on peut y lire une potentialité, mais je suppose que tu ne fais cela que lors d'une première lecture (au sens de lecture non approfondie, où tous les éléments du passage cité sont activement pris en compte))?
Bardamu a écrit :Certes, ce potentiel est logiquement actuel, ce n'est pas un "monde possible" à la Leibniz, mais lorsqu'on n'entre pas dans un registre technique (Spinoza vs Aristote, Spinoza vs Leibniz etc.), lorsqu'on est dans le registre du langage courant ou celui d'une recherche de philosophie à vivre, je ne vois pas de problème à présenter Spinoza comme proposant une démarche de réalisation de soi, de mise en valeur de son potentiel, de libération maximale de ce qui nous coupe de ce qu'on peut comme dirait Deleuze.
comme je viens de le dire dans mon dernier message, identifier le langage courant à une "philosophie à vivre" me semble être une contradiction dans les termes. Comme si la philosophie n'a été inventée que pour satisfaire le désir "purement intellectuel" (au sens courant du mot) de quelques philosophes ... . Dès le début, Platon a dit qu'il nous faut la philosophie précisément parce que pour pouvoir vivre, le langage courant est totalement insuffisant.
Autrement dit, dissocier philosophie et recherche d'une meilleure manière de vivre pour moi revient à ôter l'âme même de la philosophie, le sens de son existence même. Simultanément, on lui enlève également toute efficacité concrète sur nos vies quotidiennes, on n'en fait qu'un "jeu intellectuel", on fait comme si ce dont il s'agit en philo ce ne sont que des "abstractions" faites pour "spécialistes", alors que si on lit un texte philosophique comme on lit un roman ou un article d'un journal, on pourrait (de façon miraculeuse) en tirer un grand profit pour la vie. Comme si ce profit pour la vie n'est qu'un "épiphénomène" de la philosophie, quelque chose qu'elle a pu produire "par surcroît", et cela uniquement lorsqu'on ne la prend surtout pas au sérieux mais qu'on la réduit le plus vite possible à ce contre quoi elle a été inventé, le langage courant (qui au niveau des idées correspond au sens commun).
Donc pour moi, c'est assez étonnant de lire qu'on pourrait trouver en philosophie d'une part des problèmes "techniques" et d'autre part des problèmes "réels" ou "de vie". C'est en réalité exactement le contraire: on n'a accès aux choses concrètes qu'elle a inventé dans le but explicite de changer nos vies quotidiennes pour de mieux que lorsqu'on s'efforce à prendre les mots au sérieux et donc à s'occuper nécessairement de problèmes "techniques".
En ce qui concerne l'actualité du potentiel: si je comprends bien ce que tu veux dire par là, à mon avis cela n'a pas beaucoup de sens, ou disons que je ne vois pas trop l'intérêt de dédoubler ainsi le sens d'actuel. Ou bien un potentiel existe, ou bien il n'existe pas. S'il n'existe pas, il n'y a tout simplement pas de potentiel. S'il existe, le potentiel c'est précisément ce qui n'existe qu'en tant que possibilité, mais qui doit encore subir pas mal d'actions avant que la possibilité (en tant que telle réelle, donc actuelle si tu veux) n'est plus possibilité mais réalité/actualité. Dire que le potentiel peut être actuel ou non, au sens qu'une potentialité peut exister ou non, cela revient à mon sens à rendre les choses compliquées, puisqu'on utilise le mot "actuel" alors dans deux sens différents (une fois au sens de "exister réellement", un autre fois au sens de "possibilité qui s'est réalisée"). Raison pour laquelle on dit d'habitude qu'une chose existe ou bien potentiellement, en puissance, ou bien réellement c'est-à-dire en acte.
Le bois est en puissance de la table. Cette possibilité de se transformer en table est toujours déjà réelle, en tant que possibilité. Mais le bois ne deviendra une table, donc n'actualisera le potentiel qu'il a d'être une table, que le jour où il a réellement la forme d'une table.
Ce n'est pas du tout d'une telle actualité que parle Spinoza lorsqu'il identifie l'essence et la puissance et lorsqu'il définit les deux sens qu'il va donner lui au mot "actuel". Si on dit que chez Spinoza toute essence est toujours déjà actuelle, cela signifie qu'aucune essence n'est là qu'en tant que possibilité, en tant que chose pas encore réalisée. Cela signifie notamment que "passer à l'existence dans un temps et un lieu précis" ne peut donc plus être interprété comme une "réalisation". L'essence qui n'existe qu'en Dieu et non pas dans un temps précis n'est pas moins réelle que lorsqu'elle existe aussi au sens d'être dit "durer".
