J’accumule de la matière sur
Louis Lavelle, mais ne suis pas encore en mesure d’en faire une restitution que je pourrais estimer à peu près correcte… A nouveau néanmoins, je ne résiste pas à en dire malgré cela un mot…
Louis Lavelle se place surtout dans la filiation de Descartes (professeur à Louis le Grand et à Henri IV, titulaire de la chaire de Philosophie au Collège de France, etc., on peut penser que c’est un choix discerné entre tous…) Cela en fait d’emblée une référence de tout premier plan en combinaison avec Spinoza, lui-même on ne peut plus évidemment dans cette filiation (cela allant sans dire à l'époque comme maintenant : « fusée à deux étages »), tout en faisant œuvre de premier plan lui-même.
« Louis Lavelle : la philosophie, chemin de sagesse » :
« Parmi les philosophes qu’il cite le plus souvent, on peut mentionner Platon, Leibniz, Spinoza, Malebranche, Kant, Bergson et, de manière particulièrement accentuée, Descartes. »
(On trouve aussi en association
Maine de Biran, qui était précisément suggéré par Hokousai... Lavelle en parle notamment dans
Le moi et son destin et
La philosophie française entre les deux guerres. Préface : "il n'y a jamais eu dans aucun pays un métaphysicien plus lucide que Malebranche ni un psychologue plus pénétrant que Maine de Biran."
http://www.books.google.fr/books?isbn=2296219012. En passant, un article récent de Anne Devarieux, maître de conférences à l’Université de Caen, s'intitule : « Puissance(s) du moi, Louis Lavelle et Maine de Biran. »)
Sur le sujet qui nous occupe plus précisément sur ce fil, Lavelle n’admet pas le « parallélisme » de Spinoza ; ce, et entres autres, avec
Bergson,
pour lequel tout en même temps Spinoza est la principale référence positive (et Kant l’ « opposant ».) Un appel à Bergson pourra être aussi indiqué dans ce fil.
En passant, comme il est apparu dans le fil
Le MOI, il y a avec la préférence donnée au cartésianisme sur le spinozisme l’apparition dans les premières places d’un « moi », qu’on trouve difficilement chez Spinoza (et
Stephen Jourdain, lui-même dans la filiation de Louis Lavelle pour la « consolidation » de « son éveil » précoce - intervenu après un "vidage de tripes" sur le
cogito de Descartes -, est un des très rares à mettre du « moi », « bibi » et du « personnellement » au premier rang – sans doute plutôt au deuxième immédiat, en fait – de la plus haute dimension spirituelle…) Fort peu à voir avec le petit moi hypertrophié qui s’est exprimé de fait sinon en dires dans le fil même, cependant, mais néanmoins potentiellement un véritable gros sujet – c’est le cas de le dire … – de discussion. On y trouve aussi un fort appui sur l’acte (par opposition à la notion d’ « état ») et sur la volonté
qui, même dite « libre », n’est pas pour autant le libre-arbitre. Lavelle emploie souvent le terme de « mode », dans le même sens que Spinoza sauf erreur. Il est réputé très positif, à l’image de Spinoza. Etc.
S’il se réjouit de voir revenir la philosophie de l’être au premier plan dans le deuxième quart du XXème siècle, et s’il n’a, au contraire de
Schopenhauer, aucun goût pour la polémique – ce qui se constate de fait : c’est à la fois sobre, dense et positif – il n’en « exécute » pas moins la « philosophie de l’existence » de Sartre. Par ailleurs – ce qui devrait convenir à Hokousai –, comme Hume avait réveillé Kant de son « sommeil dogmatique », la non-adhésion foncière au positivisme et au kantisme qui régnaient au début du XXème siècle a stimulé Lavelle.
Un extrait de l’
Introduction à la dialectique de l’éternel présent placée dans la réédition de 1947 du premier livre de son maître ouvrage,
De l’Être :
Louis Lavelle a écrit :Lorsque nous avons fait paraître en 1928 la première édition de ce livre, nous avions déjà publié deux ouvrages : La Dialectique du monde sensible et La Perception visuelle de la profondeur, qui avaient été présentés comme thèses de doctorat, et dont le premier avait été composé dans la solitude de la captivité au camp de Giessen en Allemagne, de 1916 à 1918. Mais ces deux livres étaient loin d’exprimer les premières démarches d’une pensée destinée ensuite à s’élargir ; car celle-ci demeurait attachée depuis longtemps à la considération de l’immédiation entre le moi et l’être, c’est-à-dire de ce pouvoir que j’ai de dire moi, ou de prendre contact avec l’être dans ma propre participation à l’être : là a toujours été pour nous l’expérience primitive que toutes les autres spécifient.
