Bonjour Bardamu,
merci de tes explications. Je vais les relire bientôt en détail, dans l'espoir que cette fois-ci on parvient davantage à se faire comprendre.
En attendant, et sans que ceci ait pour but de mettre en question l'essentiel de ce que tu dis (pour cela il va d'abord falloir vérifier si j'ai bien compris ce que tu dis, ce qu'on pourra faire, si tu le veux bien, dans mon message suivant), je voulais juste dire ceci.
Bardamu a écrit :Tu te bats actuellement pour faire admettre que de parler de potentiel au sujet de Spinoza c'est travestir sa pensée. Tu te bats parce qu'il y a une résistance. Disons que cette idée constitue ton essence.
Que se passera-t-il si tu parviens à la faire admettre ?
Tu ressentiras une joie, tu auras vaincu une résistance, tu te sentiras mieux dans ce monde, ton essence s'y exprimera plus à son aise.
Et donc, il s'agit de savoir si tu as la puissance nécessaire pour abattre ces résistances, si tu as le potentiel de nous faire admettre tes idées comme meilleures que les nôtres. Tu mets à l'épreuve ta puissance parce que celle-ci est actuellement contrariée, ton essence se débat pour se libérer de ce qui lui est contraire, tu fais effort pour persévérer dans ton être.
je comprends bien que ceci est une traduction excellente de ta façon de penser la puissance chez Spinoza, mais pour moi, bien sûr (puisque je conçois pour l'instant l'essence spinoziste différemment), ce n'est pas vraiment la façon dont je ressens la situation. Je dirais même: c'est parce que d'office je ressens une discussion philosophique d'une toute autre manière que ce que tu viens de dire, indépendamment de ma lecture de Spinoza, que c'était intéressant de trouver en Spinoza l'un des philosophes qui permet de mieux expliquer cette expérience. Ce que je vais rapidement essayer de faire ici.
Commençons par dire que si je ressentais cette discussion réellement telle que tu le décris, à mon sens j'en aurais sans aucun doute une idée tout à fait inadéquate. Pourquoi?
C'est que tel que tu l'expliques, je devrais trouver cette discussion difficile voire pas très agréable. Il s'agirait dans cette perspective d'essayer d'affirmer quelque chose de moi, alors que d'autres voudraient le détruire (sachant que ce qui est à affirmer n'est qu'une idée, bien sûr, comme tu le dis bien).
C'était déjà précisément pour expliquer que tel que je le ressens, cela ne reflète pas adéquatement ce qui se passe dans une discussion philosophique que j'ai voulu citer Socrate, à la pg. 2 de ce fil. Je reprends la citation de Platon:
Platon dans le Gorgias a écrit :SOCRATE.
J'imagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un bon nombre d'entretiens. Et, au cours de ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué la chose suivante: les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruit.
Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle de façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même, parfois, qu'on se sépare de façon lamentable: on s'injurie, on lance les mêmes insultes qu'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs s'en veulent d'être venus écouter pareils individus.
Te demandes-tu pourquoi je parle de cela? Parce que j'ai l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu disais d'abord au sujet de (...). Et puis, j'ai peur de te réfuter, j'ai peur que tu ne penses que l'ardeur qui m'anime vise, non pas à rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer. Alors, écoute, si tu es comme moi, j'aurais plaisir à te poser des questions, sinon, j'y renoncerais.
Veux-tu savoir quel type d'homme je suis? Eh bien, je suis quelqu'un qui est content d'être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a aussi plaisir à réfuter quand ce qu'on me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d'être réfuté que de réfuter.
En fait, j'estime qu'il y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait plus de bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus grave pour l'homme que se faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment.
Donc, si toi, tu m'assures que tu es comme moi, discutons ensemble; sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons-là.
GORGIAS.
Voyons, Socrate, pour ma part, j'affirme être en tout point semblable à l'homme que tu as décrit.
Pour moi, ceci est une description absolument adéquate de ce qui se passe lors d'une discussion philosophique.
C'est le fait même de discuter avec quelqu'un qui a quelque chose à dire sur un sujet qui t'intéresse, qui donne déjà de la Joie, c'est-à-dire qui
augmente immédiatement, d'office, ma puissance.
