ayant eu l'occasion de lire ta première réponse à Heyla avant qu'elle n'ait été retirée, je crée ce nouveau fil afin d'essayer de mieux comprendre ce que tu as voulu dire.
D'abord, tu y disais que ce premier message répondait à la question de Heyla, mais j'avoue que je ne vois pas très bien en quoi cela aurait pu être le cas. A mes yeux tu y répétais l'essentiel de ce que tu dis depuis des mois (années?) sur ce forum, et qui consiste à montrer (toujours dans un style agréable à lire (car fort "inventif")) dans quelle mesure ce que tu associes au mot "spinozisme" t'inspire un dégoût profond. Or ce que Heyla demandait n'avait rien à voir avec la question d'aimer ou de détester Spinoza, elle pose une simple question "technique", question d'explication de texte. Une "explication" de texte n'est pas une "évaluation" de texte, comme tu le sais sans doute.
Avant de pouvoir dire si on aime ou non, il faut d'abord comprendre de quoi il s'agit. Heyla visiblement n'est qu'au stade d'essayer de comprendre de quoi ce texte parle. Lui informer du fait que toi tu détestes Spinoza c'est toujours intéressant, mais cela ne lui aide en rien lorsqu'il s'agit de mieux savoir de quoi ces quelques lignes parlent concrètement. Plus même, tu risques de la sous-estimer si tu crois qu'au lieu de lui apprendre à penser pour elle-même, tu lui dictes déjà ce qu'elle doit aimer et ce qu'elle doit détester.
Bref, pour moi ton premier message faisait un peu ce que selon tes dires les mauvais profs de philo que tu as eu toi-même t'on fait subir: tu ne l'apprenais pas à lire un texte pour pouvoir former sa propre opinion, tu lui disais déjà qu'il vaut mieux ne pas lire et cela uniquement parce que toi tu n'aimes pas. Comme tu le disais toi-même dans ton premier message: si on fait de la philo, on ne veut surtout pas entendre ce qu'il faut aimer et ce qu'il faut détester bref ce qu'il faut penser, on veut pouvoir comprendre par soi-même de quoi il s'agit, et avoir le droit d'adorer ou de rejeter pour des raisons personnelles, pas parce que quelqu'un nous dit ce qu'il faut faire.
Ceci étant dit, en ce qui me concerne j'aimerais bien comprendre davantage pourquoi et en quoi toi tu détestes le spinozisme. Et à ce sujet, pour l'instant je reste un peu sur ma faim, en lisant tes messages. Car entre-temps on a bien compris que ce que tu associes au spinozisme c'est tout ce que tu n'aimes pas, mais je ne suis probablement pas la seule à ne pas encore avoir compris comment tu parviens à lire dans le spinozisme tout ce que tu lui reproches.
Bien sûr, on peut très bien en rester aux "goûts personnels", et on sait que des goûts et des couleurs on ne discute pas. Mais si je ne m'abuse, tu espères tout de même "détromper" certains lecteurs de Spinoza et les convaincre du danger qui serait selon toi inhérent au spinozisme? Si oui, on doit tôt ou tard dépasser le "moi j'aime - moi pas", pour essayer de trouver une arme un peu plus efficace dans cette "lutte", non?
Au cas où cela t'intéresse vraiment d'essayer de nous faire comprendre en quoi on se trompe si l'on apprécie Spinoza, voici ce que je proposerais. Si je t'ai bien compris, l'une des reproches "fondamentales" que tu adresses au spinozisme, c'est de "désenchanter" le monde. Il n'y a plus qu'une matière entièrement immuable, où rien ne change jamais, où tout ce qui est "passion", tout ce qui est imparfait, tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, est rejeté comme le pire des vices, ou tout est déterminé de toute éternité et où l'homme en tant qu'être "humain trop humain", capable du meilleur comme du pire, selon les décisions qu'il prend, n'a plus aucune place.
