Bruno et Spinoza

Ce qui touche de façon indissociable à différents domaines de la philosophie spinozienne comme des comparaisons avec d'autres auteurs, ou à des informations d'ordre purement historiques ou biographiques.
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Bruno et Spinoza

Messagepar Miam » 12 sept. 2005, 21:36

Salut Servais,

Je dis « Salut Servais » parce qu’il a produit un article sur Bruno. Mais bien entendu ce qui suit s’adresse à tous.

La lecture de Bruno intéresse directement les spinozistes dans la mesure où ce Nolain semble être le chaînon manquant entre le néoplatonisme renaissant et la pensée spinozienne. Toutefois les quelques commentateurs de Spinoza qui réfèrent celui-ci au néoplatonisme renaissant le font le plus souvent de façon fort imprécise. Ainsi en est-il, par exemple, de Deleuze et de Négri, qui possèdent tous deux le mérite de mettre en lumière l’importance de l’influence néo-platonicienne sur l’oeuvre de Spinoza, non sans indiquer ce qui l’en distingue (Deleuze) où témoigne de son dépassement (Négri).

Deleuze indique les différences entre la pensée spinozienne et la tradition néo-platonicienne qui influencera directement un Leibniz (bien que celui-ci retourne ce reproche à Spinoza). Mais c’est sans nous montrer où se situe l’influence, sinon par l’usage de termes néoplatoniciens qui, tels la « complicatio » servent à éclairer une notion spinozienne sans faire partie du lexique; ou qui, tels l’ « explicatio», est mal situé voire assimilée à l'« expressio » dont le champs sémantique demeure alors fort restreint. Quant à Negri, il montre le dépassement du néoplatonisme dans l’évolution même de la pensée spinozienne. Mais il semble oublier qu’avant Spinoza, un autre – un pré-cartésien - avait déjà procédé à un tel dépassement : c’est Bruno.

Bien entendu, ce qui distingue dès l’abord Spinoza et Bruno, c’est l’absence ou la présence de la pensée cartésienne qui inaugure ce que l’on a nommé « l’âge classique ». Spinoza ne vit pas dans le même « monde » que Bruno. Le premier, de même que tous les métacartésiens, se méfie des images et des signes. Le second entend encore souvent par « science » celle des concordances et similitudes entre les images, signes et autres simulacres ressemblants qui constituent l’armature d’un monde où le microcosme répond au macrocosme. Mais il ne s’agit pas ici de relever ces différences qui chez chacun, manifestent un contexte culturel et partant un vocabulaire (renaissant ou classique) qui sera bientôt dépassé. Il convient bien plutôt, je crois, de les comparer au delà de cette « coloration » contextuelle, c’est à dire dans leurs œuvres les plus mûres et les plus finies. C’est ainsi que l’on pourra saisir leurs différences intrinsèques. Mais cela n’empêche nullement d’alléguer immédiatement un contexte culturel commun (par exemple la relativité galiléenne) pour qualifier en quoi les deux auteurs s’accorderaient, ni non plus, a fortiori des influences communes. Servais est-il d’accord avec cela ? Je veux dire qu’il convient de se ménager un certain recul afin de saisir les deux auteurs sur un pied d’égalité dans la mesure où nous sommes de fait mentalement plus proches d’un métacartésien que d’un précartésien.

Je commencerai par l’article de Servais. A vrai dire je compte sur lui pour préciser mes maigres connaissances sur Bruno que je n’ai pas lu en texte intégral et encore moins dans sa langue originale. Pour l’instant, je ne le connais que par Védrine, Del Prete, et quelques autres dont j’ai oublié le nom, outre d’autres ouvrages sur la philosophie renaissante ou plus particulièrement sur Campanella.

Je suppose que Servais n’a pas voulu résumer Hélène Védrine en faisant remarquer qu’elle identifie Dieu au seul « primo principio » A. Sa conclusion ne se limite pas à cela. Je voudrais demander à Servais quelle est selon lui l’importance de la « coincidentia oppositorum », en particulier celle du minimum et du maximum, chez Bruno (et aussi entre la capacité de faire et d’être fait). Car Védrine semble en faire la matrice de toute l’œuvre. Cela poserait les limites de la pensée brunienne qui demeure à l’intérieur de la problématique de la divisibilité du continu, engendrant ainsi un « rationalisme du possible » (Védrine p. 369), tandis que Spinoza établirait alors, relativement, un rationalisme du réel comme tout ce qui est possible.