Ensuite, le but n'est pas de discuter juste pour papoter un peu, le but dans une discussion philosophique c'est d'arriver à la vérité sur le sujet. La condition de possibilité d'y arriver, c'est de commencer par supposer que chaque intervenant peut aussi bien déjà être dans le vrai que se tromper. Cela vaut aussi pour soi-même, bien sûr. Ce qui signifie qu'on entre dans une discussion dans le but très précis d'avoir quelques idées adéquates en plus sur le sujet discuté que lorsqu'on ne l'aurait pas fait. Or comme le dit parfaitement Socrate, il va de soi que lorsque quelqu'un montre en quoi je me trompe moi et je l'ai réellement compris, j'aurai une idée adéquate, plus même, par cette même idée adéquate je ne pâtirai plus d'une autre idée que j'avais déjà, celle-ci étant inadéquate, puisque je viens de produire de cette idée inadéquate une idée adéquate (un peu comme celui qui pense que le soleil est à 400 pieds et qui découvre la vraie distance).
Troisième source d'idées adéquates: dès que l'interlocuteur a déjà pendant quelque temps étudié Spinoza, juste essayer de bien expliciter ce que je pense et de bien comprendre ce que pense l'autre, oblige déjà à reprendre des passages entiers du texte, à remettre en question ce que je pensais avant sur Spinoza, à découvrir de nouvelles choses en relisant le texte etc. Encore plus de Joie donc ..
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Enfin, il y a nécessairement un aspect social ou "politique" à une discussion sur internet (comme on a déjà essayé de l'expliquer lorsqu'on discutait avant l'été avec Phiphilo). On n'est pas en train de discuter avec des robots, on discute avec des véritables êtres humains, donc les Passions sont inévitables, aussi bien chez soi-même que chez l'autre. Une telle discussion est donc une occasion parfaite pour essayer d'apprendre à davantage gérer ce genre de choses, à essayer de trouver de moyens pour diminuer le côté Passionnel (au sens spinoziste) d'une discussion, pour rendre l'autre maximalement Actif (au sens spinoziste), etc. Là aussi, en ce qui me concerne, chaque discussion m'apprends quelque chose, aussi petit ceci puisse être. Quatrième source d'idées adéquates.
Or, comme tu le vois, et encore une fois, comme le dit très bien Socrate, ce qui est totalement absent de cette liste d'idées adéquates et donc de Joies Actives propres à une discussion philosophiques, c'est celle qui serait liée à la situation où j'arriverais à convaincre quelqu'un de la vérité de la thèse que je défends. Qu'est-ce que j'apprends, qu'est-ce que je comprends davantage, lorsque quelqu'un me dit "ah tu as raison!"? Strictrement rien. Je peux éventuellement me sentir flatté, mais cela n'est qu'une Joie passive, basée sur l'imagination que quelqu'un me loue, alors qu'en réalité, il est rare que celui qui donne raison à quelqu'un d'autre le fait pour louer cette personne, et s'il a été convaincu cela ne dit rien de mes propriétés à moi, et encore moins de la vérité objective de ma thèse, cela dit juste qu'il ne voit plus d'objections. La conséquence d'une telle situation est en règle général que la discussion s'arrête, et donc aussi tous les bénéfices qui vont avec (les 4 sources de Joies Actives sus-mentionnées).
Donc sur base du spinozisme (et même sans invoquer la notion de potentiel) on comprend parfaitement comment Socrate peut dire que ce qu'il aime le plus dans une discussion philosophique c'est non pas de réfuter l'autre mais d'être réfuté. Il suffit de comprendre que ce dont il s'agit dans la discussion, ce que peut t'apporter réellement une telle discussion, ce sont des Joies Actives c'est-à-dire de la vérité, et non seulement, le cas échéant, des Joies Passives (c'est-à-dire des louanges, de la Gloire, l'illusion d'être dans le vrai parce qu'un autre pense comme toi aussi, etc.).
