Louisa a écrit :Bref, je suis d'accord avec vous pour dire que sur ce forum, on risque d'être insulté, même lorsqu'on s'intéresse à Spinoza et à l'argumentation. Là où je suis moins d'accord, c'est lorsque vous liez ce risque ou cette éventualité à la pensée elle-même.
Je ne dis rien de tel. Je dis que j'attribue les distorsions entre les intentions affichées par les responsables de ce site (intentions sincères, le contenu de la plupart des rubriques l'atteste) et la triste réalité des forums de discussion en général au caractère virtuel de la "discussion" qui s'y déroule. Autrement dit, j'impute cette distorsion, non à la perversité des uns ou des autres, mais au medium Internet. Bref, je vais tout à fait dans le sens que vous souhaitez :
Souffrez donc que j'étaye more geometrico la thèse selon laquelle on ne peut pas penser sur Internet.Louisa a écrit :Or n'est-ce pas précisément Spinoza qui a essayé de démontrer more geometrico que penser c'est en effet, comme vous le dites, intelligere, c'est-à-dire ... "non ridere, non lugere neque detestari, sed intelligere" (TP 1/4), autrement dit, "ne pas rire des actions des hommes, ne pas les déplorer, encore moins de les maudire - mais seulement de les comprendre"... ?
D'abord, je prendrai les termes "penser, pensée", non pas au sens large que leur confère, par exemple Spinoza (modes particuliers de l'attribut Pensée), mais au sens restreint que leur donne Hegel :
Hegel dit ici deux choses. Premièrement, dire que je pense (au sens philosophique restreint de ce terme), c'est dire que je cherche à universaliser mes propos. Je tends, dans un mouvement dialectique, à ce que des propos, qui sont nécessairement nés d'un entendement et de circonstances particuliers, nient leur particularité pour atteindre (asymptotiquement) l'universalité. Deuxièmement, dire que je pense, c'est dire que je me pense pensant, c'est-à-dire, qu'il s'opère là encore un mouvement dialectique qui prend sa source dans la particularité et la contingence d'un propos, lesquelles sont niées par la tendance de ce propos à valoir universellement et nécessairement. Cependant, universalité et nécessité restent incarnées en un moi qui réalise ainsi une synthèse entre la subjectivité de l'origine du propos et l'objectivité de sa fin. On peut donc résumer en disant que penser, au sens philosophique restreint de ce terme, c'est prétendre incarner en un moi particulier un propos à valeur universelle.Penser, cela veut dire mettre quelque chose dans la forme de l'universalité ; se penser veut dire se savoir comme universel, se donner la détermination de l'universel, se rapporter à soi. (Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, I)
C'est la raison pour laquelle les philosophes de l'antiquité grecque (Platon, mais surtout Socrate) se méfiaient beaucoup de la philosophie écrite qui, selon eux, avaient le tort de mutiler le discours en ce que, d'une part, elle le soustrait au dialogue, au mouvement dialectique d'universalisation donc de purification du logos, et d'autre part en ce qu'elle se désincarne, défaisant la synthèse du subjectif et de l'objectif en ne laissant subsister que celui-ci au détriment de celle-là. Bref, les Grecs ont été les premiers à poser comme une règle intangible l'exigence dialogique de la pensée philosophique et ils ont été les premiers à pressentir le danger qu'il y aurait (qu'il y aura) à dissocier la pensée du Moi qui pense. Comme le dira excellement Kant plus tard,
Autrement dit, et c'est bien le postulat que je défends, le pensé et le pensant, le cogitatum et le cogitans sont indissociables : ne cogitatum sine cogitante. Postulat dont il me semble découler deux conséquences importantes.Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations; car, sinon, quelque chose serait représenté en moi qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impossible, ou, du moins, qu'elle ne serait rien pour moi. (Kant, Critique de la Raison Pure)
Première conséquence, il est proprement absurde de vouloir bannir les propos ad hominem ou ad personam. Lorsque j'argumente en faveur de ma thèse, c'est en ma faveur que j'argumente : mes propos ne peuvent être abstraits de mon Moi, ni mon Moi de mes propos. Et c'est justement pour cette raison que mes propos ont quelque chance de s'universaliser : en montrant qu'ils sont le fruit d'une démarche humaine, modeste, incertaine, une démarche intellectuelle que tout autrui est en mesure de suivre et de reprendre à son compte. Comme l'ont fait remarqué nombre de commentateurs de Descartes, le coup de génie de cet auteur, ce qui lui a assuré l'audience et la pérennité qui sont les siennes, c'est d'avoir été le premier à oser dire "Je", non pas simplement pour se confesser comme Augustin, mais pour penser. Voilà la véritable portée du cogito cartésien : "je pense", cela signifie "tout homme pense". Et, sauf erreur, lorsque Descartes se voit adresser des objections, lorsque Spinoza écrit à Oldenburg, à Jelles, à Blyenbergh, lorsque Platon oppose Socrate à ses contradicteurs, ad hominem, ad personam vocant omnes ! C'est pourquoi ce que vous dites là me paraît complètement contradictoire :
Effectivement, on ne peut pas penser dans un "monde aseptisé", comme vous dites, c'est-à-dire dans un monde de pures Idées qui subsisteraient en soi et par soi sans être incarnées par des Moi humains. Mais alors, il faut en accepter la conséquence nécessaire : le Moi est toujours nécessairement, comme le souligne Spinoza, soumis aux passions. Et les conversations les plus passionnantes sont en général les plus passionnées. Tout enseignant débutant n'a qu'une hantise : que son discours ne soit pas passionnant. Or, pour qu'il le soit, il faut s'engager tout entier, avec ses passions, dans ses propos, et en payer le prix : le risque de l'agression, de la violence verbales.Louisa a écrit :Bien sûr, pour pouvoir avoir une discussion agréable, la conditio sine qua non c'est de laisser tout argument ad hominem de côté. Mais cela, c'est la situation idéale, situation que dans la pratique l'on trouve de temps en temps (mais hélas pas toujours non plus) dans certains lieux académiques, où les intervenants ont parcouru un processus de sélection assez particulier (situation que d'ailleurs il y a quelques années on trouvait à mon sens assez régulièrement sur ce forum-ci). Mais je ne crois pas que l'on ait absolument besoin d'un monde "aseptisé", loin de la "vie de la rue" comme l'a appelé Bardamu, pour pouvoir "penser".