Et que l’on nous permette de dire que, bien avant que le mot de philosophie eût un sens pour nous, nous pouvons évoquer deux émotions de notre tout jeune âge qui n’ont cessé d’accompagner pour nous la conscience même de la vie, et dont aucune autre n’est venue ternir la fraîcheur : la première, issue de la découverte de ce miracle permanent de l’initiative par laquelle je peux toujours introduire quelque nouveau changement dans le monde, par exemple remuer le petit doigt, et dont le mystère réside moins encore dans le mouvement que je produis que dans ce fiat tout intérieur qui me permet de le produire, et la seconde de la découverte de cette présence toujours actuelle dont je ne réussis jamais à m’évader, dont la pensée de l’avenir ou celle du passé tentent vainement de me divertir, de telle sorte que le temps lui-même, loin de faire de ma vie une oscillation indéfinie entre le néant et l’être, me permet seulement, grâce à une relation entre les formes différentes de la présence dont ma liberté est l’arbitre, de constituer dans l’être un être qui est le mien.
Cependant, avant que ces thèmes pussent être approfondis, les loisirs de la captivité nous avaient conduit à nous demander, dans une sorte de parenthèse, mais où nous devions trouver une contre-épreuve de ces deux intuitions fondamentales, ce que pouvait devenir le monde des choses et comment pouvaient apparaître la qualité et l’ensemble des données sensibles si l’être n’était rien de plus qu’un acte qui ne devenait notre être propre que par une démarche de participation. C’est ainsi que nous avions été conduit à montrer que les différents sensibles limitent et achèvent les différentes opérations par lesquelles se réalise notre propre participation à l’être, et que la vue jouit dans la représentation du monde d’un privilège évident, puisque, bien qu’elle m’oblige à percevoir l’objet dans son rapport avec moi, c’est-à-dire comme phénomène, elle le détache pourtant du moi en lui donnant une sorte d’indépendance apparente, grâce précisément à la profondeur.
Mais il fallait ensuite essayer d’appréhender la notion de l’Être dans son extrême pureté au risque d’être accusé de ne plus saisir que le vide d’une abstraction, là où précisément on aspirait à décrire la genèse concrète de notre existence elle-même. Telle était la tâche à laquelle nous nous sommes consacré d’abord. Cependant cette étude de l’être n’était à son tour que le premier moment d’une entreprise plus vaste à laquelle nous donnions déjà le nom de Dialectique de l’Éternel Présent et qui devait elle-même comprendre cinq volumes : de l’Être, de l’Acte, du Temps, de l’Ame et de la Sagesse, dont les trois premiers ont déjà paru, dont les deux derniers sont encore sur le chantier. Mais au moment où l’on nous demande de rééditer ce petit livre de l’Être par lequel une telle dialectique était inaugurée, il peut être utile de confronter les principes qu’il avait posés et qui, dans leur sobriété presque excessive, ne pouvaient manquer de produire certains malentendus, avec les développements qu’ils ont reçus ultérieurement et qui peuvent servir à en justifier la signification et à en montrer la fécondité. Peut-être même nous saura-t-on gré de définir leur relation avec les thèmes fondamentaux de cette philosophie de l’existence qui est accueillie avec tant de faveur par la conscience contemporaine et qui en exprime si fidèlement l’état de crise.