Si c'est effectivement ce que tu penses: pour l'instant, je crois que tu te trompes. Cela signifie que non seulement on "évalue" le spinozisme différemment, mais surtout on le lit différemment. Pour pouvoir évaluer le spinozisme comme tu le fais, il me faudra pouvoir le lire comme tu le fais. Il nous faut donc passer à l'explication de texte, il faut que tu m'expliques comment tu lis le texte, avant que je puisse voir ce que toi tu y vois.
Concrètement, on pourrait essayer de faire cela en prenant les 16 premiers paragraphes du TIE. A mes yeux, ce passage illustre plutôt un "ré-enchantement" proprement spinoziste du monde, au lieu du désenchantement que tu sembles percevoir. Je copie le texte ci-dessous. Ce que j'ai envie de faire, c'est d'entendre de toi comment tu interprètes chacun des paragraphes, pour voir où se trouvent les divergences entre ton interprétation et la mienne, et pour pouvoir voir qui de nous deux se trompe en quoi.
Il va de soi que si tu préfères qu'on part d'un autre passage, passage que tu estimes plus à même d'illustrer ton interprétation du spinozisme, alors cela me convient tout aussi bien, du moment que tu prends un passage écrit par Spinoza lui-même et non pas par l'un ou l'autre commentateur.
Enfin, si tu trouves qu'essayer de nous convaincre de la pertinence de ton interprétation du spinozisme en discutant concrètement du texte même n'a pas beaucoup de sens: ok, laissons tomber.
L.
Spinoza, TIE B1-16/G1-9 a écrit :1. L'expérience m'ayant appris à reconnaître que tous les événements ordinaires de la vie commune sont choses vaines et futiles, et que tous les objets de nos craintes n'ont rien en soi de bon ni de mauvais et ne prennent ce caractère qu'autant que l'âme en est touchée, j'ai pris enfin la résolution de rechercher s'il existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes, un bien qui puisse remplir seul l'âme tout entière, après qu'elle a rejeté tous les autres biens, en un mot, un bien qui donne à l'âme, quand elle le trouve et le possède, l'éternel et suprême bonheur.
2. Je dis que j'ai pris enfin cette résolution, parce qu'il me semblait au premier aspect qu'il y avait de l'imprudence à renoncer à des choses certaines pour un objet encore incertain. Je considérais en effet les avantages qu'on se procure par la réputation et par les richesses, et il fallait y renoncer, si je voulais m'occuper sérieusement d'une autre recherche. Or, supposé que la félicité suprême consiste par hasard dans la possession de ces avantages, je la voyais s'éloigner nécessairement de moi ; et si au contraire elle consiste en d'autres objets et que je la cherche où elle n'est pas, voilà qu'elle m'échappe encore.
3. Je méditais donc en moi-même sur cette question : est-il possible que je parvienne à diriger ma vie suivant une nouvelle règle, ou du moins à m'assurer qu'il en existe une, sans rien changer toutefois à l'ordre actuel de ma conduite, ni m'écarter des habitudes communes ? chose que j'ai souvent essayée, mais toujours vainement. Les objets en effet qui se présentent le plus fréquemment dans la vie, et où les hommes, à en juger par leurs œuvres, placent le souverain bonheur, se peuvent réduire à trois, les richesses, la réputation, la volupté. Or, l'âme est si fortement occupée tour à tour de ces trois objets qu'elle est à peine capable de songer à un autre bien.
4. La volupté surtout enchaîne l'âme avec tant de puissance qu'elle s'y repose comme en un bien véritable, et c'est ce qui contribue le plus à éloigner d'elle toute autre pensée ; mais après la jouissance vient la tristesse, et si l'âme n'en est pas possédée tout entière, elle en est du moins troublée et comme émoussée. Les honneurs et les richesses n'occupent pas non plus faiblement une âme, surtout quand on recherche toutes ces choses pour elles-mêmes 2, en s'imaginant qu'elles sont le souverain bien.