Del Prete, qui introduit Bruno plutôt par la cosmologie, marginalise complètement la « coincidentia » et insiste sur l’uniformité de l’univers brunien. Le point de vue étant moins « métaphysique », il se rapproche sans doute plus de la pensée spinozienne. La médiation n’est plus alors constituée par la coincidentia mais par la différence temps/éternité, de sorte à correspondre plutôt aux lectures de type 3a.

J’aimerais également que Servais me précise les lectures de types 3a et 3b. Cela concerne plus Spinoza que Bruno puisque, selon l’article, c’est 3b qui se rapprocherait le plus de la pensée spinozienne. A priori, je suis tout à fait d’accord avec Servais mais je ne saurais distinguer précisément 3a et 3b sans quelques précisions de vocabulaire.

Chez Lécu, la complicatio est-elle séparée du déploiement ou plutôt en est-elle la fin, puisque Dieu « devient » la Nature ? Je veux dire : cela implique-t-il une « évolution » de la Nature elle-même ou une évolution du seul point de vue fini ? Dans le premier cas on est dans un univers hégélien. Dans le second dans un univers, je pense, plus spinozien. A part cela je suis contre l’usage de toute « différentielle ». On sait pourquoi. Je pense qu’il y a également une vicissitude des modes chez Spinoza. Mais ce n’est pas, je crois, la même que celle que ces commentateurs (comme Del Prete également) trouve chez Bruno. J’y reviendrai plus tard. En revanche la lecture de Winter, selon ce que Servais en dit, semble totalement hégélienne.

Quant à la lecture 3b, jusqu’où se rapproche-t-elle de Spinoza ? La substance spinozienne peut-elle, à l’instar de la lecture de Canone, transcender une infinité de systèmes finis ? Oui et non. Tout dépend de ce que l’on nomme « fini ». Le problème des systèmes solaires de Bruno, c’est qu’ils sont réellement finis : ils ne sont pas composés infinitairement puisqu’il existe un minimum. On peut alors sans doute parler de transcendance. Mais tel n’est pas je crois le cas chez Spinoza où la vicissitude des choses finies suppose leur composition infinitaire parce que l’effet ne se distingue pas de sa production infinie (définition génétique). C’est pourquoi, chez Bruno, selon Canone et Védrine,, c’est la « coïncidence entre minimum et maximum – entre « infini implicite » et « unité explicite » -, (…) la substance immanente-transcendante du nombre » (je cite Canone) qui sert de médiation.. Mais je ne vois pas comment on pourrait attribuer cette sorte de coincidentia oppositorum à Spinoza (à l’inverse de celle entre la capacité à faire et à être fait).

Certainement « la substance n’est pas pensable en termes de dialectique différentielle » où l’espace et le temps fonctionnent comme des séparateurs. » (Je cite Servais) Mais cette « dialectique différentielle » (3a) n’est-elle pas aussi celle de la coïncidence du minimum et du maximum ? (3b). Cette dernière médiation n’est-elle pas, elle aussi, dialectique ? Et ne doit-on pas user du minimum (3b) pour qualifier l’infini en acte de « différentielle » (3a) ? Bref à dialecticien, dialecticien et demi. C’est Négri qui qualifie le néoplatonisme renaissant de « dialectique ». Peut être Bruno reste-t-il en cela néoplatonicien, à l’inverse de Spinoza ? Car enfin Bruno n’a jamais abouti à l’affirmation spinozienne d’un infini intensif corporel et éternel : la matière est acte mais c’est la matière incorporelle. L’opposition matière corporelle-incorporelle devient chez Bruno celle du temps et de l’éternité. Pas chez Spinoza.