Bardamu a écrit :Et je crois qu'aucun commentateur ne passe à côté de cet aspect essentiel de Spinoza, qu'il prenne ou pas des précautions oratoires pour distinguer le "potentiel actuel" spinozien d'un potentiel vs actuel chez Aristote.
d'abord, je ne connais aucun commentateur de Spinoza qui parle d'un "potentiel actuel". A mon avis, cela ne veut rien dire. Ou plutôt, tu veux dire par là que le potentiel est déjà existant, au sens où la possibilité existe en tant que possibilité. Mais dire que toute essence est actuelle, ce n'est pas dire que le potentiel en tant que potentiel est actuel, c'est dire qu'il n'y a pas de potentiel du tout, que tout est toujours déjà actuel.
Puis il se fait que les commentateurs contemporains que j'ai lu moi-même, rejettent tous la possibilité d'un potentiel (actuel ou non) chez Spinoza. Il se peut certes qu'ils se trompent tous, seulement, c'est précisément cela la question, donc il faudrait rentrer dans le débat de leurs arguments avant de pouvoir dire/montrer que ces arguments peuvent être réduits à des simples "précautions oratoires". Ce que pour l'instant aucun intervenant dans ce débat ne fait.
Bardamu a écrit :Pour l'exemple, dans le commentaire de l'Ethique de Misrahi :
"Cette partie V décrit minutieusement l'activité réflexive de libération (utilisant l'énergie du Désir de Joie) par laquelle l'esprit, passant de la simple conscience à la connaissance adéquate, accède à cette joie que confère la pleine réalisation de soi, pleinement comprise. Mais Spinoza va plus loin : IL DECRIT L'HOMME PARFAIT."
Est-ce que la différence est grande avec ce que dit Serge ? :
"Au plan relatif (...) il appert que chaque homme peut être considéré "avoir", avec sa nature propre, un potentiel de puissance maximale. Son histoire personnelle - idées confuses, émotions, désirs impulsifs ou compulsifs - le tient plus ou moins à distance de ce potentiel dans la réalité (...) Dans ce cadre, on peut appeler "Bien" ce qui rapproche de ce potentiel, et "Mal" ce qui en éloigne. C'est aussi ce que fait Spinoza.
Le "souverain bien" c'est le maximum de puissance précédent réalisé, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière."
non non, ici Sescho dit bien la même chose que Misrahi au sujet du potentiel (c'est précisément parce qu'il a atteint un certain niveau de profondeur dans son commentaire que pour moi discuter avec lui, même si parfois c'est difficile, est toujours très utile, ce dont je ne peux que le remercier).
Et si on lit Macherey, on va également trouver des choses semblables. Même Deleuze au début des années '80 lit Spinoza ainsi.
Or pour moi cela signifie tout simplement qu'ils n'ont pas encore entièrement pris au sérieux la notion proprement spinoziste de la puissance. Encore une fois, cette découverte n'a été faite qu'assez récemment (il y a dix ans, il me semble). Non seulement ai-je l'impression que la communauté actuelle de recherches spinozistes a accepté cette découverte, mais pour moi, les arguments qu'ils proposent sont difficiles à réfuter. En tout cas, moi-même je ne vois aucune manière de les réfuter, au contraire, je les trouve très convaincants.
Tu vas peut-être objecter que Misrahi vit encore et donc peut être dit faire partie de cette "communauté actuelle de recherche". Au sens où il vit encore (si je ne m'abuse il a entre-temps plus que 80 ans), il en fait certes partie, et je ne veux absolument pas contester qu'il a été l'un des plus grands commentateurs français de Spinoza au XXe siècle. Or déjà à l'époque, son interprétation de Spinoza était fort influencée par la phénoménologie. Raison pour laquelle on ne peut pas juste lire ce qu'il dit de Spinoza comme s'il s'agit d'office de la meilleure interprétation possible (à part le fait que je crois que ce n'est pas une bonne idée en général de lire un commentateur ainsi). Puis je ne suis pas certaine dans quelle mesure il suit encore activement l'actualité en matière de recherche spinoziste. J'ai l'impression que ce n'est pas trop le cas (à vérifier). Ou disons que si c'est tout de même le cas, alors il faut dire qu'il constitue une exception qui à mes yeux confirme la règle (exception au sens où même dans son livre 100 mots sur l'Ethique de Spinoza il continue à penser le "devenir actif" comme une "actualisation" ou "réalisation" d'une puissance, et non pas comme un changement de puissance, alors que ce livre date tout de même de 2005, donc ne peut pas être dit non récent).