I
Introduire de nouveau le problème de l’Être dans la philosophie pouvait apparaître il y a une vingtaine d’années comme une sorte de paradoxe : il n’y avait pas de notion qui fût alors plus décriée, il n’y en a pas qui nous soit devenue plus familière. Mais on nous avait habitué à un ascétisme intellectuel qui faisait de l’être tantôt une notion vide et tantôt un objet hors d’atteinte. Le positivisme et le kantisme avaient triomphé : nous ne pouvions rien espérer connaître de plus que les phénomènes, leur mode de coordination, ou les conditions logiques qui nous permettent de les penser. Fallait-il se résigner à dire que les phénomènes se suffisent à eux-mêmes et qu’ils ne sont les phénomènes de rien ? Ou qu’il y a derrière eux une chose inaccessible et qui sera à jamais pour nous comme si elle n’était rien ? Le positivisme est une sorte de synthèse objective du savoir qui demeure muette sur la possibilité à la fois du savoir et de cette réalité dont il est le savoir. Et, dans le kantisme, le savoir lui-même dont on prétend nous expliquer la formation nous laisse cependant étranger à l’être : il est le produit d’une union mystérieuse entre une activité purement formelle, qui est celle de l’entendement, et une matière purement subjective que la sensibilité ne cesse de nous fournir ; et si l’être véritable se révèle à nous dans l’acte moral, encore ne réussit-on pas à montrer comment cet acte même suppose comme sa condition ou comme son effet l’opposition de cette forme et de cette matière dont notre expérience est précisément la synthèse.
Ce livre exprimait par conséquent une réaction contre le subjectivisme phénoméniste à l’intérieur duquel la philosophie avait fini par nous enfermer. Pourquoi en effet fallait-il, ou bien nier l’être, ou bien affirmer qu’il était au delà de tout ce qui pouvait nous être donné, alors qu’il y avait pourtant un être du donné et que, dans sa nature propre de donné, il portait en lui le même caractère de l’être qui appartenait à ce non-donné auquel on voulait le réduire, mais que l’on ne pouvait concevoir à son tour que comme un donné possible ?
Il y a plus : nous ne pouvions faire autrement que d’attribuer l’être à la fois au sujet et au phénomène et même de les considérer l’un et l’autre comme des aspects de l’être obtenus seulement par l’analyse. Que le sujet lui-même fût l’auteur de cette analyse, cela ne pouvait empêcher de le considérer aussi comme en étant le premier objet au sein d’une réalité infinie qui le dépassait de toutes parts et à laquelle il ne réussissait jamais à être co-extensif. Et qu’aucun des modes de cette réalité ne pût lui apparaître autrement que dans ses rapports avec lui, cela ne réussissait point à prouver que c’étaient là autant de modes de son propre moi, puisque ce moi lui-même se définissait au contraire par opposition avec eux. Car le moi ne peut se poser autrement qu’en posant le tout de l’être, de telle sorte que ce tout de l’être est non pas postérieur à la position du moi par lui-même, mais supposé et impliqué par elle comme la condition de sa propre possibilité. C’est une présence à laquelle je participe ; et même on peut dire que je découvre la présence toute pure, qui est la présence de l’être au moi, avant de découvrir la présence subjective, qui est la présence du moi à l’être. Celle-ci apparaît comme étant un effet de la réflexion ; c’est elle qui me permettra de pénétrer dans l’intimité même de cet être qui n’était d’abord pour moi que l’immensité d’une chose. Ainsi je pourrai distinguer des formes différentes de l’être, chercher quelles sont leurs relations et l’origine même de ces différences et de ces relations. Je ne m’évade jamais de l’être ; et il est contradictoire que je puisse le nier, puisque je pose, en le niant, mon être qui le nie. Imaginer qu’il n’y a rien, c’est substituer au monde son image qui n’est pas rien ; vouloir se placer avant la naissance de l’être ou après son abolition, c’est le penser encore soit comme une possibilité, soit comme un souvenir ; et me refouler moi-même dans le néant où j’ensevelis tout ce qui est, c’est supposer qu’il existe quelqu’un qui en juge et m’ériger moi-même en témoin de son existence idéale. Toutes les formes particulières de l’être peuvent disparaître : on a montré justement que poser le néant, c’est étendre au tout, par une extrapolation illégitime, ce qui ne convient qu’à la partie et que la destruction de la partie comme telle, c’est toujours son remplacement par un autre. Il y a plus : une telle opération ne saurait dans aucun cas entamer l’être même qui la fait ; et ceux qui voudraient faire la place la plus grande au néant ne réussissent à le poser que par un acte de néantisation qui non seulement suppose l’être qu’il néantit, mais encore, en tant qu’il est constitutif de la conscience, lui donne à elle-même son être idéal (ou spirituel).
… Il est donc impossible d’imaginer que je ne sois pas de niveau avec l’Être. Je ne m’en détache qu’afin de fixer mes propres limites que j’entreprends toujours de dépasser. Et bien que je lui sois toujours uni de fait, je cherche à faire de cette union un acte subjectif qui fonde et édifie l’être qui est mon être.