Sans doute y a-t-il une « différence ontologique » entre les natures naturante et naturée chez Spinoza. Elle ne saurait se réduire à « « une frontière fine qui ne cesse pourtant de tomber » (Winter) parce qu’il n’y a ni évolution ni progrès de la nature, si ce n’est peut-être du point de vue de son utilité pour l’homme. Mais précisément, la différence ontologique n’est pas entre deux étants, mais entre l’être et l’étant. Le déploiement de 3a ressemble encore à une procession néoplatonicienne compliquée dans un étant suprême. Mais si c’est « l’univers lui-même » qui en 3b transcende ses parties, il s’agit toujours là d’un étant transcendant. Du reste l’univers spinozien n’est pas « infigurable » (facies toti universi). Donc différence ontologique oui, mais au sens heidegerien du terme : l’être (la nature naturante) comme présentification ou actualisation des étants (la nature naturée). Je pense que l'on trouve à la fois la vicissitude des choses finies (3a) et la coincidentia oppositorum (3b) chez Spinoza. Mais je crois aussi qu'il ne les entend pas comme Bruno.

Il s’agit là bien entendu de Spinoza. Sans doute ces types de lectures sont-elles tout à fait correctes pour Bruno. Et sûrement le dernier reproduit-il plus ou moins fidèlement la pensée brunienne (je dis « plus ou moins » parce que c’est un peu court comme résumé et la distinction avec 3a ne m'est pas tooujours claire). Le fait que les deux derniers types ne s’accordent pas, à mon sens, à la pensée de Spinoza, ne peut-il pas nous aider à comparer Bruno et Spinoza ?

A bientôt
Miam

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Messagepar Servais » 15 sept. 2005, 17:37

Les intéressantes questions de Miam mériteraient chacune pour réponse tout un opuscule. Je propose de commencer par la première relative à la signification, à la portée de la "coicindentia oppositorum" dans la pensée de Bruno. Il faudrait évoquer l'influence de Nicolas de Cues sur ce point et examiner si, comme le pense H. Védrine, il est possible de parler de l'importation par Bruno d'une méthode dialectique dans l'organisation de sa pensée. Beaucoup de commentateurs s'entendent pour déclarer que toute la démarche philosophique du Nolain tend vers le monisme (Védrine entre autres mais aussi Lécu d'après qui la philosophie brunienne se définit en grande partie comme tentative de dépassement du "chorismos" platonicien). Ce mouvement vers le monisme s'opère chez Bruno - de manière néoplatonicienne -, sous le signe de l'Un (première différence non négligeable avec Spinoza) par la mise en oeuvre d'un certain nombre de principes dont la "coicindentia oppositorum" n'est pas le moins important. La mise en oeuvre de ce dernier principe introduit la notion de passage à la limite dont la portée est universelle et permet d'éviter un parménidianisme srtict en réintroduisant "la diversité, le mouvement et le temps, sans compromettre pour autant l'unité stable et éternelle", comme le dit justement Védrine qui cependant pense que Bruno échoue dans cette tentative de fonder une "métaphysique cohérente de l'un et du multiple" (cf. "La conception de la nature ...", pp. 264, 265). Il me semble que devant les difficultés d'interprétations posées par les textes du Nolain, certains commentateurs cèdent à la tentation de donner à la dialectique brunienne une signification plutôt hégélienne. Maintenant, est-ce parce que Bruno échoue à donner au problème de l'un et du multiple une réponse hégélienne que sa métaphysique manque de cohérence?

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Messagepar Miam » 19 sept. 2005, 19:04

Si j’avais un problème pour distinguer les deux derniers types de lectures, c’est qu’ils semblaient s’opposer comme vicissitude + dialectique différentielle d’une part et coïncidentia oppositorum + différence ontologique d’autre part alors que je me demande si, chez Bruno, ces deux ne sont pas liés..

En ce qui concerne la vicissitude brunienne, je crois qu’elle consiste à faire passer par toutes les formes chaque partie de la matière. Ce qui la distingue déjà de la vicissitude spinozienne où la forme s’assimile à la partie corporelle. La vicissitude brunienne relève-elle du mouvement interne, instantané et infiniment rapide de chaque corps ? Si oui, alors elle ne se distingue pas de la coïncidentia oppositorum, et l’on peut en effet parler de « différentiels ». Dans le cas contraire, c’est à dire si elle relève du mouvement fini de chaque corps, il n’en va pas de même et l’on se rapproche de Spinoza. Mais chez Bruno, cette dernière distinction ne va pas de soi parce que, en vertu de cette même coïncidentia oppositorum, le mouvement fini de chaque corps et le mouvement infiniment rapide qui l’anime sont une seule et même chose. La coïncidentia oppositorum toutefois ne suffit pas à établir ce lien, sauf en distinguant les matières corporelle et incorporelle : ce qui reproduit en quelque sorte l’aporie.

