sescho a écrit :(...)
2 - Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, je n'ai lu qu'environ 50% de Nietzsche. J'apprécie son intelligence vive et la percussion - parfois heureusement déstabilisante - de ces aphorismes. Mais il y a quelque chose de très important que je n'ai pas trouvé chez Nietzsche et qui apparaît chez Spinoza :
Qu'est-ce que la puissance ?
Si quelqu'un peut me donner une idée simple et claire de ce qu'entend Nietzsche - selon lui-même - par "puissance" je lui en saurait gré.
Salut,
je me permets de revenir là-dessus.
Dans ma lecture, la puissance nietzschéenne ou la puissance spinozienne sont plus ou moins la même chose.
Le gai savoir, Nietzsche a écrit :349 - Encore l'origine des savants
Vouloir se conserver soi-même, c'est l'expression d'un état de détresse, une restriction du véritable instinct fondamental de la vie qui tend à l'élargissement de la puissance et qui, fort de cette volonté, met souvent en question et sacrifie la conservation de soi. Il faut voir un symptôme dans le fait que certains philosophes, comme par exemple Spinoza, le poitrinaire, ont considéré, ont dû justement considérer ce que l'on appelle l'instinct de conservation comme cause déterminante : - c'est qu'ils étaient des hommes en plein état de détresse. Si nos sciences naturelles modernes se sont à un tel point engagées dans le dogme spinoziste (en dernier lieu et de la façon la plus grossière avecle darwinisme et sa doctrine incompréhensiblement unilatérale de la "lutte pour la vie" -), c'est probablement l'origine de la plupart des naturalistes qui est en cause : en cela ils appartiennent au "peuple", leurs ancêtres étaient de pauvres et petites gens qui connaissaient de trop près les difficultés qu'il y a à se tirer d'affaire. Le darwinisme anglais tout entier respire une atmosphère semblable à celle que produit l'excès de population des grandes villes anglaises, l'odeur des petites gens, misérablement à l'étroit. Mais lorsqu'on est naturaliste, on devrait sortir de son recoin humain, car dans la nature règne, non la détresse, mais l'abondance, et même le gaspillage jusqu'à la folie. La lutte pour la vie n'est qu'une exception, une restriction momentanée de la volonté de vivre ; la grande et la petite lutte tournent partout autour de la prépondérance, de la croissance, du développement et de la puissance, conformément à la volonté de puissance qui est précisément volonté de vie.
Nietzsche se revendiquait de Dionysos et c'est sans doute dans la puissance végétale que se trouve la meilleure métaphore de la puissance nietzschéenne. La vigne ne lutte pas pour s'imposer, elle ne se bat pas, elle pousse, donne ses fruits et puis c'est tout.
Nietzsche n'a pas bien compris le dynamisme du conatus de Spinoza (à moins qu'il n'ait pas voulu trop le comprendre pour ne pas en être trop influencé...) mais il n'y a guère de différence entre sa volonté de puissance et ce conatus. Tendance naturelle, pure positivité, productivité, la puissance n'est pas quelque chose qui se mesure en se comparant à l'autre, ce n'est pas l'enjeu d'une guerre ou d'une "lutte pour la vie", c'est la vie elle-même, l'acte positif, l'affirmation.
Concernant la guerre, elle est une conséquence de la rencontre de puissances contraires, ce n'est pas un but mais l'effet de la diversité du monde. Le puissant ne fait réellement de guerre qu'à lui-même, pour se "tuer", se dépasser. La guerre, c'est aussi l'épreuve, le lieu par excellence où dans le rapport au monde se joue le meilleur de notre puissance, là où on joue sa vie.
Mais ce lieu n'est pas particulièrement celui de la boucherie des tranchées ou du défilé militaire, autant d'endroits où bien souvent c'est le plus minable de l'homme qui s'exprime, sa volonté de mort.
Guerriers de la connaissance :
Ainsi parlait Zarathoustra a écrit :De la guerre et des guerriers
Nous ne voulons pas que nos meilleurs ennemis nous ménagent ni que nous soyons ménagés par ceux que nous aimons du fond du coeur. Laissez-moi donc vous dire la vérité !
Mes frères en la guerre ! Je vous aime du fond du coeur, je suis et je fus toujours votre semblable. Je suis aussi votre meilleur ennemi. Laissez-moi vous dire la vérité !
Je n'ignore pas la haine et l'envie de votre coeur. Vous n'êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l'envie. Soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte !
Et si vous ne puvez pas être les saints de la connaissance, soyez-en du moins les guerriers. Les guerriers de la connaissance sont les compagnons et les précurseurs de cette sainteté.
Je vois beaucoup de soldats : puissè-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle "uniforme" ce qu'ils portent : que ce qu'ils cachent dessous ne soit pas uniforme !
Vous devez être de ceux dont l'oeil cherche toujours un ennemi - votre ennemi. Et chez quelques-uns d'entre vous il y a de la haine à première vue.