C’est donc une même chose d’exclure le néant et d’affirmer l’universalité de l’être. …
… le sens véritable de l’univocité dont on voit qu’elle réside moins dans un caractère unique, présent dans chacun des modes de l’être, que dans l’unité concrète de l’être dont ils sont tous un aspect et sans laquelle aucun d’eux ne serait capable de subsister. De là le prestige incomparable de la notion de relation qui n’exprime rien de plus dans le langage de la gnoséologie que l’identité de l’être et du tout dans le langage de l’ontologie.
On comprend dès lors comment la notion d’être est antérieure non pas seulement à la distinction du sujet et de l’objet, mais encore à la distinction de l’essence et de l’existence et contient en elle ces deux couples d’opposés. Car le sujet et l’objet se distinguent de l’être à partir du moment où le moi se constitue comme un centre de référence auquel le tout peut être rapporté comme un spectacle. Et la distinction de l’essence et de l’existence naît dans le moi dès qu’il fait de l’être tout entier un être de pensée dans lequel il actualise cette forme d’être qui sera lui-même.
Cependant l’univocité de l’être ne porte aucune atteinte, comme on le pense, à l’analogie de l’être, bien que ces deux termes aient été opposés avec beaucoup de vigueur. Et même les deux notions s’appellent au lieu de s’exclure. Ce sont deux perspectives différentes et complémentaires sur l’être dont la première considère son unité omniprésente et la seconde ses modes différenciés. Ceux-ci ne méritent le nom d’être que par l’être même que le tout leur donne, mais chacun l’exprime à sa manière et de telle sorte que, si l’on considère son contenu, il y a toujours une correspondance entre la partie et le tout dont la correspondance entre les parties est le corollaire. C’est cette double correspondance qui est l’objet propre de la philosophie et qui permet de considérer l’être et la relation comme deux termes inséparables.
II
Cependant la description qui précède a besoin d’être approfondie. Aussi longtemps que l’on ne dépasse pas la notion d’être, il nous semble, tant nous sommes habitués à considérer toute réalité comme affectant la forme d’une chose, qu’il y ait un primat de l’objectivité sur la subjectivité. Et si nous nous bornons à montrer que l’être que nous saisissons, c’est un être qui nous est propre en tant qu’il implique un être qui nous dépasse et dans lequel il est pour ainsi dire situé, nous continuons obscurément à considérer cet être qui nous est propre comme un corps qui occupe une place déterminée dans l’infinité de l’espace. Mais ce n’est là qu’une image qu’il faut interpréter. Il importe de montrer maintenant que l’être est acte, comment toute description est une genèse et pourquoi la relation elle-même ne prend sa véritable signification que si elle se change en participation.
Or, il est facile de voir que rien de ce qui est objet ou chose n’a de sens autrement que par rapport à un sujet qui le pense comme extérieur à lui, bien qu’il ne soit actualisé que par lui, ce qui est justement le sens que nous donnons au mot apparence ou phénomène. Quant à ce sujet lui-même, il réside dans l’acte intérieur qu’il accomplit et que l’on ne peut pas réduire à la pensée d’un objet ou d’une chose, car le propre de cet acte, c’est d’engager l’existence même du moi, c’est de la faire être dans une opération qu’il lui faut accomplir et sans laquelle il ne serait rien, par laquelle il dispose du oui et du non, que l’on peut définir comme étant sa liberté, qui fait de lui à chaque instant le premier commencement de lui-même, et porte le nom de pensée dès qu’elle s’applique à quelque objet pour se le représenter et le nom de volonté dès qu’elle s’applique à lui pour le modifier. Encore est-il vrai que cet objet ne cesse de le dépasser et que le moi ne réussit jamais à le réduire à sa propre opération, qui, dans l’ordre intellectuel, garde toujours un contenu perceptif ou conceptuel et, dans l’ordre volontaire, ne parvient jamais à pousser la modification jusqu’à l’infini, c’est-à-dire à en faire une création.