5. La réputation occupe l'âme avec plus de force encore ; car l'âme la considère toujours comme étant par soi-même un bien, et en fait l'objet suprême où tendent tous ses désirs. Ajoutez que le repentir n'accompagne point la réputation et les richesses, comme il fait la volupté ; plus au contraire on possède ces avantages, et plus on éprouve de joie, plus par conséquent on est poussé à les accroître ; que si nos espérances à cet égard viennent à être trompées, nous voilà au comble de la tristesse. Enfin, la recherche de la réputation est pour nous une forte entrave, parce qu'il faut nécessairement, pour l'atteindre, diriger sa vie au gré des hommes, éviter ce que le vulgaire évite et courir après ce qu'il recherche.
6. C'est ainsi qu'ayant considéré tous les obstacles qui m'empêchaient de suivre une règle de conduite différente de la règle ordinaire, et voyant l'opposition si grande entre l'une et l'autre qu'il fallait nécessairement choisir, je me voyais contraint de rechercher laquelle des deux devait m'être plus utile, et il me semblait, comme je disais tout à l'heure, que j'allais abandonner le certain pour l'incertain. Mais quand j'eus un peu médité là-dessus, je trouvai premièrement qu'en abandonnant les avantages ordinaires de la vie pour m'attacher à d'autres objets, je ne renoncerais véritablement qu'à un bien incertain, comme on le peut clairement inférer de ce qui précède, pour chercher un bien également incertain, lui, non par sa nature (puisque je cherchais un bien solide), mais quant à la possibilité de l'atteindre.
7. Et bientôt une méditation attentive me conduisit jusqu'à reconnaître que je quittais, à considérer le fond des choses, des maux certains pour un bien certain. Je me voyais en effet jeté en un très-grand danger, qui me faisait une loi de chercher de toutes mes forces un remède, même incertain ; à peu près comme un malade, attaqué d'une maladie mortelle, qui prévoyant une mort certaine s'il ne trouve pas un remède, rassemble toutes ses forces pour chercher ce remède sauveur, quoique incertain s'il parviendra à le découvrir ; et il fait cela, parce qu'en ce remède est placée toute son espérance. Et véritablement, tous les objets que poursuit le vulgaire non-seulement ne fournissent aucun remède capable de contribuer à la conservation de notre être, mais ils y font obstacle ; car ce sont ces objets mêmes qui causent plus d'une fois la mort des hommes qui les possèdent et toujours celle des hommes qui en sont possédés.
8. N'y a-t-il pas plusieurs exemples d'hommes qui à cause de leurs richesses ont souffert la persécution et la mort même, ou qui se sont exposés pour amasser des trésors à tant de dangers qu'ils ont fini par payer de leur vie leur folle avarice ! Et combien d'autres qui ont souffert mille maux pour faire leur réputation ou pour la défendre ! Combien enfin, par un excessif amour de la volupté, ont hâté leur mort !
9. Or voici quelle me paraissait être la cause de tout le mal : c'est que notre bonheur et notre malheur dépendent uniquement de la nature de l'objet que nous aimons ; car les choses qui ne nous inspirent point d'amour n'excitent ni discordes ni douleur quand elles nous échappent, ni jalousie quand elles sont au pouvoir d'autrui, ni crainte, ni haine, en un mot, aucune passion ; au lieu que tous ces maux sont la suite inévitable de notre attachement aux choses périssables, comme sont celles dont nous avons parlé tout à l'heure.
10. Au contraire, l'amour qui a pour objet quelque chose d'éternel et d'infini nourrit notre âme d'une joie pure et sans aucun mélange de tristesse, et c'est vers ce bien si digne d'envie que doivent tendre tous nos efforts. Mais ce n'est pas sans raison que je me suis servi de ces paroles : à considérer les choses sérieusement ; car bien que j'eusse une idée claire de tout ce que je viens de dire, je ne pouvais cependant bannir complètement de mon cœur l'amour de l'or, des plaisirs et de la gloire.