Bardamu a écrit :Donc, si je ne me trompe pas sur le problème, je comprends son agacement dès lors que tu critiques sa présentation en te plaçant sur un autre registre que lui. C'est un peu comme si un peintre disait que le rouge est une couleur chaude et le bleu une couleur froide, et qu'un physicien venait dire que c'est l'inverse parce qu'un photon rouge est moins énergétique qu'un photon bleu.
Il y a toutes les chances que l'artiste prenne cela comme une manoeuvre pour avoir raison.
Disons que je ne vois pas trop la pertinence de l'idée qu'illustre cet exemple. Si je l'ai bien comprise, elle implique que je serais en train de donner une critique de la forme sous laquelle il présente son interprétation de Spinoza, alors que cela fait pas mal de temps qu'il me reproche exactement cela et que je suis en train de tout faire pour l'inviter à oublier cette idée pour enfin prendre au sérieux ce que je dis littéralement, et qui est une critique sur le fond, sur le contenu même.
Si ce que je suis en train de dire n'était qu'une critique de la forme, on pourrait supposer qu'on est déjà d'accord sur le fond. Alors qu'il nous faudra précisément une discussion prolongée sur le fond même avant que nos interprétations puissent réellement s'accorder l'une à l'autre. C'est d'ailleurs l'intérêt même de mes tentatives de discuter. Seulement, pour pouvoir lire cela dans ce que j'écris, il faut vraiment faire l'effort d'essayer de comprendre ce que je dis, ce qui n'est pas facile lorsqu'on pense différemment, et donc demande réellement un engagement actif.
A mes yeux, c'est précisément le fait de supposer que malgré tout, ce que je dis "devrait" être une critique purement formelle, non "substantielle", qui rend tout effort de compréhension impossible. On ne va même pas commencer à essayer de comprendre, une fois que l'on s'est dit que cela doit être une critique de la forme et non du contenu. Si alors je continue à expliciter nos divergences, il devient facile (du moins si l'on n'est pas trop spinoziste) de se dire que "si elle persiste et signe, c'est qu'elle me vise personnellement, qu'elle a quelque chose contre moi". Non seulement il n'en est rien, mais transformer une situation où l'on ne comprend pas le comportement de l'autre en une situation où la seule chose qui peut expliquer ce comportement devrait être l'un ou l'autre vice ("vouloir avoir raison", pour nommer un autre reproche qui revient régulièrement), à mes yeux c'est faire exactement ce que Spinoza appelle une "idée inadéquate".
D'où ma référence au passage du Gorgias ci-dessus: déjà Socrate signale que la seule façon de pouvoir discuter un tant soit peu sérieusement, c'est de présupposer que l'autre dit ce qu'il pense réellement, et non pas qu'il discute pour te critiquer en tant que personne ou pour "avoir raison". Il ne s'agit pas de nier que ce genre de choses peuvent arriver, il s'agit d'un postulat "contrefactuel", comme l'appelle Habermas dans sa théorie de la discussion rationnelle: il faut s'interdire la facilité d'invoquer l'hypothèse que l'autre est de mauvaise foi lorsqu'on discute, car sinon, on ne fera aucun effort pour réellement comprendre ce qu'il dit lorsque cela a l'air d'être fort différent de ce qu'on pense soi-même, ce qui ne peut que garantir un échec assez total de la discussion en tant que dialogue entre deux pensées ayant pour but de s'approcher chacun davantage de la vérité.
Bref, pour moi nous sommes dans une impasse et y resterons aussi longtemps qu'on refuse de simplement lire et prendre au sérieux ce que j'écris. Si je dis que je pense que ma critique concerne le contenu même et non pas la forme, le seul moyen de continuer la discussion c'est d'essayer de comprendre cette critique, pour ensuite expliquer en quoi on est d'accord avec elle et en quoi non. Il se peut que ce que je pense être une critique de contenu revient finalement à une critique de forme. Mais alors il faut pouvoir le montrer, il faut pouvoir indiquer où consiste l'erreur, où je pense être dans le contenu alors que je serais de fait dans la forme. On ne peut pas juste rejeter le tout en disant que "ce n'est rien", et espérer en même temps que j'aurai compris en quoi ce que je dis peut être faux.
Enfin, je crois que c'est en quelque sorte exactement ce que tu viens de faire (tu viens d'indiquer pourquoi à tes yeux ma critique de la notion de potentialité n'est en réalité qu'une critique de forme et non pas de fond). Je t'en remercie, car je crois que c'est effectivement cela qu'il faudrait faire. En même temps, j'espère avoir pu montrer en quoi je pense qu'il s'agit d'une erreur, et que la critique concerne bel et bien le contenu lui-même.
Cordialement,
L.