Or, justement, là intervient la deuxième conséquence du postulat ne cogitatum sine cogitante. Le problème insurmontable auquel le présent forum me semble confronté, ce n'est pas la violence des propos qui y sont échangés. C'est plutôt que les propos qui y sont échangés y sont trop souvent désincarnés et que, du coup, ils n'ont plus aucune portée philosophique. Pour développer ce point, je me réfère essentiellement à l'ouvrage de Paul Ricoeur Soi-même comme un Autre. L'auteur y distingue trois formes d'identité personnelle : la mêmeté, l'ipséité et l'identité narrative. La mêmeté, c'est l'identité objective, le fait que ce soit aujourd'hui le même arbre qu'hier qui soit devant mon immeuble. L'ipséité, c'est l'identité subjective, le fait que je me sente être la même personne aussi loin que remontent mes souvenirs. Et l'identité narrative, c'est la synthèse des deux premières. C'est le fait que mon identité personnelle se construise et se renforce à travers les récits que je fais de moi-même à la première personne et qui combine à la fois la mêmeté et l'ipséité, puisque le récit que je fais de moi-même combine dans des proportions diverses des éléments objectifs (des faits qui me sont arrivés et qui sont empiriquement vérifiables) et des éléments subjectifs (des ressentis, des points de vue, des intentions hors d'atteinte de la vérification empirique). A cet égard, je soutiens que les "discussions" sur l'Internet, ce que j'appelle plus trivialement les chats, n'encouragent pas l'identité narrative des participants. Bien au contraire, la virtualité des échanges sur ce medium rend impossible la vérification des éléments factuels dont chacun fait état lorsqu'il parle de soi-même et encourage donc l'affabulation, le fait que chacun soit tenté de se forger un Moi idéal très éloigné de son Moi réel. Ce qui, après tout, peut avoir une fonction psycho-sociale tout à fait appréciable. Mais, j'insiste lourdement sur ce point : celui qui prétend avoir lu Spinoza alors qu'en réalité, il en a seulement parcouru superficiellement les ouvrages, ou il n'en a que des réminiscences lycéennes ou estudiantines fragiles et confuses, celui-là ne peut pas penser Spinoza, parce que, lorsqu'il dit "je pense que ...", son "je" (son jeu ?) n'a tout simplement pas de référent. Dans les termes de Ricoeur, son "je" est dépourvu d'identité narrative. Et s'il ne fallait qu'une seule preuve pour montrer que le chat, se prétendît-il "philosophique", rompt nécessairement l'identité narrative du locuteur, celle-ci suffirait : chacun est invité à prendre un "pseudo". Or faut-il rappeler, premièrement que ho pseudos, en grec, signifie, "le mensonge", et deuxièmement que le nom est une marque objective qui, dans toutes les civilisations, est attribuée à l'individu par la société pour qu'elle puisse le reconnaître. Il suit que le fait de choisir un pseudonyme, un "faux-nom", manifeste l'intention de rompre avec ce que Ricoeur appelle la mêmeté, c'est-à-dire la traçabilité sociale que mon nom m'imposait. En choisissant un pseudo, je ne suis, objectivement, plus le même : je me donne une contenance, des connotations, voire une apparence (via mon avatar) que je n'ai pas forcément dans la réalité. Dès lors, à moins de donner des gages irréfutables de ma mêmeté, ce que, précisément, Internet à pour fonction de rendre à peu près impossible (c'est même probablement ce qui en fait son intérêt, en matière de communication), on ne pense pas sur Internet, ce qui, dans la plupart des applications, est sans incidence aucune. Mais, dans le cadre d'un site prétendument philosophique, est catastrophique : n'étant plus le même, d'une part mes propos sont désincarnés, ils n'assument plus ce que je suis en réalité, ils sont mièvres, insipides, décousus, abscons, fragmentés, incapables d'être universalisés ; et d'autre part, la personnalité fictive toute puissante que je me suis forgée supporte mal la dissymétrie objective des Moi, autrement dit l'autorité comme l'une des conditions de possibilité de la progression de la pensée dans un processus d'enseignement.
Voilà pourquoi il m'arrive de penser devant mes élèves et mes étudiants, mais cela me semble presque impossible sur Internet.