11. Seulement je voyais que mon esprit, en se tournant vers ces pensées, se détournait des passions et méditait sérieusement une règle nouvelle ; et ce fut pour moi une grande consolation ; car je compris ainsi que ces maux n'étaient pas de ceux qu'aucun remède ne peut guérir. Et bien que, dans le commencement, ces moments fussent rares et de courte durée, cependant, à mesure que la nature du vrai bien me fut mieux connue, ils devinrent et plus longs et plus fréquents, surtout lorsque je vis que la richesse, la volupté, la gloire, ne sont funestes qu'autant qu'on les recherche pour elles-mêmes, et non comme de simples moyens ; au lieu que si on les recherche comme de simples moyens, elles sont capables de mesure, et ne causent plus aucun dommage ; loin de là, elles sont d'un grand secours pour atteindre le but que 1'on se propose, ainsi que nous le montrerons ailleurs.
12. Ici je veux seulement dire en peu de mots ce que j'entends par le vrai bien, et quel est le souverain bien. Or, pour s'en former une juste idée, il faut remarquer que le bien et le mal ne se disent que d'une façon relative, en sorte qu'un seul et même objet peut être appelé bon ou mauvais, selon qu'on le considère sous tel ou tel rapport ; et de même pour la perfection et l'imperfection. Nulle chose, considérée en elle-même, ne peut être dite parfaite ou imparfaite, et c'est ce que nous comprendrons surtout quand nous saurons que tout ce qui arrive, arrive selon l'ordre éternel et les lois fixes de la nature.
13. Mais l'humaine faiblesse ne saurait atteindre par la pensée à cet ordre éternel ; l'homme conçoit une nature humaine de beaucoup supérieure à la sienne, où rien, à ce qu'il lui semble, ne l'empêche de s'élever ; il recherche tous les moyens qui peuvent le conduire à cette perfection nouvelle ; tout ce qui lui semble un moyen d'y parvenir, il l'appelle le vrai bien ; et ce qui serait le souverain bien, ce serait d'entrer en possession, avec d'autres êtres, s'il était possible, de cette nature supérieure. Or, quelle est cette nature? nous montrerons, quand il en sera temps 3 que ce qui la constitue, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière.
14. Voilà donc la fin à laquelle je dois tendre : acquérir cette nature humaine supérieure, et faire tous mes efforts pour que beaucoup d'autres l'acquièrent avec moi ; en d'autres termes, il importe à mon bonheur que beaucoup d'autres s'élèvent aux mêmes pensées que moi, afin que leur entendement et leurs désirs soient en accord avec les miens ; pour cela 4, il suffit de deux choses, d'abord de comprendre la nature universelle autant qu'il est nécessaire pour acquérir cette nature humaine supérieure ; ensuite d'établir une société telle que le plus grand nombre puisse parvenir facilement et sûrement à ce degré de perfection.
15. On devra veiller avec soin aux doctrines morales ainsi qu'à l'éducation des enfants ; et comme la médecine n'est pas un moyen de peu d'importance pour atteindre la fin que nous nous proposons, il faudra mettre l'ordre et l'harmonie dans toutes les parties de la médecine ; et comme l'art rend faciles bien des choses difficiles et nous profite en épargnant notre temps et notre peine, on se gardera de négliger la mécanique.
16. Mais, avant tout, il faut chercher le moyen de guérir l'entendement, de le corriger autant qu'il est possible dès le principe, afin que, prémuni contre l'erreur, il ait de toute chose une parfaite intelligence. On peut déjà voir par là que je veux ramener toutes les sciences à une seule fin 5, qui est de nous conduire à cette souveraine perfection de la nature humaine dont nous avons parlé ; en sorte que tout ce qui, dans les sciences, n'est pas capable de nous faire avancer vers notre fin doit être rejeté comme inutile ; c'est-à-dire, d'un seul mot, que toutes nos actions, toutes nos pensées doivent être dirigées vers cette fin.