Vous devez chercher votre ennemi et faire votre guerre, une guerre pour vos pensées ! Et si votre pensée succombe, votre probité doit néanmoins crier victoire !
Vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres nouvelles. Et la courte paix plus que la longue.
Je ne vous conseille pas le travail, mais la lutte. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit une lutte, que votre paix soit une victoire !
(...)
Sescho a écrit :D'un point de vue Darwinien, ceux que Niezsche appelle "faibles", s'il dominent, sont en fait "forts" par ce simple fait : sont forts ceux qui s'imposent, fussent-ils, par hypothèse, grossiers, violents, fourbes, etc. Le seul fait d'être prolifique, indépendamment de toute qualité aristocratique, peut emporter la mise rien que par le nombre ; de hautes civilisations ont été balayées par des hordes sauvages ; des gens de haute culture ont été assassinés par des hommes incultes et sans véritable sens moral, les tibétains par les communistes chinois ; le lion recule quand la meute de hyènes devient importante (ceci dit sans aucun jugement de valeur, évidemment), etc.
Nietzsche me semble en cela s'écarter franchement de Darwin et, dans une moindre mesure (mais néanmoins réelle), de Spinoza : il n'accepte pas que l'aristocratie (la véritable : celle de coeur) puisse ne pas avoir le dessus.
Je crois comprendre que tu dis que Nietzsche considère que ceux qui domine "socialement", ceux qui ont le pouvoir seraient forcément les forts.
Si c'est le cas, c'est un peu plus compliqué que ça.
Nietzsche défend le "droit" du prédateur à être un prédateur. Dans la Généalogie de la Morale, il y a un passage assez ontologique où il explique qu'on peut parler d'un "sujet-utilisant-sa-force" mais qu'en fait, il n'y a pas de distinction entre l'être et sa force. Nous ne sommes pas libre de ne pas utiliser notre force, tout ce que nous faisons n'étant que l'expression de cette force, de cette puissance.
Ce sont les faibles qui ont intérêt à distinguer entre "sujet" et "force" ce qui leur permet de dire que les bons sont ceux qui n'utilisent pas leur soit-disante force, parce qu'ils sont "civilisés", et que les forts devraient faire pareil. Ruse...
Tout en étant par-delà le Bien et le Mal, Nietzsche distingue entre 2 modes de pouvoir, le bon et le mauvais :
- le bon pouvoir : spontané et positif, le pouvoir de celui qui exprime sa puissance et qui ne se mesure à autrui que pour voir chacun augmenter sa puissance
- le mauvais pouvoir : celui du "pervers" qui règne en brisant la puissance d'autrui, celui dont la volonté de puissance passe par la réduction de l'autre, son rapetissement à sa mesure à lui. L'homme du ressentiment, avec sa petite et nauséabonde envie, son désir de justice-vengeance et autres joyeusetés.
La critique nietzschéenne des valeurs chrétiennes ou des valeurs "modernes" porte sur ces ruses des prêtres et des moralistes qui tiennent absolument à ce qu'on considère que ne pas utiliser sa force soit bien, qu'être faible soit bon, que c'est ainsi qu'on gagnera le paradis.
On retrouve Spinoza dans l'identification nietzschénne de l'être à une puissance en acte et au droit naturel qui en découle. On le retrouve aussi dans sa critique de ces êtres qui se réjouissent de l'impuissance d'autrui, de leur humiliation, qui se complaisent dans le mépris.
Sescho a écrit :4 - Il me semble que la "volonté de puissance" chez Nietzsche allait plus loin que la "réalisation d'un potentiel (inné et limité en lui-même)" mais qu'il croyait à "l'évolution continue par l'acquis" (que l'on retrouve dans des passages de Paul Diel) : un homme peut emmener, en élevant sa puissance au sommet, son humanité prise en soi (voire l'humanité même) au-delà de ce qu'elle était auparavant et ce de façon en quelque sorte "absolue" (sans l'être à l'intérieur d'un "potentiel pré-existant") ; d'où le concept du "surhomme" (c'est assez confu mais rien de plus clair ne me vient pour l'instant à l'esprit). Quelqu'un peut-il m'éclairer sur ce point ?
Le surhomme n'est pas vraiment un sommet mais plutôt un horizon qui recule au fur et à mesure qu'on avance. Dans "Ainsi parlait Zarathoustra", il n'y a qu'un portrait en négatif : aucun surhomme n'a jamais vécu, ce n'est pas l'homme supérieur, ce n'est pas le roi, le savant etc.
L'idée est toujours de rester dans une positivité pure, c'est-à-dire sans limite a priori et qui ne correspond donc à aucun modèle qu'on puisse désigner. Nous ne savons pas ce que peut l'humain, ce qu'il devient lorsqu'il devient autre que ce qu'on croyait savoir de lui.
L'important est d'entrer dans l'entreprise de dépassement, d'adhérer au désir d'aller plus loin, au désir de créer de nouveaux modes d'êtres, toujours plus puissants, plus joyeux.