Conclusion: je crois que ce qui arrive dans une discussion est (heureusement) exactement le contraire de ce que tu viens de dire, et c'est bien la raison même pour laquelle j'aime bien la discussion que nous avons pour l'instant, elle ne met pas ma puissance "à l'épreuve", elle ne peut que l'augmenter durablement (et elle l'a déjà fait). Recevoir des objections ce n'est pas rencontrer une "résistance" à sa propre puissance, c'est trouver des moyens très intéressants, des outils parfaits, pour obtenir davantage d'idées adéquates (en effet, on avance souvent plus vite dans sa compréhension du spinozisme on pouvant réfléchir à des objections venant de quelque d'autre que lorsqu'il faut essayer de trouver ces mêmes objections soi-même, puisqu'on a tendance à trouver évident ce qui souvent ne l'est pas, donc on ne sait pas
où commencer à questionner sa propre interprétation).
Donc bon, en ce qui me concerne mes interlocuteurs peuvent être rassurés: ce que je dis ici n'a pas pour but de me "libérer" d'eux, je ne les ressens aucunement comme des "contraintes" à ma puissance, c'est tout le contraire, et cela précisément
parce que ils ne sont pas d'accord avec ce que je dis. La chose la plus regrettable qui peut arriver (et qui hélas est arrivé) c'est que quelqu'un
quitte prématurément le débat. Surtout si c'est quelqu'un qui connaît déjà assez bien Spinoza et qui pense différemment que moi c'est une "occasion râté" (avant tout pour moi, bien sûr). Autre chose qui peut arriver (et qui arrive également), c'est que certaines interventions ne portent pas vraiment sur le sujet de la discussion même. Cela, ce n'est pas très grave, on a toujours ça lorsqu'on discute dans un forum public, cela signifie juste qu'il faudra passer à la 4e source d'idées adéquates si on veut faire quelque chose d'Actif avec (le but est alors d'essayer de trouver un moyen pour que les gens continuent à discuter au lieu de se sentir tellement vexés qu'ils partent, et/ou qu'ils commencent à discuter sur le fond au lieu de faire des remarques hors sujet). Sinon on peut tout simplement laisser passer, cela n'a pas trop d'importance.
Si une discussion se poursuit, c'est ma puissance même (puissance de penser et donc d'agir) qui s'augmente, et cela
avant tout lorsque quelqu'un réussit à réfuter ce que je dis (à propos, c'est pour cette raison que c'est un peu dommage que pour l'instant personne ne s'attaque aux arguments pro la thèse qu'il n'y pas de potentiel chez Spinoza, mais bon, explorer la thèse inverse est de toute façon utile aussi). Si elle s'arrête, alors voilà que ma puissance reste stable (jusqu'à ce que je fais autre chose dans ma vie, bien sûr; aller travailler par exemple).
Si en revanche on se base sur l'idée que tu viens de proposer de ce qui se passe dans une discussion, on a exactement ce qu'il faut pour rendre cette discussion très difficile. On tombera alors très facilement dans l'autre situation que Socrate décrit ci-dessus. Remarquons que c'est bel et bien l'
idée qu'on se forme de la discussion qui est responsable pour son échec ou réussite: si le but est de produire ensemble davantage d'idées adéquates (seul but "adéquat" d'une discussion philosophique), alors on doit pouvoir librement réfuter. Cela signifie par définition que
personne ne va confondre une critique de son idée avec une critique personnelle, ou que personne ne va concevoir la discussion comme étant avant tout un "test" de soi-même en tant que personne. Car
si et seulement si on entre dans une discussion dans le but d'en faire une évaluation non pas de la vérité de telle ou telle idée mais de la "valeur" de sa propre personne et des autres interlocuteurs, se concentrer un peu sérieusement sur la vérité deviendra difficile, on sera sans cesse à moitié distrait par des réflexions qui portent sur autre chose que le sujet en question, et surtout, problème majeur comme le signale Socrate, on risque de se fâcher lorsque quelqu'un te critique, et de commencer à l'injurier et à le mépriser, et à essayer de "diminuer" l'estime que "le public" pourrait avoir pour lui etc. Tout cela n'a
rien avoir avec une recherche collective de la vérité, au contraire, c'est exactement ce qui l'empêche.
