Henrique, vous dites que si l’on connaissait la totalité des causes, on pourrait en prévoir les effets. Pour moi, c’est une opinion. Vous dites qu’il existerait un entendement infini qui saurait tout prévoir à partir des causes. Pour moi, c’est une théorie... ou alors un symbole qui fait sens au sein d’un contexte philosophique (
quand je pense que j’ose quelquefois à peine évoquer Deleuze à l’idée de le déformer ; et un type arrive qui affirme au nom de l’entendement infini, c’est-y pas chouette la vie).
Bon, relax, je vous taquine.
Mais au nom de qui ou quoi exactement, parlez-vous, Henrique : au nom de Spinoza ou d’une croyance en un tel entendement ? Franchement et de toutes façons, je préfèrerais vous lire sans intermédiaire (ni latin).
Je me demande aussi où vous caserez l’art dans votre système. Quid de la création artistique ? Beethoven écrit l’Appassionata, des millions de personnes l’écoutent depuis et ont des émotions qui se trouve qu’ils ne ressentent pas ailleurs. Ça crée en eux. Il y a de la nouveauté. Et ça vient pas d’ex nihilo.
Nous direz-vous qu’un nombre de causes réunies ne pouvaient que créer l’Appassionata ? Mais je vous en prie, faites donc... et pensez à m’envoyer une invitation au concert !
Sérieusement, vous dites quoi :
c’est la vie, la Vie ?
… et ça explique ?
Et même si je n’avais rien contre une telle idée (étant flingué moi-même de logique), ça n’avance à rien, sauf à soutenir la raison face au
n’importe quoi peut-être, à faire réfléchir les gens ? (
d’ailleurs, est-il exclu que ce ne soit pas le but de Spinoza, finalement et à propos). Sérieusement, depuis l’endroit où nous autres les hommes, on tente de comprendre, et c'est le cas de le dire, avec un drôle d'effort de persévérance, ça dit quoi, "
c’est la vie", ça explique quoi ?
La meilleure philosophie ne peut à mon sens partir qu’à hauteur d’homme (et non de Dieu). Alors si "
c’est la vie" vaut explication, je prétends que Deleuze a clairement de meilleurs outils que Spinoza pour penser.
Ça ne m’intéresse pas de mettre un point final au problème des causes et des effets en disant que
c’est la vie (ou la Vie). Je ne crois pas ou plutôt je refuse de croire à l’idée qu’un entendement infini pourrait prévoir les choses. Je préfère ne pas présupposer. Ça ne m’intéresse pas. Je préfère Deleuze qui met sans cesse en avant les ravages des présupposés et en tient compte tout au long de sa philosophie.
Le problème de la philosophie est pour moi de comprendre à hauteur d’homme et cela seul. L’entendement infini, c’est pour moi un présupposé ou un symbole (qui peut donc faire sens, mais dans un système). La philosophie n’est pas comme la science pourvoyeuse de vérités. Si les deux commencent par l’effet (puisqu’il est question d’observation), le but de la science est de prouver que les mêmes causes produisent les mêmes effets quand celui de la philo est de comprendre à partir d’effets quelles causes sont en jeu.
C’est pas pareil.
Et la différence, c’est l’humain.
La science part d’état de choses définissables pour faire lien avec d’autres états de choses. Bon.
La différence, c’est que pour la philosophie, rien ne laisse supposer que les états de choses soient définissables, il n’y a pas de donné en philosophie parce que les question philosophiques doivent être posées à hauteur d’homme. Le fait est que chaque événement d’une vie (chaque événement important) susceptible de faire sens pour tout un chacun se propose à nous en terme de nouveauté (sinon il ne poserait pas problème et on n’aurait pas à chercher à comprendre), et donc c’est à partir de cette nouveauté-là qu’il s’agit de penser (soit à partir de l’événement, selon l’acception deleuzienne), sauf ergoter en boucle sur la signification et autre valeur de telle ou telle représentation du monde.
Alors oui, je préfère partir de notions qui pour moi sont concrètes (événements, rencontres, agencements, singularités, intensité, différences), plutôt que d’abstractions (Dieu, modes, attributs etc), quelles que soient les qualités voire l’intelligence du système qui les sous-tend.