Cet acte intérieur est inséparable à la fois de l’initiative qui le met en jeu et de la conscience qui l’éclaire. C’est là seulement où il s’exerce que nous pouvons dire moi. Il est notre être même au point où il se fonde sans qu’il nous soit possible de le récuser. Il est véritablement un absolu qui n’est l’apparence ou le phénomène de rien. Son essence est de se produire lui-même avant de produire aucun effet, qui doit être considéré comme extérieur à lui et comme étant la marque à la fois de sa manifestation et de sa limitation, bien plutôt que de sa puissance et de sa fécondité. Et la philosophie commence là où précisément l’être cesse d’être confondu avec l’objet, mais s’identifie avec cet acte intérieur et invisible et qui est tel qu’il faut seulement l’accomplir pour qu’il soit.
On voit dès lors l’absurdité qu’il y aurait à vouloir que cet acte constitutif du moi fût lui-même situé dans un monde formé seulement d’objets et de phénomènes. Les objets ou les phénomènes sont les marques propres de sa limitation, qu’il ne cesse lui-même d’éprouver : mais ils n’expriment pas seulement cette limitation ou, du moins, ils l’expriment en lui apportant aussi, sous la forme de données qu’il est obligé de recevoir ou de subir, tout ce qui lui manque et qui lui fait croire que sans elles il ne posséderait rien : d’où il conclut facilement que sans elles il ne serait rien. Cependant la limitation du moi lui est, en un certain sens, intérieure. Ou encore le moi n’est pas intériorité pure ; en lui l’intériorité est toujours liée à l’extériorité : il a un corps, il y a pour lui un monde. Quelle que soit en lui la puissance d’abstraction ou de méditation, son intériorité ne peut jamais être ni parfaite, ni séparée. Elle s’ouvre devant lui comme un infini auquel le moi ne réussit jamais à s’égaler. On comprend alors que la passivité puisse reculer en nous sans jamais s’abolir. Notre acte peut toujours devenir plus pur. Ainsi l’expérience intérieure que nous prenons de nous-même et qui est inséparable de l’expérience de nos limites, n’appelle pas seulement une extériorité qui les exprime, mais une intériorité qui les fonde et dans laquelle nous pouvons pénétrer toujours plus profondément. Et il est bien remarquable que le moi puisse penser à s’accroître tantôt en exerçant une domination de plus en plus étendue sur le monde des objets et tantôt au contraire en se repliant toujours davantage sur le monde secret où il trouve l’origine et la signification de son existence manifestée.
Le moi se découvre lui-même dans l’acte de la pensée, c’est-à-dire dans la participation à un univers de pensée qui dépasse singulièrement sa pensée actuelle et exercée. Il implique l’affirmation non seulement de l’universalité de la pensée dont il participe, mais de l’universalité de l’être dont sa pensée le rend participant. Par conséquent on peut dire que je ne puis saisir ma propre intériorité comme imparfaite que par la limitation et la participation d’une intériorité parfaite qui est première par rapport à elle, ou que l’acte que j’accomplis (dont l’imperfection s’exprime peut-être par le fait qu’il ne peut être qu’un acte de consentement ou de refus) est inséparable d’un acte sans passivité dont il est lui-même la limitation et la participation.
On demandera maintenant quel est le sens de cette subjectivité qui dépasse ma subjectivité propre, de cette intériorité qui est au delà de l’intériorité du moi, de cet acte qui transcende l’acte que j’accomplis. Toutefois il n’y a sans doute aucune contradiction à admettre que le moi soit débordé vers le dedans aussi bien que vers le dehors, puisqu’il est précisément la relation qui les unit et que peut-être même le dehors n’est rien de plus que le dedans même, en tant que le moi le subit au lieu d’y pénétrer. De plus, on demandera comment pourrait se produire le progrès dans le sens de l’intériorité autrement que par une intériorité absolue qu’il faut définir non pas objectivement comme un univers réalisé, mais subjectivement comme le moteur suprême de tous les mouvements par lesquels nous sommes capables de nous intérioriser toujours davantage. Enfin cette découverte initiale qui est la découverte de la présence du moi dans l’être et que nous définissons comme une expérience de participation permet de donner un sens aux deux mots de transcendant et d’immanent, de comprendre pourquoi ils sont pour nous comme deux contraires, mais qui s’opposent au point même où ils se rejoignent. Car le transcendant, c’est cela même qui me dépasse toujours, mais où je ne cesse jamais de puiser, et l’immanent c’est cela même que j’ai réussi à y puiser et que je finis par considérer comme mien en oubliant la source même d’où il ne cesse de jaillir. La doctrine de la participation, c’est en effet celle d’un être-source et dont il faut dire que je ne le saisis que dans ses effets, bien que ces effets mêmes soient pour moi comme rien si je ne retrouve pas en eux le goût de la source.