Alors je m’interroge sur le statut de la coïncidentia dans la mesure où elle est empruntée à Nicolas de Cuse. Dans quelle mesure n’est-elle pas de caractère magique, au sens renaissant du terme ? Dans quelle mesure est-elle de l’ordre de l’ombre et du simulacre ? Dans quelle mesure est-elle opératoire, passage à la limite comme la courbe infinie se confond avec sa corde ? Parce que bon : le caractère opératoire de l’expérience est excellemment assumée par Bruno. La connaissance est une opération et pas seulement un regard porté sur l’objet. Mais cette opération est-elle analogue à celle, constitutive, chez Spinoza ?

On revient là en quelque manière à mon débat avec Bardamu sur les corps infinitésimaux. Bruno vise-t-il, sans pouvoir y atteindre, les infinitésimaux ? On lui reproche souvent de les avoir raté. Mais pouvait-il y accéder si, comme je le pense, leur découverte repose sur la révolution (ou réaction ?) sémantique augustino-cartésienne du 17è siècle que Leibniz reprendra pour l’appliquer à une métaphysique néo-platonicienne ? Quoi qu’il en soit, de ce point de vue, la synthèse brunienne est un « échec ».

Toutefois dans quelle mesure Bruno reprend-t-il la coïncidentia cusaine ? Dans quelle mesure cette notion dépasse-t-elle le statut d’un emprunt utile, auxiliaire à l’exposition d’une pensée authentique de l’immanence, par delà toute visée des infinitésimaux (qui n’est d’ailleurs qu’une lecture moderne rétrospective) ? Car ici, bien sûr, j’insiste sur les différences entre Bruno et Spinoza par facilité, dans la mesure où le « volume » de leurs idées communes est fort important (On pourrait même faire remonter certaines notions spinoziennes, en particulier du Court traité, à Télésio). Bref : dans quelle mesure Bruno dépasse-t-il l’émanation néoplatonicienne lorsqu’il s’appuie sur la coïncidentia oppositorum ?

En fin de compte, si l’on fait fi des préjugés dualistes de certaines lectures, il y a peu de coïncidence des opposés chez Spinoza. Il y a toutefois celle, fort importante, entre l’aptitude à affecter et à être affecté. Cela ressemble à la coïncidence du faire et de l’être fait chez Bruno. Une chose est certaine, chez Spinoza cette coïncidence repose sur une physique des conatus comme communication (action et réaction) de mouvements, du moins dans l’Ethique. C’est ce qui permet à Spinoza de rejeter l’opposition traditionnelle entre le passif et l’actif et de la transférer au niveau affectif sous une forme inédite : l’opposition cause adéquate-inadéquate. Par contre, chez Bruno, cette coïncidence possède un usage beaucoup plus large, qui se rapproche de la conception scolastique de l’opposition actif-passif. C’est assez intéressant car cette dernière conception est également utilisée par Descartes dans la saisie de la substance étendue par les sentiments (Méditations 6 : cela permettra à Descartes de distinguer le sujet et la substance dans les « Passions de l’âme »). L’actif et le passifs y sont conçus comme les termes (les terminaisons) d’une même opération : comme deux extrémités d’un même segment de droite. Si bien qu’ils sont la même chose selon deux points de vue opposés. Leur distinction est extrinsèque de sorte qu’elle dépend des seuls termes (termini, cette fois au sens linguistique). Si je me rappelle bien, cette conception n’est pas absente des premières œuvres de Spinoza. Mais elle est tout à fait dépassée dans l’Ethique. Qu’en est-il chez Bruno ?

Enfin, sur la lecture hégélienne de Bruno : je voulais savoir si l’on trouve chez ce dernier l’idée d’une évolution historique de la nature et/ou de l’homme comme procès cumulatif.

A bientôt.
Miam


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