En disant que la vie suffit à expliquer qu’il n’y aurait pas de répétition absolue, vous ne faites qu’éluder le problème de la nouveauté, qui pourtant réfère directement à la façon dont l’ensemble des problématiques se posent à l’homme, auxquelles l’homme est confronté au cours d’une vie. Vous pouvez bien dire que je confondrais l’ordre humain et l’ordre des choses (sur lequel vous semblez en connaître un bout), mais c’est justement l’interrogation de la philosophie que de partir de cette confusion pour différencier les choses.
En outre, vous n’expliquez rien en parlant de nature. Si nature il y a, ce qui m’intéresse moi, c’est de voir très concrètement quel accord est possible entre elle et nous-mêmes, de comprendre si une telle nature pourrait faire sens... ce qui revient à dire qu’une scission avec celle-ci amènerait sans doute à une absence ou un manque de sens, et sans doute à toutes les formes de désarroi, d’impuissance (et toute cette solitude).
Parce que le "donné", en ce qui me concerne, c’est pas tant les constructions mentales qui certes et comme chacun me servent de références, que les émotions miennes (impermanentes), la conscience (fluctuante) ou encore la mémoire par exemple (ah ça la mémoire, oui). Parce que si quelque chose là-dedans entretient le rapport le plus étroit à la raison, c’est bien la mémoire. La mémoire est un stock d’informations à travers lesquelles la logique pioche pour tenter de comprendre : informations sémantiques certes, mais aussi stock d’émotions qui s’y rapportent (
pas étonnant que les types se soient figés dans la représentation puisque la mémoire semble organisée de façon qu’on se reconnaisse à travers elle : on le constate en voyant que ce sont des associations d’idées qui nous amènent à retrouver tel ou tel mot, quelquefois oublié depuis longtemps).
Donc cette façon de découper les choses entre esprit et étendue en affirmant le parallélisme peut me convenir, mais en fait je trouve tellement plus simple, compréhensible, accessible, de référer la raison à la mémoire (et du même coup à nos expériences de vie qui y sont rattachées) que je vois pas l’avantage de passer par les attributs, les modes etc, pour comprendre.
Parce que le problème pour moi, il est justement de ne surtout pas apprendre le spinozien ou quoi que ce soit d’autre pour penser. Mais bien que les choses puissent s’inscrire dans ma mémoire pour les penser à travers ma pensée, pour qu’elles soient plus, mieux accessibles, et ce immédiatement, au quotidien, sans intermédiaire (
pas de passer par un "savoir", une grille de lecture apprise et adoubée).
Alors bon, vous pourrez bien mettre les mots en
isme que tout ça vous inspirera pour interpréter ce que je vous dis, moi je dis que ma façon d’exprimer les choses est claire et compréhensible (
pour qui n’a pas de grille de lecture trop envahissante justement, et qui est aussi capable d’attention).
Ou si vous préférez, je vous orienterai alors vers l'idée que je suis une sorte de primitif qui "s’arrange" avec le matos mental à dispo, dont le "donné" fonctionne un peu à la façon dont ces vieilles tribus croyaient aux ancêtres, et sans doute parce que ceux-ci continuaient à vivre dans leur mémoire, juste ça... et d’autres choses de ce type (c’était ce genre de chose je crois, la matos à disposition à l’époque).
(
en fait, je peux bien l’avouer maintenant, je suis un néandertalien égaré dans ce drôle de monde : mister Natural, l’homme-étalon du spinozisme, c’est moi ).
De la même façon, je ne me reconnais pas dans le terme de béatitude qui résonne pour moi comme un anachronisme en rapport avec une religion (voire une sagesse) et qui ne fait plus grand sens aujourd’hui, dans un monde de plus en plus insensé qui pose bien d’autres questions autrement urgentes. Et si vous trouviez la béatitude en chemin, j’en serais heureux pour vous, et peut-être mendierais-je même quelques bribes de votre savoir. Mais alors il faudra me l’expliquer en termes clairs, faute de quoi je continuerai avec les outils deleuziens : je lâcherai pas la proie pour l’ombre.
Vous parlez de même d’angoisse sartrienne, il n’en est pas plus question que ça chez Deleuze, enfin je ne pense pas. Il est question de penser de façon rigoureuse sous le contrôle du sens et rien d’autre... ce qui veut dire confronter la pensée au non-sens, à l’absence de sens qu’on peut par exemple se figurer en raisonnant à l’échelle d’une vie. Il s’agit de penser... jusqu’au "chaos". De penser pour tirer quelque chose de la part d’infini qu’il nous évoque (à l’instar de l’infini de la bêtise, j’aime cet exemple). Il s’agit de faire un trou dans l’ombrelle protectrice de la représentation pour laisser passer un vent de chaos...