Ce serait une erreur grave sur la participation que de penser que l’être dont je participe par un acte puisse être lui-même autre chose qu’un acte. Mais on élèvera des difficultés contre la possibilité même de cette participation d’un acte par un acte, là où précisément le propre de l’acte, c’est, semble-t-il, de fonder la séparation, l’indépendance et même la suffisance de l’être qui l’accomplit. Toutefois, s’il y a une expérience reconnue et pour ainsi dire populaire de la participation, si le mot même a un sens et désigne une sortie de soi par laquelle chacun éprouve la présence d’une réalité qui le dépasse, mais qu’il est capable de faire sienne, cette participation, qui est toujours active ou affective, et active jusque dans l’affection qu’elle produit, est aussi une coopération, c’est-à-dire non point une opération répétée et imitée, mais une action commune, et dont chacun prend sa part ou qu’il consent à assumer. A mon égard et aussi longtemps que je ne l’accomplis pas, une telle action n’est rien de plus qu’une puissance pure : mais comment pourrais-je la mettre en œuvre et en faire un facteur de communion avec autrui, si elle n’impliquait pas au-dessus de lui et de moi comme une efficacité toujours disponible et qui, selon la manière dont nous lui livrons ou lui refusons passage, nous sépare ou nous unit ? Aussi faut-il dire que nous ne participons jamais à l’existence des choses, mais seulement à la vie des personnes, ou à l’existence des choses dans la mesure où elle est pour la vie même des personnes un moyen de communication chargé de signification spirituelle, et à la vie des personnes dans la mesure où elle suppose entre celles-ci et nous une communauté d’origine et de fin.
Il y a plus : il ne peut y avoir de participation qu’à un acte qui n’est pas nôtre, et que nous ne parvenons jamais à faire tout à fait nôtre. C’est donc elle qui fonde à la fois notre indépendance et notre subordination à l’égard de tout ce qui est. Notre indépendance réside dans cet acte même à proportion du pouvoir que nous avons précisément de le faire nôtre, notre subordination dans la distance qui nous en sépare et qui s’exprime par tout ce que nous sommes obligés de subir.
Si d’un tel acte on prétend que nous ne pouvons rien dire, sinon précisément dans la mesure où nous l’accomplissons, et qu’il nous enferme dans nos propres limites, on répondra non seulement que tout acte apparaît comme un dépassement, et que l’expérience que nous avons de ses limites, c’est précisément l’expérience de tout ce qui en nous présente un caractère de passivité, mais encore que tout acte qui s’exerce en nous est l’actualisation d’une possibilité et que toute possibilité est pour nous inséparable du tout de la possibilité. Or, il y a entre le tout de la possibilité et la possibilité que nous actualisons comme nôtre une relation qui, dans le monde intérieur, n’est pas sans rapport avec la relation que nous établissons dans le monde extérieur entre le corps qui nous affecte et que nous sentons comme nôtre et la totalité des corps qui remplissent l’espace et qui ne sont à notre égard que de simples représentations. L’analogie est ici si profonde que, par comparaison à notre propre corps, les représentations se réduisent pour nous à des actions possibles. Nous vivons donc dans un monde de possibles. Et ces possibles ne sont pas inventés par nous ; ils nous dépassent, ils s’imposent à nous ; c’est en eux que nous constituons ce que nous sommes et jusque là ils ne sont pour nous que de simples objets de pensée.
…
III
…
Cependant la question est d’abord de savoir comment s’exerce cette liberté par laquelle le moi pose son existence propre comme une existence dont il est l’auteur. Or, si toutes les libertés puisent dans le même acte dont elles participent l’initiative même qui les fait être, il faut à la fois qu’elles lui demeurent unies et qu’elles s’en détachent, c’est-à-dire que leur coïncidence actuelle avec l’être ne cesse jamais de s’affirmer et qu’elles puissent constituer pourtant en lui un être qu’elles ne cessent elles-mêmes de se donner. Cette double condition se trouve réalisée précisément à l’intérieur du présent, qui est une présence totale, c’est-à-dire la présence même de l’être, et qui est telle que nous pouvons distinguer en elle des modes différents et, par les relations que nous établirons entre eux, constituer précisément l’être qui nous est propre. Mais cette relation entre les différents modes de la présence, c’est le temps, où nous distinguons d’abord une présence possible ou imaginée, c’est-à-dire que nous n’avons pas encore faite nôtre, mais qui le deviendra par une action qu’il dépend de nous d’accomplir (cette présence, c’est l’avenir) ; qui est appelée elle-même à se convertir en une présence actuelle ou donnée dans laquelle notre existence et notre responsabilité se trouvent engagées à l’égard de l’ensemble du monde (c’est la présence dans l’instant) ; qui se convertit à son tour en une présence remémorée ou spirituelle (c’est la présence du passé) qui constitue notre secret, qui n’a de sens que pour nous, et qui est proprement tout ce que nous sommes.