C'est pourquoi Socrate doit d'abord, avant de discuter un peu sérieusement, demander à son interlocuteur quelle est l'idée qu'il a d'une discussion. Voudra-t-il se concentrer sur une recherche de la vérité des différentes idées proposées, ou va-t-il s'occuper avant tout de sa "Gloire" (c'est-à-dire de ce que les autres vont penser de lui, de ce qu'il va penser lui-même de soi etc.) et de celle des autres? Puisque Socrate ne s'intéresse pas du tout à insulter qui que ce soit et donc pas non plus à donner cette impression même si ce n'est pas ce qu'il fait, il veut d'abord être certain que l'autre partage bien la même idée de ce qu'est une discussion avant de l'entamer. S'il va le concevoir avant tout comme évaluation de qui il est, l'échec est garanti par avance, cette idée inadéquate va en produire d'autres encore, jusqu'à ce que l'échange devient si "Passionnel" que cela devient une dispute (au sens courant du terme) et plus du tout une discussion philosophique.
Conclusion: je crois que c'est précisément le spinozisme qui permet de mieux comprendre cette remarque de Socrate. Sans la notion spinoziste de puissance comme ensemble de tes idées adéquates actuelles, on risque de comprendre ce passage comme si Socrate propose l'un ou l'autre "idéal" d'une "discussion neutre" alors que "en réalité" on "sait tout de même" que lorsqu'on discute c'est pour "avoir raison". Spinoza permet de comprendre en quoi cette idée d'une discussion comme situation où ce dont il s'agit c'est de vouloir raison n'est
pas une idée adéquate d'une discussion philosophique et pourquoi l'alternative que Socrate propose est non seulement parfaitement réaliste mais aussi le seul moyen de réellement discuter. Il ne faut pas du tout être un "saint" ou un grand "sage" pour discuter ainsi. Il suffit d'avoir juste une seule idée adéquate, idée qui porte sur le but d'une discussion philosophique (ou, si l'on veut, idée adéquate des différents effets réels qu'une telle discussion peut avoir sur soi-même, en fonction de l'idée qu'on s'en fait, car c'est si on a compris qu'une telle discussion peut réellement augmenter ta puissance qu'on va tout faire pour que ce soit le cas, et donc laisser de côté toute idée d'évaluation personnelle etc.
Donc c'est juste une question d'avoir bien compris le but d'une discussion philosophique, il ne faut absolument pas être un saint pour pouvoir faire cela. C'est la compréhension de cela (de cette idée de la discussion), et non pas la "valeur morale" ou le degré de puissance en tant que tel de celui qui discute) qui détermine largement comment quelqu'un va se comporter dans une discussion (ce qui signifie inversement que ce comportement ne permet
pas d'avoir une idée adéquate de la personne ... !! Sur base de ce comportement on pourra juste savoir si cette personne a une idée adéquate de la discussion ou non, et c'est tout, il se peut très bien qu'il en a une idée tout à fait inadéquate mais que par ailleurs il a beaucoup d'idées adéquates, ce comportement ne dit donc quasiment rien de la personne même de l'interlocuteur, et par conséquent ne permet pas du tout d'avoir une idée adéquate de qui il est (ce qui est une autre raison pour ne pas s'occuper de cette question lorsqu'on discute)).
Enfin, ceci donc juste comme petite remarque, qui ne porte pas sur l'essentiel de ce que tu venais de dire.
A bientôt pour quelques commentaire sur le contenu même de ton message,
L.
PS: à titre d'exemple: on comprendra aisément que le jour où quelqu'un sur ce forum se dit que finalement il est vrai qu'il n'y a pas de potentiel chez Spinoza, il en tirerait une conclusion tout à fait inadéquate si à cause de cela son Estime pour moi augmenterait. Car d'abord ce n'est pas moi qui ai inventé cela, comme je le dis régulièrement, j'ai trouvé moi-même l'idée argumentée chez Sévérac. Puis si un jour quelqu'un ici trouve que cette thèse est vraie, ce sera bien sûr autant grâce aux interventions des autres qu'à mes réponses à ces questions et interventions qu'il l'aura compris, donc si "mérite" il y avait, celui-ci est nécessairement partagé par tous, autant par celui qui croit avoir été convaincu de la thèse que par tous les autres. Enfin, ce n'est pas parce que mes arguments (dont j'espère un jour on va parler ..
) éventuellement convainquent quelqu'un, que ceux-ci deviennent tout à coup absolument vrais. Il se peut qu'ils contiennent une erreur que tous ceux qui y croient pour l'instant ne voient pas. Autre raison encore donc pour ne pas commencer à me "Glorifier" moi si par hasard quelqu'un se sent convaincu de ce que je dis...