Ce n’est plus l’erreur ou le néant l’ennemi, pas plus que l’angoisse (du futur en tous cas), c’est la folie ou l’errance l’ennemi. A vous de voir si vous préférez les promesses de la béatitude. Je suis peut-être en accord avec ce que pense Spinoza, j’en sais rien ; en tous cas comprendre, ça j’y crois... parce que ça marche !
Mais comprendre à hauteur d’homme, à hauteur d’une vie d’homme et non d’une béatitude ou de je-ne-sais quoi. Je vous ai donné ma référence concernant l’infini : j’ai parlé de chaos, d’absence de sens ; donnez-moi s’il vous plaît à votre tour l’endroit d’où Spinoza parle de l’infini : l’endroit à hauteur d’homme, j’entends (
sinon nous ne nous comprendrons jamais).
Vous parlez béatitude et compréhension à travers Spinoza. Puisque vous aimez comprendre et croyez en la compréhension, voici la réponse de Deleuze à travers un résumé (de mon crû) d’une partie d’un de ses cours :
Joe Bousquet, c’est un auteur très curieux, c’est beau. Il a reçu une blessure, par l’éclat d’obus pendant la guerre de 14/18. Il en est sorti paralysé. Il a vécu dans son lit, il a beaucoup écrit, pas du tout sur lui, heureusement. Il a écrit sur quelque chose qu’il estimait avoir à dire. Une phrase de Bousquet dit : "ma blessure me pré-existait, j’étais né pour l’incarner". Ça parait une espèce d’orgueil diabolique : "je suis né pour l’incarner". Qu’est-ce qui veut dire ? Ça veut dire qu’un évènement n’existe que comme effectué (il n’y a pas d’événement non-effectué, il n’y a pas d’Idée platonicienne de la blessure"), mais en même temps, il faut dire les deux : il y a dans l’événement toujours une part qui dépasse, qui déborde sa propre effectuation.
Un événement n’existe que comme effectué dans des personnes et des choses, des états de choses. La guerre n’existe pas indépendamment des soldats qui la subissent, sinon on parle de quoi : une pure idée de la guerre, qu’est ce que ça veut dire ? Je dois donc maintenir que tout événement est de ce type, et en même temps soutenir que dans tout événement, il y a quelque chose qui déborde son effectuation. Ce quelque chose, c’est ce que j’appelle l’individuation propre à l’événement qui ne passe plus par les personnes ni les états de choses, et c’est ce qu’il faut bien appeler "la splendeur d’un événement". À la fois il ne peut pas ne pas être effectué et il déborde sa propre effectuation... comme s’il avait un "en plus", un surcroît, quelque chose qui déborde l’effectuation par les choses, dans les choses et par les personnes.
Alors on comprend quand Bousquet dit, "le problème, c’est être digne". C’est sa morale à lui, "être digne de ce qui nous arrive", quoi que ce soit qui nous arrive, que ce soit bon ou mauvais. L’événement, à la fois, s’effectue dans les corps et n’existe pas sinon, mais contient en lui-même quelque chose d’incorporel. "Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner". Elle s’effectue en moi mais elle contient quelque chose qui n’est plus "ma" blessure. C’est "il" blessure. D’où "être digne de ce qui nous arrive", quoi que ce soit : de la merde, une catastrophe, un grand bonheur.
Il y a des gens qui sont perpétuellement indignes de ce qui leur arrivent, leurs souffrances, leurs joies. Je crois que c’est ceux qui font le centrage sur la première ou la seconde personne, c’est ceux qui ne dégagent pas la sphère de l’événement. Il y a des gens qui médiocrisent la mort ou leur maladie (pourtant ils ont des maladies). Il y a des gens qui rendent tout sale : le type qui écrit "suicidez vous" (une formule de médiocrité fondamentale), c’est pas quelqu’un qui a un rapport avec la mort : ceux qui ont un rapport avec la mort ont au contraire un culte de la vie, ils ne font pas les petits cons. Etre digne ce qui nous arrive, c’est dégager dans l’événement qui s’effectue en moi ou que j’effectue, c’est dégager la part de l’ineffectuable.