La liaison de l’avenir et du possible justifie le caractère indéterminé à la fois de l’un et de l’autre : mais il n’y a de possibilité qu’à partir de la participation, soit que nous considérions celle-ci comme une analyse de l’être imparticipé, et plus précisément comme un acte de pensée destiné à anticiper un acte du vouloir, soit que nous considérions dans chaque possible l’accord dont il doit témoigner à la fois avec les autres possibles et avec leurs formes déjà réalisées, afin que l’unité de l’être ne soit pas rompue. — La liaison de l’existence avec le présent accuse d’une part l’impossibilité de ne point considérer comme actuel tout acte s’accomplissant soit dans sa forme pure, soit dans sa forme participée, et d’autre part la nécessité d’introduire notre moi lui-même dans un monde donné, où s’exprime sa solidarité avec tous les autres modes de l’existence en tant que nous leur imposons notre action ou que nous subissons la leur. — La liaison de notre être réalisé avec le passé montre assez comment il se libère alors à la fois de son indétermination, qui ne cessait de l’affecter aussi longtemps qu’il n’était qu’un être possible et de la servitude à laquelle il était réduit aussi longtemps qu’il était engagé dans le monde des corps : c’est notre passé qui pèse sur nous comme poids étranger ; mais notre passé présent exprime le choix vivant que nous avons fait de nous-mêmes ; il est cet être spirituel et invisible où notre liberté ne cesse à la fois de s’éprouver et de se nourrir. Notre incidence avec le monde nous avait permis d’entrer en communication avec tout ce qui est et qui nous dépasse ; tous ces contacts ont été spiritualisés ; il ne subsiste plus d’eux maintenant que leur essence significative et désincarnée.
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Cette théorie du temps défini comme le moyen même de la participation est destinée à préparer une théorie de l’âme humaine. Car l’âme n’est point une chose, mais une possibilité qui se choisit et qui se réalise. D’une manière plus précise, elle est le rapport qui s’établit dans le temps entre notre être possible et notre être accompli. Elle est une conscience, mais dans laquelle on ne trouve jamais rien de plus que la pensée du passé et de l’avenir dont il faut dire qu’ils ne trouvent qu’en elle leur subsistance. Et comme en témoigne l’introspection dès que nous l’interrogeons, la conscience est un mouvement continu et réciproque entre la pensée de ce qui n’est plus et la pensée de ce qui n’est pas encore : elle ne cesse de passer de l’un à l’autre et de les convertir l’un dans l’autre. Dans le présent instantané elle ne trouve pas autre chose qu’une réalité donnée, c’est-à-dire le monde ou la matière. Elle se constitue en s’en détachant. Mais c’est dans l’instant aussi qu’elle exerce son acte propre, qui est un acte de liberté, et cet acte ne peut s’accomplir qu’en s’arrachant à la présence donnée afin de créer le temps, c’est-à-dire le rapport de l’avenir et du passé ; le temps est donc le véhicule même de la liberté. Seulement la conversion de l’avenir en passé exige une traversée de la présence donnée où notre conscience témoigne de sa limitation et par conséquent de sa solidarité avec toutes les autres consciences ; c’est ici que l’âme fait l’expérience de sa relation avec le corps et avec le monde dont on voit assez bien le rôle, qui est de fournir aux différentes consciences les instruments qui les séparent et aussi qui les unissent. Or, le possible et le souvenir ne peuvent pas appartenir à l’esprit pur : ils ne rompent jamais tout rapport avec le corps dont on peut dire que sans lui l’un ne pourrait pas être appelé, ni l’autre rappelé ; le corps les distingue et les joint ; il dissocie le temps de l’éternité, mais l’y situe.
…
Connais-toi toi-même.